Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
Un dernier mot de Mme
Joséphine von Knorring.
C'est avec beaucoup d'amour et une grande joie
que j'ai travaillé à la traduction de
cette oeuvre, mais un sentiment de
mélancolie s'empare de moi, au moment
où je vois mon travail achevé : il me
semble que je suis appelée à prendre
congé d'un ami, que je ne reverrai
plus.
Je me sens pressée d'ajouter
quelques mots à l'oeuvre que je
présente au public en donnant essor au
sentiment de vénération et de
chaleureuse gratitude que J'éprouve pour
cette femme qui laisse après elle un aussi
lumineux sillon de son passage parmi les enfants
des hommes.
En dépit des descriptions les
plus exactes, celui qui n'a pas connu
personnellement Mathilda Wrede est incapable de se
faire une juste idée de cette
personnalité unique et puissante. Quant
à celui qui a eu le rare bonheur de
l'approcher, ne fût-ce qu'une seule fois, il
ne l'a sûrement plus jamais oubliée.
C'est, il y a environ quatre ans,
que j'ai rencontré Mathilda Wrede pour la
première fois. J'arrivais, sans être
attendue, auprès des deux soeurs Marie et
Aline de Nicolay, dans leur propriété
de Monrepos, près de Wiborg. Toute la
famille était à table et, à ma
joyeuse surprise, Mathilda Wrede dont je
désirais faire la connaissance depuis
longtemps, se trouvait aussi parmi les personnes
présentes. C'est alors que
commencèrent les questions et les
récits. Nous causions en allemand. Mathilda
Wrede était assise silencieuse, la
tête légèrement rejetée
en arrière, dans une attitude
particulière ; seul son regard, plein de
vie, s'attachait attentif à la nouvelle
venue. À ce que j'appris plus tard, la
langue allemande ne lui était pas
très familière. Elle m'interpella
tout à coup en français :
- Baronne, savez-vous le
suédois ?
Sur ma réponse affirmative,
elle s'écria avec vivacité
- Parfait ! nous pourrons alors
causer agréablement ensemble. je suis
persuadée que nous avons beaucoup de choses
à nous dire.
Surprenant quelque étonnement
dans mon regard, elle ajouta :
- Le travail que j'ai accompli
pendant ma vie m'a rendue perspicace. C'est
pourquoi je sens immédiatement ce que j'ai
à faire.
J' eus bientôt l'occasion
d'admirer sa connaissance extraordinaire des hommes
et la finesse de son intuition. Une fois le repas
achevé, elle me prit le bras, et nous
fûmes bientôt plongées dans un
entretien qui dura plusieurs heures et qui est
demeuré inoubliable dans mon souvenir;
j'éprouvais le même
sentiment que le voyageur qui, après une
montée pénible, sur un sentier rapide
et rocailleux, peut enfin respirer et reprendre
haleine. Je passais à cette
époque-là par une crise
pénible, due à des causes
variées. J'ai compris alors pourquoi
Mathilda possède un tel pouvoir sur les
âmes, qu'il s'agisse d'un tzigane ou d'un
grand seigneur rencontré parmi le troupeau
pitoyable des fugitifs à la frontière
russe, d'un buveur à bout de ressources, qui
lui joue un dernier air d'harmonica dans une rue
d'Helsingfors, ou d'une association
ouvrière, en excursion, et rencontrée
par hasard.
Quand Mathilda Wrede donne des
leçons d'anglais à un prisonnier
cultivé, blessé dans son âme,
ou quand elle adresse une semonce
méritée à un cordonnier qui
n'a pas tenu la promesse faite, c'est toujours la
même femme, poussée par l'amour
fraternel, qui se prodigue, qui comprend tout, qui
pardonne tout, et qui par là même
guérit tout. Toute sa vie est
pénétrée de cet amour
fraternel qui se reflète en son clair
regard, lui met sur les lèvres, et au bon
moment, le mot qu'il faut dire et qui triomphe de
son corps maladif, quand il s'agit de se mettre au
service de Dieu.
Sa foi et son amour chrétiens
n'ont rien de commun avec ce christianisme
théorique, onctueux, qui est celui de tant
de vieilles «tantes» moroses qui,
dès qu'elles se trouvent en face des
tragiques réalités de la vie, ne
savent plus quel conseil donner. Son christianisme
à elle est pratique, foncièrement
pratique ; elle a compris les paroles du
Maître : Ce ne sont pas les bien portants qui
ont besoin de médecin,
mais les malades ; je suis venu appeler non des
justes, mais des pécheurs (Marc 11, 17). Et
c'est aux malades, aux misérables, à
ceux que le monde repousse qu'elle a voué sa
vie!
Quant à son humour, il est
inséparable de sa personnalité et
s'élève souvent, en souffle
bienfaisant, qui rafraîchit et purifie. C'est
pourquoi toute sa personne répand tant de
joie, Il suffit de penser à Mathilda Wrede,
à son visage caractéristique, aux
traits accentués, pour se sentir tout
à la fois plus joyeux et plus
libre.
La dernière fois que je vis
Mathilda Wrede c'était à Helsingfors,
à son foyer, en automne 1924. Elle relevait
d'une maladie de plusieurs semaines, et son coeur
était encore si faible que la conversation
lui causait des crises d'étouffement. Je
venais pour l'entretenir de la traduction de cet
ouvrage et je me faisais des reproches de la
contraindre à parler. Mais la tentation de
passer une heure en sa compagnie était trop
forte: je ne pus y résister. Il était
tout naturel qu'elle me reçût avec la
grande cordialité qui lui était
propre, cette cordialité avec laquelle elle
accueille, du reste, tout enfant des hommes que
Dieu place sur son chemin. Elle met dans son
accueil toute la franchise, toute la chaleur de son
âme. C'est pour elle une impérieuse
nécessité de communiquer aux autres
les trésors de vie intérieure dont
Dieu l'a si richement douée. Quand je
pénétrai dans sa chambre,
j'étais sous la forte impression d'une
expérience désagréable qui
paralysait mes pensées et mes sentiments ;
mais je ne fis pas mention de
mes dispositions intimes et
notre conversation roula sur des sujets d'un
intérêt plus
général.
Une heure plus tard, je quittais le
foyer confortable de Mathilda Wrede avec le
sentiment de m'être
désaltérée ou d'avoir
respiré la brise saline et fortifiante du
large. Mon abattement avait disparu. En
redescendant l'escalier, je pensais: «Dieu
seul sait combien d'hommes lassés qui ont
rencontré Mathilda, l'ont quittée
fortifiés et consolés. Et si,
même dans leur vie tout entière, ils
n'ont pu vivre que deux expériences
analogues à celles qui sont racontées
dans ce livre : « Rien qu'un vieil os,
trouvé dans la soupe » et «Aux
travaux forcés et dans les fers »,
Mathilda Wrede n'aurait pas vécu en
vain.),
Vie trois fois bénie
!
Ce sont, en réalité,
des fleuves d'eau vive qui ont jailli de sa
personne. Loué soit Dieu, le Père des
miséricordes, qui, pour la consolation, pour
la bénédiction de ses pauvres et
faibles enfants, envoie, dans sa vigne,
après les avoir munis de sa force et de son
amour, des ouvriers tels que Mathilda Wrede !
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