Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Ténèbres et Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS DE MATHILDA WREDE

Parmi les fugitifs.

 

En automne de l'année 1922, Mathilda Wrede commença une oeuvre parmi les malheureux qui, fuyant la Russie, avaient cherché un refuge en Finlande. Ces fugitifs appartenaient aux nationalités, aux conditions de vie et aux conceptions politiques les plus variées. Elle s'intéressa d'une façon plus particulière aux onze cents sans-patrie qui avaient trouvé, au petit bonheur, un asile à la frontière sud-orientale de la Finlande, dans l'isthme de Carélie. À peine avait-elle commencé son travail qu'un jour, en société, elle rencontra une dame d'un certain âge, appartenant au meilleur monde d'Helsingfors.

- Est-il vrai que Mathilda Wrede consacre toutes ses forces, toute son énergie, tout son amour chrétien, oui, tout ! à nos ennemis héréditaires ? interrogea la dame épouvantée.
- Quoi donc ? Je n'ai point d'ennemis et, certes, il ne me viendrait jamais à l'idée d'avoir des ennemis héréditaires, telle fut la réponse de Mathilda.
- Je veux parler des Russes, expliqua la dame.
- Ah ! Oui, c'est vrai. Mon temps, mes forces, mon énergie, mon amour appartiennent, à l'heure présente, aux Russes fugitifs.
- Pauvres Finlandais !

L'humour éclaira le regard plein de vivacité de Mathilda.

- Pendant quatre ans je n'ai vécu que pour les pauvres gens de Finlande. Comme, à ma grande surprise, J'apprends l'intérêt qui s'est éveillé pour les Finlandais dans le coeur d'une dame aussi riche que vous, je vous les abandonne désormais volontiers et je m'en tiens aux Russes.

Bouleversée et silencieuse, la dame regarda fixement Mathilda ; aucune des personnes présentes n'articula la moindre parole, mais avec beaucoup de sérieux Mathilda continua :

- Il y a bien des années - c'était au commencement de mon travail dans les prisons - J'étais à court d'argent et mes pauvres amis avaient le plus urgent besoin de secours. Eh ! bien, dans mon pays, je ne pouvais compter que sur trois seules personnes. À ce moment-là m'arriva un télégramme de Saint-Pétersbourg. Les héros de la foi, exilés pour leur religion, le colonel Paschkoff et le comte Korff, avaient reçu l'autorisation de séjourner dans leur patrie pendant deux semaines, afin de surveiller leurs propriétés et pour mettre en ordre leurs affaires personnelles ; ils exprimaient le désir de me voir.

Mathilda Wrede avec des fugitifs russes.

D'une part, J'avais une vraie répugnance à faire ce voyage, parce qu'à cette époque-là, dans notre pays, on n'aimait pas les Russes, d'autre part, je désirais vivement apprendre à connaître ces hommes qui avaient tout sacrifié à Dieu et à leurs convictions religieuses. C'est ce dernier sentiment qui fut le plus fort. je partis pour Saint-Pétersbourg où je gagnai des amis pour la vie. Deux d'entre eux, en particulier, commencèrent à m'envoyer régulièrement de l'argent, si bien que je pus donner des secours matériels aux prisonniers et à leurs familles. Maintenant Dieu me fournit l'occasion de payer à une autre génération la grande dette d'amour chrétien avec la grande dette d'argent que j' ai contractée envers les Russes, pour moi-même et pour les pauvres de mon pays ; et je veux m'acquitter de cette dette de confiance et d'honneur en m'intéressant à la destinée tragique de ces malheureux ; je continuerai à le faire, aussi longtemps que Dieu me donnera les forces nécessaires pour remplir cette tâche.

Dès lors plus de deux années se sont écoulées et Mathilda Wrede, sans se lasser, tient sa promesse.

Mathilda Wrede, se retrouvant un jour dans le pays frontière de Carélie, fut accueillie à la station de Teriyjokei par des amis connus et inconnus. Il y avait parmi eux une vieille, très vieille petite mère, au visage tout ridé et dont les yeux cernés disaient les larmes abondantes qu'elle avait répandues. L'un de ses pieds était chaussé d'une pantoufle, l'autre d'une galoche ; le reste de son accoutrement était à l'avenant : ses vêtements fripés et rapiécés ne la protégeaient que très insuffisamment contre les rigueurs de l'hiver. On racontait l'avoir trouvée, en compagnie d'une nièce malade d'esprit, dans un coin d'une chambre de bain où un coffre leur servait de chaise et de lit. C'était une de ces bonnes d'enfants, comme il en arrivait beaucoup en Finlande et qui, de génération en génération, remplissent leurs devoirs envers leurs maîtres avec un entier dévouement, donnant l'affection tout entière de leur coeur aimant aux enfants confiés à leurs soins. Quand la révolution éclata en Russie, les familles qui purent le faire, s'enfuirent et gagnèrent pour la plupart l'Europe occidentale. Mais les vieilles bonnes furent laissées au pays, les plus heureuses, du côté finlandais de la frontière, les autres, sur terre russe, mais toutes, abandonnées dans la pauvreté et le malheur.

Lorsque Mathilda Wrede entendit parler de cette pauvre vieille, elle accourut auprès d'elle, lui montra le ciel, lui disant, dans un russe étrangement incorrect : « Dieu aime Pelageja !» Cette compassion, cette affection confondirent la vieille Pelageja. En gémissant, elle rendit l'étreinte reçue et, suivant la coutume russe, elle donna baiser sur baiser à sa nouvelle amie, au grand étonnement de toutes les personnes présentes.

Le jour suivant, on organisa une fête pour les plus malheureux de ces pauvres fugitifs, hommes, femmes et enfants de toutes les classes de la société qui arrivaient de très loin, par une neige épaisse. La joie fut à son comble, quand, après un copieux repas, les enfants commencèrent à sauter et à gambader dans la grande salle. La plupart d'entre eux avait des bottes de feutre et des habits trop exigus. Des privations de tous genres avaient marqué leurs pâles visages d'ineffaçables empreintes. Plusieurs étaient atteints de tuberculose. Mais en ce moment, tous les soucis étaient oubliés ; ce n'était plus qu'une joyeuse cohorte qui se pressa autour de Mathilda Wrede à la fin de la fête, pour recevoir d'elle, en guise d'adieu, encore une caresse ou un dernier baiser, avant de s'en retourner dans ses foyers, où l'attendaient la faim et la détresse.

À la table des plus âgés, au cours de l'excellent repas qui fut servi, les représentants des vieilles familles de la Russie étaient assis, à côté des plus modestes ouvriers. Tous étaient réduits à la même pauvreté ; une même détresse en avait fait des égaux et les unissait les uns aux autres. Ici l'on voyait un chambellan impérial, aux traits nobles et majestueux, qui avait été plusieurs fois millionnaire et avait tout perdu lors de la révolution russe; il vivait maintenant dans la chambre d'un domestique, recevant ici et là l'hospitalité de personnes charitables. À l'autre extrémité de la longue table se trouvaient deux dames de la noblesse de Saint-Pétersbourg, dont les vêtements usés avaient été autrefois élégants, et qui parlaient un français distingué. Plus loin, le prêtre orthodoxe et l'évêque catholique romain voisinaient dans leurs vêtements sacerdotaux.

Mathilda Wrede ne portait d'habitude jamais aucune parure quelconque ; elle avait mis, ce jour-là, un collier de perles confectionné par des moines et béni par un « igumen » (1) et que des fugitifs lui avaient donné. À son entrée dans la grande salle toute l'assistance se leva ; un tzigane de quatre-vingt-quatre ans, aux cheveux blancs comme la neige et aux yeux noirs clignotants, répéta à plusieurs reprises :

- Dieu vous bénisse et vous accorde une Iongue vie ! Dieu vous bénisse toujours davantage et vous fasse vivre toujours plus longtemps ! Dieu vous bénisse toujours plus ! toujours plus ! et prolonge encore longtemps, toujours plus longtemps votre vie !
Ces bénédictions répétées attirèrent l'attention particulière de Mathilda qui l'interrompit en lui disant

- Nous nous sommes déjà rencontrés.
- Oui, assurément, murmura-t-il. je vous ai tout de suite reconnue, mais ne racontez pas aux autres que j'ai été en prison.

Non, certes, elle ne le dirait pas : il n'avait rien à craindre.
Elle prit place sur le siège voisin resté inoccupé, personne n'ayant voulu s'asseoir à côté de lui.

Puis, le repas du milieu du jour fut servi avec une certaine solennité et dans l'abandon des conversations particulières ; on entendit plusieurs discours en russe et l'on remit à Mathilda Wrede une adresse. Elle ne comprenait pas grand chose à ce que l'on disait, mais tous versaient d'abondantes larmes et la regardaient, et ces larmes, ces regards étaient, en quelque sorte, la traduction des paroles pour elle inintelligibles.

La journée était déjà fort avancée, lorsque sonna l'heure du départ. Mathilda Wrede avait encore plusieurs familles à visiter avant la tombée de la nuit. Avec une grande amabilité, le commandant de la frontière avait mis un cheval à sa disposition pour tout le temps de son séjour, et l'évêque de l'église catholique-romaine avait demandé de pouvoir l'accompagner. Le traîneau les attendait à la porte, prêt pour le départ.

Le prêtre russe avait raconté que sa fille, âgée de dix-sept ans, était alitée, gravement atteinte de phtisie. Elle brûlait du désir de voir « l'amie des Russes » dont elle avait beaucoup entendu parler, aussi Mathilda se décida-t-elle immédiatement à aller la voir. Le prêtre la remercia, les larmes aux yeux, puis s'éloigna rapidement pour devancer les visiteurs et préparer les siens à l'arrivée de ces amis.

Mathilda Wrede et son compagnon n'avaient pas encore fait une grande partie du chemin que le prêtre venait déjà à leur rencontre et les rejoignait ; dans ses longs vêtements, il luttait péniblement contre l'ouragan et contre le froid, sur une route couverte de neige. On fit arrêter le traîneau et Mathilda lui dit avec amabilité :

- Batjuschka (petit père, c'est ainsi que d'habitude on interpelle le prêtre russe) montez donc, vous aurez meilleur temps. Je ne puis pas vous offrir une bonne place, mais vous pouvez vous asseoir à côté du cocher.

Il accepta cette offre avec reconnaissance et se mit près du conducteur, un garde-frontières.
Tandis que les voyageurs poursuivaient leur route, une pensée vint subitement à l'esprit de Mathilda Wrede:

« Notre Père. » jamais encore elle n'avait senti, jusqu'alors, aussi fortement la grandeur de cette réalité: « Notre Père. Mon Père, le Père du prêtre orthodoxe, le Père de l'évêque catholique romain, le Père du soldat qui nous conduit et qui n'a peut-être aucune conviction religieuse quelconque. Le Père sûrement aussi du maigre cheval qui les faisait avancer. Admirable, cet amour qui embrasse, qui réunit tout et tous ! »

Voici le traîneau arrêté à l'entrée d'une villa, sur le rivage du golfe de Finlande et d'où l'on aperçoit vaguement, dans le lointain, les tours des églises de Cronstadt. Le prêtre invita Mathilda à entrer auprès de la jeune malade qui, un peu confuse, mais très joyeuse, salua l'étrangère. Mathilda avait peine à s'adresser à quelqu'un en présence de tant de monde ; elle finit par prendre dans sa poche un billet de banque et à le cacher sous l'oreiller de la jeune fille à laquelle elle dit :

- Prie ta maman de t'acheter avec ce que je te donne, des oeufs, du beurre et quelques autres aliments fortifiants.

La jeune fille souleva son oreiller et considéra le billet de cent marcs qui venait de lui être remis. Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait vu et encore moins possédé une aussi forte somme d'argent. Et des larmes de joie couvraient ses joues.

Mais le plus remarquable c'est que, lorsque Mathilda parcourut la même contrée quelques mois plus tard, la jeune fille était complètement guérie et personne ne put lui ôter de l'idée que Dieu lui avait rendu la santé par l'entremise de Mathilda Wrede.

De là, le voyage continua ensuite de ville en ville et de village en village.
Dans une école populaire, c'est la femme d'un général et une baronne qui remplissaient les fonctions de domestiques. L'une de ces deux dames était malade et alitée. Elle avait voulu porter un seau d'eau au second étage de la maison, avait glissé sur les marches gelées et s'était fait très mal au dos. C'est pourquoi tout l'ouvrage incombait à l'autre dame seule : fendre le bois, porter l'eau, balayer la neige, etc.

Dans une hutte en ruines vivait un ancien officier, qui, bien que malade lui-même, soignait sa femme atteinte de paralysie. Il leur avait fallu vendre leur literie et tout ce dont ils pouvaient se passer, n'ayant plus d'autres ressources que les quelques francs gagnés par le mari à couper les cheveux et à raser la barbe des amis qui ne pouvaient, du reste, que s'accorder rarement un tel luxe.

Quand Mathilda Wrede rentra enfin à la maison, après cette grande tournée, plusieurs personnes l'y attendaient déjà pour lui demander de l'aide en diverses affaires.

L'une des visiteuses était la femme d'un ingénieur ; elle possédait encore un manchon, c'est-à-dire qu'elle n'était pas parmi les plus pauvres. Elle avait le plus urgent besoin d'un appui, elle avait six enfants et son mari était sans moyens d'existence. Une autre femme lui exposa l'angoisse de son âme: elle s'accusait d'être mauvaise, ce qui lui faisait beaucoup de peine. Mathilda Wrede commença par la regarder très sérieusement, puis elle lui dit avec amabilité :

- Ces yeux me semblent confirmer la vérité de vos propos. Mais le plus pervers de tous les enfants des hommes peut revenir à des sentiments meilleurs, notre Dieu possédant le pouvoir et la volonté de secourir ceux qui s'adressent à Lui.

Enfin le dernier solliciteur s'éloigna, et Mathilda Wrede put aller se livrer au repos, sans pouvoir dormir, du reste, tant son coeur était brisé de douleur et de compassion pour ses amis éprouvés et persécutés.


Table des matières

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1 Abbé d'un couvent orthodoxe.

 

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