Sa vie, - Homme de l'Ouest
par excellence. - Son caractère. - Ses talents musicaux. -
Axley prédicateur. - L'apostrophe au juge White. -
L'esclavage et l'ivrognerie. - Une prédication contre les
distillateurs d'eau-de-vie. - Le mariage d'Axley.
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En 1804, l'Église de l'Ouest ouvrit ses portes à deux hommes
qui devaient compter au nombre de ses plus vaillants missionnaires;
c'étaient Pierre Cartwright et James AxIey, dont nous voulons
esquisser le caractère.
De l'Indiana à la Louisiane, le nom d'Axley est
entouré de respect et de reconnaissance. Peu de vies mériteraient
autant que la sienne d'être racontées, si les détails essentiels ne
faisaient pas défaut. Malheureusement il ne nous est connu que par
quelques anecdotes et quelques impressions conservées dans la mémoire
de ceux qui ont été en relation avec lui. Né en Virginie en 1776, il
suivit encore enfant sa famille au Kentucky, où il fut converti à
l'Évangile par la prédication méthodiste et, un
peu plus tard, appelé lui-même au ministère itinérant. Pendant une
vingtaine d'années il parcourut l'Ouest dans toutes les directions,
ouvrant les voies à l'Évangile dans les parties les plus reculées du
pays et faisant l'oeuvre d'un évangéliste avec la bravoure d'un
soldat. Il quitta l'oeuvre itinérante en 1822 et mourut en 1838.
Axley fut l'un des plus énergiques et des plus
utiles missionnaires de l'Ouest; il fuit aussi l'un de ceux qui
s'emparèrent le plus complètement de la faveur publique et nul ne fut
plus populaire que lui auprès des bonnes gens de l'Ouest, qui
retrouvaient en lui les qualités de leur race.
Il y avait quelque chose d'imposant dans la
démarche de ce beau vieillard, lorsqu'il paraissait dans les dernières
années de sa vie au milieu de sels frères, à l'époque des conférences.
D'une stature élevée, il portait le front haut et avait toujours la
vivacité de ses premières années; son mil vif jetait des éclairs et un
fin sourire plissait ses lèvres. Ce qui frappait surtout en lui,
c'était le type indélébile et caractéristique de l'enfant de l'Ouest.
Jamais homme ne fut plus de son pays que James Axley; il avait
conservé le costume traditionnel des vieux pionniers, le chapeau à
larges bords, l'habit à pans droits et les culottes courtes; mais
c'était surtout son caractère qui était en
harmonie avec celui de ses concitoyens. Il avait toute l'énergie
primesautière et inculte d'un enfant de la nature; depuis le jour où
Cartwright lui avait donné dans la maison du gouverneur de l'Ohio la
leçon de savoir-vivre que nos lecteurs connaissent (1),
il
s'était
sans doute un peu civilisé, mais il n'avait rien perdu de la rudesse
et de l'originalité de l'homme des bois; on peut même dire que la
vieillesse avait imprimé un cachet tout spécial sur ces excroissances
de son caractère. Sa parole était toujours le reflet fidèle de sa
pensée, et le respect des convenances ne l'empêcha jamais de dire
carrément son opinion.
Il y avait d'ailleurs de singuliers contrastes dans
ce caractère. Son extérieur était aussi rude qu'un bloc de granit qui
sort de la carrière et qui n'a pas senti le ciseau; il était sévère et
presque dur envers les gens qui venaient interrompre les assemblées
populaires dont il fut toujours l'orateur préféré. Il n'épargnait pas
les traits de son esprit sarcastique aux amateurs de modes nouvelles,
aussi bien en religion qu'en costume. Mais, d'autre part, sa
conscience avait une telle délicatesse et sa sensibilité était si
développée qu'une simple remarque de la part d'une personne qu'il
avait pu blesser ou offenser de quelque façon amenait chez lui une
vive souffrance qui se trahissait au dehors par
des larmes. Cet enfant de la nature avait hérité de toute la naïveté,
de toute la force, de toutes les émotions de sa mère. Il avait quelque
chose de la maladresse et de la gaucherie de l'homme de la campagne
qui se voit forcé de paraître dans le monde, et pourtant Il était
difficile d'avoir plus d'amabilité, que lui dans les rapports sociaux;
son amitié fut ardemment recherchée par des hommes de grande capacité.
Il avait le talent d'intéresser soit dans la conversation soit dans la
prédication, et cela à un degré surprenant; sans connaissances
classiques et sans ce goût passionné pour la lecture et pour l'étude
qui peut jusqu'à un certain point y suppléer, il possédait un immense
trésor d'informations et de connaissances pratiques qui non seulement
pouvaient intéresser, mais même instruire les savants et les
théologiens.
Ses talents naturels pour la musique augmentaient
cette puissance attractive qu'il exerçait sur ceux qui l'approchaient.
Sans avoir jamais appris à connaître la première des notes, il
possédait une aptitude remarquable pour le chant. Bien des gens qui
n'auraient pas voulu entendre sa prédication, accouraient de loin pour
l'entendre chanter. Sa voix savait combiner une grande force avec une
grande douceur; elle avait parfois des intonations d'une mélancolie
touchante qui arrachait des larmes aux auditeurs.
Nous avons raconté ailleurs un trait qui prouve à quel point la voix
musicale d'Axley pouvait le seconder dans sa vie missionnaire
Mais c'était surtout comme prédicateur populaire
que James Axley acquit une célébrité étendue et méritée. Pour
comprendre un tel prédicateur, il faut se rappeler ce que nous avons
dit sur l'extrême simplicité et sur la grande liberté d'allures de
l'art oratoire dans la vallée du Mississippi. La chaire avait là des
privilèges et des immunités que nous lui contesterions bien
certainement chez nous. Mais elle fut ce qu'elle devait être chez un
peuple grossier, pour être comprise et pour parler aux âmes. Jamais
toutefois la prédication chrétienne n'y revêtit une telle originalité
et une aussi grande familiarité que chez Axley. Il ne s'embarrassait
guère des règles de la rhétorique et de l'homilétique; donner à sa
pensée une forme incisive qui lui fît trouver le chemin des coeurs, la
revêtir d'un vêtement assez commode pour que, « légère et court-vêtue,
» elle sût sans embarras arriver à son but, dire d'une façon
intelligible ce qu'il avait à dire, telle fut, on peut l'affirmer, sa
seule préoccupation et son unique règle. Or, comme sa pensée était
originale à un degré peu commun, sa parole ne
pouvait qu'être originale elle aussi; il lui arriva même d'être
excentrique. Dans ces forums populaires du désert, on ne se
scandalisait pas que l'orateur sût faire rire, pourvu qu'il sût aussi
faire pleurer. Axley avait ce double talent. Une anecdote, une
parabole, une comparaison familière et même triviale venaient de
provoquer l'hilarité d'un peuple naturellement gai et rieur; tout à
coup l'orateur en venait à la morale de son récit, à son application à
la conscience de chaque auditeur, et son visage tout à l'heure épanoui
par un trait de bonne humeur devenait sérieux et austère, et sa voix
prenait ses intonations les plus émouvantes; alors toute l'assemblée
pleurait. Axley était un grand prédicateur pour toutes ces bonnes gens
qui n'allaient pas chercher au sermon des satisfactions artistiques,
mais qui lui demandaient des émotions fortes et salutaires. S'il ne
fut pas dans le carquois du Tout-Puissant une flèche polie, il fut au
moins une flèche acérée et sûre.
Nos lecteurs se rappellent peut-être un trait de
courageuse hardiesse d'Axley envers, quelques-uns de ses jeunes
collègues trop épris des nouvelles modes . En voici un autre raconté
par M. Milburn (2), et qui prouve
jusqu'à quel point les assemblées permettaient à
un tel pasteur de pousser la liberté et la familiarité de sa parole :
« Le trait suivant a été raconté par Hugh White,
qui fut pendant bien des années juge distingué et qui est devenu l'un
des membres les plus remarqués du sénat fédéral. Le bruit se répandit
un jour dans la ville de Jonesborough que M. Axley prêcherait le
dimanche suivant. Ce fameux prédicateur n'avait pas d'admirateur plus
sincère que le juge White; aussi, à l'heure fixée, se trouvait-il à la
chapelle au milieu d'une foule considérable avide d'entendre notre
orateur. Bientôt Axley entra; il était accompagné d'un collègue qui,
au grand désappointement de l'assistance, monta en chaire. L'assemblée
était composée de gens qui n'avaient pas l'habitude de dissimuler
leurs sentiments; aussi le mécontentement se manifesta-t-il très
clairement par une absence complète de tranquillité. Quand le discours
fut achevé, Axley se leva. C'est l'habitude dans ce pays que, quand
deux ou plusieurs prédicateurs sont présents, chacun d'eux prenne la
parole. Notre peuple se dit que c'est perdre beaucoup de temps que de
franchir une longue distance pour assister à un court service. Je me
rappelle avoir assisté moi-même à un service qui dura de huit heures
du matin à cinq heures de l'après-midi.
« Axley se leva donc et, pendant quelques instants,
promena son regard sur l'auditoire attentif. Il commença à peu près en
ces termes :
« C'est un devoir bien pénible, mais bien solennel
aussi pour un ministre de l'Évangile de réprimander la mauvaise
conduite, le péché et le vice partout où il les rencontre. C'est
surtout son devoir le dimanche et dans l'église. C'est ce pénible
devoir que j'ai maintenant à remplir. Je dois adresser une
répréhension au sujet d'un acte condamnable qui s'est accompli ici
même aujourd'hui.
« Et maintenant, continua-t-il, en montrant du
doigt mie partie de la salle, cet homme assis là-bas près de la porte,
qui est entré et sorti plusieurs fois pendant que notre frère parlait,
restant dehors autant que cela lui plaisait, puis rentrant avec ses
souliers pleins de boue qu'il secouait et nettoyait près de la porte
avec tout le bruit possible, comme pour déranger tout le monde, cet
homme sans doute s'imagine que c'est lui que j'ai en vue, et je ne
m'en étonne pas. Mon ami, je vous engage à apprendre de meilleures
manières avant de revenir ici la prochaine fois. Mais ce n'est pas
celui-là que j'avais en vue.
« Et là-bas, ajouta-t-il en changeant la direction
de son doigt accusateur, cette petite demoiselle, assise vers le
milieu de l'église, et qui doit bien avoir seize
ans, - je parle de cette jeune fille qui a des fleurs artificielles au
dedans et au dehors de son chapeau et une belle broche sur sa
personne, - elle a ricané et babillé pendant tout le sermon, et si
haut que ces bonnes vieilles amies qui sont auprès d'elle n'ont pas pu
entendre, quelque bonne volonté qu'elles y missent. Elle doit penser
que c'est d'elle surtout que je veux parler. Et vraiment je plains du
fond de mon coeur les parents qui ont élevé une fille de cet âge et ne
lui ont pas enseigné à se bien conduire dans la maison de Dieu. Petite
demoiselle, vous faites honte à vos parents aussi bien qu'à vous-même.
Faites mieux la prochaine fois, n'est-ce pas? Mais ce n'est pas
celle-là que j'avais en vue.
« Et cet homme-là, continua-t-il en étendant la
main vers une autre partie de la salle, qui semble aussi vif, aussi
alerte, aussi éveillé que s'il n'avait jamais dormi de sa vie, et qui,
à peine le frère avait-il indiqué son texte, baissait la tête et le
saluait obstinément pendant tout son discours, sous l'empire d'un
sommeil profond et bruyant; cet homme pense sans doute que c'est lui
que je veux désigner. Mon frère, ne savez-vous pas que l'église n'est
pas le lieu où l'on doit dormir. Si vous avez besoin de repos,
pourquoi ne restez-vous pas chez vous pour vous
mettre au lit? c'est là qu'il faut dormir, et non à l'église. Quand
vous reviendrez écouter un sermon, tenez-vous réveillé. Mais ce n'est
pas celui-là que j'avais en vue. »
« Il continua de la sorte, désignant du doigt
chaque homme, chaque femme, chaque enfant qui pendant le sermon avait
dévié tant soit peu de la ligne droite, et lui adressant une
exhortation très personnelle et très-sérieuse.
« Notre magistrat, assis à l'extrémité du premier
banc et tout près de la chaire, jouissait d'une manière bien vive du
réquisitoire du vieux prédicateur, tournant là tête de temps en temps
pour voir si l'auditoire saisissait bien la portée de ces apostrophes,
se frottant les mains, souriant intérieurement et se parlant à
lui-même avec la plus entière satisfaction. Pendant ce temps, selon
une des plus laides modes du pays, il avait entre les dents un énorme
rouleau de tabac qu'il mâchait, et, hélas! le sol portait des traces
dégoûtantes de la présence du juge. Aussi, ce fut sur lui que s'arrêta
le doigt accusateur d'Axley lorsqu'il dit :
« Vous attendez que je vous dise maintenant quel
est celui que j'ai en vue. J'ai en vue ce malpropre mâcheur de tabac
qui est assis là au bout de ce premier banc. Vous savez que nous
sommes méthodistes et que nous avons l'habitude de
nous mettre à genoux quand nous prions. Je vous le demande, comment
nos soeurs pourront-elles s'agenouiller dans cet affreux jus de tabac
dont le plancher est tout souillé? »
« Le juge White ne se frottait plus les mains de
contentement. Il baissait la tête et ne se trouvait pas fort à son
aise. Il racontait lui-même ce trait, en déclarant que cette verte
remontrance l'avait guéri de cette mauvaise habitude. »
Axley avait deux sujets sur lesquels il ne
tarissait pas, l'esclavage et l'ivrognerie; il poursuivait ces deux
monstres de toute son énergie d'homme de l'Ouest et de toute son
indignation de chrétien. Lorsque, après s'être retiré du service actif
pour cause de santé, il se mit à la tète d'une ferme, il prouva qu'on
pouvait être colon sans eau-de-vie et sans esclaves. Dans ses
prédications, il tombait sans merci sur les ivrognes et sur les
marchands de chair humaine et leur dénonçait les jugements de Dieu. On
a garde le souvenir d'un sermon sur la tempérance dont un auditeur
nous a même conservé mie esquisse fidèle. Pour comprendre ce sermon
étrange, où l'imagination du, prédicateur s'est donné libre carrière
aux dépens de la vérité historique et où les anachronismes abondent,
il faut connaître l'état de la contrée où il se trouvait à ce moment.
Le Tennessee produisait et consommait en ce temps une quantité
considérable d'eau-de-vie de pêches. Le bon marché
de ce produit avait développé considérablement l'intempérance dans la
contrée, et l'Église méthodiste avait dû exercer fréquemment la
discipline à l'égard de membres infidèles. La secte des New Lights
(nouvelles lumières), communément appelés Schismatiques, était la
ville de refuge de ces victimes de la discipline.
Le prédicateur prit pour texte ces paroles:
« Alexandre, l'ouvrier en cuivre, m'a fait souffrir
beaucoup de maux; le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres. » (2 Tim.
IV, 12.) Voici l'exposition de son discours sur ce texte qui ne
semblait guère traiter de la tempérance :
Paul était un prédicateur itinérant, et un évêque,
je pense, ou tout au moins un président de district; car il voyageait
beaucoup et avait beaucoup à faire, non seulement en organisant les
sociétés, mais aussi en envoyant çà et là des prédicateurs. Il était
zélé et laborieux; il ne bâtissait pas sur les fondements d'un autre,
mais formait de nouveaux circuits là où le nom de Christ n'avait
jamais été prononcé, de sorte que depuis Jérusalem jusque dans
d'Illyrie il avait prêché l'Évangile de Christ.»
Une nouvelle localité qu'il visita était très
dépravée; on y dansait, on s'y enivrait, on s'y disputait, on s'y
battait, on y jurait, on y profanait le jour du repas. Mais la Parole
du Seigneur y fut puissante; il y eut un réveil au milieu de ce
peuple, et beaucoup d'âmes précieuses s'y convertirent. Parmi
celles-là était un certain homme assez connu, du nom d'Alexandre; il
fabriquait des alambics en cuivre pour la préparation de l'eau-de-vie.
Il avait un associé dans son commerce, qu'on nommait Hyménée. Paul
organisa là une nouvelle société, et le frère Alexandre fut élu
conducteur de classe. Il y eut une grande transformation dans le pays;
le peuple abandonna ses cabarets, ses danses, ses courses de chevaux,
ses jurements, en un mot toutes ses pratiques mauvaises. On fit fondre
les alambics pour en faire des cloches, des marmites et autres
ustensiles de ménage. Le pays marchait bien, les réunions étaient
prospères; tout alla bien pendant quelque temps.
Mais une année le printemps fut superbe, il n'y eut
pas de gelées tardives et les pêchers furent couverts de fruits.
Jamais, mes frères, on n'avait vu autant de pêches. Les gens en
mangèrent tant qu'ils purent, les enfants et les bestiaux même en
mangèrent tant qu'ils purent, les bonnes soeurs en confirent tant
qu'elles purent, et malgré cela les branches chargées de fruits
ployaient et se rompaient sous le poids. Un dimanche, après le
service, les frères se réunirent devant le lieu du culte, et se mirent
à causer de leurs affaires temporelles, comme cela
se pratique malheureusement beaucoup trop.Ils se disaient l'un à
l'autre : « Frère, et comment va la récolte des pêches chez vous cette
année? » - « Oh! répondait-on, vous n'avez jamais rien vu de pareil;
les arbres se brisent sous leur faix; je ne sais ce que nous ferons de
tous ces fruits. » - « Pourquoi ne les distillez-vous pas? disait un
troisième; les pêches se gâtent et vous les sauveriez en en faisant de
l'eau-de-vie. L'eau-de-vie, après tout, est très utile en certain cas,
si l'on en use avec modération. » - « Comment, répondait-on, faire de
J'eau-de-vie sans alambics? » - « Bien de plus facile, reprenait
l'autre, que de s'en procurer, puisque notre conducteur de classe, le
frère Alexandre, est un bon ouvrier en cuivre et puisqu'il fabrique
cet article, aussi bien que son associé Hyménée; ces amis nous en
fourniront bien, plutôt que de laisser gâter nos fruits. »
« Dès le lendemain l'atelier du conducteur fut en
émoi; on y entendait le bruit des marteaux qui forgeaient les
alambics; il s'en trouva bientôt un chez chaque frère, et l'on put
voir les alambics fumer et le liquide poison s'y distiller. Et quand
un frère venait visiter un autre frère, celui-ci apportait la
bouteille en disant : « Je veux vous faire goûter ma nouvelle
eau-de-vie; je crois « qu'elle n'est pas trop
mauvaise. » L'hôte, après l'avoir goûtée, était invité à y revenir et,
alors, faisant claquer ses lèvres l'une contre l'autre, il disait : «
Elle est passable, mais la mienne vaut mieux; venez donc la goûter. »
Ils goûtèrent et goûtèrent tant de fois que la plupart s'enivrèrent
moitié, pour ne pas dire aux trois quarts. Le diable était sur pied;
la société était sens dessus dessous. Paul accourut pour mettre un peu
d'ordre. Hélas ! il fut difficile de réunir un nombre suffisant de
membres tout à fait sobres et désintéressés; il réussit pourtant à
former un comité pour examiner les coupables. Alexandre, le premier
cité, se déclara parfaitement innocent : il n'avait ni goûté, ni
acheté, ni vendu, ni distillé une goutte d'eau-de-vie.
« Mais, dit Paul, vous avez fait des alambics,
autrement personne n'aurait pu fabriquer cette liqueur, et personne ne
se serait enivré. » Il fut expulsé de la société, aussi bien
qu'Hyménée, son complice; et Paul continua cette oeuvre d'épuration,
jusqu'à ce que tous les fabricants d'alambics, tous les distillateurs,
tous les marchands et tous les buveurs d'eau-de-vie fussent expulsés;
c'est ainsi que la paix fut rendue à l'Église. Et Paul put dire : «
Gardant la foi et une bonne conscience, de laquelle quelques-uns
s'étant écartés, ont fait naufrage quant à la foi; parmi
lesquels sont Hyménée et Alexandre, que j'ai livrés à Satan, pour
qu'ils apprennent à ne plus blasphémer. » Tous ceux qui avaient été
expulsés entrèrent dans la secte des Schismatiques (3).
»
C'est ainsi qu'avec une liberté d'imagination que
tout le monde n'approuvera peut-être pas, Axley semblait emprunter à
l'histoire ancienne le tableau fidèle des misères qui l'environnaient
et l'exemple de la sévérité dont il voulait user envers les membres
morts de l'Église. Ce morceau curieux, que l'on pourrait appeler une
parabole historique, est digne d'être conservé; il nous aide à
comprendre cette personnalité passablement excentrique d'Axley, en
même temps qu'il nous fait connaître un peu mieux encore ce peuple de
l'Ouest qu'il fallait corriger avec habilité et auprès duquel un homme
tel que celui-ci remportait d'admirables succès.
Axley était un homme d'une profonde piété. Comme
tous ses collègues, il avait une foi naïve en Dieu; ces hommes qui
vivaient au milieu de dangers continuels, avaient besoin en effet plus
que personne d'une confiance enfantine en la Providence dont ils
attendaient, au jour le jour, la satisfaction de leurs besoins. Notre
prédicateur était un homme de prière; il ne
prenait aucune décision, ne se lançait dans aucune entreprise, sans
s'être assuré de l'approbation de Dieu. Lorsque, par exemple, il se
crut appelé à se choisir une compagne, il ne le fit qu'avec des
ménagements et des hésitations sans nombre, mais une fois sa décision
prise et la volonté de Dieu connue, il procéda avec une rapidité et
une rondeur de manières sans précédents, même dans l'Ouest, où des
transactions de ce genre sont loin d'avoir la solennité cérémonieuse
que nous connaissons. Il écrivit quelques mots très simples à la
personne qu'il avait en vue, lui faisant part de la conviction où il
était que Dieu voulait unir leurs destinées, et lui demandant de
vouloir bien se rencontrer un certain jour à un lieu qu'il indiquait
pour lui dire si elle partageait son sentiment à cet égard. La jeune
fille, un peu effarouchée de cette brusque ouverture, accepta pourtant
l'entrevue. Axley lui demanda la permission de prier avant tout avec
elle, et dans une prière fervente il demanda à Dieu ses directions et
sa bénédiction, puis il exposa naïvement à la jeune personne ses
convictions et lui demanda une réponse claire et immédiate, dans
l'intérêt de leur commune tranquillité d'esprit. Celle-ci objecta bien
la brusquerie de la chose et le besoin pour elle de réfléchir.
Toutefois elle connaissait de longue date le prédicateur,
et elle accepta sur-le-champ ses propositions.
C'est ainsi qu'Axley comprenait la vie; et son
existence peut se résumer tout entière en deux mots : confiance en
Dieu, franchise envers tous.
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