Son enfance.
- Sa conversion. - Ses
premiers travaux
d'évangélisation. - Il
devient prédicateur
itinérant. - Ses premiers
succès. - Sa nature originale. -
Cartwright et le général
Jackson. - Sa conduite avec deux
incrédules. - Conversions dans un
wagon. - Évangélisation en
bateau à vapeur. - Cartwright et
les convenances, - Un ministre au bal. -
Un bal méthodiste. -
Habileté à tirer parti des
circonstances, - Cartwright
provoqué en duel.
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Pierre Cartwright naquit en Virginie le 11
septembre 1785. Il était tout jeune lorsque
ses parents émigrèrent au Kentucky.
Toute son éducation première se borna
à celle que recevaient les enfants des
premiers colons; il connut la vie des bois avec ses
austères privations et ses émotions naïves. Il
avait huit ans
lorsqu'un itinérant, Jacob Lurton, vint
frapper à la porte de la cabine de son
père et demander la permission d'y
prêcher quelquefois. Cette permission lui fut
accordée, et l'on rassembla les voisins pour
assister à ce premier culte. Avant que le
prédicateur eût fini, tous ses
auditeurs étaient en larmes, et la
mère de Cartwright fut au nombre des
convertis de cette journée.
«J'étais, nous dit
Cartwright, un garçon étourdi et
dissipé, et je pris bientôt un
singulier plaisir aux courses de chevaux, aux
cartes et à la danse. Mon père ne
s'occupait guère de refréner mes
passions; ma mère, au contraire,
m'avertissait, pleurait sur ma mauvaise conduite et
souvent même m'arrachait des larmes par ses
répréhensions. Plus d'une fois aussi
je pleurais en entendant la prédication, et
je me promettais de mieux faire et de me convertir,
mais j'oubliais bien vite mes bonnes
résolutions. »
Ce ne fut qu'en 1801, dans sa
seizième année, que le jeune
Cartwright rompit définitivement avec la
dissipation et se donna à Dieu
définitivement. Sa conversion eut le
caractère décidé et soudain
qu'elle devait avoir chez une nature comme la
sienne.
« En 1801, je fus invité
à une noce où, selon l'habitude de ce
temps, on but et on dansa beaucoup. Je ne bus
presque
pas,
mais en revanche je dansai longtemps. Aune heure
avancée de la nuit, nous reprîmes nos
montures et nous nous mîmes en route pour
rentrer chez nous. À peine étais-je
arrivé et assis après du feu que je
commençai à réfléchir
sur la manière dont j'avais employé
ma journée, et je me sentis coupable. Je me
mis à marcher à grands pas; mais tout
à coup il me sembla que mon sang se
précipitait vers ma tête, que les
palpitations de mon coeur se succédaient
violemment. Ma vue se troubla et j'eus un moment la
terrible conviction que j'étais sur le point
de mourir, et cela sans préparation. Je
tombai à genoux en implorant le pardon de
Dieu.
« Ma mère se leva
aussitôt, et prosternée à mon
côté, elle pria pour moi et m'exhorta
à regarder à Christ pour le pardon.
En ce moment, je promis solennellement au Seigneur
que, s'Il m'épargnait, Je le chercherais et
le servirais, j'ose ajouter que je n'ai jamais
manqué à ce voeu. Ma mère pria
longtemps avec moi. À la fin, nous nous
relevâmes, mais le sommeil fuit cette
nuit-là mes paupières. Le lendemain
en me levant, je me sentais misérable au
delà de toute expression. J'essayai de lire
l'Évangile et me retirai plusieurs fois dans
le jour pour prier, mais la consolation ne venait
pas. »
Ce fut à un camp-meeting que
le jeune Pierre trouva la paix
de son âme. C'était l'un des premiers
qui se réunissaient dans l'Ouest, et il
n'est pas étonnant qu'après avoir
été lui-même converti par le
moyen de ces sortes d'assemblées, Cartwright
en soit demeuré toute sa vie l'un des plus
zélés partisans. Notre jeune converti
avait un grand besoin d'activité. Si, avant
sa conversion, il était le boute-en-train
des jeunes gens de son âge, il ne tarda pas
à chercher à agir sur eux pour les
amener à partager ses nouvelles convictions.
Il eut la joie d'en décider plusieurs.
« Nous nous retirions dans les bois pour
prier, dit-il, et lorsque nous connaissions quelque
jeune homme bien disposé, nous l'emmenions
avec nous. Plusieurs furent convertis de la sorte.
» Obéissant à l'impulsion d'une
foi ardente, il lui arriva dès lors de
prendre la parole au milieu des assemblées
pieuses, lorsque le prédicateur était
absent; il montait alors sur un siège,
priait à haute voix et prononçait
à pleins poumons des allocutions
véhémentes. Aussi, dès le
printemps de 1802, reçut-il de Jessé
Walker un brevet régulier d'exhortateur; il
n'avait que dix-sept ans. Les circonstances aidant,
ce jouvenceau fut bientôt à la
tête d'un circuit.
« Sur la fin de cette
année, nous raconte-t-il, mon père
transporta son domicile dans le comté de
Lewiston, vers l'embouchure de la rivière Cumberland.
Ce pays tout
récemment colonisé était
à quatre-vingts milles du circuit
méthodiste le plus rapproché; notre
Église n'y comptait que quelques membres
dispersés sur divers points. Je
réclamai du frère Page un certificat
pour ma mère, ma soeur et moi-même. Le
mien se trouva contenir « la part de Benjamin.
» Non seulement il constatait que
j'étais membre et exhortateur, j'y recevais
en outre des pleins pouvoirs pour tenir partout
dans ces vastes régions des
assemblées de culte, établir des
classes et former un circuit, sauf à rendre
compte de mes opérations à
l'assemblée trimestrielle.
« Cette déclaration me
mit mal à l'aise, et je dis au frère
Page que je ne me sentais pas disposé
à accepter une aussi lourde
responsabilité, que d'ailleurs mon
éducation était à peine
ébauchée et que, tout en
prêchant quelquefois, Je voulais passer une
année à l'école. Il me
répondit que l'école où il
m'envoyait était la meilleure qui fût
sous le ciel, mais que néanmoins il
m'encourageait à passer l'hiver dans nue
école, tout en faisant pendant
l'été l'oeuvre qu'il me confiait.
»
Le jeune homme dut céder; il
se rendit à Lexington, où il suivit
les cours d'une école où l'on
joignait aux éléments d'une
éducation ordinaire l'enseignement des
langues mortes. Il y travailla avec ardeur, mais il
y resta peu de temps; ses
manières graves, sa vie rigide lui
attirèrent mille petites persécutions
de la part de ses condisciples, et de guerre lasse,
il retourna chez lui. À défaut
d'études régulières, il allait
essayer de cette école missionnaire, que
Page lui avait décrite comme la meilleure
sous le ciel. Il y réussit si bien que,
moins d'une année après, il avait
créé de toutes pièces dans la
région qu'habitait sa famille, une
Église comptant soixante et dix membres et
très convenablement
organisée.
Le succès de cette
première année
d'évangélisation décida de la
carrière de Cartwright. Son père fit
bien quelques difficultés à laisser
partir ce vigoureux jeune homme de dix-huit ans qui
maniait admirablement la charrue; mais la pieuse
mère, qui s'alarmait à l'idée
de résister à un aussi visible appel
de Dieu, obtint le consentement
désiré. Cartwright lui-même,
après quelques hésitations bien
naturelles, se décida à
s'enrôler sous la bannière du
méthodisme militant, dont il allait
être pendant soixante-huit ans l'un des plus
vaillants soldats.
Cette longue carrière
pastorale a été admirablement
remplie. En écrivant son Autobiographie,
Cartwright pouvait constater qu'en un
demi-siècle de travaux, il avait reçu
dans l'Église 10,000 personnes,
baptisé 8,000 enfants et 4,001) adultes et
prêché environ 15,000 fois.
Dès ses débuts, il
conquit l'estime et l'affection des troupeaux par
les qualités de son caractère et de
son talent. On accourait de loin pour entendre ce
jeune prédicateur imberbe que l'on appelait
le petit Kentuckyen (the Kentucky boy). Dès
sa première prédication, un
incrédule déclaré fat
touché et converti. L'un des premiers
circuits qui lui furent assignés comprenait
une grande partie de l'État de l'Ohio; il
fallait quatre semaines entières pour le
parcourir, en prêchant matin et soir, et il
n'avait que deux jours de repos entre deux
tournées. Il lui fallait à chacune de
ses tournées franchir quatre fois l'Ohio. Au
bout des trois premiers mois de travail, il toucha
le modeste salaire de 6 dollars (30
francs).
Nous ne pouvons pas raconter ici
en
quelques pages la vie si mouvementée du plus
original des prédicateurs pionniers;
essayons seulement de faire connaître son
caractère, en empruntant quelques traits
à son Autobiographie, l'un des livres les
plus captivants que nous ayons jamais
lus.
Dès l'origine, Cartwright se
montra ce qu'il fut toujours, intrépide
jusqu'à l'audace et inaccessible à la
crainte. Nos lecteurs ont encore présentes
à l'esprit ces scènes orageuses des
camps religieux, où le jeune
prédicateur déploya, dans la
répression des perturbateurs, une vigueur
d'action qui fait honneur à la
solidité de ses muscles plus peut être qu'à la
mansuétude de son âme. Il serait
aisé d'ajouter d'autres récits du
même genre à ceux que nous avons
mentionnés plus haut. Il ne faudrait
pourtant pas se méprendre sur la place
qu'occupent de tels faits dans la vie de cet homme
de Dieu, et s'imaginer qu'il a été
affligé d'une manie excentrique tout
à fait inguérissable. Il est bon que
nous montrions par d'autres traits que cette
originalité était quelque chose de
plus qu'une humeur batailleuse, et qu'elle savait
au besoin remporter de merveilleuses victoires sur
le mal et sur l'incrédulité. Nous
avons la confiance d'ailleurs qu'au fond des
récits que nous avons déjà
donnés, le lecteur intelligent et non
prévenu aura retrouvé ce grand et
incomparable esprit chrétien toujours ardent
et anxieux pour le salut des âmes, qui fait
de Cartwright l'un des plus remarquables et l'un
des plus bénis parmi les missionnaires
contemporains.
Il faut rappeler aussi que ces
luttes dont nous avons raconté quelques
traits se rattachant à ce que nous pourrions
appeler la première manière de
Cartwright.. qu'il n'a jamais
désavouée, il est vrai, mais qui
portait trop l'empreinte des moeurs et des passions
d'une société en formation.
Cartwright a toujours eu pour principe, comme il
nous l'apprend, « d'aimer tout le monde, mais
de ne craindre personne; »
seulement, avec l'adoucissement des
caractères et des moeurs, il en est vite
arrivé à renouveler son arsenal
chrétien et à bannir quelques armes
peu spirituelles qui s'y étaient
glissées à la faveur des temps
mauvais. Ses moyens de persuasion n'ont pas
cessé toutefois de porter l'empreinte d'une
nature énergique et d'un caractère
profondément original.
Sa fidélité
chrétienne ne recula jamais devant personne.
Un jour, il prêche dans une église
d'un confrère qui vient prudemment le tirer
par le pan de l'habit et lui apprendre que le
célèbre général Jackson
vient d'entrer, ce qui veut dire : «
Ménagez vos termes et faites attention
à vos paroles; » le prédicateur
s'indigne de la pusillanimité de son
collègue, et s'écrie dans un bel
accès d'indignation chrétienne :
« Et qui est le général Jackson,
je vous prie? S'il ne se convertit pas, Dieu le
damnera aussi bien que le dernier des
nègres. » Grand émoi du
ministre, qui ,gronde Cartwright après le
sermon, et l'assure que le général ne
manquera pas de châtier son insolence. «
Je n'en crois rien, répond le courageux
pionnier, le général approuvera ma
conduite, et s'il s'avisait de vouloir me donner
une leçon, nous serions deux à ce
jeu-là, comme dit le proverbe. »
Là-dessus le ministre va pour son compte
personnel faire des excuses au
général, qui le
reçoit fort mal et qui, rencontrant
Cartwright dans la rue, vient droit à
celui-ci et lui dit: « Monsieur, vous
êtes un homme selon mon coeur. Je suis
très surpris qu'on ait pu me croire
blessé de ce que vous avez fait; je ne puis
qu'approuver votre indépendance. Un ministre
de Jésus-Christ doit aimer tout le monde et
ne craindre personne. Si j'avais une bonne
armée et des officiers indépendants
et intrépides comme vous, je me chargerais
de conquérir l'Angleterre. »
Un incrédule
émérite qui veut se donner le plaisir
d'avoir à sa table le prédicateur
déjà célèbre, l'invite
à dîner. Au moment de se mettre
à table, Cartwright veut appeler la
bénédiction de Dieu sur le repas;
l'hôte refuse. Le prédicateur insiste,
et devant l'opposition obstinée de
l'incrédule, il prend son chapeau et part
sans dîner, protestant qu'il ne mangera
jamais dans une maison où on ne lui permet
pas de prier Dieu. Ailleurs, dans une circonstance
semblable, il priera malgré, l'opposition de
son hôte, et avec tant de ferveur qu'il
vaincra cette opposition et l'amènera
à l'Évangile.
En voyage, il ne perd pas un
instant
de vue sa mission d'évangéliste et de
pasteur. Une fois, il a à parcourir un assez
long espace de pays dans l'une de ces lourdes
charrettes nommées wagons,
traînées péniblement par
plusieurs chevaux et qui transportent quelques
familles
d'émigrants. Il prêche avec une telle
force à ces pauvres gens que, lorsqu'il
prend congé d'eux, ils ont reçu avec
joie la bonne nouvelle de l'Évangile et
continuent leur route en chantant des
cantiques.
Plus tard, lorsque les moyens de
transport se sont multipliés et
perfectionnés et que l'Ouest est
sillonné de bateaux à vapeur qui
remontent ses grands fleuves, le missionnaire, loin
d'oublier au milieu des passagers innombrables
qu'il y rencontre les bonnes et saintes traditions
de ses premiers jours, y livre avec une ardeur
juvénile un combat à outrance
à l'impiété qui s'y
étale. La première fois qu'il monta
en bateau à vapeur, ce fut au mois d'avril
1828; il se rendait de Saint-Louis à
Pittsburg, pour une conférence, en compagnie
de deux collègues. Ceux-ci crurent
nécessaire de lui conseiller la prudence.
« Les passagers qui nous accompagnaient,
raconte-t-il, étaient de la pire
espèce, Mes excellents collègues,
sachant que j'avais mon franc-parler avec tout le
monde, craignaient que je ne cherchasse querelle
à quelqu'un. Je les remerciai pour leurs
bonnes intentions, et leur déclarai qu'il
leur suffirait de veiller sur eux-mêmes
pendant ce voyage et que je n'étais pas dans
l'habitude de remettre à personne le soin de
ma conduite. » Nous ne raconterons pas
comment, pendant les quelques jours que dura la traversée,
Cartwright s'y
prit pour faire quelque bien au milieu d'une
compagnie composée d'ivrognes, de joueurs,
de blasphémateurs et d'impies. Qu'il nous
suffise de dire qu'il attira une tempête sur
lui par sa fidélité, et qu'il sut,
par son habileté, son esprit et surtout sa
foi, tenir tête à l'orage et le
calmer, si bien que, le dimanche venu, ou lui
demanda une prédication, qui lui fournit
l'occasion de décharger sa
conscience.
Le courage de Cartwright
était doublé d'une sorte de rudesse
qui lui permettait des entreprises devant
lesquelles reculeraient bien des personnes, par
souci de ce qu'on nomme les convenances.
Pour cet homme, les suprêmes
convenances, devant lesquelles tout devait plier et
qui ne devaient plier elles-mêmes devant
rien, c'étaient les intérêts du
règne de Dieu. Il traitait avec un souverain
sans-façon toute convenance mondaine qui
tentait de gêner son indépendance
chrétienne. Il n'avait pas passé pour
rien toute sa vie au milieu des libres populations
des frontières, sous l'ombre de ces
forêts séculaires que la main de Dieu
a plantées et en face de cette grande nature
débordante de force et d'énergie qui
parle à l'âme de sa propre grandeur et
de son indépendance native. Il connaissait
la civilisation par l'intuition d'une intelligence
étendue; il la connaissait aussi, parce
qu'il l'avait vue à l'oeuvre; il n'eût
jamais entrepris l'oeuvre folle
de la combattre; toutefois il redoutait pour
l'Ouest la corruption. la bassesse, la servitude
qu'elle amène avec elle; il avait des
accès de mauvaise humeur contre elle et son
livre est tout plein de pages originales qui font
la critique du temps présent et essayent de
prouver combien le passé lui était
préférable. Qu'on ne s'étonne
donc pas si nos récits nous le montrent
parfois en guerre avec une certaine civilisation et
tout brouillé avec certaines règles
embarrassantes de la vie sociale telle que nous
l'entendons.
Avouons cependant qu'il est de
ces
récits qui font pardonner à ce vieil
enfant de l'Ouest ce sans-gêne à
l'égard de nos convenances raffinées,
et qu'il y a lieu souvent de le féliciter de
la façon dont il sait se débarrasser
de cette chaîne que nous avons faite si
serrée et si incommode. De ce nombre est
bien le trait suivant, que j'intitulerais : Un
ministre au bal, laissant à l'histoire
elle-même le Soin de détruire le
scandale produit peut-être chez plus d'un
lecteur par ce rapprochement insolite de termes
:
« J'étais eu route pour
atteindre mon poste dans le Kentucky. Le samedi
soir arriva et me trouva dans le plus mauvais pays
du monde, au milieu des gorges et des
défilés des monts Cumberland. Je
n'avais nulle envie de voyager le dimanche, et je
souhaitais vivement de passer ce jour-là avec de
bons
chrétiens. Malheureusement je me trouvais
dans cette contrée où il n'y avait
pas un ministre de l'Évangile à bien
des milles à la ronde. Les habitants
étaient disséminés; bon
nombre, à ce que j'appris ensuite, n'avaient
jamais entendu un sermon de leur vie; ils ne
connaissaient d'autre emploi du dimanche que de
chasser, de boire, de danser et de se rendre visite
les uns aux autres. Tout en proie aux tristes
pensées qui naissaient en moi, j'arrivai
assez tard dans la soirée à une
maison d'apparence passable, dont le maître
logeait les voyageurs. Je mis pied à terre
et demandai s'il y avait place pour moi.
L'hôtelier me répondit que je pouvais
rester, tout en me prévenant que je tombais
mal et que je ne serais pas fort à mon aise,
attendu que l'on devait cette nuit même avoir
un bal dans la maison. Je demandai à quelle
distance sur la route je trouverais une auberge
convenable : il me répondit : « sept
milles. » Je lui dis alors que s'il voulait me
traiter avec quelques égards et prendre soin
de ma monture, je me déciderais à
rester. Il m'assura que je n'aurais pas sujet
à me plaindre; et sur sa réponse
j'entrai. Le monde commençait à
arriver, et en grand nombre. Je dois dire que je
remarquai qu'on ne faisait pas excès de
boisson.
« Je me mis paisiblement dans
un coin de la salle, et le bal commença.
J'étais assis tranquille, tout absorbé dans mes
pensées, inconnu de tous, et je sentais
grandir en moi le vif désir de prêcher
à ce peuple. Finalement, j'en vins à
me décider à passer la journée
du dimanche dans ce lieu et à demander la
permission d'y prêcher. J'avais à
peine arrêté ce point dans mon esprit,
quand une belle jeune fille aux joues roses
d'animation vint à moi très poliment,
me fit une gracieuse révérence, et,
avec tous les charmes de son sourire, me demanda de
danser une contredanse avec elle. Je renonce
à décrire toutes les pensées
et tous les sentiments qui naquirent en moi en ce
moment, mais, à la minute même et sans
la moindre hésitation, je pris un parti qui
me parut héroïque et presque
désespéré. Je me levai aussi
gracieusement que possible, je ne dirai pas avec
quelque émotion, mais avec, toute sorte
d'émotions. La jeune fille se plaça
à ma droite, je lui pris la main et elle
appuya son bras gauche sur le mien. Nous
traversâmes ainsi la salle. Toute la
compagnie paraissait charmée de cette
politesse faite par la jeune fille à un
étranger. Le nègre qui servait de
ménétrier, se mit à accorder
son violon. Je lui fis signe d'attendre un instant,
et je dis à l'assemblée que, depuis
nombre d'années, j'avais pris l'habitude de
ne rien entreprendre d'important, sans implorer
d'abord la bénédiction de Dieu, et
j'ajoutai que je désirais appeler cette
bénédiction sur la
belle jeune fille et sur toute la compagnie qui
venaient de montrer tant de politesse à un
étranger.
« Alors j'étreignis avec
force la main de la jeune fille et je dis à
l'assemblée « Mettons-nous «
à genoux et prions, » et, en parlant
ainsi, je me laissai tomber sur mes genoux, et je
me mis à prier de toutes les forces
réunies de mon âme et de mon corps. La
jeune fille essaya de dégager sa main de
l'étreinte de la mienne, mais je ne
lâchai pas prise. Bientôt ses genoux
fléchirent, et elle s'agenouilla
auprès de moi. Plusieurs des personnes
présentes suivirent son exemple; d'autres se
tinrent debout; d'autres quittèrent la
place; d'autres se rassirent; tous me regardaient
avec une vive curiosité. Le
ménétrier s'enfuit à la
cuisine en criant : « Bonté du ciel,
qu'est-ce que cela veut « dire et d'où
sort cet homme? »
« Tandis que je priais,
quelques-uns se mirent à pleurer, puis
à éclater en sanglots, d'autres
demandaient grâce. Je me levai, j'adressai
à ces pauvres gens une sérieuse
exhortation, puis j'entonnai un hymne. La jeune
fille qui m'avait invité demeurait
prosternée à terre, implorant
à grands cris le pardon de Dieu. Je
continuai à prêcher, à chanter
et à prier presque toute la nuit. Une
quinzaine des personnes présentes se
convertirent à Dieu cette nuit-là. Ce
n'est pas tout. Nos services
religieux remplirent le dimanche et la nuit
suivante; de nouvelles conversions eurent lieu, et
cela dans des circonstances remarquables.
J'organisai aussitôt une
société dans ce lieu, et j'admis
trente-deux membres dans l'Église. Peu
après, un prédicateur vint continuer
d'une manière régulière cette
oeuvre intéressante. Mon aubergiste fut
élu au poste de chef de classe, qu'il occupa
honorablement pendant plusieurs années. Ce
fut là le commencement d'un grand et
glorieux réveil religieux; et je dois
ajouter que plusieurs jeunes gens convertis
à ce bal sont devenus d'utiles ministres de
Jésus-Christ.
« C'est avec un profond
étonnement, je l'avoue, que je me rappelle
à l'heure qu'il est cette étrange
scène de ma vie; et je ne veux pas me
permettre de trop essayer de m'en rendre compte. Il
est certain que la chose eut radicalement
échoué au milieu de conditions
sociales autres que celles-là; j'aurais
été infailliblement berné ou
traité de fou. Autant que je puis m'en
souvenir, voici le raisonnement rapide auquel je me
livrai : Voilà des gens qui n'ont jamais
entendu l'Évangile. À ce moment, ils
ont toute leur raison, n'ayant pas encore commis
d'excès de boisson, et ma conduite ne pourra
que les étonner grandement et les alarmer.
Si j'échoue, je n'en aurai aucune honte, et
si je réussis j'aurai rempli un devoir,
celui « d'exhorter en temps
et hors de temps. » À vues humaines, on
peut bien dire que j'agissais « hors de temps,
» mais j'eus, du commencement à la fin
de cette affaire, la conviction que je
réussirais en prenant le diable par
surprise; ce n'était d'ailleurs que ma juste
revanche pour tant d'autres occasions où il
m'avait pris moi-même de la sorte, et pour
tous les ennuis qu'il m'avait donnés pendant
ce voyage.
Les actions inspirées par ces
impressions subites qui nous montrent un devoir
à accomplir là où nous n'en
cherchions pas, sont souvent couronnées par
un succès qui dépasse tous nos
calculs et qui doit faire naître en nous une
foi naïve dans l'action directe de l'Esprit de
Dieu. Depuis cinquante-cinq ans j'ai pu
m'abandonner avec confiance à cette
direction divine; et je suis convaincu que, si les
ministres d'aujourd'hui avaient tous reçu un
baptême de feu plus complet, nous ferions
plus que nous ne faisons et nous réussirions
mieux dans nos efforts pour amener des âmes
à Christ. Si nos jeunes gens qui se croient
appelés au ministère
s'efforçaient de cultiver, par la
sainteté de leur vie, une connaissance plus
approfondie de ces influences de l'Esprit-Saint, en
se confiant un peu moins dans la science
théologique qu'ils puisent dans les
écoles, ils seraient beaucoup plus utiles,
c'est là mon opinion. Et, je me permets de le
demander en
toute
humilité, n'est-ce pas là le grand
secret du succès de tous nos vieux
prédicateurs pionniers, depuis Wesley
jusqu'à nos jours? »
Nous avons laissé la parole
à Cartwright, trop heureux de l'entendre
nous exposer non seulement sa pratique, mais sa
théorie, car le vieux pionnier cède
volontiers dans ses mémoires à ce
besoin des vieillards, de tout
généraliser et de réduire tout
fait à ses principes. Sans nous
arrêter à discuter ces principes, dans
lesquels il y aurait beaucoup à retenir,
revenons aux faits.
On a vu Cartwright transformant
un
bal en réunion de prières. Une autre
fois il dut faire concurrence à un bal pour
lui enlever ses danseurs. C'était dans une
partie du pays où la vie religieuse
était très peu
développée. Notre prédicateur
y arrive et y organise des assemblées qui
attirent la foule et qui font un grand bien. Un
tavernier, qui voit avec chagrin le nouveau venu
lui enlever sa clientèle et le vide se faire
dans son cabaret, a recours à un moyen
héroïque pour reconquérir son
influence. Il se met en frais pour organiser un
grand bal, et à toutes les séductions
de son programme, il en ajoute une qui les
dépasse toutes : l'entrée sera libre
et gratuite. Le coup était habile; car les
gens du pays étaient d'intrépides
danseurs, et notre homme les tentait par leur
côté faible. Il envoie à tous des billets
d'admission, et pour mettre le comble à son
audace et chanter victoire avant le combat, il en
fait remettre un à Cartwright lui-même
pendant qu'il est en chaire. Le prédicateur,
qui avait compris du coup toute la portée de
la chose, et qui ne voulait pas laisser à ce
cabaretier la gloire d'avoir compromis l'oeuvre du
Seigneur, prit sur-le-champ une décision qui
ne pouvait germer ailleurs que dans son esprit
fécond en ressources. Il se lève
à la fin de son service, lit à haute
voix l'invitation qu'il vient de recevoir, et
déclare qu'il se voit dans
l'impossibilité de l'accepter, attendu qu'il
s'est décidé à convoquer pour
la même soirée un bal
méthodiste dans la chapelle même; il
adresse à tout le monde l'invitation
d'assister à cette soirée et s'engage
à avoir un ménétrier bien
supérieur à celui de l'auberge de
l'Aigle. Le bal méthodiste fit sensation
dans toute la contrée; on y accourut en
foule, et le pauvre cabaretier fut ce
soir-là complètement abandonné
par le public sur lequel il avait compté, ce
qui acheva sa ruine. Il n'est pas
nécessaire, je suppose, que je dise de
quelle sorte fut le bal de Cartwright. Le
prédicateur prouva une fois de plus que sa
parole avait assez de puissance pour faire
diversion aux plaisirs ordinaires des
habitués de cabaret et pour les mettre face
à face avec les sérieuses
réalités de la vie à venir.
Cette soirée si
étrangement annoncée et si
impatiemment attendue détermina une crise
religieuse des plus remarquables dans la
contrée.
Les conversions
opérées par le moyen de Cartwright
portent toutes l'empreinte de sa
personnalité primesautière et hardie.
Son principe constant est d'accepter les
événements tels qu'ils se
présentent, sans consulter les raisons
suggérées par une prudence vulgaire.
Il a la conviction que Dieu dirige toutes les
rencontres et tous les incidents de la vie, et que
le plus simple et le plus sage est de saisir au vol
l'occasion, et, si elle manque, le prétexte
pour faire du bien. Dans la vie telle que nous l'a
faite la civilisation, un pareil principe,
constamment et rigoureusement appliqué,
amènerait plus d'une fois des frottements
désagréables pour la chair. Que
sera-ce au milieu d'un peuple qui se dégage
à peine du limon de la barbarie, et pour
lequel le souverain argument réside dans la
vigueur du poing, ou l'adresse à manier le
pistolet? La règle de conduite que
Cartwright s'était imposée et
à laquelle il demeura toujours
fidèle, le jeta dans, de piquantes
rencontres: il sut toujours s'en tirer à son
honneur, et souvent il réussit à
profiter de circonstances en apparence
désespérées pour amener
à l'Évangile des âmes
incrédules et impies. Il n'a nulle crainte
des situations étranges, violentes même; il est
ingénieux pour en sortir. Après avoir
lu les faits innombrables que renferme son livre,
on ne sait ce qu'on doit admirer le plus, de cette
prodigieuse souplesse d'esprit qui vient à
bout de toutes les difficultés et qui a des
ressources toujours prêtes, de cette
intrépidité calme et sans forfanterie
qui ne recule jamais devant le feu, quelque
imprévu et quelque nourri qu'il puisse
être, ou de cette habileté à
tirer des aventures les moins édifiantes au
premier moment une occasion
généralement heureuse de propagande
chrétienne.
Un jour, il offensa gravement un
officier, en interpellant d'une rude façon,
du haut de la chaire, son fils qui jetait le
trouble dans une réunion. Le père
irrité voulait que le prédicateur lui
fit des excuses. Cartwright, convaincu qu'il avait
usé de son droit et accompli son devoir,
refusa nettement toute rétractation, et
affirma que, si le fait se renouvelait, il agirait
de même. L'officier entra alors en fureur,
lui prodigua les injures et lui déclara que,
s'il croyait qu'il osât venir sur le terrain,
il le provoquerait en duel.
- Qu'à cela ne tienne !
major, répondit calmement le
prédicateur si vous me provoquez,
j'accepterai le défi.
- Eh bien ! Monsieur, s'écria
l'autre, je vous défie pour un combat
à mort.
- Très bien, poursuivit
Cartwright, j'accepte. Seulement, d'après
les lois de l'honneur, j'ai le droit, je suppose,
de choisir mes armes.
- Certainement.
- Alors, dit Cartwright avec le
plus
grand sérieux, nous allons nous
arrêter ici même, et prendre chacun une
tige de blé. Je n'en veux qu'une pour en
finir avec vous.
À ces mots, l'officier ne
contint plus sa rage, et serrant les poings, il
s'écria :
- Si j'osais tomber sur vous
à coups de cravache, je vous mettrais en
pièces.
- Oui, oui, major, répondit
le vaillant prédicateur, mais, grâce
à Dieu, vous ne le pouvez pas. Et si vous
aviez le malheur de l'essayer je vous
préviens que le diable qui sortirait de chez
vous, pourrait bien entrer chez moi, et la partie
ne serait pas belle pour vous.
Le major ne s'attendait pas à
être reçu de cette façon, et
l'air décidé et les formes
athlétiques du prédicateur lui
prouvèrent qu'il avait affaire à
forte partie. Il s'en alla, vomissant des
blasphèmes, les yeux injectés de sang
et la face pourpre de rage. Le soir, on vint de sa
part appeler Cartwright, il réclamait le
pasteur. Sa colère avait été
suivie d'un affaissement général et
d'une crise physique et morale tout à la
fois. Lorsqu'il vit celui qu'il voulait mettre en
pièces peu avant, il lui
fit des excuses, et réclama ses
prières pour obtenir le pardon de Dieu.
Cartwright, qui avait prévu cette
réaction, montra à cette âme le
Sauveur, et il eut la joie de voir le major se
convertir et commencer une vie nouvelle.
Dans une autre circonstance,
notre
intrépide pionnier, provoqué aussi
à un combat singulier, accepta le
défi, et s'en tira d'une façon
analogue, en mettant en fuite son adversaire. Il
ajoute à son récit cette remarque
significative :
« Si l'on me demandait ce que
j'eusse fait de mon homme s'il m'avait suivi sur.
le terrain, j'avoue que la question est un peu
épineuse, mon principe étant d'aimer
tout le monde et de ne craindre personne. Je ne me
suis jamais fait à l'idée
d'être cravaché par qui que ce soit,
et, d'un autre côté, je n'ai jamais eu
l'habitude de préméditer des
expédients pour me tirer d'affaire en de
telles occurrences. Sûrement qu'avant toutes
choses j'eusse proposé la prière
à mon adversaire; puis j'aurais suivi les
directions de la Providence. »
Toute la règle de conduite de
Cartwright est renfermée dans ces derniers
mots.
Ses procédés variaient
suivant les circonstances; tous cependant portaient
un cachet si spécial qu'il eût
été impossible de les attribuer
à autrui. Voici un trait qui montre, comme
tant d'autres, l'énergie de volonté
et la force de foi qu'il savait déployer
à sa manière, pour arracher une
âme au péché.
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