Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

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PIERRE CARTWRIGHT


Son enfance. - Sa conversion. - Ses premiers travaux d'évangélisation. - Il devient prédicateur itinérant. - Ses premiers succès. - Sa nature originale. - Cartwright et le général Jackson. - Sa conduite avec deux incrédules. - Conversions dans un wagon. - Évangélisation en bateau à vapeur. - Cartwright et les convenances, - Un ministre au bal. - Un bal méthodiste. - Habileté à tirer parti des circonstances, - Cartwright provoqué en duel.

 Pierre Cartwright naquit en Virginie le 11 septembre 1785. Il était tout jeune lorsque ses parents émigrèrent au Kentucky. Toute son éducation première se borna à celle que recevaient les enfants des premiers colons; il connut la vie des bois avec ses austères privations et ses émotions naïves. Il avait huit ans lorsqu'un itinérant, Jacob Lurton, vint frapper à la porte de la cabine de son père et demander la permission d'y prêcher quelquefois. Cette permission lui fut accordée, et l'on rassembla les voisins pour assister à ce premier culte. Avant que le prédicateur eût fini, tous ses auditeurs étaient en larmes, et la mère de Cartwright fut au nombre des convertis de cette journée.

«J'étais, nous dit Cartwright, un garçon étourdi et dissipé, et je pris bientôt un singulier plaisir aux courses de chevaux, aux cartes et à la danse. Mon père ne s'occupait guère de refréner mes passions; ma mère, au contraire, m'avertissait, pleurait sur ma mauvaise conduite et souvent même m'arrachait des larmes par ses répréhensions. Plus d'une fois aussi je pleurais en entendant la prédication, et je me promettais de mieux faire et de me convertir, mais j'oubliais bien vite mes bonnes résolutions. »

Ce ne fut qu'en 1801, dans sa seizième année, que le jeune Cartwright rompit définitivement avec la dissipation et se donna à Dieu définitivement. Sa conversion eut le caractère décidé et soudain qu'elle devait avoir chez une nature comme la sienne.

« En 1801, je fus invité à une noce où, selon l'habitude de ce temps, on but et on dansa beaucoup. Je ne bus presque pas, mais en revanche je dansai longtemps. Aune heure avancée de la nuit, nous reprîmes nos montures et nous nous mîmes en route pour rentrer chez nous. À peine étais-je arrivé et assis après du feu que je commençai à réfléchir sur la manière dont j'avais employé ma journée, et je me sentis coupable. Je me mis à marcher à grands pas; mais tout à coup il me sembla que mon sang se précipitait vers ma tête, que les palpitations de mon coeur se succédaient violemment. Ma vue se troubla et j'eus un moment la terrible conviction que j'étais sur le point de mourir, et cela sans préparation. Je tombai à genoux en implorant le pardon de Dieu.

« Ma mère se leva aussitôt, et prosternée à mon côté, elle pria pour moi et m'exhorta à regarder à Christ pour le pardon. En ce moment, je promis solennellement au Seigneur que, s'Il m'épargnait, Je le chercherais et le servirais, j'ose ajouter que je n'ai jamais manqué à ce voeu. Ma mère pria longtemps avec moi. À la fin, nous nous relevâmes, mais le sommeil fuit cette nuit-là mes paupières. Le lendemain en me levant, je me sentais misérable au delà de toute expression. J'essayai de lire l'Évangile et me retirai plusieurs fois dans le jour pour prier, mais la consolation ne venait pas. »

Ce fut à un camp-meeting que le jeune Pierre trouva la paix de son âme. C'était l'un des premiers qui se réunissaient dans l'Ouest, et il n'est pas étonnant qu'après avoir été lui-même converti par le moyen de ces sortes d'assemblées, Cartwright en soit demeuré toute sa vie l'un des plus zélés partisans. Notre jeune converti avait un grand besoin d'activité. Si, avant sa conversion, il était le boute-en-train des jeunes gens de son âge, il ne tarda pas à chercher à agir sur eux pour les amener à partager ses nouvelles convictions. Il eut la joie d'en décider plusieurs. « Nous nous retirions dans les bois pour prier, dit-il, et lorsque nous connaissions quelque jeune homme bien disposé, nous l'emmenions avec nous. Plusieurs furent convertis de la sorte. » Obéissant à l'impulsion d'une foi ardente, il lui arriva dès lors de prendre la parole au milieu des assemblées pieuses, lorsque le prédicateur était absent; il montait alors sur un siège, priait à haute voix et prononçait à pleins poumons des allocutions véhémentes. Aussi, dès le printemps de 1802, reçut-il de Jessé Walker un brevet régulier d'exhortateur; il n'avait que dix-sept ans. Les circonstances aidant, ce jouvenceau fut bientôt à la tête d'un circuit.

« Sur la fin de cette année, nous raconte-t-il, mon père transporta son domicile dans le comté de Lewiston, vers l'embouchure de la rivière Cumberland. Ce pays tout récemment colonisé était à quatre-vingts milles du circuit méthodiste le plus rapproché; notre Église n'y comptait que quelques membres dispersés sur divers points. Je réclamai du frère Page un certificat pour ma mère, ma soeur et moi-même. Le mien se trouva contenir « la part de Benjamin. » Non seulement il constatait que j'étais membre et exhortateur, j'y recevais en outre des pleins pouvoirs pour tenir partout dans ces vastes régions des assemblées de culte, établir des classes et former un circuit, sauf à rendre compte de mes opérations à l'assemblée trimestrielle.

« Cette déclaration me mit mal à l'aise, et je dis au frère Page que je ne me sentais pas disposé à accepter une aussi lourde responsabilité, que d'ailleurs mon éducation était à peine ébauchée et que, tout en prêchant quelquefois, Je voulais passer une année à l'école. Il me répondit que l'école où il m'envoyait était la meilleure qui fût sous le ciel, mais que néanmoins il m'encourageait à passer l'hiver dans nue école, tout en faisant pendant l'été l'oeuvre qu'il me confiait. »

Le jeune homme dut céder; il se rendit à Lexington, où il suivit les cours d'une école où l'on joignait aux éléments d'une éducation ordinaire l'enseignement des langues mortes. Il y travailla avec ardeur, mais il y resta peu de temps; ses manières graves, sa vie rigide lui attirèrent mille petites persécutions de la part de ses condisciples, et de guerre lasse, il retourna chez lui. À défaut d'études régulières, il allait essayer de cette école missionnaire, que Page lui avait décrite comme la meilleure sous le ciel. Il y réussit si bien que, moins d'une année après, il avait créé de toutes pièces dans la région qu'habitait sa famille, une Église comptant soixante et dix membres et très convenablement organisée.

Le succès de cette première année d'évangélisation décida de la carrière de Cartwright. Son père fit bien quelques difficultés à laisser partir ce vigoureux jeune homme de dix-huit ans qui maniait admirablement la charrue; mais la pieuse mère, qui s'alarmait à l'idée de résister à un aussi visible appel de Dieu, obtint le consentement désiré. Cartwright lui-même, après quelques hésitations bien naturelles, se décida à s'enrôler sous la bannière du méthodisme militant, dont il allait être pendant soixante-huit ans l'un des plus vaillants soldats.

Cette longue carrière pastorale a été admirablement remplie. En écrivant son Autobiographie, Cartwright pouvait constater qu'en un demi-siècle de travaux, il avait reçu dans l'Église 10,000 personnes, baptisé 8,000 enfants et 4,001) adultes et prêché environ 15,000 fois.

Dès ses débuts, il conquit l'estime et l'affection des troupeaux par les qualités de son caractère et de son talent. On accourait de loin pour entendre ce jeune prédicateur imberbe que l'on appelait le petit Kentuckyen (the Kentucky boy). Dès sa première prédication, un incrédule déclaré fat touché et converti. L'un des premiers circuits qui lui furent assignés comprenait une grande partie de l'État de l'Ohio; il fallait quatre semaines entières pour le parcourir, en prêchant matin et soir, et il n'avait que deux jours de repos entre deux tournées. Il lui fallait à chacune de ses tournées franchir quatre fois l'Ohio. Au bout des trois premiers mois de travail, il toucha le modeste salaire de 6 dollars (30 francs).

Nous ne pouvons pas raconter ici en quelques pages la vie si mouvementée du plus original des prédicateurs pionniers; essayons seulement de faire connaître son caractère, en empruntant quelques traits à son Autobiographie, l'un des livres les plus captivants que nous ayons jamais lus.

Dès l'origine, Cartwright se montra ce qu'il fut toujours, intrépide jusqu'à l'audace et inaccessible à la crainte. Nos lecteurs ont encore présentes à l'esprit ces scènes orageuses des camps religieux, où le jeune prédicateur déploya, dans la répression des perturbateurs, une vigueur d'action qui fait honneur à la solidité de ses muscles plus peut être qu'à la mansuétude de son âme. Il serait aisé d'ajouter d'autres récits du même genre à ceux que nous avons mentionnés plus haut. Il ne faudrait pourtant pas se méprendre sur la place qu'occupent de tels faits dans la vie de cet homme de Dieu, et s'imaginer qu'il a été affligé d'une manie excentrique tout à fait inguérissable. Il est bon que nous montrions par d'autres traits que cette originalité était quelque chose de plus qu'une humeur batailleuse, et qu'elle savait au besoin remporter de merveilleuses victoires sur le mal et sur l'incrédulité. Nous avons la confiance d'ailleurs qu'au fond des récits que nous avons déjà donnés, le lecteur intelligent et non prévenu aura retrouvé ce grand et incomparable esprit chrétien toujours ardent et anxieux pour le salut des âmes, qui fait de Cartwright l'un des plus remarquables et l'un des plus bénis parmi les missionnaires contemporains.

Il faut rappeler aussi que ces luttes dont nous avons raconté quelques traits se rattachant à ce que nous pourrions appeler la première manière de Cartwright.. qu'il n'a jamais désavouée, il est vrai, mais qui portait trop l'empreinte des moeurs et des passions d'une société en formation. Cartwright a toujours eu pour principe, comme il nous l'apprend, « d'aimer tout le monde, mais de ne craindre personne; » seulement, avec l'adoucissement des caractères et des moeurs, il en est vite arrivé à renouveler son arsenal chrétien et à bannir quelques armes peu spirituelles qui s'y étaient glissées à la faveur des temps mauvais. Ses moyens de persuasion n'ont pas cessé toutefois de porter l'empreinte d'une nature énergique et d'un caractère profondément original.

Sa fidélité chrétienne ne recula jamais devant personne. Un jour, il prêche dans une église d'un confrère qui vient prudemment le tirer par le pan de l'habit et lui apprendre que le célèbre général Jackson vient d'entrer, ce qui veut dire : « Ménagez vos termes et faites attention à vos paroles; » le prédicateur s'indigne de la pusillanimité de son collègue, et s'écrie dans un bel accès d'indignation chrétienne : « Et qui est le général Jackson, je vous prie? S'il ne se convertit pas, Dieu le damnera aussi bien que le dernier des nègres. » Grand émoi du ministre, qui ,gronde Cartwright après le sermon, et l'assure que le général ne manquera pas de châtier son insolence. « Je n'en crois rien, répond le courageux pionnier, le général approuvera ma conduite, et s'il s'avisait de vouloir me donner une leçon, nous serions deux à ce jeu-là, comme dit le proverbe. » Là-dessus le ministre va pour son compte personnel faire des excuses au général, qui le reçoit fort mal et qui, rencontrant Cartwright dans la rue, vient droit à celui-ci et lui dit: « Monsieur, vous êtes un homme selon mon coeur. Je suis très surpris qu'on ait pu me croire blessé de ce que vous avez fait; je ne puis qu'approuver votre indépendance. Un ministre de Jésus-Christ doit aimer tout le monde et ne craindre personne. Si j'avais une bonne armée et des officiers indépendants et intrépides comme vous, je me chargerais de conquérir l'Angleterre. »

Un incrédule émérite qui veut se donner le plaisir d'avoir à sa table le prédicateur déjà célèbre, l'invite à dîner. Au moment de se mettre à table, Cartwright veut appeler la bénédiction de Dieu sur le repas; l'hôte refuse. Le prédicateur insiste, et devant l'opposition obstinée de l'incrédule, il prend son chapeau et part sans dîner, protestant qu'il ne mangera jamais dans une maison où on ne lui permet pas de prier Dieu. Ailleurs, dans une circonstance semblable, il priera malgré, l'opposition de son hôte, et avec tant de ferveur qu'il vaincra cette opposition et l'amènera à l'Évangile.

En voyage, il ne perd pas un instant de vue sa mission d'évangéliste et de pasteur. Une fois, il a à parcourir un assez long espace de pays dans l'une de ces lourdes charrettes nommées wagons, traînées péniblement par plusieurs chevaux et qui transportent quelques familles d'émigrants. Il prêche avec une telle force à ces pauvres gens que, lorsqu'il prend congé d'eux, ils ont reçu avec joie la bonne nouvelle de l'Évangile et continuent leur route en chantant des cantiques.

Plus tard, lorsque les moyens de transport se sont multipliés et perfectionnés et que l'Ouest est sillonné de bateaux à vapeur qui remontent ses grands fleuves, le missionnaire, loin d'oublier au milieu des passagers innombrables qu'il y rencontre les bonnes et saintes traditions de ses premiers jours, y livre avec une ardeur juvénile un combat à outrance à l'impiété qui s'y étale. La première fois qu'il monta en bateau à vapeur, ce fut au mois d'avril 1828; il se rendait de Saint-Louis à Pittsburg, pour une conférence, en compagnie de deux collègues. Ceux-ci crurent nécessaire de lui conseiller la prudence. « Les passagers qui nous accompagnaient, raconte-t-il, étaient de la pire espèce, Mes excellents collègues, sachant que j'avais mon franc-parler avec tout le monde, craignaient que je ne cherchasse querelle à quelqu'un. Je les remerciai pour leurs bonnes intentions, et leur déclarai qu'il leur suffirait de veiller sur eux-mêmes pendant ce voyage et que je n'étais pas dans l'habitude de remettre à personne le soin de ma conduite. » Nous ne raconterons pas comment, pendant les quelques jours que dura la traversée, Cartwright s'y prit pour faire quelque bien au milieu d'une compagnie composée d'ivrognes, de joueurs, de blasphémateurs et d'impies. Qu'il nous suffise de dire qu'il attira une tempête sur lui par sa fidélité, et qu'il sut, par son habileté, son esprit et surtout sa foi, tenir tête à l'orage et le calmer, si bien que, le dimanche venu, ou lui demanda une prédication, qui lui fournit l'occasion de décharger sa conscience.

Le courage de Cartwright était doublé d'une sorte de rudesse qui lui permettait des entreprises devant lesquelles reculeraient bien des personnes, par souci de ce qu'on nomme les convenances.

Pour cet homme, les suprêmes convenances, devant lesquelles tout devait plier et qui ne devaient plier elles-mêmes devant rien, c'étaient les intérêts du règne de Dieu. Il traitait avec un souverain sans-façon toute convenance mondaine qui tentait de gêner son indépendance chrétienne. Il n'avait pas passé pour rien toute sa vie au milieu des libres populations des frontières, sous l'ombre de ces forêts séculaires que la main de Dieu a plantées et en face de cette grande nature débordante de force et d'énergie qui parle à l'âme de sa propre grandeur et de son indépendance native. Il connaissait la civilisation par l'intuition d'une intelligence étendue; il la connaissait aussi, parce qu'il l'avait vue à l'oeuvre; il n'eût jamais entrepris l'oeuvre folle de la combattre; toutefois il redoutait pour l'Ouest la corruption. la bassesse, la servitude qu'elle amène avec elle; il avait des accès de mauvaise humeur contre elle et son livre est tout plein de pages originales qui font la critique du temps présent et essayent de prouver combien le passé lui était préférable. Qu'on ne s'étonne donc pas si nos récits nous le montrent parfois en guerre avec une certaine civilisation et tout brouillé avec certaines règles embarrassantes de la vie sociale telle que nous l'entendons.

Avouons cependant qu'il est de ces récits qui font pardonner à ce vieil enfant de l'Ouest ce sans-gêne à l'égard de nos convenances raffinées, et qu'il y a lieu souvent de le féliciter de la façon dont il sait se débarrasser de cette chaîne que nous avons faite si serrée et si incommode. De ce nombre est bien le trait suivant, que j'intitulerais : Un ministre au bal, laissant à l'histoire elle-même le Soin de détruire le scandale produit peut-être chez plus d'un lecteur par ce rapprochement insolite de termes :

« J'étais eu route pour atteindre mon poste dans le Kentucky. Le samedi soir arriva et me trouva dans le plus mauvais pays du monde, au milieu des gorges et des défilés des monts Cumberland. Je n'avais nulle envie de voyager le dimanche, et je souhaitais vivement de passer ce jour-là avec de bons chrétiens. Malheureusement je me trouvais dans cette contrée où il n'y avait pas un ministre de l'Évangile à bien des milles à la ronde. Les habitants étaient disséminés; bon nombre, à ce que j'appris ensuite, n'avaient jamais entendu un sermon de leur vie; ils ne connaissaient d'autre emploi du dimanche que de chasser, de boire, de danser et de se rendre visite les uns aux autres. Tout en proie aux tristes pensées qui naissaient en moi, j'arrivai assez tard dans la soirée à une maison d'apparence passable, dont le maître logeait les voyageurs. Je mis pied à terre et demandai s'il y avait place pour moi. L'hôtelier me répondit que je pouvais rester, tout en me prévenant que je tombais mal et que je ne serais pas fort à mon aise, attendu que l'on devait cette nuit même avoir un bal dans la maison. Je demandai à quelle distance sur la route je trouverais une auberge convenable : il me répondit : « sept milles. » Je lui dis alors que s'il voulait me traiter avec quelques égards et prendre soin de ma monture, je me déciderais à rester. Il m'assura que je n'aurais pas sujet à me plaindre; et sur sa réponse j'entrai. Le monde commençait à arriver, et en grand nombre. Je dois dire que je remarquai qu'on ne faisait pas excès de boisson.

« Je me mis paisiblement dans un coin de la salle, et le bal commença. J'étais assis tranquille, tout absorbé dans mes pensées, inconnu de tous, et je sentais grandir en moi le vif désir de prêcher à ce peuple. Finalement, j'en vins à me décider à passer la journée du dimanche dans ce lieu et à demander la permission d'y prêcher. J'avais à peine arrêté ce point dans mon esprit, quand une belle jeune fille aux joues roses d'animation vint à moi très poliment, me fit une gracieuse révérence, et, avec tous les charmes de son sourire, me demanda de danser une contredanse avec elle. Je renonce à décrire toutes les pensées et tous les sentiments qui naquirent en moi en ce moment, mais, à la minute même et sans la moindre hésitation, je pris un parti qui me parut héroïque et presque désespéré. Je me levai aussi gracieusement que possible, je ne dirai pas avec quelque émotion, mais avec, toute sorte d'émotions. La jeune fille se plaça à ma droite, je lui pris la main et elle appuya son bras gauche sur le mien. Nous traversâmes ainsi la salle. Toute la compagnie paraissait charmée de cette politesse faite par la jeune fille à un étranger. Le nègre qui servait de ménétrier, se mit à accorder son violon. Je lui fis signe d'attendre un instant, et je dis à l'assemblée que, depuis nombre d'années, j'avais pris l'habitude de ne rien entreprendre d'important, sans implorer d'abord la bénédiction de Dieu, et j'ajoutai que je désirais appeler cette bénédiction sur la belle jeune fille et sur toute la compagnie qui venaient de montrer tant de politesse à un étranger.

« Alors j'étreignis avec force la main de la jeune fille et je dis à l'assemblée « Mettons-nous « à genoux et prions, » et, en parlant ainsi, je me laissai tomber sur mes genoux, et je me mis à prier de toutes les forces réunies de mon âme et de mon corps. La jeune fille essaya de dégager sa main de l'étreinte de la mienne, mais je ne lâchai pas prise. Bientôt ses genoux fléchirent, et elle s'agenouilla auprès de moi. Plusieurs des personnes présentes suivirent son exemple; d'autres se tinrent debout; d'autres quittèrent la place; d'autres se rassirent; tous me regardaient avec une vive curiosité. Le ménétrier s'enfuit à la cuisine en criant : « Bonté du ciel, qu'est-ce que cela veut « dire et d'où sort cet homme? »

« Tandis que je priais, quelques-uns se mirent à pleurer, puis à éclater en sanglots, d'autres demandaient grâce. Je me levai, j'adressai à ces pauvres gens une sérieuse exhortation, puis j'entonnai un hymne. La jeune fille qui m'avait invité demeurait prosternée à terre, implorant à grands cris le pardon de Dieu. Je continuai à prêcher, à chanter et à prier presque toute la nuit. Une quinzaine des personnes présentes se convertirent à Dieu cette nuit-là. Ce n'est pas tout. Nos services religieux remplirent le dimanche et la nuit suivante; de nouvelles conversions eurent lieu, et cela dans des circonstances remarquables. J'organisai aussitôt une société dans ce lieu, et j'admis trente-deux membres dans l'Église. Peu après, un prédicateur vint continuer d'une manière régulière cette oeuvre intéressante. Mon aubergiste fut élu au poste de chef de classe, qu'il occupa honorablement pendant plusieurs années. Ce fut là le commencement d'un grand et glorieux réveil religieux; et je dois ajouter que plusieurs jeunes gens convertis à ce bal sont devenus d'utiles ministres de Jésus-Christ.

« C'est avec un profond étonnement, je l'avoue, que je me rappelle à l'heure qu'il est cette étrange scène de ma vie; et je ne veux pas me permettre de trop essayer de m'en rendre compte. Il est certain que la chose eut radicalement échoué au milieu de conditions sociales autres que celles-là; j'aurais été infailliblement berné ou traité de fou. Autant que je puis m'en souvenir, voici le raisonnement rapide auquel je me livrai : Voilà des gens qui n'ont jamais entendu l'Évangile. À ce moment, ils ont toute leur raison, n'ayant pas encore commis d'excès de boisson, et ma conduite ne pourra que les étonner grandement et les alarmer. Si j'échoue, je n'en aurai aucune honte, et si je réussis j'aurai rempli un devoir, celui « d'exhorter en temps et hors de temps. » À vues humaines, on peut bien dire que j'agissais « hors de temps, » mais j'eus, du commencement à la fin de cette affaire, la conviction que je réussirais en prenant le diable par surprise; ce n'était d'ailleurs que ma juste revanche pour tant d'autres occasions où il m'avait pris moi-même de la sorte, et pour tous les ennuis qu'il m'avait donnés pendant ce voyage.

Les actions inspirées par ces impressions subites qui nous montrent un devoir à accomplir là où nous n'en cherchions pas, sont souvent couronnées par un succès qui dépasse tous nos calculs et qui doit faire naître en nous une foi naïve dans l'action directe de l'Esprit de Dieu. Depuis cinquante-cinq ans j'ai pu m'abandonner avec confiance à cette direction divine; et je suis convaincu que, si les ministres d'aujourd'hui avaient tous reçu un baptême de feu plus complet, nous ferions plus que nous ne faisons et nous réussirions mieux dans nos efforts pour amener des âmes à Christ. Si nos jeunes gens qui se croient appelés au ministère s'efforçaient de cultiver, par la sainteté de leur vie, une connaissance plus approfondie de ces influences de l'Esprit-Saint, en se confiant un peu moins dans la science théologique qu'ils puisent dans les écoles, ils seraient beaucoup plus utiles, c'est là mon opinion. Et, je me permets de le demander en toute humilité, n'est-ce pas là le grand secret du succès de tous nos vieux prédicateurs pionniers, depuis Wesley jusqu'à nos jours? »

Nous avons laissé la parole à Cartwright, trop heureux de l'entendre nous exposer non seulement sa pratique, mais sa théorie, car le vieux pionnier cède volontiers dans ses mémoires à ce besoin des vieillards, de tout généraliser et de réduire tout fait à ses principes. Sans nous arrêter à discuter ces principes, dans lesquels il y aurait beaucoup à retenir, revenons aux faits.

On a vu Cartwright transformant un bal en réunion de prières. Une autre fois il dut faire concurrence à un bal pour lui enlever ses danseurs. C'était dans une partie du pays où la vie religieuse était très peu développée. Notre prédicateur y arrive et y organise des assemblées qui attirent la foule et qui font un grand bien. Un tavernier, qui voit avec chagrin le nouveau venu lui enlever sa clientèle et le vide se faire dans son cabaret, a recours à un moyen héroïque pour reconquérir son influence. Il se met en frais pour organiser un grand bal, et à toutes les séductions de son programme, il en ajoute une qui les dépasse toutes : l'entrée sera libre et gratuite. Le coup était habile; car les gens du pays étaient d'intrépides danseurs, et notre homme les tentait par leur côté faible. Il envoie à tous des billets d'admission, et pour mettre le comble à son audace et chanter victoire avant le combat, il en fait remettre un à Cartwright lui-même pendant qu'il est en chaire. Le prédicateur, qui avait compris du coup toute la portée de la chose, et qui ne voulait pas laisser à ce cabaretier la gloire d'avoir compromis l'oeuvre du Seigneur, prit sur-le-champ une décision qui ne pouvait germer ailleurs que dans son esprit fécond en ressources. Il se lève à la fin de son service, lit à haute voix l'invitation qu'il vient de recevoir, et déclare qu'il se voit dans l'impossibilité de l'accepter, attendu qu'il s'est décidé à convoquer pour la même soirée un bal méthodiste dans la chapelle même; il adresse à tout le monde l'invitation d'assister à cette soirée et s'engage à avoir un ménétrier bien supérieur à celui de l'auberge de l'Aigle. Le bal méthodiste fit sensation dans toute la contrée; on y accourut en foule, et le pauvre cabaretier fut ce soir-là complètement abandonné par le public sur lequel il avait compté, ce qui acheva sa ruine. Il n'est pas nécessaire, je suppose, que je dise de quelle sorte fut le bal de Cartwright. Le prédicateur prouva une fois de plus que sa parole avait assez de puissance pour faire diversion aux plaisirs ordinaires des habitués de cabaret et pour les mettre face à face avec les sérieuses réalités de la vie à venir. Cette soirée si étrangement annoncée et si impatiemment attendue détermina une crise religieuse des plus remarquables dans la contrée.

Les conversions opérées par le moyen de Cartwright portent toutes l'empreinte de sa personnalité primesautière et hardie. Son principe constant est d'accepter les événements tels qu'ils se présentent, sans consulter les raisons suggérées par une prudence vulgaire. Il a la conviction que Dieu dirige toutes les rencontres et tous les incidents de la vie, et que le plus simple et le plus sage est de saisir au vol l'occasion, et, si elle manque, le prétexte pour faire du bien. Dans la vie telle que nous l'a faite la civilisation, un pareil principe, constamment et rigoureusement appliqué, amènerait plus d'une fois des frottements désagréables pour la chair. Que sera-ce au milieu d'un peuple qui se dégage à peine du limon de la barbarie, et pour lequel le souverain argument réside dans la vigueur du poing, ou l'adresse à manier le pistolet? La règle de conduite que Cartwright s'était imposée et à laquelle il demeura toujours fidèle, le jeta dans, de piquantes rencontres: il sut toujours s'en tirer à son honneur, et souvent il réussit à profiter de circonstances en apparence désespérées pour amener à l'Évangile des âmes incrédules et impies. Il n'a nulle crainte des situations étranges, violentes même; il est ingénieux pour en sortir. Après avoir lu les faits innombrables que renferme son livre, on ne sait ce qu'on doit admirer le plus, de cette prodigieuse souplesse d'esprit qui vient à bout de toutes les difficultés et qui a des ressources toujours prêtes, de cette intrépidité calme et sans forfanterie qui ne recule jamais devant le feu, quelque imprévu et quelque nourri qu'il puisse être, ou de cette habileté à tirer des aventures les moins édifiantes au premier moment une occasion généralement heureuse de propagande chrétienne.

Un jour, il offensa gravement un officier, en interpellant d'une rude façon, du haut de la chaire, son fils qui jetait le trouble dans une réunion. Le père irrité voulait que le prédicateur lui fit des excuses. Cartwright, convaincu qu'il avait usé de son droit et accompli son devoir, refusa nettement toute rétractation, et affirma que, si le fait se renouvelait, il agirait de même. L'officier entra alors en fureur, lui prodigua les injures et lui déclara que, s'il croyait qu'il osât venir sur le terrain, il le provoquerait en duel.

- Qu'à cela ne tienne ! major, répondit calmement le prédicateur si vous me provoquez, j'accepterai le défi.
- Eh bien ! Monsieur, s'écria l'autre, je vous défie pour un combat à mort.
- Très bien, poursuivit Cartwright, j'accepte. Seulement, d'après les lois de l'honneur, j'ai le droit, je suppose, de choisir mes armes.
- Certainement.
- Alors, dit Cartwright avec le plus grand sérieux, nous allons nous arrêter ici même, et prendre chacun une tige de blé. Je n'en veux qu'une pour en finir avec vous.

À ces mots, l'officier ne contint plus sa rage, et serrant les poings, il s'écria :

- Si j'osais tomber sur vous à coups de cravache, je vous mettrais en pièces.
- Oui, oui, major, répondit le vaillant prédicateur, mais, grâce à Dieu, vous ne le pouvez pas. Et si vous aviez le malheur de l'essayer je vous préviens que le diable qui sortirait de chez vous, pourrait bien entrer chez moi, et la partie ne serait pas belle pour vous.

Le major ne s'attendait pas à être reçu de cette façon, et l'air décidé et les formes athlétiques du prédicateur lui prouvèrent qu'il avait affaire à forte partie. Il s'en alla, vomissant des blasphèmes, les yeux injectés de sang et la face pourpre de rage. Le soir, on vint de sa part appeler Cartwright, il réclamait le pasteur. Sa colère avait été suivie d'un affaissement général et d'une crise physique et morale tout à la fois. Lorsqu'il vit celui qu'il voulait mettre en pièces peu avant, il lui fit des excuses, et réclama ses prières pour obtenir le pardon de Dieu. Cartwright, qui avait prévu cette réaction, montra à cette âme le Sauveur, et il eut la joie de voir le major se convertir et commencer une vie nouvelle.

Dans une autre circonstance, notre intrépide pionnier, provoqué aussi à un combat singulier, accepta le défi, et s'en tira d'une façon analogue, en mettant en fuite son adversaire. Il ajoute à son récit cette remarque significative :

« Si l'on me demandait ce que j'eusse fait de mon homme s'il m'avait suivi sur. le terrain, j'avoue que la question est un peu épineuse, mon principe étant d'aimer tout le monde et de ne craindre personne. Je ne me suis jamais fait à l'idée d'être cravaché par qui que ce soit, et, d'un autre côté, je n'ai jamais eu l'habitude de préméditer des expédients pour me tirer d'affaire en de telles occurrences. Sûrement qu'avant toutes choses j'eusse proposé la prière à mon adversaire; puis j'aurais suivi les directions de la Providence. »

Toute la règle de conduite de Cartwright est renfermée dans ces derniers mots.

Ses procédés variaient suivant les circonstances; tous cependant portaient un cachet si spécial qu'il eût été impossible de les attribuer à autrui. Voici un trait qui montre, comme tant d'autres, l'énergie de volonté et la force de foi qu'il savait déployer à sa manière, pour arracher une âme au péché.

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