Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

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PIERRE CARTWRIGHT

(Suite)


La femme du prédicateur local. - Conversion d'un incrédule. - Cartwright au milieu des esclaves. - Sa conduite avec des pécheresses. - Son talent de prédicateur. - Une prédication dans un camp religieux, d'après un témoin auriculaire. - Opinion de MM. Cucheval-Clarigny et Jobson. - Les griefs de Cartwright contre la civilisation moderne. - Cartwright docteur. - Il est élu membre de la députation de l'Ohio. - Son jubilé. - Sa mort.

« Dans mon district vivait un prédicateur local, de petite taille, mais d'ailleurs paisible, aimable et d'un excellent naturel. Il avait une piété sincère, et était un bon et utile prédicateur. Sa femme, au contraire, possédait toutes les mauvaises qualités imaginables; elle était toujours de mauvaise humeur, et ne s'occupait qu'à gronder et quereller; elle avait surtout une inimitié violente contre la piété. Quand son pauvre mari voulait aller prêcher, elle lui cachait ses habits; elle ne voulait pas non plus qu'il priât avant le repas, ni qu'il célébrât le culte domestique. S'il essayait de prier, elle faisait autour de lui tout le tapage possible; elle renversait les chaises, et, si elle ne parvenait pas à l'interrompre, elle lui jetait le chat en plein visage, tandis qu'il priait. Pauvre petit homme ! il y aurait eu là de quoi désespérer le plus patient. Il avait invité plusieurs prédicateurs à venir parler à sa femme pour essayer de l'apaiser, mais eu vain : elle s'était irritée comme un vrai démon et les avait injuriés. J'avoue que, bien que cet ami m'eût invité souvent moi-même, je n'avais pas osé m'aventurer dans cette maison. À la fin pourtant, je me rendis à ses instances et l'accompagnai chez lui un soir, dans l'intention d'y passer la nuit. À peine entré, je vis que la femme enrageait de mon arrivée, et que le diable entrait en elle : je me décidai aussitôt à faire une grande tentative. Le souper fini, le mari lui dit avec toute l'affabilité possible :

- « Allons, ma femme, laissons là un moment nos petites affaires, et ayons la prière.

Elle donna alors libre carrière à son mauvais vouloir, et s'écria :

- Je ne veux pas être assommée par vos prières.

J'essayai de la calmer et de lui faire entendre raison; mais toute la douceur dont j'usai ne servi qu'à l'irriter davantage; elle se mit à jurer et à m'insulter. Je pris alors un visage sévère et lui dis :

- Madame, si vous étiez ma femme, je vous guérirais de vos mauvaises habitudes, je vous en réponds.

Elle se mit à vociférer contre moi une telle volée d'injures et de blasphèmes que j'eus de la peine à me contenir.

- Taisez-vous, lui dis-je, nous allons prier.

Elle n'en tint aucun compte.

- Taisez-vous, répliquai-je, ou je vous mets à la porte.

Cette menace la rendit furieuse; elle me montra le poing, et jura qu'il faudrait une autre sorte d'homme que moi pour la faire sortir. Je la saisis alors par un bras, et la faisant tournoyer sur elle-même, je la poussai dehors par la porte de la cabine qui était ouverte. La porte, destinée à supporter les agressions des Indiens, était massive et solide; je la fermai aussitôt sur elle et la laissai s'arracher les cheveux, pousser des hurlements et des jurements comme je n'en ai jamais entendu. Je me mis alors à prier avec toute mon ardeur comme je ne l'ai jamais fait; je ne saurais décrire maintenant toutes les émotions qui se pressaient en moi en ce moment; je puis dire seulement que j'étais décidé à vaincre ou à mourir. Puis, pendant qu'elle continuait à écumer de rage et à vociférer au dehors, je me mis à entonner de toutes mes forces un cantique, et ma voix couvrit bientôt la sienne. Les cinq ou six enfants s'étaient enfuis et blottis sous les lits. Pauvres petits ! ils étaient à moitié morts de terreur.

Je continuai à chanter au dedans et elle continua à crier et à tempêter au dehors. Le moment vint pourtant où elle perdit l'haleine et la voix d'épuisement. N'ayant plus de force, elle se tut, puis elle se calma, et bientôt frappa à la porte en disant :

Monsieur Cartwright, permettez-moi d'entrer.

- Vous conduirez-vous convenablement si je vous ouvre? demandai-je.

- Oh! oui, je vous le promets, répondit-elle. « Je me tins alors sur mes gardes pour éviter une surprise, puis j'ouvris la porte, la saisis par la main, et allai l'asseoir près du feu. La pauvre femme avait tant crié et écumé qu'elle était toute en sueur et pâle comme la mort. Une fois assise, elle s'écria :

- Oh ! quelle folle je suis!
- Oui, répondis-je, vous êtes bien l'une des plus grandes folles que j'aie jamais vues. Et maintenant, n'oubliez pas ce que je vais vous dire : si vous ne vous repentez pas de tout ce que vous avez fait, vous vous en irez sûrement à la fin avec le diable.

Elle ne soufflait pas un mot. Je tirai les enfants de dessous le lit, et leur dis :

- Venez, mes petits, votre mère ne vous battra plus.

Puis j'invitai le mari à prier; nous priâmes tous les deux. Elle était aussi tranquille qu'un agneau.

Et maintenant, mon cher lecteur, bien que ce soit là l'un des cas les plus difficiles que j'aie jamais rencontrés, je dois ajouter, à la gloire de la grâce de Dieu, que, moins de six mois après cette lutte avec le diable, cette femme était très sérieusement convertie à Dieu; et si jamais transformation fut remarquable, ce fut bien celle-là. Les enfants, en grandissant, devinrent pieux; cette famille, heureuse dès lors, fut aussi utile à la cause de Dieu qu'elle lui avait été nuisible précédemment. »

Cartwright, ou l'a vu, avait la main remarquablement ferme et l'esprit naturellement intrépide. On ne peut nier que ces dons naturels ne lui fussent d'une grande utilité dans la vie aventureuse qu'il menait et qu'il ne sut en tirer parti admirablement. On aime toutefois à rencontrer dans ses récits des procédés de conversion moins violents. On se plaît, par exemple, à le voir conquérir à la piété, par des voies de conviction plus régulières et plus douces, un homme qui l'avait menacé de lui faire un mauvais parti et qui répandait sur son compte les bruits les plus injurieux. Cartwright, apprenant qu'il vient à un camp religieux qu'il préside, oublie ses griefs personnels, ne se met pas en peine des motifs qui peuvent amener son adversaire, et va à sa rencontre pour lui offrir l'hospitalité. « Nous avons, lui dit-il, une grande tente destinée aux prédicateurs et bien fournie de bons lits; je vous y offre une place; venez avec moi. » L'autre accepte avec hésitation, tout confus de ces procédés si nouveaux et si peu mérités. Cartwright, qui ne veut pas le prendre par surprise, a soin de lui dire, en l'introduisant dans la tente : « Maintenant, Monsieur, mettez-vous à votre aise comme chez vous, car je ne vous cache pas que je compte vous voir sérieusement converti avant la fin de nos assemblées. » Cette déclaration si franche commence à jeter le trouble dans l'âme de cet incrédule; les égards dont l'entoure l'homme qu'il avait odieusement calomnié achèvent d'ouvrir ses yeux et son coeur, et sous une prédication puissante du missionnaire, il s'opère en lui une oeuvre de transformation spirituelle.

On aime à voir Cartwright, l'homme fort, se faisant tout à tous pour en gagner quelques-unes, et, à cet égard, ses mémoires abondent en pages touchantes. Les pauvres noirs ont spécialement toutes ses sympathies, et il profite de toutes les occasions qui s'offrent à lui pour défendre leurs intérêts. Il se trouva une fois dans le voisinage de deux plantations, sur lesquelles il y avait plus de cent vingt nègres excessivement corrompus, et pour qui l'ivrognerie, la débauche et le vol étaient les plus vulgaires méfaits. Le prédicateur, voyant que personne ne s'occupait de ces pauvres gens, se sent ému de piété à leur égard et se demande ce qu'il pourrait faire pour eux. Il sollicite et obtient la permission de les réunir. Ils accourent avec curiosité à une invitation dont ils ne comprennent guère l'intention. Pendant les quelques heures qu'il passe avec eux, Cartwright leur ouvre son coeur affectueux, les traite en frères et en enfants, leur parle des miséricordes infinies de Dieu et de son pardon, puis il leur retrace leur conduite sous ses côtés les plus sombres. Les larmes coulent de tous côtés sous la parole pénétrante du serviteur de Dieu; la repentance germe et porte dans toutes ces âmes ses fruits amers mais salutaires. Cette réunion familière fut l'origine d'un grand réveil religieux au milieu de ces pauvres esclaves, et quelques semaines après, le pasteur eut la joie d'admettre dans l'Église soixante et dix de ces nouveaux convertis.

Si l'Évangile a assuré aux captifs la liberté spirituelle et s'il leur a assuré l'émancipation, même extérieure, il a travaillé aussi à la suppression de toutes les servitudes morales qui souillent et dégradent l'humanité. Le pasteur chrétien est à sa place auprès de toutes les âmes avilies, et le disciple ne se déshonore pas plus que son maître ne l'a fait en approchant des foyers du vice pour y apporter la lumière et la paix. Nulle part le courage chrétien de notre pionnier ne nous paraît plus à sa place que dans les circonstances où il s'avance à la rencontre de toutes ces difformités du corps social, pour y porter d'abord, d'une main virile, le fer et le feu de la loi qui condamne, mais pour y déposer ensuite le baume divin de la grâce qui apaise et qui guérit. Il n'est peut-être jamais si grand que dans cette circonstance où, à sa prédication, deux pauvres femmes dégradées et souillées par le vice sont touchées et convaincues de péché. Elles viennent ensuite lui demander ses prières et ses consolations, malgré certains chrétiens pusillanimes et inconséquents qui voudraient les repousser pour ne pas compromettre la réputation de leur réunion et celle de leur pasteur. Il faut voir et admirer celui-ci dans la sainte indignation qu'il laisse éclater contre ces disciples aux bras étroits, qui veulent être plus sages que Jésus, l'ami des péagers et des femmes de mauvaise vie. Puis avec quelle mansuétude il offre le salut et montre l'Agneau de Dieu à ces pauvres âmes; avec quel courage il brave l'opinion pour ouvrir les portes de l'Église à ces femmes auxquelles le Maître a ouvert le trésor de ses compassions!

Presque tous les faits que nous avons cités ont montré l'incomparable puissance de la parole de Cartwright. Mais c'est surtout dans les grandes assemblées en plein air qu'il faut voir à l'oeuvre le talent de notre pionnier, pour en comprendre toute la vigueur et toute l'originalité. On ne saurait en avoir la mesure si on ne l'a pas vu aux prises avec les masses populaires, les électrisant par l'ascendant de sa foi et les soulevant au gré de sa volonté énergique. Nos lecteurs ont déjà pu se convaincre que peu d'hommes autant que celui-là ont joui de la faculté d'imprimer par la parole leur pensée sur l'âme et sur la conscience de leurs semblables. Le moment est venu où nous devons essayer de mettre en lumière Cartwright comme orateur populaire. On nous saura gré de laisser la parole à des témoins dont les impressions auront plus d'autorité que n'en pourraient avoir nos commentaires.

Voici d'abord le récit des impressions d'un auditeur du dehors, dont la parole nous semble avoir d'autant plus de poids qu'elle est complètement désintéressée. Son récit nous a tellement captivé, que nous n'avons pas songé à l'abréger; nos lecteurs n'y perdront rien. Nous n'avons pas voulu non plus modifier le style parfois un peu laïque de ce récit.:

« Immense fut la foule qui se rassembla au camp religieux de Springfield, le second dimanche de septembre 1832. Un attrait puissant avait mis en mouvement, dans les comtés avoisinants. cette grande masse de peuple, qui était accourue de plus de cent milles à la ronde : le nouveau président du district, récemment arrivé du Kentucky, orateur d'une grande réputation, devait se faire entendre en ce jour. L'éclatant prestige de sa renommée l'avait devancé; de là l'empressement avec lequel on accourait pour entendre un homme que la voix publique élevait si haut.

« Les clartés du matin avaient paru à l'Orient, splendides comme un songe céleste; mais notre héros n'avait pas fait son apparition. Il était onze heures, - l'heure sacrée où détonne toute la grosse artillerie de l'orthodoxie, et l'on n'avait aucune nouvelle du prédicateur attendu. Un prédicateur ordinaire monta en chaire à sa place, et, très affecté du désappointement de tout le monde, il y mit la dernière mesure par un sermon plus que misérable. La foule, impatiente et vexée de ce contretemps, commençait à se disperser, quand survint un incident qui réveilla la curiosité et rallia les groupes épars. Un messager venait d'arriver, porteur d'un billet qu'il remit au prédicateur malencontreux, qui, tout heureux de cet incident, l'ouvrit et en communiqua le contenu à l'assemblée. Voici en quels termes était conçue cette singulière missive :

« Mes chers frères. - Le diable a estropié mon « cheval, ce qui me mettra dans l'impossibilité « d'assister avant ce soir à vos réunions. J'aurais bien pu faire le voyage à pied; mais je n'aurais jamais eu le courage d'abandonner mon pauvre Paul, qui n'a d'ailleurs jamais lui-même abandonné Pierre. Les chevaux n'ayant pas d'âme à sauver, je pense qu'il est du devoir des chrétiens de prendre le plus grand soin de leur corps.

Veillez et priez, et ne laissez pas le diable vous prendre par surprise et pénétrer dans vos rangs d'ici à l'heure où s'allument les flambeaux. À cette heure-là, je serai à mon poste.

Votre frère, PIERRE CARTWRIGHT. »

La nuit vint; les étoiles s'allumèrent dans le ciel. Le camp, véritable village tout composé de tentes aussi blanches que la neige, s'illumina de clartés abondantes, qui faisaient briller et étinceler les arbres de la forêt comme s'ils eussent été rendus incandescents par un incendie. C'était un spectacle vraiment féerique.

Une forme humaine se dressa lentement dans la chaire, et, tandis que tous les yeux se fixaient sur l'étranger, il indiqua un hymne pour ouvrir le culte. On a dit de Burke qu'un seul éclair de son regard suffisait pour révéler la puissance de parole de cet homme extraordinaire. Comme je tiens à être exact, je dois dire que tel n'était pas le cas ici; j'avoue que ma première impression fut ambigüe, énigmatique, un peu désagréable même. La figure de l'orateur était longue, grosse, massive; une épaisse chevelure noir d'ébène l'encadrait et complétait cette apparence presque gigantesque de la physionomie. Ajoutez à cela des sourcils épais et proéminents. sous lesquels des yeux petits et noirs étincelaient comme des diamants un teint basané comme par l'effet d'un soleil méridional et des lèvres toujours légèrement entr'ouvertes sous l'empire d'un fin sourire, et vous aurez un portrait assez fidèle de Cartwright, le célèbre prédicateur des bois.

Bien que je n'aie pas perdu un mot, du commencement à l'amen final, je ne voudrais pas tenter de reproduire la substance ou la forme de ce sermon. Je connais différentes sortes de sermons; mais il me serait impossible de rattacher à aucune de ces catégories celui que j'entendis ce jour-là; il était sui generis.

Il commença d'une voix pleine, dont les modulations étaient savamment graduées; sa voix vibra dans la calme atmosphère du soir en produisant sur moi quelque chose de l'effet des décharges successives de la foudre. Les ministres méthodistes sont renommés pour la sonorité et l'étendue de leur organe; mais je doute qu'on trouve une voix qui puisse soutenir la comparaison avec celle de Cartwright, soit pour la puissance, soit pour l'harmonie. L'introduction du discours dura dix minutes environ, et se composa de pensées générales qui ne sortaient pas de la sphère connue où se meuvent d'habitude les exordes. Mais, au moment même où il aborda directement son sujet, il s'opéra en lui une sorte de transformation que je ne saurais décrire : sa face s'éclaira, son regard s'enflamma, son geste devint animé, et je ne puis le comparer qu'aux rapides éclairs que jette une torche que l'on agite dans l'air; son visage prit une expression d'inimitable bonne humeur, et sa parole se mit à se précipiter comme un torrent d'étrange et sauvage éloquence. C'étaient des traits pétillants d'esprit, destinés à monter le ridicule des systèmes auxquels s'attaquait l'impitoyable critique du prédicateur, et qui les faisaient voler en éclats aux applaudissements de l'immense assemblée. C'étaient des anecdotes d'une nature exceptionnellement gaie, quoique renfermant toujours un enseignement moral, qui pleuvaient, comme une grêle serrée, sur cette foule électrisée, et provoquaient un rire homérique, comme l'Ouest seul en connaît.

Au premier moment, ou voyait sur bien des visages naguère austères et mélancoliques se succéder les diverses phases d'une lutte impossible contre une émotion spontanée et contagieuse; quelques collègues du prédicateur, surpris par cette brûlante harangue, fronçaient le sourcil et prenaient un visage allongé; ils ne s'étaient pas attendus bien évidemment à un succès de ce genre, et je crois qu'ils en étaient un peu scandalisés. Ils ne tardèrent pas cependant à être gagnés eux-mêmes par cette parole entraînante. Chaque mot, chaque geste avait une irrésistible puissance comique, et, au risque de scandaliser le lecteur, je dirai que jamais pièce de Mather ou de Sheridan n'eut un pareil succès. L'orateur avait à dépeindre la folie du pécheur, et il l'attaqua avec cette arme meurtrière du ridicule que connaît tout homme de l'Ouest, mais que personne n'a jamais su manier comme Cartwright; son esprit caustique se donna libre carrière en dépeignant les contradictions de l'impie, des absurdités et les bassesses dont sa conduite fourmille, les ressources misérables auxquelles il a recours. Il mit le péché au pilori et le flagella au nom du bon sens. Cette première partie dura une demi-heure environ : le succès fut immense, mais d'une nature telle qu'après avoir ri comme tout Je monde, je commençai à craindre que la nature toute spéciale de ce succès ne nuisît énormément au résultat final que le prédicateur devait poursuivre.

Comment, me disais-je, pourrait-il maintenant arracher ses auditeurs à ce tourbillon de joyeuse humeur où il les a lancés ? S'il continue jusqu'au bout de cette manière, n'est-il pas à craindre qu'une fois l'entraînement passé et la réflexion venue, il ne s'opère dans les esprits une réaction qui serait fatale à sa réputation. Chaque auditeur ne s'en voudra-t-il pas quand il se dira de sang-froid, une fois la fièvre de l'excitation passée, qu'on l'a amusé avec des sujets d'une importance majeure avec des questions qui touchent à ce qu'il y a de plus sacré, aux intérêts éternels de l'âme.

Quoi qu'il en soit, nous n'aurons décidément pas un réveil ce soir; car, notre orateur fût-il un magicien, je le mets au défi de remonter le courant des dispositions de la foule, en les rendant sérieuses.

Ainsi me parlais-je à moi-même, ci pendant ce temps le prédicateur adoucissait graduellement sa manière; sa parole changea d'allure; elle me fit l'effet de ce vent violent qui précède les lourdes nuées porteuses de la fondre et de la tempête Ses traits avaient perdu cette expression satirique qui les caractérisait ; sa voix était devenue ardente; elle fut bientôt austère et solennelle, et elle ne tarda pas à vibrer sous l'empire d'une émotion intense. Ses yeux n'étaient plus étincelants de clartés étranges; ils se voilaient de larmes abondantes, qui jaillissaient des sources vives d'une émotion sincère. Ma plume se refuse à décrire 19 révolution complète, la réaction inouïe qui s'opéra dans les sentiments de la foule. Le prédicateur dépeignit les horreurs de l'enfer, juste punition et conséquence logique du péché, et il sut mettre une telle puissance de conviction et une telle énergie de sentiment dans cette description, que toutes les physionomies étaient bouleversées par ce tableau, et que les regards effrayés se tournaient instinctivement vers la terre, qui semblait sur le point de s'ouvrir sous les pieds des inconvertis pour les engloutir dans l'abîme sans fond. Des hommes courageux, qui n'avaient pas pleuré de leur vie, gémissaient d'une façon lugubre et désespérée; des femmes de la haute société, couvertes de soie et de bijoux, poussaient des cris de détresse vraiment lamentables.

À ce moment, le prédicateur changea une fois encore le thème de son discours; il se mit à dépeindre les joies d'une mort chrétienne, la foi qui la transforme, l'espérance qui l'illumine; il fit assister ses auditeurs à ces scènes augustes; il montra l'âme du juste s'élançant vers les réalités invisibles sur les ailes d'un saint enthousiasme, puis les anges venant à sa rencontre et l'introduisant dans les demeures célestes. L'orateur se surpassa encore dans cette description, à laquelle il donna un caractère grandiose et émouvant. Son âme était dominée par un tel enthousiasme et sa parole avait une telle puissance pour le communiquer, qu'au moment le plus pathétique du discours, l'assemblée entière se leva comme un seul homme et tous les regards se tournèrent en haut, comme pour saluer la vision glorieuse du monde à venir que le prédicateur semblait indiquer de son doigt levé vers le ciel et contempler de son regard radieux.

Cartwright, qui avait pour principe de ne pas laisser se refroidir les sentiments de ses auditeurs, invita tous ceux qu'oppressait le sentiment du péché à s'approcher de l'estrade à la suite de la prédication, pour avoir avec lui des entretiens familiers et pour prier. Cinq cents personnes environ, la plupart incrédules jusqu'à cette soirée, se levèrent Pour répondre à cet appel.

Ces réunions se continuèrent pendant deux semaines, et plus de mille convertis furent ajoutés à l'Église. Les plus grands succès oratoires de Cartwright datent de ces assemblées, et c'est en grande partie à son éloquence si énergique et si remarquable que le méthodisme est redevable de la haute position qu'il occupe dans l'Illinois.

J'entends le lecteur curieux qui me demande quelle est l'université qui a formé un pareil orateur, quelle est l'alma mater qui a élevé, un tel fils.

À cela je réponds que, comme un grand nombre de prédicateurs de son Église, Cartwright s'est formé dans la grande et incomparable université de la nature, qui a élevé Moïse, Homère, Platon, Shakespeare, Franklin, Washington et Patrick Henry. Tous ceux-là et bien d'autres ont grandi au milieu des montagnes élevées, des vallées profondes ou des vagues de l'Océan; ils ont étudié à la plus glorieuse des écoles, et la nature même a de sa propre main écrit leurs diplômes.

« Cartwright entra à dix-huit ans dans les rangs de l'itinérance, ne sachant guère que ce que la Bible et son recueil d'hymnes lui avaient enseigné. Année après aimée, il arpenta ses circuits sauvages des frontières, employant ses heures de voyage à lire et à méditer. Il dévora avec avidité dans ses longues courses des livres de littérature et de science. Il étudia de la sorte à fond les mathématiques, la philosophie, la théologie, le droit et plusieurs langues anciennes et modernes. Oh ! croyez-moi, croyez l'histoire tout entière de l'esprit humain, il n'y a pas de maître comparable à l'intelligence du travailleur solitaire avide de savoir et opiniâtre dans ses recherches, quand cette intelligence est poussée à l'action et guidée dans son effort par une volonté, invincible et vaillante. »

Nous avons laissé la parole très longuement à un admirateur de Cartwright; son témoignage, le mérite de se présenter sous forme de récit, ce qui laisse au lecteur toute sa liberté d'appréciation. On doit reconnaître tout ce qu'une pareille éloquence a d'étrange, d'inusité, de choquant pour des oreilles délicates comme les nôtres. Nous ne nous sommes pas lassé de répéter que dans l'Ouest la chaire chrétienne s'est accordé dès l'origine des immunités que nous n'avons guère le droit de lui disputer au nom des règles qui sont à notre usage. Nous n'avons pas songé d'ailleurs à présenter Cartwright à nos lecteurs comme un modèle de modération dans la parole, et d'équilibre dans le jugement; nous avons plutôt plaidé pour lui le bénéfice des circonstances atténuantes.

« Cette nature énergique, décidée, dit de son côté M. Cucheval-Clarigny (1), qui savait tirer parti des circonstances les plus défavorables, que les incidents les plus imprévus trouvaient toujours prête, devait plaire singulièrement aux populations remuantes de l'Ouest, aux yeux desquelles la force ou morale ou physique est un indice certain de supériorité. La facilité avec laquelle Cartwright passait et revenait du grave au gai, sa fécondité en anecdotes et en paraboles, sa verve sarcastique et ses accès de fougue, ses excentricités même, tout contrastait avec les habitudes solennelles et compassées des prédicateurs ordinaires, tout charmait et subjuguait la multitude. C'était surtout un improvisateur sans pareil; il fallait qu'il se sentît inspiré par la vue de la foule, par le spectacle de la nature ou par les circonstances; la préparation du cabinet ne lui était pas favorable. La conférence générale se tint une année à Boston, et les méthodistes tenaient à faire bonne figure dans une ville qui s'intitule l'Athènes de l'Amérique. Ils désignèrent pour prêcher dans les églises de Boston la fleur de leurs prédicateurs, et ils comptaient particulièrement sur Cartwright. Celui-ci avait fort à coeur de soutenir non seulement sa propre réputation et celle de son Église, mais l'honneur des gens de l'Ouest, et il se donna une peine extrême pour préparer deux sermons. Les Bostoniens trouvèrent qu'il prêchait comme tout le monde. Mortifié de cet échec, il abandonna toute préparation, et la troisième fois, il se donna libre carrière; il prêcha comme au milieu des bois : son succès fut immense. »

Voici enfin le témoignage du Dr. Jobson de Londres, qui a vu et entendu Cartwright, à la conférence générale d'Indianapolis. Ces lignes nous dépeignent le pionnier, arrivé à la vieillesse, et portant vaillamment sa soixante-treizième année.

« Le second de l'assemblée par l'âge est le docteur Pierre Cartwright, un homme grand, bien pris et robuste, dont le regard aussi bien que la parole respirent une certaine rudesse native mêlée d'une bonne dose d'humour. Ses chairs ont quelque chose de l'apparence d'un bloc de granit à peine ébauché, et ses traits ont la fermeté et l'aspect massif d'un chêne noueux et puissant. Il suffit de le voir pour se sentir en présence d'un homme intrépide et rompu à la fatigue.
On se tromperait étrangement toutefois sur l'expression de sa physionomie, si on s'imaginait qu'elle n'accuse ni Lin naturel heureux ni une âme bonne; tout au contraire, l'expression de ses lèvres et de ses yeux, la mobilité de ses joues annoncent une nature sympathique et affectueuse. Sa tête est forte et repose solidement sur de larges et massives épaules. Son front est élevé et ombragé par une forêt de cheveux grisonnants. La, coloration de ses yeux est extrêmement foncée; ils brillent comme deux feux noirs sous des sourcils incultes et hérissés, et les deux rides qui en marquent les coins ajoutent encore à l'expression particulière du visage. Sa peau nullement fine est fortement hâlée par le soleil. Sa voix tremble, lorsqu'il commence à parler, mais elle ne tarde pas à recouvrer son ancienne puissance; bientôt elle prend l'ampleur et la richesse des tons de l'orgue, et retrouve toute l'étendue et toute la puissance de sa virilité; l'orateur sait alors en faire jouer toutes les cordes.
Par moments, pour aiguiser ses traits et leur donner plus de mordant, il prend un ton et une physionomie tragiques, et se met à raconter quelque anecdote de la vie des bois, qui fait tordre de rire l'assemblée, tandis qu'il sait conserver lui-même un sérieux imperturbable. Il tombe alors sur son antagoniste avec une vigueur irrésistible et l'accable sous ses sarcasmes impitoyables. Les opposants viennent-ils à se multiplier et à combiner leurs efforts, il lance coup sur coup et avec une vivacité sans égale des arguments acérés, et des pensées éclatantes et brûlantes comme l'éclair. Puis, d'une voix qui a quelque chose du mugissement grandiose d'un ouragan dans les forêts, il éclate en avertissements solennels et en objurgations pressantes, avec une force qui accable l'adversaire et jette dans toutes les âmes un sentiment de sainte terreur. Il semble s'être donné pour mission spéciale de poursuivre et de couvrir de confusion les novateurs qui mettent en péril les institutions du méthodisme. Il remplit cette tâche avec toute l'ardeur et toute l'intrépidité d'un chasseur des bois, et il ne recule dans ses exécutions ni devant les évêques, ni devant les ministres, ni devant le peuple. Ces exécutions ont quelquefois un caractère vraiment terrible, et il se montre à la tribune de la conférence aussi intrépide et aussi irrésistible que le lion dans ses domaines.

« Cet homme unique et véritablement grand a été élevé au sein des montagnes les plus sauvages du Kentucky, et a été en son temps l'un des plus populaires et des plus puissants des prédicateurs en plein air. Son nom seul attirait des foules, innombrables au milieu des bois, pour ces camps religieux dont il était l'orateur préféré, et sous cette voix puissante, harmonieuse, retentissante comme la trompette, qui tout à tour se répandait en gémissements ou éclatait comme un tonnerre, suivant qu'il déplorait la triste et coupable condition des pécheurs ou qu'il dénonçait les châtiments qui allaient fondre sur eux, la multitude baissait la tête et ondulait comme les hautes herbes des prairies sous le souffle du vent (2). »

Cartwright ne pardonna jamais aux nouvelles moeurs qui travaillaient à transformer cette vieille Église des pionniers qu'il a servie avec tant de fidélité. S'il ne cachait pas sa mauvaise humeur contre la civilisation raffinée de nos jours, c'est qu'il redoutait l'influence énervante qu'elle exerce trop souvent sur la piété. S'il satirisait volontiers le clergé savant d'aujourd'hui, c'est qu'il ne pouvait s'empêcher de mettre en parallèle l'impuissance relative de ses efforts avec la grandeur des victoires remportées par les pionniers illettrés. Il était loin d'ailleurs de mépriser l'instruction, ce prédicateur qui, par ses seuls efforts, arriva à suppléer aux lacunes de sa première éducation et qui cachait, sous des dehors rudes, un esprit si étendu et si riche. Peu d'hommes en effet ont su si bien mettre à profit une longue existence que notre vieil ami. Mais il est resté jusqu'à la fin homme de l'Ouest par une naïveté sans bornes, une bonhomie cordiale, une bonté inépuisable, une modestie touchante. Peu d'hommes autant que lui auraient pu briguer des honneurs et des postes élevés dans son église; il les refusa constamment et préféra à tout autre titre le nom familier d'oncle Pierre, sous lequel il était connu dans les cabines du Far-west. Selon la coutume américaine qui décerne le doctorat, non pas toujours aux ministres les plus savants, mais à ceux dont les services ont été le plus utiles à l'Église, Cartwright devint docteur, à son corps défendant. Ce fut le seul honneur qu'il se laissa imposer, et il faut avouer que le bonnet doctoral a souvent couvert des têtes moins dignes que celle de ce vénérable serviteur de Jésus-Christ.

Je me trompe cependant : Cartwright a accepté d'autres honneurs, et, ce qui peut étonner au premier abord, des honneurs politiques. Cette circonstance l'honore trop d'ailleurs pour que nous la passions sous silence. Populaire comme il l'était dans l'Ouest, il aurait pu souvent obtenir les suffrages de ses concitoyens, s'il les avait brigués; il ne le fit que lorsque sa conscience lui en fit un devoir. Il avait quitté le Kentucky en 1826, pour sortir d'un État à esclaves, où son âme honnête était sans cesse révoltée par le spectacle des turpitudes auxquelles donnait lieu le commerce de la chair humaine; il lui était impossible du reste de vivre en bonne amitié avec les possesseurs d'esclaves. L'Illinois, où il s'établit et où il habita jusqu'à sa mort, n'avait pas admis sur son sol et dans sa constitution l'institution servile, mais dès ce moment certains membres de la législature de l'État voulaient remettre en question la loi qui interdisait l'esclavage, et usaient de tous les moyens pour arriver à leurs fins. Cartwright, dont l'esprit droit se refusait à admettre les sophismes avec lesquels les agitateurs essayaient d'introduire le travail Servile au nom de la liberté, ne craignit pas de descendre sur le terrain politique « pour empêcher, nous dit-il, que l'abomination de la désolation ne pénétrât là où elle ne doit pas être. » Par deux fois, il se fit élire député, et sa voix contribua à sauver son pays d'adoption du danger qui le menaçait. Dès que le péril fut conjuré, il déposa son mandat politique pour se vouer uniquement aux devoirs de sa vocation.

Cartwright a vécu assez longtemps pour assister à la défaite définitive de l'esclavage, et nul citoyen des États-Unis n'a salué avec plus de joie que lui ce grand événement qu'il a contribué plus que beaucoup d'autres à préparer, en inculquant aux rudes colons de l'Ouest une haine vigoureuse contre l'institution servile.

Le 24 septembre 1869, les méthodistes de l'Ouest célébrèrent le cinquantième anniversaire de l'entrée en fonctions de Cartwright comme président de district. La fête réunissait dans la ville de Lincoln (Illinois) un nombre considérable d'amis du vieux pionnier, et parmi eux plusieurs hommes éminents dans l'Église et dans l'État. On y entendit une foule de discours et l'on y lut beaucoup de lettres où revivait le souvenir de ce grand passé religieux de l'Ouest dont Cartwright était l'un des derniers survivants. Lui-même, d'une voix cassée par l'émotion plus encore que par l'âge, il prit la parole pour remercier ses frères de leur sympathie.

« Tous ces honneurs dont vous me comblez, dit-il, ne m'enorgueillissent pas. Je me sens profondément humilié devant Dieu et je me reconnais sincèrement un serviteur inutile de l'Église. Mais je rends grâce au Seigneur de ce que la piété m'a soutenu tout le long de ma carrière. Je n'ai plus assez de force peur continuer à travailler comme prédicateur itinérant régulier, et il faut que je me décide à prendre ma retraite. Je me retire donc de l'oeuvre régulière, mais je ne cesserai pas de l'aimer, Bien loin de là ! je vous déclare même, à vous tous, jeunes ou vieux prédicateurs, que, si j'avais à recommencer ma vie, avec la connaissance que j'ai des pertes et des croix, des labeurs et des souffrances qu'a à supporter un prédicateur méthodiste, je préférerais cette existence même à celle de président des États-Unis. Mais, je vous l'avoue, malgré mon grand âge, je suis tout désorienté à la pensée de renoncer à l'itinérance. Je ne saurais croupir sur place. Mais voici, je veux me confier en la protection de Dieu et en l'affection de son Église. »

Trois ans après, le 25 septembre 1872, Pierre Cartwright rendait paisiblement son âme à Dieu, à l'âge de quatre-vingt-sept ans et après soixante-huit ans de ministère.

Son nom vivra longtemps dans les souvenirs des habitants de la vallée du Mississippi. L'originalité, tranchons le mot, l'excentricité de Cartwright est bien pour quelque chose dans sa popularité. L'imagination du peuple a été frappée de cette étrange alliance des vertus de l'apôtre et des rudesses du colon. Aussi, si étrange que cela paraisse, il y dès maintenant dans l'Ouest, à côté de l'histoire authentique de Cartwright, telle qu'il l'a écrite lui-même, une histoire légendaire, qui, naturellement, renchérit sur les bizarreries déjà assez fortes de l'homme. Cette légende, chose curieuse, avait pris naissance du vivant de Cartwright, et c'est en vue d'y couper court qu'il se décida à écrire ses mémoires.

Au fond de la popularité qui entoure le nom du vieux pionnier, il y a quelque chose de mieux que le goût du peuple pour la singularité. Il y a de la reconnaissance pour ces vaillants missionnaires évangéliques qui ont conquis à l'Évangile, à la moralité et à la civilisation, ces populations nouvelles et fort mélangées que la colonisation a jetées sur l'Ouest.

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(1) Article de la Revue des Deux Mondes, du 15 août 1859. 
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(2) America and American Methodism, by Jobson, p. 207. 
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