Les
prédicateurs hommes de l'Ouest.
- Leur piété profonde. - Les
lacunes de leur culture intellectuelle. -
Les écoles dans l'Ouest. - Le type
du maître d'école des
premiers jours. - Les études des
candidats au ministère. - La
bibliothèque d'un pionnier. - La
Bible, objet de leur constante
étude. - L'opinion de Cartwright
sur les hautes études. - Les
prédicateurs de l'Ouest en contact
avec la civilisation. - Axley chez le
gouverneur de l'Ohio.
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Pour suivre les émigrants partout
où les entraînaient leurs goûts
nomades et aventureux, il fallait des hommes
doués d'aptitudes toutes spéciales et
taillés sur le modèle de ce peuple
qu'ils voulaient convertir. Il fallait, ou qu'ils
fussent sortis des entrailles mêmes de cette
société en formation, ou que du moins
leur éducation première et leur
tournure d'esprit ne leur défendît pas
absolument de s'identifier avec elle. Outre la
préparation religieuse
nécessaire à tout missionnaire, il
leur eu fallait une autre qui leur permît de
comprendre ces gens de l'Ouest, à
moitié civilisés, à
moitié sauvages, souvent
impénétrables et peu faciles à
aborder. Pour réussir, il était
indispensable que le missionnaire se
plaçât sur leur terrain,
vécût de leur vie, s'assît
à leur table, couchât sur leur grabat,
fût un des leurs, en un mot. On a vu, par
l'exemple d'Asbury, qu'il n'est pas absolument
impossible à un homme élevé
dans l'atmosphère des villes et
habitué à une existence aisée,
de se rompre à une pareille vie, et de
cacher, sinon de surmonter parfaitement, ses
répugnances. Mais l'évêque
était un de ces hommes comme un
siècle en produit peu, et il était
douteux qu'il pût sortir des classes
instruites et des classes moyennes de la
société, un nombre suffisant d'hommes
assez pieux et assez dévoués pour
renoncer aux postes honorés de l'Est et s'en
aller suivre les colons de campement en campement.
On le vit bien par ce qui arriva aux
presbytériens, par exemple, dont les
prédicateurs, sortis des universités,
ne rencontrèrent à l'origine que peu
de sympathie et furent souvent obligés de
renoncer à leur entreprise.
Asbury et ses collègues se
trouvaient donc en présence d'un
problème dont la solution était
embarrassante. ES comprenaient la nécessité de
suivre
pas à pas l'émigration et de ne 'pas
se laisser devancer par elle. D'autre part, les
besoins de l'oeuvre dans les États primitifs
réclamaient toutes les forces qui s'y
trouvaient déjà concentrées et
qu'il eût été imprudent
d'éparpiller. En cherchant dans le peuple
même de l'Ouest les instruments de
l'évangélisation de cette
contrée, Asbury fit ce que Wesley avait fait
en Angleterre, et l'avenir prouva que, dans un cas
comme dans l'autre, la Providence avait
indiqué la seule voie praticable, celle
où devait se rencontrer le
succès.
Ce fut donc principalement dans
le
peuple de l'Ouest que se recruta le nouveau
clergé, qui se donnait pour mission de
régénérer le pays; ce fut la
sève même de cette race forte et
entreprenante qui circula largement dans chacun de
ses ministres. Les premiers missionnaires, hommes
des frontières pour la plupart,
déterminèrent bon nombre de leurs
jeunes convertis à se consacrer à
l'oeuvre de l'évangélisation.
L'Église surveillait d'un oeil jaloux ceux
de ses adhérents dont l'intelligence et la
piété semblaient annoncer une
vocation sérieuse; elle éprouvait
leurs capacités en leur faisant gravir les
échelons des fonctions
ecclésiastiques; puis elles les
lançait dans l'oeuvre itinérante,
s'ils répondaient aux espérances
qu'ils avaient fait concevoir. Nés dans une
ferme, élevés au
milieu des rudes labeurs de la vie des bois et
formés par les privations attachées
à l'existence des colons, ils
possédaient la vigueur physique et
l'intrépidité de caractère que
l'on contracte dans un pareil milieu, et
étaient merveilleusement propres à
entreprendre un ministère itinérant
qui, dans les traits essentiels de su partie
matérielle, était la reproduction et
la prolongation de la carrière de
l'émigrant. Sorti des rangs du peuple, le
prédicateur pouvait sympathiser avec lui, et
la seule autorité qu'on pût lui
reconnaître et qu'il pût revendiquer
était celle qu'il tenait de ses talents et
de sa piété.
Cette piété du
prédicateur de l'Ouest était en
général profonde et naïve tout
à la fois. C'est par elle que son influence
était grande sur un peuple qui,
malgré sa légèreté,
conservait une admiration instinctive pour toute
distinction morale bien constatée. S'il
était loin d'être insensible au charme
des belles paroles, tien ne le touchait tant que le
spectacle d'une existence modeste toute
consacrée à Dieu et aux hommes. Le
christianisme pratique qui ne se démentait
pas par de lâches compromis avec l'esprit du
monde, le faisait réfléchir parce
qu'il le savait de bon aloi. On peut le dire, si
les prédicateurs méthodistes ont
remporté dans l'Ouest d'aussi grandes
victoires, s'ils ont partout ouvert la voie
à la civilisation et
à l'Évangile, il faut l'attribuer
avant tout à leur piété
intense et active. La sainteté et le
dévouement furent le meilleur commentaire de
leur prédication, ou plutôt ce fut une
prédication non interrompue et d'une
éloquence pénétrante
N'oublions pas qu'à la base de leur vie
chrétienne se rencontrait toujours une crise
marquée, une conversion claire et
décidée, et que cette conversion
elle-même reposait sur un vif sentiment du
péché. Ils possédaient une foi
entière en la puissance de Dieu, et ne
doutaient pas de l'efficacité de la
prière. On verra par quelques-uns des
récits que nous ferons plus loin quels
admirables résultats couronnèrent
cette foi si simple et si confiante. Ajoutons qu'un
autre caractère de leur piété,
c'était une grande soif de progrès et
de sanctification; ils prenaient au sérieux
les promesses bibliques se rapportant à la
sainteté et travaillaient à devenir
saints.
Les premiers missionnaires de
l'Ouest brillaient plus par leur
piété que par leur savoir. Leur
culture intellectuelle laissait assurément
beaucoup à désirer. Mais ils furent
ce qu'ils pouvaient être dans ces temps
difficiles. Il est même permis de penser que,
plus instruits, ils eussent eu moins de prise sur
le peuple et eussent fait moins de bien. Le souffle
des universités, en passant sur ces
âmes, les eût déflorées
peut-être, et, au lieu de
ces brûlants évangélistes
à la parole émouvante, le Grand-Ouest
eût compté quelques rhéteurs de
plus à ajouter à tous ceux que
diverses églises lui envoyaient et qui
échouaient misérablement
auprès d'un peuple qui ne les comprenait
pas. La plupart auraient eu peu de succès
à Boston on à New-York; mais leur
prédication débordante de la foi la
plus pure et du zèle le plus ardent
était adaptée aux besoins des gens de
l'Ouest.
Les premiers colons, tout
préoccupés des
nécessités les plus pressantes,
n'avaient pas toujours songé à
créer des écoles dans leurs
établissements. « Nous avions peu
d'écoles dans le pays, dit l'un de ces
pionniers dans ses mémoires, et
l'arrivée d'un maître d'école
était comme la visite d'un ange.
L'instruction était fort
négligée. On apprenait aux enfants
à lire; savoir écrire, en ces temps
reculés, était un luxe de science
qu'on se donnait rarement. Ceux qui par aventure
pouvaient fréquenter une école, se
trouvaient fort savants quand ils y avaient
passé trois mois. »
Partout où se bâtit une
église, on vit bientôt cependant
s'élever une école. Voici comment un
enfant de l'Ouest décrit un de ces
établissements primitifs : « J'ai.
gardé un souvenir vivant de la vieille
école où j'ai appris les
éléments du peu que je sais. Ses
parois comme celles de toutes les maisons d'alors,
étaient
formées par une superposition
ingénieuse de poutres à peine
équarries. La cheminée, ou pour
parler plus exactement le foyer, occupait tout le
fond de la salle, et en hiver, la seule saison
où l'école s'ouvrait, un gros tronc
d'arbre y flambait, nous réchauffant de sa
flamme joyeuse, et nous aveuglant parfois de sa
fumée incommode. Il me semble voir d'ici
l'instituteur, debout près d'une
fenêtre, dont les vitres de papier avaient
été rendues un peu transparentes par
une application d'huile ou de quelque autre corps
gras. Ce digne homme avait une foi profonde en
quelques proverbes du roi Salomon, tels que ceux-ci
: « La verge et la répréhension
donnent la sagesse. - La verge est pour le dos des
insensés. - Celui qui épargne la
verge n'est pas sage. » Tout au moins il
mettait tant de conscience dans la pratique de ces
préceptes que ses élèves ne
doutaient pas qu'il ne s'en fût bien
pénétré. Nous ne nous
souvenions pas de l'avoir vu une seule fois sans un
respectable gourdin à la main ou sous le
bras; et plus d'une fois nous pûmes constater
par expérience l'efficacité de ce
moyen héroïque pour stimuler les
intelligences paresseuses et faire éclore
les idées jusqu'alors engourdies. Parfois
même, lorsqu'il n'était pas de bonne
humeur, il faisait, au moindre bruit, une
distribution généreuse de coups sur ceux qui lui
tombaient
sous la main, persuadé que les innocents
eux-mêmes ne tarderaient pas à se
rendre dignes du châtiment. »
Le lecteur devine sans peine
qu'à de telles écoles les enfants
apprenaient fort peu. La plupart de nos
prédicateurs de l'Ouest ne
possédaient en fait d'instruction scolaire
que celle que l'on recevait dans de pareils
établissements; ce qu'ils savaient en plus,
ils l'avaient appris par eux-mêmes. Ils
étaient des hommes bien doués et fort
intelligents pour la plupart, et le
développement intellectuel remarquable
auquel plusieurs d'entre eux parvinrent fut le
résultat de leurs efforts pour racheter par
un travail opiniâtre les lacunes de leur
première culture. Les divers examens
auxquels étaient soumis les jeunes candidats
révélaient à leurs
frères les aptitudes qui se cachaient sous
une rude écorce, et, s'ils se voyaient
forcés d'éliminer bon nombre de
postulants, ils en recevaient à bras ouverts
d'autres en qui ils avaient reconnu une vocation
sérieuse. Les Jeunes gens qui sortaient
à leur honneur de ces diverses
épreuves étaient ensuite l'objet d'un
soin tout particulier de la part de leurs
aînés, qui avaient mission de les
former aux devoirs du ministère. Cette
initiation, à la fois théologique,
ecclésiastique et littéraire,
s'accomplissait ordinairement non dans un
séminaire, mais dans les
bois, sur quelque sentier, où le
prédicateur novice chevauchait à
côté de celui auquel était
confié son développement, au
début de sa carrière. Il devait
également, pendant ces années de
probation, parcourir un certain champ de lectures
théologiques Pierre Cartwright, un des plus
célèbres et des plus éloquents
de ces prédicateurs, n'avait passé
que pou de temps à l'école et n'en
savait pas bien long quand il entra dans les rangs
de la petite troupe itinérante. Il nous
raconte comment son président de district,
sous la tutelle duquel il avait été
placé, veillait sur ses études.
« William Mac-Kendree, mon président,
prenait le plus grand soin de mes études et
dirigeait mes lectures. Il faisait choix des
ouvrages de littérature et de
théologie que je devais étudier;
chaque trimestre, il me faisait subir un examen
pour s'enquérir de mes progrès. C'est
à lui, plus qu'à qui que ce soit au
monde, que je suis redevable du peu que je sais en
fait de connaissances générales et
théologiques. »
Au milieu de ses courses
incessantes, le prédicateur
méthodiste savait mettre à part
quelques heures de chaque journée pour
l'étude de ses livres; et comme sa valise
devait toujours être garnie d'ouvrages qu'il
était chargé de placer au milieu de
ses paroissiens, il avait ainsi une petite
bibliothèque sous la main. Nous tenons de l'un de
ces hommes, qui a eu
plus
d'une fois l'occasion de s'enquérir du
contenu de ces bibliothèques circulantes
que, à côté des livres purement
théologiques, il s'y rencontrait souvent des
oeuvres d'imagination. Young et Milton
étaient les compagnons favoris de plusieurs
de ces rudes enfants de l'Ouest. La grande
poésie du Paradis perdit devait les
impressionner vivement, et leur prédication,
où les images apocalyptiques du ciel et de
l'enfer prenaient une réalité
saisissante, empruntaient quelque chose aux
descriptions grandioses du poète puritain.
Au soir d'un voyage fatigant, ils consacraient les
dernières heures de la soirée, celles
qui suivaient leur prédication, à
lire, accroupis auprès des tisons
brûlant dans l'âtre, dont la lueur
vacillante leur tenait lieu d'une lampe, que la
pauvreté de leurs hôtes ne pouvait pas
leur fournir. Et le lendemain, levés avant
l'aube, ils se remettaient à l'étude
interrompue la veille, pendant que leur cheval
prenait sa ration avant de repartir pour marcher
une nouvelle étape.
S'ils étaient peu
versés dans les connaissances
générales dont l'ensemble constitue
une instruction libérale, ils rachetaient
leurs désavantages à cet égard
par une connaissance approfondie des livres saints;
et si le mot de Luther est vrai : « Bonus
textuarius, bonus theologus, » ils
étaient assurément
des théologiens peu ordinaires. La Bible
était l'arsenal de leur foi, et, avec la
connaissance qu'ils en avaient, ils purent vaincre
bien des hérésies qui naquirent
à la suite du réveil de l'Ouest. Ils
portaient dans la lecture de l'Écriture
cette exactitude méthodique qui les
caractérisait en tout. Ils avaient en
général dans leurs journées
des heures consacrées au recueillement, et
quand venaient ces heures, ils se faisaient un
devoir, quel que fût l'endroit où ils
se trouvaient. d'arrêter leur monture et de
vaquer à leurs dévotions. Ils
combattaient ainsi cette paresse spirituelle qui
s'introduit insensiblement dans l'accomplissement
des devoirs de la vie chrétienne, lorsqu'on
néglige de s'y livrer avec
régularité. Le sol sur lequel ils se
prosternaient était quelquefois glacé
ou couvert de neige, mais forcés souvent de
faire de ce sol même leur lit de repos, ils
n'avaient pas, ces délicatesses qui les
eussent bien mal servis dans leur rude existence.
Ils savaient, dans le sens spiritualiste de salut
Paul, mortifier leur corps et le tenir
assujetti.
Si, après ce que nous venons
de dire, quelqu'un voulait encore arguer des
lacunes de la culture intellectuelle de nos
prédicateurs à l'insuffisance de leur
ministère, et, sans tenir compte des
circonstances exceptionnelles de cette mission, condamner
à priori cette
théologie de grand chemin, nous nous
permettrions de donner la parole à l'un de
ces prédicateurs pionniers qui a blanchi au
milieu des solitudes de l'Ouest et dont les
états de service sont peut-être les
plus glorieux de tous ceux que cette noble
armée a enregistrés. Nous
rappellerons que l'homme si original qui parle dans
les extraits qui suivent est un vieillard, laudator
temporis acti, qui croit assez volontiers à
la supériorité des méthodes
qui ont réussi de son temps et entre ses
mains; nous rappellerons aussi que c'est un homme
de l'Ouest, dans l'acception la plus
complète du mot, ayant son franc-parler et
ne sachant pas ménager ses termes. Ce qui
suit, outre le lieu naturel qui l'unit à ce
que nous venons de dire, aura l'avantage de faire
connaître dans toute sa verdeur un des
caractères les plus originaux de l'Ouest
:
« Que l'on me dise,
s'écrie Cartwright, ce que serait devenu le
méthodisme si Wesley avait cru indispensable
d'initier ses prédicateurs aux hautes
études littéraires et
théologiques, avant de les lancer dans
l'oeuvre glorieuse qu'ils accomplirent sous la
direction. Et que serait l'Église
méthodiste épiscopale
elle-même, dans notre pays, si elle avait
jugé qu'un ministère savant lui
fût absolument nécessaire ? En
dépit de tous les préjugés de
soli éducation, Wesley comprit que, pour venir à
bout de l'oeuvre
que Dieu lui avait confiée, il devait
s'attendre au Seigneur, et mettre en campagne ses
prédicateurs laïques pour secouer un
monde endormi. Et si l'évêque Asbury
lui-même n'eût admis parmi ses
prédicateurs que des hommes d'une culture
intellectuelle supérieure,
l'incrédulité eût étendu
ses ravages sur tout notre pays. Je ne veux pas
déprécier l'instruction, mais en
vérité j'ai vu tant de ces
prédicateurs instruits qui me rappellent
« la laitue qui languit à l'ombre du
pêcher » ou « l'oiseau malade pour
s'être promené à la
rosée (1)
» que je m'en détourne avec
répugnance. »
On peut bien pardonner à ce
vieil enfant des forêts, si grand par sa foi
et par son zèle, ses sorties sarcastiques
contre les prédicateurs trop amoureux des
belles-lettres et qui font du ministère
sacré une affaire de diplômes et
d'académie. Il n'aime pas beaucoup les
séminaires et les universités
où l'on fabrique les pasteurs à la
douzaine, non par suite d'une haine inintelligente
du savoir (puisqu'il atteignit lui-même
à un degré peu commun de
connaissances), mais parce qu'il craint «
qu'en voulant donner plus d'instruction au
clergé, on n'éteigne chez lui le feu
sacré et qu'on ne tarisse les sources de
l'inspiration.
« Quant je songe, dit-il, aux
obstacles et aux embarras de toute nature que nos
premiers prédicateurs avaient à
surmonter pour répandre l'Évangile
dans les solitudes de l'Ouest, et que je mets en
balance les difficultés qu'ils rencontraient
de tous côtés avec les avantages si
grands dont jouissent leurs successeurs, je suis
émerveillé et confondu que nos
modernes prédicateurs ne prêchent pas
mieux et n'accomplissent pas, plus de bien qu'ils
ne le font. Autrefois le prédicateur
était obligé de passer bien des nuits
en plein air, sans feu et sans nourriture pour lui
et pour sa bête. Nous ne savions pas, pour la
plupart, conjuguer un verbe ni analyser une phrase,
et il nous était difficile de parler sans
maltraiter l'anglais du roi. Mais une onction
divine accompagnait notre parole; des milliers
d'âmes succombaient sous la puissance
irrésistible du Seigneur, et c'est ainsi que
l'Église méthodiste épiscopale
a été fermement plantée dans
les déserts de l'Ouest. »
Nos prédicateurs
étaient des enfants de l'Ouest, dans toute
la force du terme. Autant ils étaient
à l'aise dans leurs grands bois, en
présence d'auditeurs sympathiques et
facilement émus, autant ils se sentaient
dépaysés quand ils se trouvaient en
contact avec la civilisation. Quelques-uns d'entre
eux ne redoutaient rien tant que les citadins
moqueurs. Quand ils apparaissaient dans les villes,
ils y faisaient
une
figure un peu étrange, et ils n'avaient rien
de plus pressé que de regagner en toute
hâte leurs solitudes. Plusieurs d'entre eux,
enfants d'émigrants, passaient presque toute
leur vie dans les humbles cabanes et dans les
misérables campements de la vallée du
Mississippi, et, lorsqu'à l'occasion d'une
conférence pastorale, ils étaient
appelés à s'éloigner
momentanément du théâtre
habituel de leurs travaux, ils apportaient dans les
villes une gaucherie et un sans-façon qui
les faisaient remarquer. Laissons Cartwright nous
raconter à ce sujet un trait assez piquant,
concernant l'un de ses collègues
:
« Le frère Axley et moi
nous n'étions qu'un. L'un et l'autre nous
avions, grandi dans les bois et étions
initiés à la rude vie des
frontières. Axley était vraiment un
enfant de la nature; il avait un grand fond de
vigueur et de fermeté dans le
caractère. Ajoutez à cela une
excentricité sans exemple. D'ailleurs, il
était complètement étranger
aux moeurs de la vie civilisée. Voici ce qui
nous arriva chez M. Tiffin, gouverneur de
l'État d'Ohio. Axley ayant
prêché à ma place, le
gouverneur et sa femme en furent enchantés.
Leur table hospitalière était ouverte
à tous les prédicateurs et nous
dûmes loger, sous leur toit. Le gouverneur
avait l'humeur joviale et aimait à rire; sa
femme se possédait beaucoup mieux et savait prendre
-un air grave quand
il le
fallait. À l'heure du souper, on nous servit
du poulet. Le frère Axley, auquel une cuisse
était échue en partage, ne prit pas
la peine de la découper, mais, la saisissant
à pleine main, la déchira à
belles dents, selon la mode de l'Ouest, puis il
siffla le chien et lui jeta l'os au milieu du
tapis. Je vis que le gouverneur avait grande envie
de rire; il se contint pourtant; Madame Tiffin me
fit un signe imperceptible de la tête pour me
recommander le sérieux.
« Après le souper, la
femme du gouverneur demanda à mon ami s'il
voulait une tasse de café ou de thé.
Celui-ci lui demanda si elle avait du lait, et, sur
sa réponse affirmative : « Eh bien!
dit-il, donnez-moi du lait; les gens de ce pays
m'ont presque échaudé l'estomac, avec
leur thé et leur café, que je n'aime
guère. » Cette fois-ci le gouverneur
eut la plus grande peine à contenir son
hilarité. Pour moi Je n'y tenais plus et
j'aurais volontiers quitté la table pour
rire à mon aise, mais encore cette fois
Madame Tiffin demeura très-sérieuse
et me fit un signe de tête.
« Le soir, quand nous
fûmes seuls dans la chambre que nos
hôtes nous avaient assignée, je dis
à mon ami : « Frère Axley, vous
êtes assurément l'être le moins
civilisé que j'aie jamais vu.
N'apprendrez-vous jamais à
vous bien comporter dans le
monde? - Qu'ai-je donc fait? me demanda-t-il. - Ce
que vous avez fait? Vous avez pris à pleine
main une cuisse de poulet et vous l'avez
déchirée à belles dents au
lieu de la couper, puis vous avez sifflé le
chien et vous lui avez jeté l'os au milieu
du tapis. Bien plus, à la table du
gouverneur et en présence de sa femme, vous
vous plaignez des gens qui vous échaudent
l'estomac avec du thé et du café.
» Il fondit en larmes et me dit : «
Pourquoi ne m'avez-vous pas averti? Je n'en sais
pas davantage.
Le lendemain, à notre
réveil, il aperçut le plafond :
« Bon, dit-il, quand je retournerai chez nous,
je dirai à nos gens que j'ai couché
dans la maison du gouverneur, une maison toute en
pierre et toute plâtrée en haut comme
sur les côtés. »
Il avait passé sa jeunesse
dans une hutte de cannes et n'avait vu encore que
des maisons faites de troncs d'arbres mal
équarris; c'était donc merveille pour
lui de voir une maison de pierre et de coucher dans
une chambre plafonnée. Mais je vous assure,
mes chers lecteurs, que c'était un grand et
bon ministre de Jésus-Christ. Il
répétait souvent qu'un
prédicateur fidèle et sincère
avait à combattre une trinité de
démons, à savoir : le luxe,
l'eau-de-vie et l'esclavage, et il prêchait
rarement sans tomber sur ces trois démons
comme un véritable serviteur de Dieu. »
Ces pionniers de l'Ouest, qui, pour la plupart, figuraient si gauchement dans un salon, retrouvaient tous leurs avantages au milieu des populations naïves de l'Ouest.
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