Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

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LES PRÉDICATEURS PIONNIERS.


Les prédicateurs hommes de l'Ouest. - Leur piété profonde. - Les lacunes de leur culture intellectuelle. - Les écoles dans l'Ouest. - Le type du maître d'école des premiers jours. - Les études des candidats au ministère. - La bibliothèque d'un pionnier. - La Bible, objet de leur constante étude. - L'opinion de Cartwright sur les hautes études. - Les prédicateurs de l'Ouest en contact avec la civilisation. - Axley chez le gouverneur de l'Ohio.

Pour suivre les émigrants partout où les entraînaient leurs goûts nomades et aventureux, il fallait des hommes doués d'aptitudes toutes spéciales et taillés sur le modèle de ce peuple qu'ils voulaient convertir. Il fallait, ou qu'ils fussent sortis des entrailles mêmes de cette société en formation, ou que du moins leur éducation première et leur tournure d'esprit ne leur défendît pas absolument de s'identifier avec elle. Outre la préparation religieuse nécessaire à tout missionnaire, il leur eu fallait une autre qui leur permît de comprendre ces gens de l'Ouest, à moitié civilisés, à moitié sauvages, souvent impénétrables et peu faciles à aborder. Pour réussir, il était indispensable que le missionnaire se plaçât sur leur terrain, vécût de leur vie, s'assît à leur table, couchât sur leur grabat, fût un des leurs, en un mot. On a vu, par l'exemple d'Asbury, qu'il n'est pas absolument impossible à un homme élevé dans l'atmosphère des villes et habitué à une existence aisée, de se rompre à une pareille vie, et de cacher, sinon de surmonter parfaitement, ses répugnances. Mais l'évêque était un de ces hommes comme un siècle en produit peu, et il était douteux qu'il pût sortir des classes instruites et des classes moyennes de la société, un nombre suffisant d'hommes assez pieux et assez dévoués pour renoncer aux postes honorés de l'Est et s'en aller suivre les colons de campement en campement. On le vit bien par ce qui arriva aux presbytériens, par exemple, dont les prédicateurs, sortis des universités, ne rencontrèrent à l'origine que peu de sympathie et furent souvent obligés de renoncer à leur entreprise.

Asbury et ses collègues se trouvaient donc en présence d'un problème dont la solution était embarrassante. ES comprenaient la nécessité de suivre pas à pas l'émigration et de ne 'pas se laisser devancer par elle. D'autre part, les besoins de l'oeuvre dans les États primitifs réclamaient toutes les forces qui s'y trouvaient déjà concentrées et qu'il eût été imprudent d'éparpiller. En cherchant dans le peuple même de l'Ouest les instruments de l'évangélisation de cette contrée, Asbury fit ce que Wesley avait fait en Angleterre, et l'avenir prouva que, dans un cas comme dans l'autre, la Providence avait indiqué la seule voie praticable, celle où devait se rencontrer le succès.

Ce fut donc principalement dans le peuple de l'Ouest que se recruta le nouveau clergé, qui se donnait pour mission de régénérer le pays; ce fut la sève même de cette race forte et entreprenante qui circula largement dans chacun de ses ministres. Les premiers missionnaires, hommes des frontières pour la plupart, déterminèrent bon nombre de leurs jeunes convertis à se consacrer à l'oeuvre de l'évangélisation. L'Église surveillait d'un oeil jaloux ceux de ses adhérents dont l'intelligence et la piété semblaient annoncer une vocation sérieuse; elle éprouvait leurs capacités en leur faisant gravir les échelons des fonctions ecclésiastiques; puis elles les lançait dans l'oeuvre itinérante, s'ils répondaient aux espérances qu'ils avaient fait concevoir. Nés dans une ferme, élevés au milieu des rudes labeurs de la vie des bois et formés par les privations attachées à l'existence des colons, ils possédaient la vigueur physique et l'intrépidité de caractère que l'on contracte dans un pareil milieu, et étaient merveilleusement propres à entreprendre un ministère itinérant qui, dans les traits essentiels de su partie matérielle, était la reproduction et la prolongation de la carrière de l'émigrant. Sorti des rangs du peuple, le prédicateur pouvait sympathiser avec lui, et la seule autorité qu'on pût lui reconnaître et qu'il pût revendiquer était celle qu'il tenait de ses talents et de sa piété.

Cette piété du prédicateur de l'Ouest était en général profonde et naïve tout à la fois. C'est par elle que son influence était grande sur un peuple qui, malgré sa légèreté, conservait une admiration instinctive pour toute distinction morale bien constatée. S'il était loin d'être insensible au charme des belles paroles, tien ne le touchait tant que le spectacle d'une existence modeste toute consacrée à Dieu et aux hommes. Le christianisme pratique qui ne se démentait pas par de lâches compromis avec l'esprit du monde, le faisait réfléchir parce qu'il le savait de bon aloi. On peut le dire, si les prédicateurs méthodistes ont remporté dans l'Ouest d'aussi grandes victoires, s'ils ont partout ouvert la voie à la civilisation et à l'Évangile, il faut l'attribuer avant tout à leur piété intense et active. La sainteté et le dévouement furent le meilleur commentaire de leur prédication, ou plutôt ce fut une prédication non interrompue et d'une éloquence pénétrante N'oublions pas qu'à la base de leur vie chrétienne se rencontrait toujours une crise marquée, une conversion claire et décidée, et que cette conversion elle-même reposait sur un vif sentiment du péché. Ils possédaient une foi entière en la puissance de Dieu, et ne doutaient pas de l'efficacité de la prière. On verra par quelques-uns des récits que nous ferons plus loin quels admirables résultats couronnèrent cette foi si simple et si confiante. Ajoutons qu'un autre caractère de leur piété, c'était une grande soif de progrès et de sanctification; ils prenaient au sérieux les promesses bibliques se rapportant à la sainteté et travaillaient à devenir saints.

Les premiers missionnaires de l'Ouest brillaient plus par leur piété que par leur savoir. Leur culture intellectuelle laissait assurément beaucoup à désirer. Mais ils furent ce qu'ils pouvaient être dans ces temps difficiles. Il est même permis de penser que, plus instruits, ils eussent eu moins de prise sur le peuple et eussent fait moins de bien. Le souffle des universités, en passant sur ces âmes, les eût déflorées peut-être, et, au lieu de ces brûlants évangélistes à la parole émouvante, le Grand-Ouest eût compté quelques rhéteurs de plus à ajouter à tous ceux que diverses églises lui envoyaient et qui échouaient misérablement auprès d'un peuple qui ne les comprenait pas. La plupart auraient eu peu de succès à Boston on à New-York; mais leur prédication débordante de la foi la plus pure et du zèle le plus ardent était adaptée aux besoins des gens de l'Ouest.

Les premiers colons, tout préoccupés des nécessités les plus pressantes, n'avaient pas toujours songé à créer des écoles dans leurs établissements. « Nous avions peu d'écoles dans le pays, dit l'un de ces pionniers dans ses mémoires, et l'arrivée d'un maître d'école était comme la visite d'un ange. L'instruction était fort négligée. On apprenait aux enfants à lire; savoir écrire, en ces temps reculés, était un luxe de science qu'on se donnait rarement. Ceux qui par aventure pouvaient fréquenter une école, se trouvaient fort savants quand ils y avaient passé trois mois. »

Partout où se bâtit une église, on vit bientôt cependant s'élever une école. Voici comment un enfant de l'Ouest décrit un de ces établissements primitifs : « J'ai. gardé un souvenir vivant de la vieille école où j'ai appris les éléments du peu que je sais. Ses parois comme celles de toutes les maisons d'alors, étaient formées par une superposition ingénieuse de poutres à peine équarries. La cheminée, ou pour parler plus exactement le foyer, occupait tout le fond de la salle, et en hiver, la seule saison où l'école s'ouvrait, un gros tronc d'arbre y flambait, nous réchauffant de sa flamme joyeuse, et nous aveuglant parfois de sa fumée incommode. Il me semble voir d'ici l'instituteur, debout près d'une fenêtre, dont les vitres de papier avaient été rendues un peu transparentes par une application d'huile ou de quelque autre corps gras. Ce digne homme avait une foi profonde en quelques proverbes du roi Salomon, tels que ceux-ci : « La verge et la répréhension donnent la sagesse. - La verge est pour le dos des insensés. - Celui qui épargne la verge n'est pas sage. » Tout au moins il mettait tant de conscience dans la pratique de ces préceptes que ses élèves ne doutaient pas qu'il ne s'en fût bien pénétré. Nous ne nous souvenions pas de l'avoir vu une seule fois sans un respectable gourdin à la main ou sous le bras; et plus d'une fois nous pûmes constater par expérience l'efficacité de ce moyen héroïque pour stimuler les intelligences paresseuses et faire éclore les idées jusqu'alors engourdies. Parfois même, lorsqu'il n'était pas de bonne humeur, il faisait, au moindre bruit, une distribution généreuse de coups sur ceux qui lui tombaient sous la main, persuadé que les innocents eux-mêmes ne tarderaient pas à se rendre dignes du châtiment. »

Le lecteur devine sans peine qu'à de telles écoles les enfants apprenaient fort peu. La plupart de nos prédicateurs de l'Ouest ne possédaient en fait d'instruction scolaire que celle que l'on recevait dans de pareils établissements; ce qu'ils savaient en plus, ils l'avaient appris par eux-mêmes. Ils étaient des hommes bien doués et fort intelligents pour la plupart, et le développement intellectuel remarquable auquel plusieurs d'entre eux parvinrent fut le résultat de leurs efforts pour racheter par un travail opiniâtre les lacunes de leur première culture. Les divers examens auxquels étaient soumis les jeunes candidats révélaient à leurs frères les aptitudes qui se cachaient sous une rude écorce, et, s'ils se voyaient forcés d'éliminer bon nombre de postulants, ils en recevaient à bras ouverts d'autres en qui ils avaient reconnu une vocation sérieuse. Les Jeunes gens qui sortaient à leur honneur de ces diverses épreuves étaient ensuite l'objet d'un soin tout particulier de la part de leurs aînés, qui avaient mission de les former aux devoirs du ministère. Cette initiation, à la fois théologique, ecclésiastique et littéraire, s'accomplissait ordinairement non dans un séminaire, mais dans les bois, sur quelque sentier, où le prédicateur novice chevauchait à côté de celui auquel était confié son développement, au début de sa carrière. Il devait également, pendant ces années de probation, parcourir un certain champ de lectures théologiques Pierre Cartwright, un des plus célèbres et des plus éloquents de ces prédicateurs, n'avait passé que pou de temps à l'école et n'en savait pas bien long quand il entra dans les rangs de la petite troupe itinérante. Il nous raconte comment son président de district, sous la tutelle duquel il avait été placé, veillait sur ses études. « William Mac-Kendree, mon président, prenait le plus grand soin de mes études et dirigeait mes lectures. Il faisait choix des ouvrages de littérature et de théologie que je devais étudier; chaque trimestre, il me faisait subir un examen pour s'enquérir de mes progrès. C'est à lui, plus qu'à qui que ce soit au monde, que je suis redevable du peu que je sais en fait de connaissances générales et théologiques. »

Au milieu de ses courses incessantes, le prédicateur méthodiste savait mettre à part quelques heures de chaque journée pour l'étude de ses livres; et comme sa valise devait toujours être garnie d'ouvrages qu'il était chargé de placer au milieu de ses paroissiens, il avait ainsi une petite bibliothèque sous la main. Nous tenons de l'un de ces hommes, qui a eu plus d'une fois l'occasion de s'enquérir du contenu de ces bibliothèques circulantes que, à côté des livres purement théologiques, il s'y rencontrait souvent des oeuvres d'imagination. Young et Milton étaient les compagnons favoris de plusieurs de ces rudes enfants de l'Ouest. La grande poésie du Paradis perdit devait les impressionner vivement, et leur prédication, où les images apocalyptiques du ciel et de l'enfer prenaient une réalité saisissante, empruntaient quelque chose aux descriptions grandioses du poète puritain. Au soir d'un voyage fatigant, ils consacraient les dernières heures de la soirée, celles qui suivaient leur prédication, à lire, accroupis auprès des tisons brûlant dans l'âtre, dont la lueur vacillante leur tenait lieu d'une lampe, que la pauvreté de leurs hôtes ne pouvait pas leur fournir. Et le lendemain, levés avant l'aube, ils se remettaient à l'étude interrompue la veille, pendant que leur cheval prenait sa ration avant de repartir pour marcher une nouvelle étape.

S'ils étaient peu versés dans les connaissances générales dont l'ensemble constitue une instruction libérale, ils rachetaient leurs désavantages à cet égard par une connaissance approfondie des livres saints; et si le mot de Luther est vrai : « Bonus textuarius, bonus theologus, » ils étaient assurément des théologiens peu ordinaires. La Bible était l'arsenal de leur foi, et, avec la connaissance qu'ils en avaient, ils purent vaincre bien des hérésies qui naquirent à la suite du réveil de l'Ouest. Ils portaient dans la lecture de l'Écriture cette exactitude méthodique qui les caractérisait en tout. Ils avaient en général dans leurs journées des heures consacrées au recueillement, et quand venaient ces heures, ils se faisaient un devoir, quel que fût l'endroit où ils se trouvaient. d'arrêter leur monture et de vaquer à leurs dévotions. Ils combattaient ainsi cette paresse spirituelle qui s'introduit insensiblement dans l'accomplissement des devoirs de la vie chrétienne, lorsqu'on néglige de s'y livrer avec régularité. Le sol sur lequel ils se prosternaient était quelquefois glacé ou couvert de neige, mais forcés souvent de faire de ce sol même leur lit de repos, ils n'avaient pas, ces délicatesses qui les eussent bien mal servis dans leur rude existence. Ils savaient, dans le sens spiritualiste de salut Paul, mortifier leur corps et le tenir assujetti.

Si, après ce que nous venons de dire, quelqu'un voulait encore arguer des lacunes de la culture intellectuelle de nos prédicateurs à l'insuffisance de leur ministère, et, sans tenir compte des circonstances exceptionnelles de cette mission, condamner à priori cette théologie de grand chemin, nous nous permettrions de donner la parole à l'un de ces prédicateurs pionniers qui a blanchi au milieu des solitudes de l'Ouest et dont les états de service sont peut-être les plus glorieux de tous ceux que cette noble armée a enregistrés. Nous rappellerons que l'homme si original qui parle dans les extraits qui suivent est un vieillard, laudator temporis acti, qui croit assez volontiers à la supériorité des méthodes qui ont réussi de son temps et entre ses mains; nous rappellerons aussi que c'est un homme de l'Ouest, dans l'acception la plus complète du mot, ayant son franc-parler et ne sachant pas ménager ses termes. Ce qui suit, outre le lieu naturel qui l'unit à ce que nous venons de dire, aura l'avantage de faire connaître dans toute sa verdeur un des caractères les plus originaux de l'Ouest :

« Que l'on me dise, s'écrie Cartwright, ce que serait devenu le méthodisme si Wesley avait cru indispensable d'initier ses prédicateurs aux hautes études littéraires et théologiques, avant de les lancer dans l'oeuvre glorieuse qu'ils accomplirent sous la direction. Et que serait l'Église méthodiste épiscopale elle-même, dans notre pays, si elle avait jugé qu'un ministère savant lui fût absolument nécessaire ? En dépit de tous les préjugés de soli éducation, Wesley comprit que, pour venir à bout de l'oeuvre que Dieu lui avait confiée, il devait s'attendre au Seigneur, et mettre en campagne ses prédicateurs laïques pour secouer un monde endormi. Et si l'évêque Asbury lui-même n'eût admis parmi ses prédicateurs que des hommes d'une culture intellectuelle supérieure, l'incrédulité eût étendu ses ravages sur tout notre pays. Je ne veux pas déprécier l'instruction, mais en vérité j'ai vu tant de ces prédicateurs instruits qui me rappellent « la laitue qui languit à l'ombre du pêcher » ou « l'oiseau malade pour s'être promené à la rosée (1) » que je m'en détourne avec répugnance. »

On peut bien pardonner à ce vieil enfant des forêts, si grand par sa foi et par son zèle, ses sorties sarcastiques contre les prédicateurs trop amoureux des belles-lettres et qui font du ministère sacré une affaire de diplômes et d'académie. Il n'aime pas beaucoup les séminaires et les universités où l'on fabrique les pasteurs à la douzaine, non par suite d'une haine inintelligente du savoir (puisqu'il atteignit lui-même à un degré peu commun de connaissances), mais parce qu'il craint « qu'en voulant donner plus d'instruction au clergé, on n'éteigne chez lui le feu sacré et qu'on ne tarisse les sources de l'inspiration.

« Quant je songe, dit-il, aux obstacles et aux embarras de toute nature que nos premiers prédicateurs avaient à surmonter pour répandre l'Évangile dans les solitudes de l'Ouest, et que je mets en balance les difficultés qu'ils rencontraient de tous côtés avec les avantages si grands dont jouissent leurs successeurs, je suis émerveillé et confondu que nos modernes prédicateurs ne prêchent pas mieux et n'accomplissent pas, plus de bien qu'ils ne le font. Autrefois le prédicateur était obligé de passer bien des nuits en plein air, sans feu et sans nourriture pour lui et pour sa bête. Nous ne savions pas, pour la plupart, conjuguer un verbe ni analyser une phrase, et il nous était difficile de parler sans maltraiter l'anglais du roi. Mais une onction divine accompagnait notre parole; des milliers d'âmes succombaient sous la puissance irrésistible du Seigneur, et c'est ainsi que l'Église méthodiste épiscopale a été fermement plantée dans les déserts de l'Ouest. »

Nos prédicateurs étaient des enfants de l'Ouest, dans toute la force du terme. Autant ils étaient à l'aise dans leurs grands bois, en présence d'auditeurs sympathiques et facilement émus, autant ils se sentaient dépaysés quand ils se trouvaient en contact avec la civilisation. Quelques-uns d'entre eux ne redoutaient rien tant que les citadins moqueurs. Quand ils apparaissaient dans les villes, ils y faisaient une figure un peu étrange, et ils n'avaient rien de plus pressé que de regagner en toute hâte leurs solitudes. Plusieurs d'entre eux, enfants d'émigrants, passaient presque toute leur vie dans les humbles cabanes et dans les misérables campements de la vallée du Mississippi, et, lorsqu'à l'occasion d'une conférence pastorale, ils étaient appelés à s'éloigner momentanément du théâtre habituel de leurs travaux, ils apportaient dans les villes une gaucherie et un sans-façon qui les faisaient remarquer. Laissons Cartwright nous raconter à ce sujet un trait assez piquant, concernant l'un de ses collègues :

« Le frère Axley et moi nous n'étions qu'un. L'un et l'autre nous avions, grandi dans les bois et étions initiés à la rude vie des frontières. Axley était vraiment un enfant de la nature; il avait un grand fond de vigueur et de fermeté dans le caractère. Ajoutez à cela une excentricité sans exemple. D'ailleurs, il était complètement étranger aux moeurs de la vie civilisée. Voici ce qui nous arriva chez M. Tiffin, gouverneur de l'État d'Ohio. Axley ayant prêché à ma place, le gouverneur et sa femme en furent enchantés. Leur table hospitalière était ouverte à tous les prédicateurs et nous dûmes loger, sous leur toit. Le gouverneur avait l'humeur joviale et aimait à rire; sa femme se possédait beaucoup mieux et savait prendre -un air grave quand il le fallait. À l'heure du souper, on nous servit du poulet. Le frère Axley, auquel une cuisse était échue en partage, ne prit pas la peine de la découper, mais, la saisissant à pleine main, la déchira à belles dents, selon la mode de l'Ouest, puis il siffla le chien et lui jeta l'os au milieu du tapis. Je vis que le gouverneur avait grande envie de rire; il se contint pourtant; Madame Tiffin me fit un signe imperceptible de la tête pour me recommander le sérieux.

« Après le souper, la femme du gouverneur demanda à mon ami s'il voulait une tasse de café ou de thé. Celui-ci lui demanda si elle avait du lait, et, sur sa réponse affirmative : « Eh bien! dit-il, donnez-moi du lait; les gens de ce pays m'ont presque échaudé l'estomac, avec leur thé et leur café, que je n'aime guère. » Cette fois-ci le gouverneur eut la plus grande peine à contenir son hilarité. Pour moi Je n'y tenais plus et j'aurais volontiers quitté la table pour rire à mon aise, mais encore cette fois Madame Tiffin demeura très-sérieuse et me fit un signe de tête.

« Le soir, quand nous fûmes seuls dans la chambre que nos hôtes nous avaient assignée, je dis à mon ami : « Frère Axley, vous êtes assurément l'être le moins civilisé que j'aie jamais vu.

N'apprendrez-vous jamais à vous bien comporter dans le monde? - Qu'ai-je donc fait? me demanda-t-il. - Ce que vous avez fait? Vous avez pris à pleine main une cuisse de poulet et vous l'avez déchirée à belles dents au lieu de la couper, puis vous avez sifflé le chien et vous lui avez jeté l'os au milieu du tapis. Bien plus, à la table du gouverneur et en présence de sa femme, vous vous plaignez des gens qui vous échaudent l'estomac avec du thé et du café. » Il fondit en larmes et me dit : « Pourquoi ne m'avez-vous pas averti? Je n'en sais pas davantage.

Le lendemain, à notre réveil, il aperçut le plafond : « Bon, dit-il, quand je retournerai chez nous, je dirai à nos gens que j'ai couché dans la maison du gouverneur, une maison toute en pierre et toute plâtrée en haut comme sur les côtés. »

Il avait passé sa jeunesse dans une hutte de cannes et n'avait vu encore que des maisons faites de troncs d'arbres mal équarris; c'était donc merveille pour lui de voir une maison de pierre et de coucher dans une chambre plafonnée. Mais je vous assure, mes chers lecteurs, que c'était un grand et bon ministre de Jésus-Christ. Il répétait souvent qu'un prédicateur fidèle et sincère avait à combattre une trinité de démons, à savoir : le luxe, l'eau-de-vie et l'esclavage, et il prêchait rarement sans tomber sur ces trois démons comme un véritable serviteur de Dieu. »

Ces pionniers de l'Ouest, qui, pour la plupart, figuraient si gauchement dans un salon, retrouvaient tous leurs avantages au milieu des populations naïves de l'Ouest.

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(1) Expressions proverbiales de l'Ouest. 
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