Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

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LES COMMENCEMENTS DE L'ÉVANGÉLISATION
DE L'OUEST


Premiers travaux des Moraves dans l'Ouest. - L'oeuvre de Friedrich Post. - La colonie de Schoenbrun. - Les premiers prédicateurs méthodistes dans le nord-ouest de la Virginie. - La contrée de Holston. - Dangers et privations. - Commencements de l'oeuvre dans le Kentucky. - Un réveil y éclate L'évêque traverse les monts Alleghanys. Les difficultés et les fatigues de ses voyages. Ses impressions sur le pays et ses habitants. Une grande tournée missionnaire dans l'Ouest. - Déprédations et cruautés des Indiens. - Conférence de Lexington. - Un voyage d'Asbury avec une caravane d'émigrants. - Asbury devient un homme de l'Ouest.

En abordant, après des préliminaires nécessairement un peu longs, notre sujet proprement dit, nous devons avertir le lecteur qui veut bien nous continuer sa bienveillante attention, que notre pensée est de lui présenter, moins une histoire chronologique de l'oeuvre de l'Ouest qu'une suite d'esquisses rapides, qui s'attacheront à faire ressortir le côté pittoresque de l'entreprise. Nous essayerons de la prendre sur le fait et de mettre en lumière quelques-uns de ses héros les plus dévoués et les plus originaux.

Les premières tentatives faites par des protestants pour porter le christianisme dans la vallée du Mississippi remontent à l'année 1748. On les doit à l'initiative intrépide des Moraves, ces éclaireurs modestes et vaillants des missions chrétiennes. Quelques pieux évangélistes s'aventurèrent, sans armes, au milieu des tribus méfiantes et cruelles qui peuplaient ces solitudes reculées, et parvinrent à y établir un centre d'évangélisation. Un d'entre eux surtout, Friedrich Post, gagna, par son ardente piété et par sa charité inépuisable, la confiance des indigènes; il était connu au milieu des diverses tribus sous le nom significatif de « le bon visage pâle, » et les mères apprenaient à leurs jeunes enfants à le vénérer. Afin d'étendre encore son influence au milieu d'eux, il s'allia à eux par le mariage et vécut de leur vie aventureuse. Pour prouver quelle influence il exerçait sur ses sauvages ouailles, qu'il devait suivre en pays ennemi, il dit aux chefs de la tribu : « Me laisserez-vous partir seul? - « Non, lui répondirent-ils d'une seule voix, nous irons avec toi et nous te porterons sur notre sein, et avec nous tu n'as rien à redouter, ô homme du Grand-Esprit ! » Au milieu de ces peuples toujours en guerre, il allait d'une tribu à l'autre, faisant entendre à tous des paroles de paix et réussissant souvent à mettre un terme aux hostilités. En 1762, les guerres intestines devinrent si sanguinaires, que les Moraves durent se retirer.

Cinq années plus tard, un missionnaire du nom de Zeisberg, appartenant à la même communauté, passa les Alleghanys et réussit à relever la mission. Malgré les complots qui bien des fois menacèrent ses jours, il persévéra dans son oeuvre, et eut la joie de voir plusieurs chefs se convertir. Au printemps de 1772, il alla, avec 27 de ses convertis, fonder une petite colonie chrétienne à Schoenbrun, sur le Muskingum. Ce fut la première Église régulièrement organisée, dans les limites de ce qui forme aujourd'hui l'état de l'Ohio. Chose lamentable, cette petite colonie fut massacrée par des aventuriers qui étaient blancs. Ainsi se terminèrent les tentatives pieuses des frères de l'Unité dans le grand Ouest.

Ce fut une dizaine d'années plus tard, que les premiers prédicateurs méthodistes passèrent les Alleghanys. À peine constituée, la nouvelle église allait essayer ses forces dans un champ d'activité qui devait mettre à l'épreuve tout ce que ses ouvriers avaient d'intrépidité morale et de vigueur physique. Ses premiers pionniers s'établirent sur la Virginie, contrée de Redstone. L'honneur d'avoir ouvert la marche appartient à un simple prédicateur laïque Robert Wooster, qui étendit ses travaux d'évangélisation par delà les monts Alleghanys, dès l'année 1781. Le plus ancien chroniqueur de l'Église naissante, Quinn, dit de lui : « C'était un homme de piété et d'un talent considérable. Par son moyen des âmes furent réveillées et converties à Dieu. » En 1784, deux prédicateurs réguliers, John Cooper et Salomon Breeze, s'en vont sur les traces de Wooster à la recherche des brebis perdues de la maison d'Israël. À mesure qu'ils avancent, ils fondent de petites églises qui seront comme des oasis dans le désert. Leur zèle est infatigable; leur foi semble se rire des dangers pourtant très-nombreux qui les menacent; leurs succès sont remarquables par leur étendue et leur solidité. L'année suivante, trois nouveaux ouvriers entrent dans ce beau champ de travail, trois autres un an plus tard. D'année en année leur nombre augmente. Des conversions nombreuses se produisent, et, trois ou quatre ans après avoir reçu de l'Est ses premiers missionnaires, l'Ouest voit déjà se produire des vocations parmi ses propres enfants. L'un de ces premiers fruits, fut un Français d'origine, Joseph Chieuvrant, converti du catholicisme à l'Évangile au commencement de la Révolution, devenu soldat de la jeune république, et, peu après, soldat de Jésus-Christ parmi ses compatriotes. Dès 1787, la contrée de Redstone compte plus de sept cents membres de l'Église, dispersés sur une vaste étendue. Avant la fin du siècle, elle est parcourue dans tous les sens par d'intrépides évangélistes itinérants. C'est de là que l'oeuvre de l'évangélisation va se répandre sur les vastes territoires du Nord-Ouest.

En même temps que l'Ouest était ainsi attaqué par sa partie septentrionale, il l'était également du centre et au sud par l'oeuvre commencée dans la contrée de Holston, dans le Tennessee. On était là dans une région montagneuse d'une beauté sévère. Francis Poythress paraît en avoir été le pionnier. C'était un homme d'une très grande piété et d'une énergie peu commune; appelé par la confiance de l'évêque Asbury à présider pendant plusieurs années le district de l'Ouest, il donna à ses collègues l'exemple d'un dévouement sans réserve. Là aussi d'une année à l'autre le progrès s'accentue rapidement; en 1791, le chiffre des membres dépasse lin millier, et plusieurs itinérants parcourent la contrée dans tous les sens.

L'un des premiers et des meilleurs ouvriers de cette oeuvre, William Burke, nous dit à quels dangers et à quelles privations furent exposés ces premiers pionniers de l'Ouest. Ils prêchaient dans les cabanes et dans les forts, couchaient sur des peaux de buffle, lorsque ce n'était pas sur la terre dure, se nourrissaient des produits de la chasse, et étaient toujours en marche; avec cela, pauvrement vêtus et mal payés, « juste assez pour maintenir ensemble l'âme et le corps. » Ce qui les consolait de toutes leurs misères, « c'était la bénédiction de Dieu qui reposait sur leur travail; c'était aussi l'affection qui les unissait les uns aux autres comme une famille de frères. Rien ne leur était doux comme de se retrouver de loin en loin à leurs conférences, et, lorsque le moment était arrivé pour chacun de reprendre le chemin de son lointain champ de travail, c'était une scène attendrissante que celle des adieux. »

Un troisième point d'attaque de l'Ouest fut le Kentucky. Les évangélistes méthodistes y pénétrèrent dix ans à peine après le moment où l'aventureux Daniel Bonne y établit une première colonie de six familles et commença une route pour relier cette nouvelle colonie à celles qui existaient plus à l'est. Cette riche contrée ne tarda pas à attirer les émigrants, et sur leurs traces vinrent bientôt les serviteurs de Dieu qui se donnaient la mission de placer l'Évangile dans le berceau de cette société naissante. Là aussi les évangélistes laïques connus sous le nom de prédicateurs locaux frayèrent la voie aux prédicateurs réguliers itinérants, L'un de ceux-ci, Benjamin Ogden, était un soldat de la guerre de l'indépendance qui, comme plusieurs de ses frères, s'était préparé dans le rude métier des armes aux fatigues et aux luttes de la carrière missionnaire. Il fallait bien en ce moment l'intrépidité du soldat pour aller affronter dans leurs domaines les tribus indiennes, dont le Kentucky était la propriété commune où ils venaient poursuivre le gibier. Avec Ogden, arriva en 1786, un autre itinérant, James Haw, homme à l'âme ardente, qui s'était offert au docteur Coke pour aller évangéliser cette terre de sang du Kentucky, où, disait-il, il fallait des hommes qui se sentissent une vocation pour le martyre. À peine y fut-il arrivé qu'il s'accomplit sous sa prédication une oeuvre étendue de réveil. « Bonnes nouvelles de notre Sion, écrivait-il à Asbury, au commencement de 1789; l'oeuvre de Dieu avance rapidement dans ce nouveau monde; le Fils de Dieu vient de remporter une glorieuse victoire, et il va marcher de conquêtes en conquêtes. Les anges ont tous les jours de la joie au sujet des pécheurs qui se repentent. » En 1792, l'Église méthodiste comptait déjà 2,235 membres dans les solitudes du Kentucky. Le réveil s'était rapidement étendu, atteignant toutes, les classes de la société et faisant des recrues aussi bien au milieu des colons riches qu'au milieu des plus pauvres. Parmi les nouveaux convertis, il y eut un grand nombre de jeunes gens, dont plusieurs vinrent renforcer les rangs du ministère itinérant. Dès ces premiers temps, l'Église missionnaire de l'Ouest porta un intérêt tout particulier à la jeunesse; l'un de ses premiers pasteurs, Henry Burchet, fit même de cette oeuvre son oeuvre spéciale; partout où il allait, il réunissait les enfants en petites réunions familières et il eut la joie d'en amener un grand nombre au Sauveur.

L'évêque Asbury était le lien vivant qui unissait ces diverses oeuvres d'évangélisation commencées simultanément sur des points distants. Ce fut en 1788 qu'il franchit les monts Alleghanys pour la première fois, et il ne se passe plus d'année sans que nous le retrouvions engagé dans les défilés qui débouchent sur l'immense bassin du Mississippi. Toujours à cheval, il ne se donnait aucun repos, et des marais de la Virginie aux forêts vierges du Kentucky, il parcourait le pays entier, stimulant le zèle de ses frères par l'exemple d'un incomparable dévouement. Son journal nous le montre voyageant seul dans le désert, troublé de temps en temps par les hurlements de quelque loup affamé ou les cris de quelque Indien en quête d'aventures. D'ailleurs pas de chemins praticables, des marais où son cheval s'enfonçait jusqu'au poitrail, des rivières profondes qu'il fallait traverser à la nage, au risque de se noyer; ajoutez à cela que bien souvent, le soir venu, il fallait, faute de gîte, qu'il attachât son cheval à un arbre et couchât lui-même sur la dure, heureux encore si les provisions ne faisaient pas complètement défaut et s'il ne fallait pas qu'il cherchât à tromper sa faim au moyen de quelques fruits sauvages trouvés dans les bois.

Citons ici quelques extraits du journal d'Asbury, qui nous montreront l'évêque au milieu de ses premières tournées d'évangélisation dans l'Ouest. Le premier extrait est daté de 1788.

« Nous avons traversé les Alleghanys par des sentiers affreux. Soit dans les vallées soit dans les montagnes, la fange empêchait d'avancer et les chemins étaient défoncés; on se serait cru en plein décembre. Heureusement que nous pûmes trouver abri dans une vieille masure abandonnée, et, pendant que les chevaux cherchaient leur pâture dans les environs, nous fîmes cuire quelques aliments. Après être remontés en selle, nous chevauchâmes l'espace de quarante ou cinquante milles. Il était minuit quand nous pûmes mettre pied à terre chez un fermier du nom de Jones. Notre hôte, sur notre demande, nous réveilla à quatre heures du matin et nous repartîmes. Nous dûmes voyager au travers de forêts solitaires et perdues, où nous ne pouvions nous arrêter nulle part pour manger, vu qu'il n'y avait pas d'habitation, et il fallut se contenter des provisions que contenait notre havre-sac ou des maigres produits de la forêt. Nous rencontrâmes, plus tard deux femmes qui, comme nous, se rendaient à l'assemblée trimestrielle de Clarksburg. Ce soir-là encore il était minuit quand nous voulûmes nous arrêter; mais le maître du logis à la porte duquel nous heurtâmes lança sur nous ses chiens; nous trouvâmes portant un gîte ailleurs. Les deux collègues qui m'accompagnaient couchèrent dans les bois; les deux femmes que nous avions rattrapées en route occupèrent le lit de notre hôte, qui le leur céda. Moi-même je me jetai à terre sur quelques peaux de daim, où je fus dévoré par la vermine. Cette nuit-là nos pauvres chevaux ne goûtèrent pas de fourrage. Le lendemain matin, ils durent traverser à la nage une rivière. Nous mîmes toute cette journée pour arriver à Clarksburg, et hommes et chevaux étaient tellement rendus, qu'il nous fallut dix heures pour faire vingt milles.

« Notre assemblée trimestrielle se tint dans une grande salle appartenant aux Baptistes. Sept cents personnes accoururent de tous les points de la contrée; il me fut donné de leur prêcher avec liberté; et j'ai lieu de croire que bien des coeurs ont été touchés. Après avoir administré la cène, je continuai ma route. Parti à trois heures de l'après-midi, le dimanche, je fis encore trente milles ce jour-là, et à onze heures j'arrivai chez le père Haymond; il était bien minuit avant que je fermasse les yeux, ce qui ne m'empêcha pas d'être en selle à cinq heures le lendemain matin.

« J'ai beaucoup pensé, depuis quelque temps, aux grandes fatigues que nous endurons, moi et mon cheval. Je ne saurais dire avec quelle volupté et avec quelle reconnaissance j'accepterais, chaque soir, en guise de lit, une simple planche dont la propreté me serait garantie, préférablement aux lits plus que suspects où il me faut coucher; malheureusement là où les lits sont sales les planchers sont dégoûtants, ce qui ôte la consolation de se coucher à terre. Les cousins sont aussi tourmentants ici que les moustiques dans les terres basses des bords de la mer. Ce pays demandera bien du travail pour devenir tolérable. Les gens appartiennent pour la plupart à la classe la plus impudente des aventuriers, et pour le grand nombre, c'est à peine s'ils ont quelques idées des convenances les plus élémentaires) de la vie civilisée. Les gros fermiers qui ont un peu de savoir-faire dominent bientôt et écrasent leurs voisins moins aisés; les guerres et les chasses où se passe leur vie les rendent cruels; et, d'autre part, ils n'ont du christianisme, et même de la morale, qu'une connaissance tellement imparfaite, qu'elle ne saurait mettre un frein à leurs passions. »

Cette même année, nous retrouvons l'évêque ail milieu des montagnes qui séparent l'est de la vallée du Mississippi.

L'année suivante, nouveau voyage d'Asbury dans l'Ouest, à propos duquel nous rencontrons la note suivante dans son journal : « J'ai trouvé nos pauvres prédicateurs misérablement équipés, le corps amaigri par la fatigue et par les privations, et sujets à toute sorte de misères, mais je les crois riches dans la foi. » Et plus loin : « Du 14 décembre 1789 au 20 avril 1790, j'ai parcouru 2,578 milles. Jusqu'ici, Dieu m'a secouru. Gloire lui soit rendue! »

Ces premières tournées missionnaires n'avaient donné à l'évêque qu'une connaissance limitée ne ces contrées de l'Ouest, auxquelles il s'intéressait particulièrement. Il en connaissait assez toutefois pour comprendre qu'il fallait mener vigoureusement cette mission et tenir pied à la colonisation en regagnant l'avance prise par elle. Aussi s'efforçait-il d'envoyer à la petite armée de ses évangélistes les recrues qu'il faisait lui-même au milieu des jeunes convertis des églises. Et déjà ses prédicateurs, suivant la trace à peine marquée du chasseur et les sentiers à peine frayés de l'émigrant, s'étaient enfoncés' dans les profondeurs des bois, se dispersant avec un admirable courage pour mieux porter le message du salut au milieu des campements et des cabines reculées du Kentucky. Asbury, qui suivait de tous ses voeux et secondait de toutes ses forces ce grand mouvement de conquête pacifique, ne pouvait pas se contenter d'en entendre parler par les rapports que lui adressaient les prédicateurs. Après avoir, à diverses reprises, pénétré dès l'origine sur la lisière du grand Ouest, ainsi que nous venons de le voir, il se décida à faire une tournée d'exploration dans le Kentucky et à réunir en conférence les missionnaires dispersés. Pothress, l'un de ces humbles serviteurs de Christ, lui écrivit pour le décider à visiter les petits troupeaux perdus dans le désert. Cet appel lui fit hâter ses préparatifs, et il partit, accompagné de quelques pasteurs, pour sa longue et périlleuse tournée.

Après avoir franchi les montagnes, il fit halte un soir chez un colon auquel, dans la journée même, les Indiens avaient dérobé ses chevaux. Ce détail semblait de mauvais augure pour la suite du voyage et l'avertissait qu'il ne serait pas sans danger. Ce n'était là d'ailleurs que l'entrée des grandes solitudes où il allait se lancer, et l'évêque ne s'effrayait pas facilement. Tout le long de la vallée de Holston, qu'ils remontèrent, les prédicateurs annoncèrent l'Évangile de hutte en hutte. Un peu plus tard, après quelques jours de marche sans incidents remarquables, ils furent accostés par deux chasseurs de renom, qui leur apprirent qu'une escorte les attendait plus loin pour les défendre contre toute agression. Ils ne tardèrent pas, en effet, à rejoindre dix-huit hommes armés, qui accouraient de loin pour couvrir la marche de l'évêque et de ses collègues. Ainsi défendus, ils avançaient à raison de 35 à 40 milles par jour. Partout ils entendaient parler des déprédations exercées par les Indiens, un soir, ils firent halte chez un émigrant dont la femme avait été emmenée en otage par eux. Cette expédition fatigua considérablement Asbury; montagnes escarpées à gravir, rivières profondes à traverser, prairies interminables tout infestées de bêtes sauvages à parcourir, tout cela s'y rencontrait; et, en outre, la faim faisait souvent sentir son aiguillon, et il n'était guère possible de dormir au milieu d'un pays ravagé par les Indiens. Un jour la petite troupe traversa un campement fraîchement abandonné, où les Indiens avaient surpris et massacré la veille vingt-quatre personnes; la femme de l'une des victimes de cette sanguinaire agression avait seule échappé. Un autre jour, les Indiens leur donnèrent la chasse à eux mêmes et leur auraient fait subir le même sort sans la courageuse escorte qui les mit en fuite. Malgré ces fatigues qu'il ressentait vivement, le vaillant esprit d'Asbury ne faiblissait pas, et, le premier en selle à l'aube du jour, l'évêque était le dernier à en descendre, lorsque les ténèbres du soir forçaient la petite troupe à dresser le camp là où elle devait passer la nuit.

Sans trop d'encombre, on arriva à Lexington, où Asbury avait donné rendez-vous aux prédicateurs les plus rapprochés. Neuf de ces hardis pionniers se rendirent, au travers d'obstacles tout semblables à ceux qu'il avait rencontrés lui-même à cette convocation de leur bien-aimé surveillant. Cette conférence fut fort intéressante pour lui, et les conversations qu'il eut avec ses collègues le confirmèrent dans la pensée qu'un bel avenir attendait cette entreprise missionnaire. Il leur promit son plus chaleureux concours et s'engagea à renforcer la mission soit en envoyant de nouveaux ouvriers, soit en faisant lui-même dans l'Ouest des visites aussi fréquentes que le lui permettaient les soins qu'il devait aux autres églises. Outre les divers travaux auxquels il prit part dans cette conférence pastorale, il conféra l'ordination à trois prédicateurs. Il s'occupa ensuite à visiter plusieurs des champs de travail de ses frères; puis il prit le chemin du retour. Les églises de l'Ouest lui fournirent une escorte plus nombreuse encore que celle qui avait été à sa rencontre; elle se composait de cinquante hommes, et, malgré ce nombre, les Indiens inquiétèrent plus d'une fois la marche de la caravane. En neuf jours, Asbury fit les 500 milles qui le ramenaient du Kentucky aux États de l'Est.

Dès les premiers jours du printemps de 1792, nous retrouvons Asbury en route pour l'Ouest.

Cette fois il s'y rendit par un autre chemin, en visitant sur son passage la Pensylvanie, la Virginie, les deux Carolines et le Tennessee. Là il fut informé que les sentiers étaient devenus impraticables, par suite des attaques dont les Indiens harcelaient les voyageurs. Il se décida néanmoins à continuer sa route en compagnie d'une petite troupe d'émigrants qu'il rencontra. Bon nombre de ces pauvres émigrants étaient à pied, portant tout leur avoir sur leurs épaules. Des femmes mêmes, avec de jeunes enfants dans les bras, se rencontraient parmi ces aventuriers et n'avaient pas craint de braver les dangers de l'expédition pour chercher un refuge dans les riches plaines de la grande vallée. Tout le long de sa route, l'évêque fut péniblement frappé de la pauvreté morale et de l'ignorance où croupissaient la plupart des colons. En passant à Rock-Castle, l'une des stations dans le désert, il écrit dans son journal qu'il y trouva un tel débordement d'iniquité qu'il se crut presque « à la porte voisine de l'enfer ». Dans ces longues marches, son cheval était épuisé et lui-même, exposé à tous les temps et forcé souvent plusieurs fois par jour de traverser à la nage les rivières innombrables qui coupent en tous, sens le pays, il était accablé de lassitude : « Ce que j'ai souffert dans ce voyage, écrit-il, est connu de Dieu seul et de moi-même. Ce qui pour moi cependant est un surcroît peu supportable de désagréments, c'est, en arrivant quelque part, de me trouver au sein d'une malpropreté révoltante. »

En arrivant à Crab-Orchard, il était malade et fatigué, et ses vêtements étaient tout mouillés. Malgré cela, le vaillant évêque se mit aussitôt à vaquer à sa correspondance et aux diverses occupations qui l'avaient appelé dans l'Ouest. Il présida la conférence des prédicateurs avec une lucidité et un calme d'esprit admirables. Puis, au bout de quelques jours de visites et de travaux multipliés, il songea à repartir. « Au moment du départ, raconte-t-il, on m'apprit qu'un homme avait été massacré à l'est de l'établissement où j'étais et qu'à l'ouest les sauvages avaient lâchement égorgé un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants. Tant de travaux et tant de soucis avaient pesé sur moi pendant notre conférence, qu'il m'avait été presque impossible de prendre quelque repos. Je comptais bien refaire mes forces avant de me remettre en route; mais outre les visites des bonnes gens du pays, qui me gardaient levé jusqu'à minuit, les aboiements des chiens de garde ne me laissaient presque pas fermer l'oeil de toute la nuit. Ajoutez à cela que nous étions trente ou quarante personnes obligées de dormir pêle-mêle dans une maison basse et incommode; j'avoue que je dormais aussi bien dans nos campements en plein air du désert. Nous prîmes pour revenir un chemin peu fréquenté par les émigrants et qui nous parut devoir être moins surveille' par les Indiens. J'étais harassé avant même le départ; ma tête était brûlante d'une violente fièvre. Le soir venu, je me jetai de fatigue sur le sol humide du campement où nous fîmes halte, et, par la miséricorde de Dieu, je pus dormir cinq heures. La nuit suivante, j'aurais pu dormir un peu plus à l'aise, mais les Indiens étaient dans notre voisinage et j'étais loin d'être rassuré. Voyant que les gens qui m'accompagnaient n'en pouvaient plus de fatigue et n'avaient nulle idée de monter la garde toute la nuit, je le fis à leur place et battis la contrée jusqu'au matin, le fusil sur l'épaule. Bref, nous pûmes arriver sains et saufs au terme du voyage, grâces en soient rendues à la miséricorde infinie de Dieu.

Et maintenant, pauvre tente d'argile, repose-toi un peu de toutes ces fatigues! 0 mon âme, retourne en ton repos ! »

Malgré les fatigues excessives qu'entraînait pour lui chacune de ces tournées dans l'Ouest, - fatigues qui paraissaient si grandes à la plupart des émigrants, qu'il était très-rare qu'une fois parvenus dans cette contrée, ils osassent les affronter de nouveau pour visiter leurs parents et leurs amis demeurés dans l'Est, - malgré, dis-je, ces fatigues et ces dangers de toute nature, l'évêque Asbury laissait rarement passer une année sans apporter à ses frères les encouragements que lui dictait sa foi et les conseils qu'il tirait de sa longue expérience. Son âme s'était aguerrie dans les luttes quotidiennes qu'il avait à soutenir contre les labeurs d'une existence plus que surchargée de travaux innombrables. Son corps: lui-même, bien que peu robuste naturellement, s'était fortifié dans ces courses à travers les forêts. Avec une indomptable énergie, il s'était appliqué à l'assouplir à cette vie de privations et de souffrances. Cet homme, aux moeurs douces et aux goûts de lettré, eut de la peine à se rompre à une existence qui devait être tout à fait antipathique à sa nature; il y réussit pourtant, et au bout de peu d'années la métamorphose fut complète. Sans renoncer ni aux préférences de son esprit, ni à certaines répugnances de sa nature essentiellement anglaise, répugnances que l'on a pu remarquer en passant dans les extraits que nous avons donnés de son journal, il devint un prédicateur des bois dans toute l'acception du mot. Il sut, aussi bien qu'aucun de ses collègues, organiser et conduire une expédition (quoiqu'il eût quelque répugnance à manier la carabine), coucher sur la dure, passer à la nage une rivière, se nourrir de quelques fruits sauvages cueillis dans les bois on de quelques morceaux de pain durci conservé dans le havre-sac.

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