Premiers
travaux des Moraves dans l'Ouest.
- L'oeuvre de Friedrich Post. - La colonie
de Schoenbrun. - Les premiers
prédicateurs méthodistes
dans le nord-ouest de la Virginie. - La
contrée de Holston. - Dangers et
privations. - Commencements de l'oeuvre
dans le Kentucky. - Un réveil y
éclate L'évêque
traverse les monts Alleghanys. Les
difficultés et les fatigues de ses
voyages. Ses impressions sur le pays et
ses habitants. Une grande tournée
missionnaire dans l'Ouest. -
Déprédations et
cruautés des Indiens. -
Conférence de Lexington. - Un
voyage d'Asbury avec une caravane
d'émigrants. - Asbury devient un
homme de l'Ouest.
|
En abordant, après des
préliminaires nécessairement un peu
longs, notre sujet proprement dit, nous devons
avertir le lecteur qui veut bien nous continuer sa
bienveillante attention, que notre pensée
est de lui présenter, moins une histoire
chronologique de l'oeuvre de l'Ouest qu'une suite
d'esquisses rapides, qui s'attacheront à
faire ressortir le
côté pittoresque de l'entreprise. Nous
essayerons de la prendre sur le fait et de mettre
en lumière quelques-uns de ses héros
les plus dévoués et les plus
originaux.
Les premières tentatives
faites par des protestants pour porter le
christianisme dans la vallée du Mississippi
remontent à l'année 1748. On les doit
à l'initiative intrépide des Moraves,
ces éclaireurs modestes et vaillants des
missions chrétiennes. Quelques pieux
évangélistes s'aventurèrent,
sans armes, au milieu des tribus méfiantes
et cruelles qui peuplaient ces solitudes
reculées, et parvinrent à y
établir un centre
d'évangélisation. Un d'entre eux
surtout, Friedrich Post, gagna, par son ardente
piété et par sa charité
inépuisable, la confiance des
indigènes; il était connu au milieu
des diverses tribus sous le nom significatif de
« le bon visage pâle, » et les
mères apprenaient à leurs jeunes
enfants à le vénérer. Afin
d'étendre encore son influence au milieu
d'eux, il s'allia à eux par le mariage et
vécut de leur vie aventureuse. Pour prouver
quelle influence il exerçait sur ses
sauvages ouailles, qu'il devait suivre en pays
ennemi, il dit aux chefs de la tribu : « Me
laisserez-vous partir seul? - « Non, lui
répondirent-ils d'une seule voix, nous irons
avec toi et nous te porterons sur notre sein, et
avec nous tu n'as rien à redouter, ô
homme du Grand-Esprit ! » Au
milieu de ces peuples toujours en guerre, il allait
d'une tribu à l'autre, faisant entendre
à tous des paroles de paix et
réussissant souvent à mettre un terme
aux hostilités. En 1762, les guerres
intestines devinrent si sanguinaires, que les
Moraves durent se retirer.
Cinq années plus tard, un
missionnaire du nom de Zeisberg, appartenant
à la même communauté, passa les
Alleghanys et réussit à relever la
mission. Malgré les complots qui bien des
fois menacèrent ses jours, il
persévéra dans son oeuvre, et eut la
joie de voir plusieurs chefs se convertir. Au
printemps de 1772, il alla, avec 27 de ses
convertis, fonder une petite colonie
chrétienne à Schoenbrun, sur le
Muskingum. Ce fut la première Église
régulièrement organisée, dans
les limites de ce qui forme aujourd'hui
l'état de l'Ohio. Chose lamentable, cette
petite colonie fut massacrée par des
aventuriers qui étaient blancs. Ainsi se
terminèrent les tentatives pieuses des
frères de l'Unité dans le grand
Ouest.
Ce fut une dizaine d'années
plus tard, que les premiers prédicateurs
méthodistes passèrent les Alleghanys.
À peine constituée, la nouvelle
église allait essayer ses forces dans un
champ d'activité qui devait mettre à
l'épreuve tout ce que ses ouvriers avaient
d'intrépidité morale et de vigueur
physique. Ses premiers pionniers
s'établirent sur la
Virginie, contrée de Redstone. L'honneur
d'avoir ouvert la marche appartient à un
simple prédicateur laïque Robert
Wooster, qui étendit ses travaux
d'évangélisation par delà les
monts Alleghanys, dès l'année 1781.
Le plus ancien chroniqueur de l'Église
naissante, Quinn, dit de lui : «
C'était un homme de piété et
d'un talent considérable. Par son moyen des
âmes furent réveillées et
converties à Dieu. » En 1784, deux
prédicateurs réguliers, John Cooper
et Salomon Breeze, s'en vont sur les traces de
Wooster à la recherche des brebis perdues de
la maison d'Israël. À mesure qu'ils
avancent, ils fondent de petites églises qui
seront comme des oasis dans le désert. Leur
zèle est infatigable; leur foi semble se
rire des dangers pourtant très-nombreux qui
les menacent; leurs succès sont remarquables
par leur étendue et leur solidité.
L'année suivante, trois nouveaux ouvriers
entrent dans ce beau champ de travail, trois autres
un an plus tard. D'année en année
leur nombre augmente. Des conversions nombreuses se
produisent, et, trois ou quatre ans après
avoir reçu de l'Est ses premiers
missionnaires, l'Ouest voit déjà se
produire des vocations parmi ses propres enfants.
L'un de ces premiers fruits, fut un Français
d'origine, Joseph Chieuvrant, converti du
catholicisme à l'Évangile au commencement de la
Révolution, devenu soldat de la jeune
république, et, peu après, soldat de
Jésus-Christ parmi ses compatriotes.
Dès 1787, la contrée de Redstone
compte plus de sept cents membres de
l'Église, dispersés sur une vaste
étendue. Avant la fin du siècle, elle
est parcourue dans tous les sens par
d'intrépides évangélistes
itinérants. C'est de là que l'oeuvre
de l'évangélisation va se
répandre sur les vastes territoires du
Nord-Ouest.
En même temps que l'Ouest
était ainsi attaqué par sa partie
septentrionale, il l'était également
du centre et au sud par l'oeuvre commencée
dans la contrée de Holston, dans le
Tennessee. On était là dans une
région montagneuse d'une beauté
sévère. Francis Poythress
paraît en avoir été le
pionnier. C'était un homme d'une très
grande piété et d'une énergie
peu commune; appelé par la confiance de
l'évêque Asbury à
présider pendant plusieurs années le
district de l'Ouest, il donna à ses
collègues l'exemple d'un dévouement
sans réserve. Là aussi d'une
année à l'autre le progrès
s'accentue rapidement; en 1791, le chiffre des
membres dépasse lin millier, et plusieurs
itinérants parcourent la contrée dans
tous les sens.
L'un des premiers et des
meilleurs
ouvriers de cette oeuvre, William Burke, nous dit
à quels dangers et
à quelles privations furent exposés
ces premiers pionniers de l'Ouest. Ils
prêchaient dans les cabanes et dans les
forts, couchaient sur des peaux de buffle, lorsque
ce n'était pas sur la terre dure, se
nourrissaient des produits de la chasse, et
étaient toujours en marche; avec cela,
pauvrement vêtus et mal payés, «
juste assez pour maintenir ensemble l'âme et
le corps. » Ce qui les consolait de toutes
leurs misères, « c'était la
bénédiction de Dieu qui reposait sur
leur travail; c'était aussi l'affection qui
les unissait les uns aux autres comme une famille
de frères. Rien ne leur était doux
comme de se retrouver de loin en loin à
leurs conférences, et, lorsque le moment
était arrivé pour chacun de reprendre
le chemin de son lointain champ de travail,
c'était une scène attendrissante que
celle des adieux. »
Un troisième point d'attaque
de l'Ouest fut le Kentucky. Les
évangélistes méthodistes y
pénétrèrent dix ans à
peine après le moment où l'aventureux
Daniel Bonne y établit une première
colonie de six familles et commença une
route pour relier cette nouvelle colonie à
celles qui existaient plus à l'est. Cette
riche contrée ne tarda pas à attirer
les émigrants, et sur leurs traces vinrent
bientôt les serviteurs de Dieu qui se
donnaient la mission de placer l'Évangile
dans le berceau de cette société
naissante. Là aussi les évangélistes
laïques connus sous le nom de
prédicateurs locaux frayèrent la voie
aux prédicateurs réguliers
itinérants, L'un de ceux-ci, Benjamin Ogden,
était un soldat de la guerre de
l'indépendance qui, comme plusieurs de ses
frères, s'était préparé
dans le rude métier des armes aux fatigues
et aux luttes de la carrière missionnaire.
Il fallait bien en ce moment
l'intrépidité du soldat pour aller
affronter dans leurs domaines les tribus indiennes,
dont le Kentucky était la
propriété commune où ils
venaient poursuivre le gibier. Avec Ogden, arriva
en 1786, un autre itinérant, James Haw,
homme à l'âme ardente, qui
s'était offert au docteur Coke pour aller
évangéliser cette terre de sang du
Kentucky, où, disait-il, il fallait des
hommes qui se sentissent une vocation pour le
martyre. À peine y fut-il arrivé
qu'il s'accomplit sous sa prédication une
oeuvre étendue de réveil. «
Bonnes nouvelles de notre Sion, écrivait-il
à Asbury, au commencement de 1789; l'oeuvre
de Dieu avance rapidement dans ce nouveau monde; le
Fils de Dieu vient de remporter une glorieuse
victoire, et il va marcher de conquêtes en
conquêtes. Les anges ont tous les jours de la
joie au sujet des pécheurs qui se repentent.
» En 1792, l'Église méthodiste
comptait déjà 2,235 membres dans les
solitudes du Kentucky. Le réveil
s'était rapidement étendu, atteignant
toutes, les classes de la
société et faisant des recrues aussi
bien au milieu des colons riches qu'au milieu des
plus pauvres. Parmi les nouveaux convertis, il y
eut un grand nombre de jeunes gens, dont plusieurs
vinrent renforcer les rangs du ministère
itinérant. Dès ces premiers temps,
l'Église missionnaire de l'Ouest porta un
intérêt tout particulier à la
jeunesse; l'un de ses premiers pasteurs, Henry
Burchet, fit même de cette oeuvre son oeuvre
spéciale; partout où il allait, il
réunissait les enfants en petites
réunions familières et il eut la joie
d'en amener un grand nombre au Sauveur.
L'évêque Asbury
était le lien vivant qui unissait ces
diverses oeuvres d'évangélisation
commencées simultanément sur des
points distants. Ce fut en 1788 qu'il franchit les
monts Alleghanys pour la première fois, et
il ne se passe plus d'année sans que nous le
retrouvions engagé dans les
défilés qui débouchent sur
l'immense bassin du Mississippi. Toujours à
cheval, il ne se donnait aucun repos, et des marais
de la Virginie aux forêts vierges du
Kentucky, il parcourait le pays entier, stimulant
le zèle de ses frères par l'exemple
d'un incomparable dévouement. Son journal
nous le montre voyageant seul dans le
désert, troublé de temps en temps par
les hurlements de quelque loup affamé ou les
cris de quelque Indien en quête d'aventures.
D'ailleurs pas de chemins
praticables, des marais où son cheval
s'enfonçait jusqu'au poitrail, des
rivières profondes qu'il fallait traverser
à la nage, au risque de se noyer; ajoutez
à cela que bien souvent, le soir venu, il
fallait, faute de gîte, qu'il attachât
son cheval à un arbre et couchât
lui-même sur la dure, heureux encore si les
provisions ne faisaient pas complètement
défaut et s'il ne fallait pas qu'il
cherchât à tromper sa faim au moyen de
quelques fruits sauvages trouvés dans les
bois.
Citons ici quelques extraits du
journal d'Asbury, qui nous montreront
l'évêque au milieu de ses
premières tournées
d'évangélisation dans l'Ouest. Le
premier extrait est daté de 1788.
« Nous avons traversé
les Alleghanys par des sentiers affreux. Soit dans
les vallées soit dans les montagnes, la
fange empêchait d'avancer et les chemins
étaient défoncés; on se serait
cru en plein décembre. Heureusement que nous
pûmes trouver abri dans une vieille masure
abandonnée, et, pendant que les chevaux
cherchaient leur pâture dans les environs,
nous fîmes cuire quelques aliments.
Après être remontés en selle,
nous chevauchâmes l'espace de quarante ou
cinquante milles. Il était minuit quand nous
pûmes mettre pied à terre chez un
fermier du nom de Jones. Notre hôte, sur
notre demande, nous réveilla à quatre heures du
matin et
nous
repartîmes. Nous dûmes voyager au
travers de forêts solitaires et perdues,
où nous ne pouvions nous arrêter nulle
part pour manger, vu qu'il n'y avait pas
d'habitation, et il fallut se contenter des
provisions que contenait notre havre-sac ou des
maigres produits de la forêt. Nous
rencontrâmes, plus tard deux femmes qui,
comme nous, se rendaient à
l'assemblée trimestrielle de Clarksburg. Ce
soir-là encore il était minuit quand
nous voulûmes nous arrêter; mais le
maître du logis à la porte duquel nous
heurtâmes lança sur nous ses chiens;
nous trouvâmes portant un gîte
ailleurs. Les deux collègues qui
m'accompagnaient couchèrent dans les bois;
les deux femmes que nous avions rattrapées
en route occupèrent le lit de notre
hôte, qui le leur céda. Moi-même
je me jetai à terre sur quelques peaux de
daim, où je fus dévoré par la
vermine. Cette nuit-là nos pauvres chevaux
ne goûtèrent pas de fourrage. Le
lendemain matin, ils durent traverser à la
nage une rivière. Nous mîmes toute
cette journée pour arriver à
Clarksburg, et hommes et chevaux étaient
tellement rendus, qu'il nous fallut dix heures pour
faire vingt milles.
« Notre assemblée
trimestrielle se tint dans une grande salle
appartenant aux Baptistes. Sept cents personnes
accoururent de tous les points de la
contrée; il me fut donné de leur
prêcher avec liberté; et j'ai lieu de
croire que bien des coeurs ont été
touchés. Après avoir
administré la cène, je continuai ma
route. Parti à trois heures de
l'après-midi, le dimanche, je fis encore
trente milles ce jour-là, et à onze
heures j'arrivai chez le père Haymond; il
était bien minuit avant que je fermasse les
yeux, ce qui ne m'empêcha pas d'être en
selle à cinq heures le lendemain
matin.
« J'ai beaucoup pensé,
depuis quelque temps, aux grandes fatigues que nous
endurons, moi et mon cheval. Je ne saurais dire
avec quelle volupté et avec quelle
reconnaissance j'accepterais, chaque soir, en guise
de lit, une simple planche dont la propreté
me serait garantie, préférablement
aux lits plus que suspects où il me faut
coucher; malheureusement là où les
lits sont sales les planchers sont
dégoûtants, ce qui ôte la
consolation de se coucher à terre. Les
cousins sont aussi tourmentants ici que les
moustiques dans les terres basses des bords de la
mer. Ce pays demandera bien du travail pour devenir
tolérable. Les gens appartiennent pour la
plupart à la classe la plus impudente des
aventuriers, et pour le grand nombre, c'est
à peine s'ils ont quelques idées des
convenances les plus élémentaires) de
la vie civilisée. Les gros fermiers qui ont
un peu de savoir-faire dominent bientôt et
écrasent leurs voisins moins aisés;
les guerres et les chasses où se passe leur vie les
rendent cruels;
et,
d'autre part, ils n'ont du christianisme, et
même de la morale, qu'une connaissance
tellement imparfaite, qu'elle ne saurait mettre un
frein à leurs passions. »
Cette même année, nous
retrouvons l'évêque ail milieu des
montagnes qui séparent l'est de la
vallée du Mississippi.
L'année suivante, nouveau
voyage d'Asbury dans l'Ouest, à propos
duquel nous rencontrons la note suivante dans son
journal : « J'ai trouvé nos pauvres
prédicateurs misérablement
équipés, le corps amaigri par la
fatigue et par les privations, et sujets à
toute sorte de misères, mais je les crois
riches dans la foi. » Et plus loin : « Du
14 décembre 1789 au 20 avril 1790, j'ai
parcouru 2,578 milles. Jusqu'ici, Dieu m'a secouru.
Gloire lui soit rendue! »
Ces premières tournées
missionnaires n'avaient donné à
l'évêque qu'une connaissance
limitée ne ces contrées de l'Ouest,
auxquelles il s'intéressait
particulièrement. Il en connaissait assez
toutefois pour comprendre qu'il fallait mener
vigoureusement cette mission et tenir pied à
la colonisation en regagnant l'avance prise par
elle. Aussi s'efforçait-il d'envoyer
à la petite armée de ses
évangélistes les recrues qu'il
faisait lui-même au milieu des jeunes
convertis des églises. Et déjà
ses prédicateurs, suivant la trace à
peine marquée du chasseur
et les sentiers à peine frayés de
l'émigrant, s'étaient
enfoncés' dans les profondeurs des bois, se
dispersant avec un admirable courage pour mieux
porter le message du salut au milieu des campements
et des cabines reculées du Kentucky. Asbury,
qui suivait de tous ses voeux et secondait de
toutes ses forces ce grand mouvement de
conquête pacifique, ne pouvait pas se
contenter d'en entendre parler par les rapports que
lui adressaient les prédicateurs.
Après avoir, à diverses reprises,
pénétré dès l'origine
sur la lisière du grand Ouest, ainsi que
nous venons de le voir, il se décida
à faire une tournée d'exploration
dans le Kentucky et à réunir en
conférence les missionnaires
dispersés. Pothress, l'un de ces humbles
serviteurs de Christ, lui écrivit pour le
décider à visiter les petits
troupeaux perdus dans le désert. Cet appel
lui fit hâter ses préparatifs, et il
partit, accompagné de quelques pasteurs,
pour sa longue et périlleuse
tournée.
Après avoir franchi les
montagnes, il fit halte un soir chez un colon
auquel, dans la journée même, les
Indiens avaient dérobé ses chevaux.
Ce détail semblait de mauvais augure pour la
suite du voyage et l'avertissait qu'il ne serait
pas sans danger. Ce n'était là
d'ailleurs que l'entrée des grandes
solitudes où il allait se lancer, et
l'évêque ne s'effrayait pas
facilement. Tout le long de la
vallée de Holston, qu'ils
remontèrent, les prédicateurs
annoncèrent l'Évangile de hutte en
hutte. Un peu plus tard, après quelques
jours de marche sans incidents remarquables, ils
furent accostés par deux chasseurs de renom,
qui leur apprirent qu'une escorte les attendait
plus loin pour les défendre contre toute
agression. Ils ne tardèrent pas, en effet,
à rejoindre dix-huit hommes armés,
qui accouraient de loin pour couvrir la marche de
l'évêque et de ses collègues.
Ainsi défendus, ils avançaient
à raison de 35 à 40 milles par jour.
Partout ils entendaient parler des
déprédations exercées par les
Indiens, un soir, ils firent halte chez un
émigrant dont la femme avait
été emmenée en otage par eux.
Cette expédition fatigua
considérablement Asbury; montagnes
escarpées à gravir, rivières
profondes à traverser, prairies
interminables tout infestées de bêtes
sauvages à parcourir, tout cela s'y
rencontrait; et, en outre, la faim faisait souvent
sentir son aiguillon, et il n'était
guère possible de dormir au milieu d'un pays
ravagé par les Indiens. Un jour la petite
troupe traversa un campement fraîchement
abandonné, où les Indiens avaient
surpris et massacré la veille vingt-quatre
personnes; la femme de l'une des victimes de cette
sanguinaire agression avait seule
échappé. Un autre jour, les Indiens
leur donnèrent la chasse à eux mêmes et leur
auraient fait
subir le même sort sans la courageuse escorte
qui les mit en fuite. Malgré ces fatigues
qu'il ressentait vivement, le vaillant esprit
d'Asbury ne faiblissait pas, et, le premier en
selle à l'aube du jour,
l'évêque était le dernier
à en descendre, lorsque les
ténèbres du soir forçaient la
petite troupe à dresser le camp là
où elle devait passer la nuit.
Sans trop d'encombre, on arriva
à Lexington, où Asbury avait
donné rendez-vous aux prédicateurs
les plus rapprochés. Neuf de ces hardis
pionniers se rendirent, au travers d'obstacles tout
semblables à ceux qu'il avait
rencontrés lui-même à cette
convocation de leur bien-aimé surveillant.
Cette conférence fut fort
intéressante pour lui, et les conversations
qu'il eut avec ses collègues le
confirmèrent dans la pensée qu'un bel
avenir attendait cette entreprise missionnaire. Il
leur promit son plus chaleureux concours et
s'engagea à renforcer la mission soit en
envoyant de nouveaux ouvriers, soit en faisant
lui-même dans l'Ouest des visites aussi
fréquentes que le lui permettaient les soins
qu'il devait aux autres églises. Outre les
divers travaux auxquels il prit part dans cette
conférence pastorale, il conféra
l'ordination à trois prédicateurs. Il
s'occupa ensuite à visiter plusieurs des
champs de travail de ses frères; puis il
prit le chemin du retour. Les églises de l'Ouest
lui
fournirent une escorte plus nombreuse encore que
celle qui avait été à sa
rencontre; elle se composait de cinquante hommes,
et, malgré ce nombre, les Indiens
inquiétèrent plus d'une fois la
marche de la caravane. En neuf jours, Asbury fit
les 500 milles qui le ramenaient du Kentucky aux
États de l'Est.
Dès les premiers jours du
printemps de 1792, nous retrouvons Asbury en route
pour l'Ouest.
Cette fois il s'y rendit par un
autre chemin, en visitant sur son passage la
Pensylvanie, la Virginie, les deux Carolines et le
Tennessee. Là il fut informé que les
sentiers étaient devenus impraticables, par
suite des attaques dont les Indiens harcelaient les
voyageurs. Il se décida néanmoins
à continuer sa route en compagnie d'une
petite troupe d'émigrants qu'il rencontra.
Bon nombre de ces pauvres émigrants
étaient à pied, portant tout leur
avoir sur leurs épaules. Des femmes
mêmes, avec de jeunes enfants dans les bras,
se rencontraient parmi ces aventuriers et n'avaient
pas craint de braver les dangers de
l'expédition pour chercher un refuge dans
les riches plaines de la grande vallée. Tout
le long de sa route, l'évêque fut
péniblement frappé de la
pauvreté morale et de l'ignorance où
croupissaient la plupart des colons. En passant
à Rock-Castle, l'une des stations dans le
désert, il écrit dans son journal qu'il y trouva un
tel
débordement d'iniquité qu'il se crut
presque « à la porte voisine de l'enfer
». Dans ces longues marches, son cheval
était épuisé et
lui-même, exposé à tous les
temps et forcé souvent plusieurs fois par
jour de traverser à la nage les
rivières innombrables qui coupent en tous,
sens le pays, il était accablé de
lassitude : « Ce que j'ai souffert dans ce
voyage, écrit-il, est connu de Dieu seul et
de moi-même. Ce qui pour moi cependant est un
surcroît peu supportable de
désagréments, c'est, en arrivant
quelque part, de me trouver au sein d'une
malpropreté révoltante.
»
En arrivant à Crab-Orchard,
il était malade et fatigué, et ses
vêtements étaient tout
mouillés. Malgré cela, le vaillant
évêque se mit aussitôt à
vaquer à sa correspondance et aux diverses
occupations qui l'avaient appelé dans
l'Ouest. Il présida la conférence des
prédicateurs avec une lucidité et un
calme d'esprit admirables. Puis, au bout de
quelques jours de visites et de travaux
multipliés, il songea à repartir.
« Au moment du départ, raconte-t-il, on
m'apprit qu'un homme avait été
massacré à l'est de
l'établissement où j'étais et
qu'à l'ouest les sauvages avaient
lâchement égorgé un grand
nombre d'hommes, de femmes et d'enfants. Tant de
travaux et tant de soucis avaient pesé sur
moi pendant notre conférence, qu'il m'avait
été presque impossible de prendre
quelque repos. Je comptais bien refaire mes forces
avant de me remettre en route; mais outre les
visites des bonnes gens du pays, qui me gardaient
levé jusqu'à minuit, les aboiements
des chiens de garde ne me laissaient presque pas
fermer l'oeil de toute la nuit. Ajoutez à
cela que nous étions trente ou quarante
personnes obligées de dormir
pêle-mêle dans une maison basse et
incommode; j'avoue que je dormais aussi bien dans
nos campements en plein air du désert. Nous
prîmes pour revenir un chemin peu
fréquenté par les émigrants et
qui nous parut devoir être moins surveille'
par les Indiens. J'étais harassé
avant même le départ; ma tête
était brûlante d'une violente
fièvre. Le soir venu, je me jetai de fatigue
sur le sol humide du campement où nous
fîmes halte, et, par la miséricorde de
Dieu, je pus dormir cinq heures. La nuit suivante,
j'aurais pu dormir un peu plus à l'aise,
mais les Indiens étaient dans notre
voisinage et j'étais loin d'être
rassuré. Voyant que les gens qui
m'accompagnaient n'en pouvaient plus de fatigue et
n'avaient nulle idée de monter la garde
toute la nuit, je le fis à leur place et
battis la contrée jusqu'au matin, le fusil
sur l'épaule. Bref, nous pûmes arriver
sains et saufs au terme du voyage, grâces en
soient rendues à la miséricorde
infinie de Dieu.
Et maintenant, pauvre tente
d'argile, repose-toi un peu de toutes ces fatigues!
0 mon âme, retourne en ton repos !
»
Malgré les fatigues
excessives qu'entraînait pour lui chacune de
ces tournées dans l'Ouest, - fatigues qui
paraissaient si grandes à la plupart des
émigrants, qu'il était
très-rare qu'une fois parvenus dans cette
contrée, ils osassent les affronter de
nouveau pour visiter leurs parents et leurs amis
demeurés dans l'Est, - malgré,
dis-je, ces fatigues et ces dangers de toute
nature, l'évêque Asbury laissait
rarement passer une année sans apporter
à ses frères les encouragements que
lui dictait sa foi et les conseils qu'il tirait de
sa longue expérience. Son âme
s'était aguerrie dans les luttes
quotidiennes qu'il avait à soutenir contre
les labeurs d'une existence plus que
surchargée de travaux innombrables. Son
corps: lui-même, bien que peu robuste
naturellement, s'était fortifié dans
ces courses à travers les forêts. Avec
une indomptable énergie, il s'était
appliqué à l'assouplir à cette
vie de privations et de souffrances. Cet homme, aux
moeurs douces et aux goûts de lettré,
eut de la peine à se rompre à une
existence qui devait être tout à fait
antipathique à sa nature; il y
réussit pourtant, et au bout de peu
d'années la métamorphose fut
complète. Sans renoncer ni aux
préférences de son esprit, ni
à certaines
répugnances de sa nature essentiellement
anglaise, répugnances que l'on a pu
remarquer en passant dans les extraits que nous
avons donnés de son journal, il devint un
prédicateur des bois dans toute l'acception
du mot. Il sut, aussi bien qu'aucun de ses
collègues, organiser et conduire une
expédition (quoiqu'il eût quelque
répugnance à manier la carabine),
coucher sur la dure, passer à la nage une
rivière, se nourrir de quelques fruits
sauvages cueillis dans les bois on de quelques
morceaux de pain durci conservé dans le
havre-sac.
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