Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

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LES PRÉDICATEURS PIONNIERS.
(Suite)


La pauvreté des prédicateurs. - Ils étaient forcément voués au célibat. - Témoignage de Burke et de Cartwright. - Un voyage de deux cents lieues avec 75 cents. - Une veuve et un colonel charitables. - Conversion de deux aubergistes.

« Si les émigrants lettrés, dit M. Cucheval-Clarigny, affectaient quelque dédain pour les prédicateurs méthodistes, il n'en était pas ainsi du gros de la population, qui voyait avec une faveur marquée ces hommes rudes et vigoureux marqués à son sceau et vivant de sa vie. Ne partageaient-ils pas ses privations et sa gêne? Ne les voyait-elle pas se coucher sur la dure, se contenter d'un morceau de pain, et, au besoin, s'en passer? Ne portaient-ils pas, comme elle, les étoffes grossières tissées sous le chaume, et ne fallait-il pas souvent qu'une main charitable réparât et remplaçât ces vêtements déchirés à toutes les ronces du chemin? Quand l'émigrant en sa pauvre demeure voyait déboucher de la forêt, sur un cheval exténué, un homme au teint hâlé, aux traits fatigués, quelquefois les vêtements ruisselants encore de l'eau d'une rivière qu'il avait fallu traverser à la nage, et que cet homme, après lui avoir demandé de dormir sous son toit et de prier ensemble, lui parlait la langue simple et expressive du peuple, avec ses images familières et ses naïves séductions, il sentait son coeur s'ouvrir tout naturellement. Le ministre bien renté, qui, dans la ville voisine, débitait tous les dimanches à sa congrégation un sermon compassé, pouvait être un grand clerc; le prédicateur aux habits de bure, qui souvent n'avait pas un dollar en poche, mais qui savait trouver le chemin des coeurs, celui-là était bien l'homme de Dieu (1). »

Le général Harrison, un des présidents des États-Unis, dit en parlant du renoncement des prédicateurs pionniers de l'Ouest. dans l'intimité desquels il avait vécu :

« Ces hommes ne contractent pas le voeu de pauvreté, mais ils agissent absolument comme s'ils l'avaient contracté Le salaire qu'ils sont censés recevoir est à peine suffisant pour les empêcher de mourir de faim. Le cheval qui les porte est le seul être vivant qui soit à eux, et leur valise réunit l'ensemble de leurs possessions terrestres.»

Le président Roosevelt, dans un discours prononcé à la Conférence générale de Baltimore en 1908, rendit à l'oeuvre du Méthodisme dans l'Ouest ce témoignage :

« Le Méthodisme a eu dans l'Ouest une croissance prodigieuse. Tout notre pays a contracté, une dette de gratitude envers les prédicateurs pionniers méthodistes dont la marche vers l'Ouest a tenu pied à la civilisation, et qui ont participé à toutes les fatigues de l'existence de nos colons, tout en s'occupant de leurs intérêts spirituels, et en empêchant ainsi que les soucis matériels pressants et les privations de leur dure vie n'éteignissent la flamme divine dans leur âme. »

En enrôlant sous ses drapeaux de jeunes évangélistes, dont les travaux ne devaient avoir pour limites que les limites mêmes du désert, l'Église ne leur promettait pas un traitement élevé; elle ne leur promettait pas même un traitement régulier. Le maximum du salaire officiel était à peine suffisant pour entretenir le cheval, s'il avait fallu acheter sa nourriture. Il était fixé à 64 dollars (320 francs), et encore le prédicateur devait déduire du dividende trimestriel qui lui revenait les divers présents en espèces ou en nature qu'il avait reçus de ses paroissiens. Si les divers objets reçus par lui s'élevaient à un chiffre supérieur à la somme à laquelle lui donnaient droit les règlements, il était tenu de verser le surplus dans une caisse centrale, destinée à secourir ses frères moins favorisés. Sur ces 64 dollars, il devait s'acheter un cheval et son équipement et se fournir de livres. Heureux était-il encore quand ses trimestres étaient pavés intégralement et avec quelque régularité; mais, le plus souvent, la caisse était obérée, et les 64 dollars officiels se réduisaient à 40, à 20, et fréquemment manquaient complètement, et il arriva à plusieurs de nos pieux missionnaires de voir s'écouler des années entières sans recevoir un cent, ce qui les mettait tout à fait à la charge des bonnes âmes du circuit.

En ce temps, le prédicateur marié ne recevait pas plus que le célibataire; on comprend qu'avec. des ressources aussi précaires, l'entretien d'une famille devenait un problème tout à fait insoluble. Quelques-uns tentèrent pourtant de le résoudre; peu y réussirent, et la plupart de ceux qui se marièrent se virent dans l'impossibilité de demeurer dans les rangs de l'itinérance. C'est dire que l'immense majorité se condamnaient au célibat perpétuel, à l'exemple de leurs deux évêques Asbury et Mac-Kendree. Ceux-ci, sans ériger le célibat en dogme, le recommandaient vivement à leurs jeunes collègues, soit à cause du salaire si modeste que l'Église était en mesure de leur offrir, soit à cause des longs voyages que nécessitait leur laborieux apostolat. Malgré ses idées très-arrêtées sur ce sujet, Asbury consacrait ses économies à venir en aide à ses frères chargés de famille.

« Nos pauvres frères de l'Ouest sont en pleine détresse, écrivait-il en 1806, après les avoir visités; ils ont toutes les peines du monde à vivre; aussi j'ai dû, pour leur venir un peu en aide, me défaire de ma montre, de mon habit et de mes chemises. »
Ce trait peint bien le bon évêque.

Les prédicateurs chez lesquels le sentiment de leur vocation l'emportait sur les misères qui, dans leur position, s'attachaient au mariage, se trouvaient, une fois mariés, exposés aux assauts continuels de l'indigence la plus absolue, et il fallait des âmes bien fortes pour lutter contre de pareilles obsessions.

La nourriture que les pionniers trouvaient dans les cabanes des colons était loin d'être de première qualité, mais ils ne songeaient pas à s'en plaindre; ils y étaient habitués dès leur enfance. Leurs vêtements laissaient également beaucoup à désirer. S'ils étaient d'une propreté remarquable, ils étaient en général râpés jusqu'à la corde, et l'habileté de l'ouvrier ne réussissait pas à dissimuler parfaitement les rapiécetages nombreux qu'ils avaient dû subir.

« Mes habits, dit Burke, que nous avons cité déjà, étaient complètement usés, et toute l'industrie humaine n'eût pas réussi à les restaurer; les pièces s'y superposaient aux pièces. J'avais eu assez d'argent pour acheter l'étoffe nécessaire à la confection d'un nouvel habit, mais de longtemps je ne pus pas trouver la somme nécessaire pour le faire confectionner. »

« Pendant l'année, dit Cartwright, je reçus 40 dollars; mais plusieurs de mes collègues ne reçurent par, la moitié de cette somme. C'étaient des temps bien rudes que ceux-là; un grand nombre de prédicateurs pieux et utiles, ne pouvant plus suffire à leurs besoins, devaient se retirer de l'itinérance. Ce n'était pas précisément la nourriture qui faisait défaut; bien qu'elle fût de qualité médiocre, nous en avions suffisamment. Mais, en général, nous ne recevions pas dans toute une année un salaire Suffisant pour nous acheter un habillement complet. Et si nous ne nous étions pas décidés à nous vêtir de la bure grossière fabriquée à la main par nos gens, et si quelque âme charitable ne nous eût pas secourus à l'occasion, en nous faisant cadeau de quelque effet d'habillement, nous eussions dû nous retirer du travail actif. L'argent manquait au pays en ce temps-là. Néanmoins quelques-uns des meilleurs hommes que Dieu ait faits traversèrent les orages, supportèrent vaillamment l'indigence et réussirent admirablement à planter le méthodisme dans notre monde de l'Ouest. »

On le voit, les prédicateurs recevaient tout juste assez, selon l'expression de l'un d'eux, pour maintenir l'âme et le corps en bonnes relations. Ce renoncement absolu est Lin caractère trop saillant de leur carrière militante pour que nous résistions au plaisir de montrer au lecteur par un récit emprunté aux mémoires de Cartwright, comment il savait lutter contre la pauvreté et à quels expédients il avait recours pour déjouer la mauvaise fortune. On pourrait intituler le récit qui va suivre : Comment un prédicateur trouvait moyen, avec 3 fr. 75 c. en poche, de faire à cheval près de deux cent lieues.

« Je veux raconter ici, dit Cartwright, dans quelle position je me trouvais à la fin de mes travaux dans ce pénible circuit. Il y avait trois ans que j'avais quitté le domicile paternel, et j'en étais éloigné de cinq cents milles. Mon cheval était devenu aveugle; ma selle était usée; mes brides avaient, tant bien que mal, été remplacées au moins une douzaine de fois; et mes vêtements avaient été si souvent rapiécés qu'il était devenu tout à fait malaisé de découvrir l'étoffe première. Je me décidai à retourner chez mon père pour m'équiper à neuf. Je me trouvais alors à Marîetta. J'avais juste 75 cents (3 fr. 75 c.) dans le gousset et je me demandais avec quelque inquiétude comment je ferais pour me tirer d'affaire avec une bourse si mal garnie.

« Je compris au premier coup d'oeil que je ne gagnerais rien à réfléchir longuement; il n'y avait pas à balancer : A fallait prendre le chemin du logis paternel, ou rue trouver aux prises avec le dénûment le plus complet. Je résolus d'aller le plus loin que je pourrais, puis de travailler de quelque manière pour gagner de quoi continuer ma route, jusqu'à ce que j'arrivasse à la maison. J'avais quelques amis sur mon chemin, mais pas beaucoup. Bref, je partis.

« Ma première journée de voyage ne me fit pas sortir de mon circuit. À trente-cinq milles de distance de mon point de départ vivait un ami sous le toit duquel je comptais passer la nuit. Il était déjà tard dans la soirée, et je me trouvais encore éloigné de cinq milles de cette maison, lorsque je fis la rencontre d'une veuve qui demeurait à plusieurs milles en dehors de mon chemin. Elle n'était pas membre de notre Église, mais elle avait assisté aux réunions que j'avais présidées dans le voisinage. Après que nous eûmes fait échange de politesses, elle me demanda si je quittais le circuit. Apprenant, que je retournais chez mon père, elle me dit : « Et où en est votre bourse? Je suppose bien que vous n'avez pas fait fortune dans vos tournées. » Je lui confessai naïvement que je n'avais au monde que soixante-quinze cents. Elle m'invita à venir chez elle, me disant qu'elle pourrait m'aider un peu. Je lui répondis, que l'emploi de toutes mes journées était réglé jusqu'à Maysville, et que me rendre chez elle m'écarterait de ma route, renverserait tous mes plans et dérangerait tous mes rendez-vous. Elle me remit alors un dollar, en me disant que c'était tout ce qu'elle avait sur elle, mais que, si je voulais l'accompagner, elle me donnerait davantage. Je déclinai l'invitation, j'acceptai le dollar en la remerciant, et prenant congé d'elle je poursuivis ma route.

« Quand j'arrivai au bord de l'Ohio, en face de Maysville, tout mon argent était parti. J'étais dans le plus grand embarras, ne sachant comment passer la rivière, faute d'argent pour payer le bac. Je me souvins que je connaissais un monsieur Armstrong, marchand dans la ville, à qui je pourrais emprunter vingt-cinq cents, si le batelier consentait à me passer sans me faire payer d'avance. Comme j'arrivais au bord de l'eau, le bac y touchait, et j'en vis descendre un homme et un cheval. Je reconnus aussitôt le colonel Shelby, frère du gouverneur du Kentucky : c'était un exhortateur zélé de l'Église méthodiste et une vieille connaissance de mon père, dans le voisinage duquel il habitait. Dès qu'il me vit, il s'écria:

- Pierre, est-ce bien vous?
- Oui, Moïse, c'est le peu qui reste de moi.
- À en juger par votre accoutrement, les temps ont été durs. Vous retournez chez vous, je suppose; mais où en êtes-vous en fait d'argent?
- Colonel, je n'ai pas un sou au monde.
- Voici trois dollars, et je vais vous faire une lettre de recommandation et un bon de crédit qui vous serviront jusqu'à l'entrée des landes de Pilot-Knobb.

« Cette aventure me réconforta grandement, vous pouvez le croire. L'argent et le crédit du colonel me menèrent quelques jours; mais, quand j'arrivai à la première taverne au delà de Pilot-Knobb, je me trouvais de nouveau sans ressources. Je ne savais vraiment plus que faire; je demandai toutefois à être logé, en ayant soin de prévenir le tavernier que je n'avais pas d'argent, que j'étais absent depuis trois ans et que je retournais chez mon père. J'ajoutai que j'avais une vieille montre et quelques bons livres dans mon havresac, et que j'essayerais de l'indemniser. Il me dit de mettre pied à terre sans inquiétude.

« Je ne tardai pas à découvrir que la famille de mon hôte, qui depuis longtemps habitait le pays, n'avait aucune connaissance de l'Évangile. Je dois dire que la maison où je me trouvais se composait de trois chambres, une salle à manger, une chambre à coucher et une cuisine. Ces trois salles, sur un même palier, n'étaient séparées que par une mince cloison en bois, dont les planches en vieillissant s'étaient retirées, laissant entre elles de larges fentes.

« Au moment de nous retirer, je demandai à mon tavernier s'il avait quelque objection à ce que je fisse une prière avant de nous séparer. « Aucune, aucune, » me dit-il très cordialement; et je le vis entrer dans la cuisine, pour appeler, je le supposais du moins, le reste de la famille. Il revint bientôt, une chandelle à la main et me pria de le suivre. Nous entrâmes dans la chambre à coucher, et, posant sa chandelle sur la table, il me souhaita une bonne nuit et ajouta : « Ici vous pourrez prier tout à votre aise. »

« J'avoue que ceci me prit par surprise et qu'au premier moment je fus tout stupéfait. Il m'avait complètement joué, mais je me décidai aussitôt à ne pas lui abandonner ainsi la victoire. Je me mis donc à genoux auprès des fentes de la cloison, et je commençai à prier avec toute l'ardeur dont mon âme et ma voix étaient capables. Je m'aperçus bientôt, à l'agitation inaccoutumée qui se manifestait dans la cuisine, que la surprise de ces gens n'était pas moins grande que celle que j'avais ressentie moi-même un moment auparavant. J'entendis distinctement l'hôtesse dire à son mari : « Il est fou, et il va nous tuer toute la nuit. Va « donc voir ce que c'est. » Le digne homme n'approchait qu'avec la plus grande circonspection; il entra pourtant lorsque j'eus fini, et me demanda quels étaient les motifs de mon étrange conduite.

« Ne m'avez-vous pas permis, lui demandai-je, de prier autant que je le voudrais? - Sans doute, répondit-il, mais pas à haute voix. » Je lui dis alors que, puisqu'il m'avait empêché de prier avec sa famille, j'avais jugé à propos d'atteindre mon but d'une autre façon.

« Il était clair pour moi qu'il me croyait l'esprit malade; cependant notre conversation qui dura quelques moments et roula sur des sujets religieux put le convaincre qu'il était dans une complète erreur à mon sujet.

« Le lendemain matin, je me levai de très-bonne heure; je voulais faire quinze milles avant déjeuner et je comptais mettre pied à terre chez une de mes connaissances. Mais, au moment où je me préparais à enfourcher mon cheval, l'aubergiste me retint et voulut à tout prix me faire déjeuner. J'acceptai; mais quand je lui offris de le rétribuer de quelque manière, il refusa et me pressa vivement de descendre chez lui, s'il m'arrivait de repasser dans la contrée. J'ajouterai ici qu'avant six mois j'eus l'occasion de le revoir; sa femme et lui étaient alors convertis, et ils attribuaient leur conversion aux circonstances un peu extraordinaires de la mémorable nuit que j'avais passée sous leur toit.

« Je fis la rencontre de nouveaux amis, ce qui me permit d'atteindre Hopkinsville; je me trouvais encore à trente milles de la maison paternelle et j'avais six cents en poche. L'aubergiste, qui connaissait mon père, consentit à m'héberger, bien que je lui eusse déclaré en toute sincérité mon état pécuniaire. Je venais de fermer les yeux après m'être couché, lorsque je fus éveillé en sursaut par les cris perçants d'une femme. Je sautai à bas du lit, croyant qu'il se commettait un crime, et, après avoir jeté sur moi un vêtement, je m'élançai vers le lieu d'où partaient ces clameurs. L'aubergiste vint me prévenir que ces cris étaient poussés par sa femme, qui était sujette à des convulsions. M'étant approché, je lui adressai quelques paroles d'exhortation et ne tardai pas à découvrir que ses préoccupations étaient d'un caractère purement religieux, et que le sentiment du péché était ce qui la tourmentait. Je lui offris de prier pour elle : « Oh ! oui, répondit-elle aussitôt, priez, car personne ici ne prend soin de ma pauvre âme. » Je m'agenouillai alors et priai; puis, après avoir chanté un cantique, je m'efforçai de la conduire à Jésus-Christ, comme à celui qui peut seul sauver. Je priai encore, et bientôt elle se releva en donnant gloire à Dieu. Ce moment fuit délicieux : le mari pleurait comme un enfant; nous passâmes presque toute la nuit à chanter, à prier et à louer Dieu. Le lendemain, l'aubergiste me dit que j'avais acquitté dix fois mon compte et que tout ce qu'il me demandait, c'était de m'arrêter chez lui toutes les fois que je passerais.

« Ce jour même, j'arrivai à la maison avec six cents de reste. Ce qui précède vous donne une idée très-incomplète des tournées des premiers prédicateurs méthodistes de l'Ouest. Mes parents m'accueillirent avec joie; je passai avec eux plusieurs semaines. Mon père me donna un nouveau cheval, une bride et une selle, des habits neufs et quarante dollars en argent. Ainsi équipé, je me tins prêt à trois autres années d'absence. »

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(1) Revue des Deux Mondes, du 15 août 1859. 
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