Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

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L'OEUVRE DES PRÉDICATEURS PIONNIERS.


Comment les prédicateurs se frayaient la voie auprès des gens de l'Ouest. - Asbury perdu dans les bois. - M. Jenkins, l'homme le moins religieux du pays, gagné à l'Évangile. - Axley se fait ouvrir une porte par le chant d'un cantique. - À quel prix Cartwright obtient la permission de prêcher. - Description d'une cabane de l'Ouest, par W. Milburn. - Comment s'y prit Cartwright pour inculquer l'ordre et la propreté à une famille de colons. - Un discours d'Asbury contre la malpropreté. - Le culte dans une cabane d'émigrants. - Une réunion religieuse dans un cabaret. - Les jeunes cités de l'Ouest. - Les commencements de l'oeuvre à Saint-Louis. - Jessé Walker. - Les prédicateurs et l'instruction populaire.

Essayons maintenant de prendre sur le fait l'oeuvre de nos pionniers, en demandant aux mémoires qu'ils nous ont laissés quelque lumière sur leur vie de tous les jours.

L'accueil qu'ils rencontraient était, on peut le croire, peu cordial d'ordinaire auprès d'un peuple que l'isolement et les périls quotidiens avaient rendu tout à la fois grossier et défiant. ils furent souvent repoussés avec brutalité, et ils étaient heureux quand on ne lançait pas contre eux les chiens de garde du logis. Leur premier soin dans un nouveau circuit devait être nécessairement de se concilier la bienveillance d'un public soupçonneux et irritable, en travaillant à détruire les préjugés qui existaient dans les esprits contre leur oeuvre. Ils avaient besoin de posséder un grand fond de bonne humeur et une patience inaltérable pour accepter sans murmure les humiliations de toute sorte qui les attendaient; ils devaient être habiles à mettre à profit les occasions favorables, et vaillants pour tenir tête aux circonstances adverses. Heureux étaient-ils encore quand, à la suite de plusieurs tentatives malheureuses, ils parvenaient à se créer, de distance en distance, de petits centres d'action, d'où ils pouvaient rayonner et s'étendre dans toutes les directions. Quelques traits montreront avec quel empressement ils saisissaient au vol toutes les occasions d'évangéliser et avec quelle confiance ils s'en remettaient à la Providence du soin de leurs intérêts, lorsque les occasions ne s'offraient pas d'elles-mêmes.

Une fois, dans une des parties les plus montagneuses de l'Ouest, Asbury perdit son chemin et erra toute une journée au milieu de ravins, de fondrières et de précipices vraiment inextricables. Le soir venu, il se trouvait dans une forêt qui paraissait sans issue. En vain essayait-il de découvrir un champ cultivé ou la fumée d'une cabane; il prêtait en vain l'oreille pour entendre le bruit de la hache d'un bûcheron attardé dans les bois: rien ne venait troubler le silence de la nuit toujours plus obscure, si ce n'est le cri lugubre de la chouette auquel, de temps en temps, le loup mêlait son hurlement sauvage. L'évêque, peu après, discerna à quelque distance le formidable rugissement de la panthère. Son jeune cheval, jusqu'alors docile, se cabra de terreur et refusa d'avancer. Lui-même se sentait saisi d'une crainte vague. Pour comble d'infortune, un de ces orages d'été, violents et rapides, fréquents dans ces contrées, éclata subitement et le transperça jusqu'aux os. Asbury avait mis pied à terre et tenait son cheval par la bride; l'orage passé, la pauvre bête n'en pouvait plus d'émotion; une nouvelle alerte y mit le comble. et, s'arrachant à la main qui la retenait, elle partit à fond de train à travers la forêt. Ce bruit qui l'effrayait fut justement ce qui rassura son maître, car il avait reconnu des voix humaines, et se vit bientôt entouré de chasseurs qui s'étaient attardés à la poursuite d'un daim et n'avançaient que lentement sous le poids de leur capture. Ils lui aidèrent à retrouver son cheval et le conduisirent chez eux.

Ces jeunes gens étaient de rudes et grossiers habitants des bois. Leur demeure était construite avec des poutres superposées, qui, en ces temps reculés, remplaçaient partout la pierre et la chaux, dont l'emploi eût été comparativement fort coûteux. Le missionnaire accepta avec reconnaissance l'hospitalité qui lui était offerte et fit honneur à un très-médiocre souper que son appétit, excité par les aventures de la journée, trouva délicieux. Le repas fini, il proposa un culte de famille. Les gens du lieu ouvrirent de grands yeux, comme s'ils n'eussent pas compris. L'évêque prit alors sans plus d'explication sa Bible de poche, lut un chapitre, puis tomba à genoux et prononça une prière fervente. Pendant ce temps, le chef de la famille se tenait debout près de la porte, avec deux enfants qui s'accrochaient à ses habits, taudis que sa femme, avec les deux plus jeunes, s'était réfugiée au coin de la cheminée; les autres enfants s'étaient enfuis du côté du lit et les jeunes gens qui avaient amené l'évêque s'étaient éclipsés.

Cet étrange accueil ne le déconcerta pas, et, le lendemain matin avant de partir, il s'offrit à revenir quelques jours plus tard, pour tenir une assemblée religieuse qu'il serait aisé de convoquer pendant son absence. Cette proposition ne recevant aucune réponse de la part de ses hôtes, il se crut autorisé à fixer le jour de son passage et l'heure de la réunion, et sur cela il reprit sa route. Au jour venu le bon évêque arriva, et fut fort surpris en approchant de voir toutes les collines voisines s'ébranler et les populations de la contrée accourir en foule vers l'habitation de M. Jenkins, l'homme le moins religieux du pays. Pour abréger, nous dirons qu'une année à peine écoulée, une église était organisée autour de ce point, et presque tous les membres de la famille s'y étaient ralliés. Ce n'est pas tout : l'un des jeunes gens dont nous avons parlé entra lui-même dans le ministère itinérant, et grande fut la surprise d'Asbury en le retrouvant ou jour parmi ses collègues de l'Ouest.

Pour ces hommes remplis de l'amour de Dieu et des âmes, il y avait bien des moyens de se frayer un chemin jusqu'aux coeurs les plus fermés et les plus récalcitrants. Ils étaient maîtres dans l'art d'emporter d'assaut les forteresses qui eussent paru imprenables à d'autres. Leur foi naïve et leur persévérance indomptable les faisaient réussir là où d'autres auraient échoué avec des talents supérieurs.

James Axley, que nos lecteurs connaissent déjà, fut envoyé en 1806 dans le comté d'Attakapas (Louisiane), pour y fonder une oeuvre missionnaire. Ne voulant pas se renfermer dans les limites qui lui étaient assignées, il se lança dans les hasards d'une grande tournée d'exploration au milieu d'un pays peuplé surtout de catholiques français, bigots et fanatiques. Au soir d'une longue marche, exténué de faim et de lassitude, il heurta à la porte d'une ferme et demanda l'hospitalité pour lui et pour son cheval. La maîtresse du logis, qui, à la première inspection, avait reconnu à quelle classe de voyageurs appartenait son visiteur, lui dit du ton le plus méprisant : « Il n'y a pas de place; nous n'avons que faire ici d'un pareil bétail. » Ce refus insultant alla au coeur de l'humble missionnaire; la nuit venait; pas une auberge dans le voisinage, et d'ailleurs il n'avait pas d'argent pour payer; il n'avait rien pris de tout le jour, et devant lui se présentait la sombre perspective de coucher sur la dure par un froid intense, et peut-être de succomber d'épuisement. Tout cela bourdonnait confusément dans sa tête et oppressait son âme. Il se laissa alors tomber sur un siège devant la porte, et, la tête entre les mains, il se prit à réfléchir tristement sur sa position. Bientôt il releva la tête, et, selon son habitude dans toutes les circonstances difficiles de sa vie, il entonna un cantique :

« Peace, my soul! Thou needst not fear,
Thy great Provider still is near,
Who fed thee last will feed thee still!
Be still, and sink into fils will, »

Nos prédicateurs étaient tous de grands chanteurs. Milburn nous dit : « Quand ils ne pouvaient pas, dans leurs sermons, enlever une position au moyen de la logique, ils appelaient un hymne entraînant à leur secours, et rien ne résistait à cet argument suprême. » Axley avait une réputation toute particulière à cet égard; sa voix puissante et juste produisait, bien qu'elle n'eût pas été cultivée, un effet saisissant; et l'on assure qu'en l'entendant chanter, des gens qui étaient ses ennemis, acharnés devinrent ses meilleurs amis. C'est ce qui arriva dans la circonstance que nous racontons. La dame du logis, ses enfants et ses esclaves ne tardèrent pas à se rapprocher et à revenir de leurs dispositions hostiles, et le missionnaire n'avait pas fini son troisième cantique que son auditoire était tout en larmes. Les sentiments avaient complètement changé, sous l'influence pacifiante du chant; le prédicateur et son cheval furent logés et nourris somptueusement, et AxIey compta cette famille de plus au nombre de ses amis.

Cartwright, lui, moins facilement ému que son collègue, ne perdait pas aussi vite courage, et savait au besoin conquérir par son audace l'hospitalité qu'on lui refusait. S'il n'avait pas des chants à appeler à son aide, il avait des arguments. Mieux que personne, il discutait d'une façon persuasive et populaire. Il n'était jamais embarrassé, comme on l'a vu, pour amener ses hôtes sur le terrain religieux, et il savait les disposer à prêter l'oreille à sa prédication. En voici un exemple pris entre beaucoup d'autres :

« Une fois que J'explorais les bords de la rivière Cumberland, à l'affût de quelque occasion nouvelle d'annoncer l'Évangile et d'étendre le cercle de mon action, je demandai l'hospitalité à un riche fermier du pays; la soirée était assez avancée, et j'eus le bonheur d'être accueilli sans trop de peine. Mes hôtes étaient de bonnes gens, bien élevés. Plusieurs voisins s'étant réunis là pour passer agréablement la soirée, je m'étudiai à détourner la conversation des futilités où elle se traînait pour l'amener sur des sujets religieux. M'étant aventuré à demander s'il y avait quelques prédications dans le voisinage, je m'aperçus bientôt qu'on en manquait absolument; et alors je déclinai ma qualité, et demandai au maître du logis la permission de convoquer prochainement dans sa maison une assemblée de culte. il me répondit sur le ton de la plaisanterie qu'il ne pouvait agréer cette demande sans connaître préalablement mes talents de prédicateur. Je répliquai que rien n'était plus facile, et que s'il y tenait j'allais immédiatement prêcher devant l'auditoire tout trouvé qui était présent. Il y consentit, et, après avoir chanté et prié, je pris nu texte et, pendant une heure, je les exhortai de toutes mes forces. Les esclaves qui se trouvaient là pleuraient; les visiteurs pleuraient; le maître du logis lui-même pleurait. Quand j'eus fini, il me dit : « Revenez bientôt; car nous sommes de « grands pécheurs. »

« Lorsque je fus parti, un indiquant le jour où je repasserais, on essaya d'ébranler la résolution de cet ami, en lui représentant les pasteurs méthodistes sous les couleurs les plus noires; rien ne l'ébranla pourtant, et il déclara qu'il voulait en avoir le coeur net en nous voyant à l'oeuvre. Bref, je revins, je prêchai; et bon nombre de personnes se convertirent à, Dieu, entre autres le maître de la maison et plusieurs des siens. Dix personnes s'unirent ce jour-là à l'Église, et ce petit noyau a considérablement grandi depuis lors. »

Nous venons de voir comment les missionnaires savaient s'ouvrir l'accès des cabanes de l'Ouest. Voulez-vous connaître de quelle nature était l'hospitalité qu'ils y trouvaient? Écoutez Milburn, le prédicateur aveugle, qui a passé les plus belles années de sa jeunesse au milieu des solitudes de la vallée du. Mississippi :

« Vous auriez pu voir notre prédicateur s'approchant à cheval de la porte d'une cabane où il devait loger; et comme cette cabane est l'exacte reproduction de toutes celles du pays, vous me laisserez vous la décrire. Elle a douze pieds sur quatorze de dimensions et n'a qu'un rez-de-chaussée. Les espaces demeurés vides entre les poutres qui forment les murailles sont enduits avec de la boue en guise de plâtre. L'intérieur se compose d'une seule chambre, à l'une des extrémités de laquelle est le foyer. C'est dans cette chambre unique que dorment la nuit le mari et la femme avec les quinze ou vingt enfants que la Providence leurs a donnés; car il faut que je dise ici que nos gens de l'Ouest sont particulièrement favorisés à cet égard. Je dois ajouter que très-souvent les hôtes de la basse-cour eux-mêmes viennent passer la nuit en compagnie des gens de la maison. pour se mettre à l'abri des bêtes de la forêt; à plus forte raison encore les chiens, qui font partie intégrante de la famille du chasseur, jouissent-ils de ce droit. Cette salle commune sert à tous les offices de la vie; on y dort, on y mange, on y prêche, on y vit. Là aussi le prédicateur doit s'installer, étudier et dormir. Parfois cependant se rencontre une autre chambre dans la cabane; on l'appelle d'ordinaire la chambre du prophète. On y parvient par une mauvaise échelle boiteuse. C'est une sorte de niche pratiquée au moyen de solives fixées dans la charpente de la maison et sur lesquelles on a jeté quelques planches mal jointes et non clouées. Une fois arrivé dans ce recoin obscur, où il doit passer la nuit, le jeune prédicateur non encore initié aux misères de la carrière qui l'attend, a besoin d'user de mille précautions, car un mouvement un peu brusque l'enverrait rejoindre les dormeurs de l'étage inférieur, dont il n'est séparé que par quelques planches vermoulues. À force de chercher, il parviendra bien à trouver dans l'étroit espace où il se meut ce qu'on appelle un peu pompeusement le lit du prophète. C'est en langage plus modeste une simple peau d'ours ou de buffle ou même un sac plein de feuilles. Une fois étendu sur sa couche, notre prophète peut sans bouger de sa place étudier l'astronomie, si ses goûts l'y poussent, au travers des larges fentes du toit. Il est vrai que, lorsqu'il pleut ou qu'il neige, il est exposé à prendre un bain froid qui n'a rien d'intéressant. »

Cette hospitalité plus que misérable que recevaient les prédicateurs était souvent très excusable, et quand ils pouvaient se convaincre qu'elle résultait de l'extrême pauvreté de leurs hôtes, ils la supportaient bravement sans se plaindre. Mais, quand ils voyaient clairement qu'elle était le fruit de l'avarice ou de l'insouciance, ils ne s'y résignaient pas volontiers et s'efforçaient d'inculquer à ce peuple à moitié sauvage des idées d'ordre et de propreté.

« J'eus à loger une fois, raconte Cartwright, sous le toit d'un certain frère assez original. Il avait une femme de premier ordre et plusieurs filles intéressantes. J'ajoute qu'on lui connaissait trois cents dollars bien placés. Notre ami n'avait qu'une chaise dans sa maison; on l'appelait la chaise du prédicateur; encore le fond en était-il usé, et l'un des pieds de derrière manquait-il complètement. Un vieux tonneau nous servait de table. Le foyer n'était qu'un simple trou creusé dans la terre, et c'était autour de ce creux informe que les pauvres femmes devaient préparer leurs repas. Quand vint le moment de nous mettre à table, on nous présenta des rondelles de bois en guise d'assiettes et des morceaux de roseau aiguisés par le bout en guise de fourchettes; des gobelets de fer-blanc tenaient lieu de verres. Il n'y avait dans toute la maison qu'un vieux couteau de boucher, et encore manquait-il de manche.

« La maîtresse du logis se confondit en excuses. Je les aurais acceptées de grand coeur et ne me serais formalisé de rien si son mari eût été réellement pauvre; mais je ne le pouvais décidément pas avec la connaissance que j'avais de sa position et je me crus appelé à lui adresser quelques remontrances. Je le connaissais assez pour savoir qu'il était sage d'user de ménagements infinis pour aborder un sujet si délicat. Je commençai par le féliciter sur la bonne mine de ses filles, et lui fis observer que sa femme devait faire à l'occasion une excellente cuisinière. Je m'enhardis alors et continuai : « Allons! cher frère, faites combler ce trou; et puis allez à la ville, et achetez des chaises, des couteaux, des fourchettes, des verres et quelques autres bagatelles. Faites ce plaisir à votre femme et à vos filles. Ces demoiselles ont assez d'avantages personnels pour se bien marier, pourvu que vous vous donniez quelque peine pour elles. » Je remarquai dès l'abord que les femmes étaient de mon côté, et cela me mit à l'aise. Le vieux frère me répondit qu'il avait vu déjà bien des prédicateurs orgueilleux, et qu'à voir mon habit de drap fin, il avait présumé dès le premier moment que j'étais du nombre. Il ajouta qu'il ne me savait aucun gré de me mêler de ses affaires.

« - Mon frère, lui répliquai-je, vous êtes depuis longtemps membre de notre Église, et vous devriez savoir que notre discipline fait un devoir à tout prédicateur de recommander partout la propreté et la décence. Et quand bien même il n'en serait pas fait mention dans la discipline, il me suffirait de l'affection que je vous porte pour m'obliger à vous en parler. Et vous devriez suivre mon avis, pour votre avantage personnel aussi bien que pour celui de votre famille.

« La femme et les filles abondèrent alors dans mon sens. Je repris :

« - Vos deux garçons vous aideront à mettre tout en ordre. Pour moi, je vous déclare que si, lorsque je reviendrai dans quatre semaines, vous n'avez tenu aucun compte de nies observations, je ne prêcherai plus dans votre maison et je chercherai asile ailleurs.

« Il me dit que je pouvais aller où bon me semblerait et que, puisque j'étais trop orgueilleux pour me contenter de son logis, il n'avait que faire de m'y recevoir. Sur ce, je partis; mais je vous assure qu'à mon retour tout était bien changé. Les femmes s'étaient emparées de la catéchisation que j'avais adressée au vieux frère et en avaient fait le thème de nouveaux discours. Nos efforts réunis avaient réussi: le trou dans la terre avait disparu; on s'était procuré six chaises neuves, plus un assortiment complet de couteaux, fourchettes, verres, assiettes, etc. Je reçus des dames l'accueil le plus empressé; le père lui-même me regarda d'un tout autre oeil. Je dois ajouter que les femmes avaient des robes neuves et étaient très-propres. Presque tous les membres de cette famille devinrent pieux, et je compte parmi ceux qui vivent encore quelques-uns de mes meilleurs amis. »

Cartwright n'était pas le seul à travailler à la civilisation des colons aussi bien qu'à leur conversion; tous ces hommes furent éducateurs sociaux tout autant qu'évangélistes, et les contrées immenses qui bordent le Mississippi leur sont redevables en grande partie de leur civilisation. Grâce à eux, les misérables taudis dont le& émigrants s'étaient longtemps contentés, se transformèrent peu à peu en habitations décentes et confortables. Asbury, qui souffrait plus que personne de la malpropreté et du désordre, ne manquait pas, à l'occasion, de travailler à cette réforme nécessaire, mais il le faisait avec des égards dont Cartwright eût été incapable. Quinn nous a conservé le souvenir d'un discours intéressant où il aborda ce sujet avec certaines précautions oratoires. Il commença par constater que l'Église aussi bien que l'État étant à leurs débuts, les privations abondaient et bien des choses étaient à réformer dans tous les domaines. Il recommanda en conséquence aux chrétiens de redoubler de vigilance et de prières et de ne pas négliger la pratique des exercices de dévotion. Il fit allusion en passant, et non sans émotion, à ses propres souffrances et aux succès glorieux que Dieu avait accordés à ses efforts. Ceci l'amena à recommander l'observation de la discipline de l'Église, sauvegarde contre la mondanité et le relâchement.

Après avoir insisté en termes touchants 'sur l'affection due aux prédicateurs, il aborda en ces termes le sujet tout pratique qui lui tenait à coeur : Quelques mots maintenant, nies bons amis, sur votre manière de vivre. Voilà bien des années que je vis dans vos cabanes, j'en ai parfois rencontré qui me semblaient aussi propres et aussi douces qu'un palais. J'ai dormi de bon coeur parfois sur des lits bien durs et bien grossiers, mais où, j'en étais sûr, l'eau et le savon n'avaient pas été épargnés, de sorte qu'il ne s'y rencontrait aucun de ces insectes qui sont le fléau des gens fatigués. Tenez propre votre cabane, mes amis, pour l'amour de votre santé et pour l'amour de votre âme. Répétez-le bien à vos femmes et à vos filles : il ne peut pas y avoir de piété dans la malpropreté, dans l'ordure et dans la vermine. Autres conseils : Éloignez de votre demeure la bouteille d'eau-de-vie. Ne négligez jamais la prière du matin et du soir en famille. »

Une fois que le prédicateur itinérant avait réussi à pénétrer dans la cabane du colon longtemps méfiant, il ne tardait pas à en devenir l'hôte familier et l'ami bienvenu. Il n'y paraissait pas souvent, il est vrai, et n'y demeurait guère. Son circuit lui demandait eu général quatre semaines de parcours, et ce n'était par conséquent qu'une fois par mois que chaque localité pouvait avoir le privilège de l'entendre. Au jour fixé d'avance, ou était sûr de le voir arriver sur sa monture fatiguée d'une longue marche; il ne manquait pas au rendez-vous, car l'une des règles de ces pionniers était de ne jamais désappointer une assemblée. Dès que l'heure était là, l'humble cabane se transformait rapidement en lieu de culte; quelques planches, soutenues par des chaises boiteuses et parfois appuyées sur de vieux troncs d'arbre ou sur des barriques hors d'usage, tenaient lieu de bancs. Une table quelconque, séparait le prédicateur de l'assistance et remplaçait la chaire, avec le grand avantage de ne pas mettre de distance entre l'homme de Dieu et ses auditeurs', Dans ses rapports avec eux, il s'efforçait d'ailleurs de se placer à leur niveau, et rien dans sa conduite ou dans sa parole n'était de nature à faire supposer qu'il se considérât comme appartenant à une caste consacrée.

Les assemblées, dans certaines régions où la population s'était rapidement accrue, étaient fort nombreuses; le plus souvent pourtant, elles ne se composaient que d'un petit nombre de personnes, de quelques vieilles femmes bien ignorantes parfois. Quel que lût le nombre de ses auditeurs le missionnaire se croyait tenu de faire son service avec autant de soin qu'il en était capable. Il commençait invariablement par un cantique emprunté au beau recueil de Wesley, cantique toujours précis quant à la doctrine, entraînant et populaire quant à la forme, et qui convenait aussi bien aux pauvres fermiers de l'Ouest qu'au petit peuple de l'Angleterre du dix-huitième siècle pour lequel il avait été composé. Souvent, surtout lorsqu'il prêchait pour la première fois dans une localité, le prédicateur était seul à chanter son hymne, ce qui ne l'empêchait pas d'aller consciencieusement jusqu'au bout. Ses auditeurs, s'ils ne savaient pas chanter, aimaient le chant, et leurs dispositions s'adoucissaient parfois en entendant leur pasteur entonner à pleine voix un cantique, comme on l'a vu à propos d'Axley. La prière qui suivait plaçait l'auditoire en présence de Dieu par la ferveur et l'onction qui l'animaient. La prédication devenait dans un pareil milieu familière, sans cesser d'être grave, et s'appliquait à mettre à la portée d'intelligences bornées les vérités du salut. À peine le service proprement dit terminé, le prédicateur invitait les personnes désireuses de s'occuper de leur salut à demeurer quelques moments encore, et il avait avec elles un entretien familier qui faisait souvent pénétrer dans la conscience les vérités générales énoncées dans la prédication.

Ce n'était pas seulement chez les honnêtes fermiers au caractère inoffensif que se convoquaient ces premières réunions. Les missionnaires voulant atteindre les colons impies et endurcis qu'ils n'avaient pas chance de voir à leurs prédications, les poursuivaient dans les lieux où ils allaient chercher des distractions et des, amusements. Nous parlerons des' grandes assemblées en plein air, un des traits caractéristiques de cette oeuvre. Les cabarets eux-mêmes étaient à l'occasion les lieux où le zèle de nos pionniers aimait à se déployer. En voici un exemple emprunté à Finley :

« Pendant cette tournée, je voulus essayer de prêcher à Newark; ce lieu était renommé au loin pour son impiété : aussi aucune maison ne voulut me recevoir et je dus prêcher dans le cabaret de l'endroit. Préalablement, craignant la malice du peuple, j'avais caché mon cheval dans un fourré de buissons des environs. Quand j'entrai dans le cabaret, il était tout encombré de buveurs. Le spectacle qui s'offrit à mes yeux ressemblait assurément beaucoup plus à la célébration de quelque orgie en l'honneur de Bacchus qu'à un lieu de culte chrétien. Je me dis pourtant que, puisque l'Évangile devait être prêché à toute créature, ma mission s'étendait à tous les lieux de ce côté-ci de l'enfer. À tout hasard je me mis à l'oeuvre. Monté sur un tabouret, je criai à pleine voix : « Réveille-toi, toi qui dors, et te lève d'entre les morts, et Christ t'éclairera! » Pendant trente minutes, je m'efforçai de prouver à ces pauvres gens qu'ils étaient sur le chemin de l'enfer et qu'ils couraient le plus grand danger sans y songer le moins du monde. Je les conjurai de se réveiller, les avertissant que l'enfer lui-même les réveillerait, s'ils n'y prenaient pas garde. Je me tenais sur le seuil de la porte, et je partis dès que j'eus fini. On me dit ensuite que, revenus de leur première surprise, les buveurs irrités de mon audace à les braver chez eux, s'étaient mis à ma recherche; ils me faisaient dire que si je reparaissais dans le pays, ils me feraient rôtir à petit feu. La prochaine fois, je pus prêcher dans un lieu moins agité, et par la suite je pus fonder une église dans cet endroit. »

S'il est intéressant de voir les missionnaires de l'Ouest porter de cabane en cabane la prédication de l'Évangile, il ne l'est pas moins de les voir à l'oeuvre au milieu des centres de population déjà formés ou en voie de formation. Dès les premières années du XIXe siècle, les cités naissent comme par enchantement sur ce sol de l'Ouest, vers lequel se dirigea un courant humain toujours plus large et plus profond. Quelques années suffirent pour qu'à la place la plus déserte de la forêt s'élevât une industrieuse cité. Au commencement du siècle, des tribus guerrières appartenant à la nation des Iroquois étaient campées à la place où sont aujourd'hui Buffalo et Cleveland.

Là où s'élève Chicago, avec plus de 500,000 habitants, il n'y avait en 1830 qu'un petit fort bâti par le gouvernement fédéral, pour tenir en respect les Indiens qui occupaient librement les immenses prairies marécageuses où allait se fonder et grandir si merveilleusement cette Reine de l'Ouest. Dès ces premiers jours, l'Église méthodiste comprit son devoir envers ces agglomérations où se concentrait la vie si intense de ce jeune empire de l'Ouest, mais où se donnaient rendez-vous aussi les éléments les plus corrompus de la colonisation. Chicago fut occupé dès 1830 par l'un des plus intrépides missionnaires de l'Ouest, Jessé Walker, et formait, deux ans après, la tête d'un district.

C'était le même homme qui, dix ans plus tôt, avait planté le drapeau de l'Évangile à Saint-Louis, cette rivale de Chicago, qui a aujourd'hui une population et une importance commerciale presque égales. Cette histoire est caractéristique et mérite d'être racontée.

Saint-Louis, contrairement à ses soeurs de l'Ouest, a un passé, puisque sa fondation remonte à 1764 et est due aux Français, qui les premiers colonisèrent la vallée du Mississippi. Au moment où la France céda la Louisiane aux États-Unis, en 1803, Saint-Louis n'avait que 1,200 habitants; en 1822, elle en avait 5,000. C'était la métropole du catholicisme dans un pays où la domination française l'avait laissé prédominant. Aussi, tous les efforts tentés pour y implanter la foi évangélique avaient-ils échoué devant l'indifférence ou le fanatisme de la population. Les itinérants méthodistes, selon l'expression de l'un d'eux, « n'avaient jamais pu y trouver un lieu où poser la plante de leurs pieds. » Walker, l'intrépide parmi les intrépides, qui avait servi d'éclaireur à ses frères dans l'Illinois et le Missouri, prit sur lui de forcer l'entrée de Saint-Louis. C'était en 1820. Il choisit deux collègues jeunes, et courageux pour l'assister dans cette difficile entreprise et leur assigna rendez-vous pour un certain jour. Ils firent ensemble à cheval leur entrée dans la petite ville, où la législature du territoire était justement en session. Ils se mirent à chercher un logement, mais toutes leurs recherches furent vaines. Les auberges étaient remplies, et partout ailleurs on se refusait à héberger des prédicateurs; dès qu'on reconnaissait leur qualité, on les éconduisait, le plus souvent avec des injures.

Arrêtés ainsi dès leurs premiers pas, les trois missionnaires eurent à cheval une consultation en pleine place publique. Les deux jeunes gens déclarèrent qu'ils se refusaient à aller plus avant dans une voie que la Providence fermait si visiblement, et, malgré l'insistance de Walker, ils tournèrent bride et partirent, en secouant la poussière des pieds de leurs chevaux contre la cité inhospitalière. Jessé Walker, demeuré seul, eut lui aussi son accès de découragement et, après y avoir réfléchi, il prit le parti d'imiter ses collègues. Mais à la première halte qu'il fit à dix-huit milles de Saint-Louis, il entra en pourparlers avec sa conscience : « Ai-je jamais été vaincu jusqu'ici, se dit-il, dans la sainte oeuvre que je poursuis? » et il était contraint de répondre : « Jamais. » - « Est-il jamais arrivé à quelqu'un de se confier au Seigneur Jésus-Christ et d'être confondu? » - « Non! » - « Eh bien! par la grâce de Dieu, je retournerai à Saint-Louis et j'en prendrai possession en son nom. »

Il fit volte-face, sans faire prendre aucune nourriture, ni à lui ni à sa monture, et rentra dans la ville où il réussit à trouver un abri dans une misérable auberge. Le lendemain matin, il se mit à l'oeuvre sans perdre un moment. Quelques membres de la législature l'ayant reconnu lui dirent : « C'est vous, père Walker, mais qu'êtes-vous venu faire ici? » - « Je viens prendre possession de Saint-Louis, » leur répondit-il.Ils se mirent à essayer de le décourager, en lui représentant qu'il n'y avait dans la ville que des papistes bigots on des incrédules, et ils lui conseillèrent de retourner dans l'Illinois. Mais à toutes leurs objections, Walker répondait : « Je suis venu, au nom de Christ, pour prendre possession de Saint-Louis, et, par la grâce de Dieu, je le ferai. » Nous ne raconterons pas toutes les démarches et toutes les fatigues qu'il dut s'imposer pour trouver un lien où il pût commencer un culte. Il réussit à la fin à louer, pour dix dollars par mois, une maison inachevée, acheta de vieux bancs qu'il répara de ses propres mains et organisa un modeste lieu de culte. Ce qui était plus difficile encore, c'était de le remplir. Voici comment il s'y prit. Il annonça qu'il ouvrait une école où il enseignerait gratuitement à lire et à écrire aux enfants pauvres pendant cinq jours de la semaine; il s'offrait à instruire les adultes pendant la soirée, aux mêmes conditions. Il eut bientôt son école pleine d'élèves et sa chapelle d'auditeurs. Sa prédication puissante réveilla beaucoup d'âmes et groupa les éléments d'une petite église qui, au bout d'un an de travaux, comptait déjà soixante et dix membres. Mis à la porte de sa maison par le propriétaire qui lui avait loué, Walker résolut de bâtir une modeste chapelle. Il se trouva au bon moment un généreux citoyen qui lui offrit gratuitement le bois qui lui était nécessaire. La chapelle s'éleva, et Walker la considéra comme la prise de possession de cette ville, qu'il avait appelée, sous l'impression des premières difficultés, « la forteresse de Satan. » Deux ans plus tard, une conférence de pasteurs s'y réunissait et admirait l'oeuvre remarquable que la foi d'un seul homme avait accomplie en si peu de temps.

Comme on vient de le voir, les prédicateurs de l'Ouest ne limitèrent pas leur oeuvre à la prédication proprement dite. Ces hommes de Dieu, dont le plus grand nombre étaient peu instruits, travaillaient à faire comprendre aux pauvres colons tout le prix de l'instruction; ils plaçaient eux-mêmes une foule de livres destinés à faire pénétrer dans la hutte du désert les connaissances les plus diverses. « J'ai connu, dit Milburn, tel prédicateur de l'Ouest qui eût construit avec peine une demi-douzaine de phrases selon les règles de la grammaire et qui mettait de côté chaque année la moitié de son modique salaire pour venir en aide à quelque école dans le besoin. » Ces mêmes hommes furent les premiers à fonder dans l'Ouest des collèges et des académies pour la haute culture intellectuelle.

S'ils s'efforçaient de développer leurs ouailles au point de vue moral et intellectuel, il fallait souvent aussi leur venir en aide dans le dénûment absolu où quelques-unes d'entre elles étalent plongées. Plus d'une fois le prédicateur vida sa bourse et se dépouilla de l'un de ses vêtements pour secourir les misères qui l'entouraient. Plus d'une fois il s'assit au chevet du malade pour lui prodiguer les soins médicaux avec lesquels sa longue expérience l'avait familiarisé, en même temps qu'il lui présentait les consolations de l'Évangile. Est-il étonnant que cet homme et mal vêtu fût considéré comme la providence des pauvres gens, et que son arrivée sous le toit des fermiers de l'Ouest fût fêlée au nombre des rares événements heureux qui s'accomplissaient dans ce petit monde?

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