Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

-------


DIFFICULTÉS ET OPPOSITIONS.


Ignorance des colons de l'Ouest. - Le Hollandais qui voulait porter sa croix. - Les sectes bizarres nées dans l'Ouest. - Lutte contre les superstitions. - Les libres penseurs. - Opposition à l'Évangile. - Lutte contre l'ivrognerie. - Les prédicateurs tournés en dérision. - Une tentative d'assassinat. - Une accusation odieuse. - Les prédicateurs harcelés par les Indiens. - Incident d'un voyage d'Asbury. - Deux prédicateurs massacrés. - Périls au milieu des bêtes féroces. - Traits de la vie de Bascom. - Finley et le serpent à sonnettes. - Souffrances et dangers divers. - Moyens de se diriger dans le désert.

 Les premières et les plus sérieuses difficultés auxquelles se heurtèrent les prédicateurs pionniers, dans l'accomplissement de leur mission de paix, leur vinrent des habitants mêmes de l'Ouest. Loin d'avoir subi une préparation quelconque en vue de l'évangélisation, ils étaient pour la plupart complètement étrangers aux notions les plus élémentaires du christianisme, si même ils n'étaient pas, par leurs antécédents, les adversaires déclarés de toute vie religieuse. Leur ignorance était profonde, et comment en eût-il été autrement dans l'existence toute matérielle qu'ils menaient? Les missionnaires s'efforçaient sans doute de faire pénétrer quelques rayons de lumière dans ces intelligences engourdies. Mais ils étaient arrêtés à chaque instant, soit par les préjugés de l'ignorance, soit même par un manque d'aptitude presque complet à l'endroit des conceptions qui dépassaient leur sphère étroite.

« Voici, raconte Cartwright, un trait qui fera comprendre à quelle grossière ignorance nos premiers prédicateurs méthodistes eurent à se heurter dans leurs rapports avec les populations de l'Ouest. Wilson Lee fut l'un de nos plus anciens pionniers dans ces contrées; c'était un homme de Dieu profondément sérieux et dévoué. Un jour il prêchait dans une ferme sur ces paroles de notre Seigneur : « Si un homme ne renonce à soi-même et ne se charge de sa croix, il ne peut être mon disciple. » D'une voix émue et les yeux pleins de larmes, il pressa ses auditeurs de se charger de leur croix et de la porter, quelque lourde qu'elle fût.

« Il se rencontrait là un Hollandais, très-endurci et sa femme, tous deux profondément ignorants par rapport aux Écritures et au chemin du salut. La femme était d'une humeur assommante, à tel point que son mari était fort malheureux; il tremblait quand elle élevait la voix et se considérait comme le plus malheureux des hommes. Dieu permit que ce jour-là la parole de M. Lee touchât leurs âmes indifférentes et en brisât l'endurcissement. Ils pleurèrent à chaudes larmes en songeant à leur triste état; ils résolurent de mieux faire à l'avenir et de se charger de leur croix.

« L'émotion fut d'ailleurs générale. M. Lee encouragea ces pauvres gens et pria pour eux jusqu'au moment où il congédia l'assistance, pour se rendre à une autre réunion qu'il devait présider le soir même. Il ne prit que le temps de manger un morceau avant de monter en selle. À peine avait-il parcouru une faible distance qu'il aperçut en avant de lui un homme qui avançait difficilement et portait une femme sur son dos. La chose étonna M. Lee; il réfléchit pourtant et pensa tout naturellement que la femme était infirme ou qu'un accident venait de la mettre hors d'état de marcher, car l'homme était de petite taille et la femme grande et lourde. Tout en cheminant, le prédicateur se demandait comment il pourrait leur venir en aide; mais, quand il les eut atteints, quel fut son étonnement en reconnaissant le Hollandais et sa femme, qui avaient été si fort affectés ! M. Lee s'empressa de demander au mari quel malheur avait pu survenir à sa moitié qui l'obligeât à la porter de la sorte. Le pauvre Hollandais se tourna vers lui et lui dit : « Ne nous avez-vous pas dit dans votre sermon de ce matin que nous devions nous charger de notre croix et suivre le Sauveur; qu'autrement nous ne pourrions être sauvés et aller au ciel? Je désire aller au ciel autant que qui que ce soit, et cette femme est si méchante, elle gronde et crie si fort à tout propos, qu'elle est bien la plus grande croix que j'aie en ce monde. Voilà pourquoi je l'ai chargée sur mes épaules, car je veux aussi sauver mon âme. »

« Vous comprenez sans peine que M. Lee eut la bouche close. Après s'être un peu remis de son étonnement, il dit au Hollandais, de mettre sa femme à terre, et, descendant lui-même de cheval, il les fit asseoir près de lui sur le bord de la route. Il prit alors sa Bible, leur en lut quelques passages et essaya de leur mieux faire comprendre la voie du salut. Il leur expliqua aussi de quelle nature est la croix de Christ et de quelle manière il faut s'en charger. Cette explication finie, il pria avec eux, toujours au bord du chemin, et, quittant ces pauvres gens qui paraissaient vivement émus, il remonta en selle et poursuivit sa route.

« Bien avant qu'une tournée ramenât M. Lee en cet endroit, le Hollandais et sa femme disputeuse furent sérieusement convertis à Dieu, et lui-même put les admettre dans l'Église. La femme ne querellait plus et le mari fut complètement déchargé de cette croix-là. Ils vécurent ensemble longuement et heureusement, furent l'honneur de l'Église et prouvèrent jusqu'à la fin que la religion peut guérir une femme grondeuse, et que Dieu peut et veut convertir les pauvres Hollandais ignorants. »

L'ignorance, et souvent une ignorance absolue, telle était la plaie de l'Ouest. Prétentieuse et arrogante chez la plupart des émigrants aisés venus des États de l'Atlantique, elle était crédule et superstitieuse chez la masse des petits propriétaires, gens venus de tous les points du globe, dénués de tout, aussi bien de traditions que de fortune. Leurs antécédents religieux étaient nuls en général; ils appartenaient presque tous à cette classe d'aventuriers qui, s'ils ont un passé, ont intérêt à le cacher. Ce passé, en tout cas, ne leur parlait guère de Dieu. Il est impossible toutefois que l'âme humaine s'isole absolument de tout sentiment religieux, surtout lorsqu'elle est arrachée à l'agitation corruptrice des villes et jetée en face des grandes scènes de la création. Ce besoin de satisfactions supérieures à celles de la vie matérielle ne tarda pas à se développer chez les émigrants de l'Ouest. Malheureusement il donna naissance, comme toujours, à une foule de superstitions et de bizarreries, misérables contrefaçons de l'Évangile, qui eurent d'autant plus de crédit qu'elles insultaient davantage à la raison et au bon sens. L'ignorance dans laquelle croupissaient les colons déterminait chez plusieurs une crédulité excessive. Il suffisait qu'un homme eût un peu d'assurance et de facilité dans la parole pour qu'il en imposât au peuple, se fît une réputation de prophète et rassemblât des adhérents. Ce ne fut pas la partie la moins difficile ni la moins utile de la tâche de nos missionnaires que de lutter contre ces excroissances malsaines. Ils comprirent qu'il y avait là un adversaire qu'il fallait vaincre à tout prix. Ils furent vaillants dans ce bon combat; leur arme principale était la Parole de Dieu, qu'ils connaissaient à fond et qui, entre leurs mains, était bien l'épée de l'Esprit. Plusieurs parmi eux savaient aussi manier admirablement Parme du simple bon sens fort prisée au milieu de ce peuple des bois; l'ironie fine et spirituelle était chez quelques-uns, chez Cartwright particulièrement, une lame acérée qui pénétrait partout, et perçait à jour ces systèmes soi-disant religieux, bizarres entassements d'absurdités; nul ne discutait aussi vivement que cet enfant de l'Ouest; nul mieux que lui ne savait montrer le côté faible ou ridicule des sectes nouvelles. Nous n'avons pas la pensée de justifier les exagérations dans lesquelles entraîne presque forcément un pareil système de discussion, nous n'en faisons pas ici l'apologie. Qu'il nous suffise de constater que ce mode, qui n'est que la simple réduction à l'absurde, est éminemment populaire et que rien n'était mieux adapté à la tournure d'esprit des, gens de l'Ouest.

Les visionnaires et les imposteurs de toute nature ne réussissaient d'habitude qu'auprès des gens ignorants et grossiers. Les colons qui avaient des prétentions à la culture et à la délicatesse d'esprit affichaient ouvertement le déisme ou l'athéisme, en enveloppant dans un même mépris les Églises chrétiennes sérieuses et intelligentes et les sectes bizarres écloses en ce temps de fermentation religieuse. Ils se piquaient de lire Voltaire et de se moquer de la Bible. Le besoin de dogmatiser était tellement une nécessité de nature pour ces gens de l'Ouest, que ces libres penseurs se faisaient volontiers les apôtres de leurs idées et s'efforçaient de les vulgariser par la parole. Ils convoquaient leurs assemblées publiques et s'attaquaient de toutes leurs forces aux croyances positives. Parfois le gros bon sens du peuple faisait justice de ces diatribes passionnées. Un jour, à la suite d'une assemblée où un colon bel esprit s'était donné beaucoup de peine pour prouver à ses auditeurs qu'il n'y avait pas d'enfer, un simple fermier, qui l'avait écouté avec une attention Soutenue, s'approcha de lui et lui dit : « Monsieur, votre sermon était admirablement raisonné; vous avez prouvé clairement qu'il n'y a pas d'enfer; néanmoins, je vous ferais bien volontiers votre provision de tabac si vous pouviez m'en donner une assurance parfaite. »

On se méprendrait sur les dispositions et sur le caractère de cette race si complexe, qui se formait à la dure école de l'Ouest, si l'on s'imaginait qu'elle reçût sans trop de résistance les austères leçons de l'Évangile. Une prédication fidèle devait heurter de front la plupart de ses goûts, de ses habitudes, de ses préjugés; et les hommes qui se faisaient les organes de cette prédication devaient s'attendre à voir retomber sur eux tout le poids de cette inimitié farouche qui grandissait dans bien des coeurs,. Ils s'étaient, du reste, si complètement identifiés avec leur oeuvre, qu'il était dans la logique des choses qu'on fit rejaillir jusqu'à eux la haine que l'on portait à l'Évangile. Cette haine, d'abord sourde et contenue, éclata bientôt avec fureur; il était impossible qu'avec des caractères indisciplinés et des natures à moitié sauvages, cette opposition eût les formes modérées que revêtent d'ordinaire les oppositions de ce genre dans nos pays civilisés; elle devait être et elle fut ardente et souvent brutale.

Si les colons disséminés accueillaient volontiers les visites du missionnaire itinérant, il en était, en général, tout autrement de la population des villes et des villages où s'aggloméraient les éléments pervers et indisciplinés que l'émigration entraînait vers ces lointains parages. Lit se développaient avec une rapidité effrayante les instincts grossiers ou sensuels que les émigrants avaient apportés des États de l'Atlantique. L'ivrognerie particulièrement avait atteint des proportions colossales au milieu de cette société lancée en pleine démoralisation. L'usage des spiritueux était devenu général, et les plus lointains campements n'étaient pas à l'abri de cette plaie hideuse. On en usait comme d'un préservatif universel; aussi la barrique d'eau-de-vie avait-elle pénétré dans les plus modestes chaumières; le pain pouvait manquer sur la table, mais l'eau-de-vie ne devait jamais manquer au tonneau. On ne bâtissait pas une habitation, on ne moissonnait pas un champ de froment, on ne célébrait pas une noce ou un service funèbre sans se plonger dans de dégoûtantes orgies. L'abus des boissons alcooliques était le cancer hideux de cette société naissante. Pour le guérir, il fallait y porter hardiment le fer et le feu, sans trop se mettre en peine des fureurs du malade. Les prédicateurs, nous l'avons vu, ne craignaient pas d'aller relancer les buveurs en plein cabaret et de tonner en toute occasion contre ces penchants détestables. Ils s'abstenaient absolument eux-mêmes de toute boisson alcoolique et mettaient en exercice la régie de la discipline qui exclut de l'Église méthodiste tout membre qui en fait usage. Une prédication qui ne manquait jamais de dénoncer les conséquences odieuses d'un pareil penchant devait nécessairement soulever des tempêtes de colère contre les courageux serviteurs de Dieu, qui ne trouvaient jamais un sujet trop vulgaire pour la chaire chrétienne, lorsque sous ce sujet était cachée une grande plaie sociale.

Ces tempêtes se déchaînèrent surtout dans ces grandes assemblées en plein air qui duraient plusieurs jours, et où, avec leur franc-parler toujours digne et intrépide, ils dressaient, au nom de Dieu, un réquisitoire complet des péchés de leur peuple. Nous y reviendrons lorsque nous parlerons de ces assemblées.

Dans l'accomplissement ordinaire de leur mission de paix, les prédicateurs devaient s'attendre à être les objets de la haine et des mauvais traitements de ceux que leurs prédications irritaient. Les injures étaient les moindres manifestations de cette hostilité latente; ils ne s'en effrayaient guère et savaient riposter, à l'occasion, en bénissant ceux qui les maudissaient. Tous les moyens semblaient bons pour les caricaturer, eux et les doctrines qu'ils prêchaient. Des chansons qui n'étaient que de grossières charges, divertissaient à leurs dépens les beaux esprits, de cabaret; des bateliers parodiaient leur prédication à grand renfort d'éclats de voix absurdes et de grotesques gesticulations; des sobriquets ridicules les désignaient à l'aversion publique; des imitations décousues et dénaturées de leurs sermons étaient livrées en pâture aux sarcasmes du peuple, et, chose triste à dire, on vit des pasteurs appartenant à des églises rivales s'associer à cette oeuvre impie. Finley nous assure qu'il a connu un ministre qui, par intervalle, donnait à son auditoire, en guise de passe-temps, une représentation mimique d'une classe méthodiste, en faisant les plus consciencieux efforts pour la ridiculiser. Les almanachs eux-mêmes, ces livres universels devant lesquels nulle porte n'est fermée, publiaient des caricatures et des chansons sur les prédicateurs, pour le plus grand amusement de leurs lecteurs. Ces pauvres et ignorants cavaliers de circuit (circuit riders), comme on les appelait, étaient les boucs émissaires de la foi en lutte avec le scepticisme et le matérialisme. Ils devaient, à force de travail et de dévouement, venir à bout de toutes ces oppositions.

Cette haine contre l'Évangile et ses ministres se manifesta souvent sous les formes les plus odieuses et les plus violentes. La femme d'un colon avait été convertie par la prédication de Finley. Son mari, prétendant qu'il l'avait ensorcelée jura qu'il le tuerait comme sorcier. Dans cette intention, il chargea son fusil d'une balle enchantée par quelques manipulations cabalistiques et vint se cacher dans des broussailles, à portée du chemin où devait passer le prédicateur. Heureusement que celui-ci n'arriva pas aussitôt, ce qui laissa à la conscience de ce pauvre homme le temps d'élever la voix. Bientôt son sang-froid l'abandonna; il se crut le jouet de quelque possession infernale. Il rentra chez lui tout éperdu. Dieu préserva de la sorte son serviteur et se servit de cette aventure pour le salut du colon lui-même, qui ne tarda pas à imiter sa femme.

D'autres fois, les ennemis des prédicateurs inventaient les plus perverses machinations pour les perdre. Un de ces derniers, Simon Carlisle, s'était attiré la haine d'un jeune homme qu'il avait repris à cause des désordres de sa conduite. Voici comment celui-ci se vengea de ces exhortations importunes. Il parvint à introduire une paire de pistolets, qui lui appartenaient, dans la valise du missionnaire, puis il mit la police à sa poursuite, sous l'accusation d'escroquerie.

Arrêté et fouillé, celui-ci se trouva porteur des pistolets qui avaient été cachés dans ses effets et dont il ne put expliquer la présence. Les apparences étaient si fort contre lui qu'il ne parvint pas à faire croire à son innocence et dut être expulsé de l'Église par ses collègues, qui avaient eu jusqu'alors la plus haute estime pour sa piété. La vérité ne fut connue qu'une année plus tard. Le jeune homme tomba gravement malade, et avant de mourir révéla solennellement le secret qui oppressait son âme à cette heure suprême. Il va sans dire que Carlisle fut réhabilité avec empressement.

C'était, on le voit, au milieu de peines et de souffrances de toute nature que nos prédicateurs poursuivaient leur oeuvre sainte, apaisant les haines à force d'amour et surmontant les mépris à force de renoncement. Leur oeuvre présentait aussi d'autres difficultés toutes spéciales, qui tenaient aux conditions mêmes de l'existence dans une contrée nouvelle; les extraits du journal d'Asbury que nous avons cités en ont donné une idée. Le moment est venu de nous arrêter un peu sur les conditions matérielles de l'oeuvre des pionniers.

Ainsi que nous l'avons dit, les déprédations et les perfidies des Indiens furent au nombre des premières et des plus inquiétantes préoccupations des prédicateurs dans les débuts de l'évangélisation de l'Ouest. Leurs courses étaient constamment entravées par ces incommodes voisins qui s'entendaient aussi bien à fouiller les poches de leurs victimes qu'a faire tournoyer sur leurs têtes le redoutable tomahawk on à loger une balle dans leur crâne. Tout voyageur qui passait à portée de leur mousquet leur était tributaire, à moins qu'il ne fût armé jusqu'aux dents et accompagné dune bonne escorte capable de tenir en respect ces pillards avides. Les Peaux-Rouges, surtout ceux des frontières, avaient rapidement dégénéré au contact de la civilisation envahissante; tandis qu'à l'origine ils combattaient pro aris et focis et donnaient l'exemple des mâles vertus d'un peuple qui préfère la mort à l'asservissement, ils en étaient venus à n'opposer à l'envahissement de la race blanche qu'une résistance insignifiante, et, de patriotes ils étaient devenus brigands et pillards, comprenant que, s'il devenait impossible de contenir le flot grossissant de l'émigration, il était très aisé de faire ses petites affaires aux dépens des colons isolés de toute assistance et des voyageurs assez hardis ou assez pauvres pour s'engager sans escorte dans le désert. Nos humbles missionnaires se trouvant justement dans cette dernière position, eurent beaucoup à souffrir, pendant la première période de leur oeuvre de ces agressions continuelles. Harcelés sans relâche, ils durent s'armer quelquefois pour résister à leurs assaillants.

Les mémoires des plus anciens prédicateurs de l'Ouest sont remplis d'incidents relatifs à ce% redoutables Indiens. Voici, par exemple, un trait emprunté à l'Autobiographie de William Burke. Il s'agit d'une expédition destinée à escorter l'évêque Asbury, lors de l'une de ses visites dans l'Ouest.

« Nos pauvres chevaux étaient très-fatigués; car, outre nos effets personnels et nos vivres, ils devaient, dans cette partie du pays, porter leur provision de fourrage pour trois jours. Pendant la journée, rien ne nous annonça la présence des Indiens; mais le soir, une heure après le coucher du soleil, comme nous passions non loin d'un défilé de montagne qui sert de communication entre les tribus du nord et celles du sud, nous entendîmes des cris perçants qui ressemblaient, à s'y méprendre, aux cris que pousse un enfant en détresse. Nous ne tardâmes pas à découvrir que les Indiens étaient en grand nombre dans la direction d'où partaient ces cris, qui n'étaient eux-mêmes qu'un stratagème habile destiné à nous attirer dans une embuscade où nous eussions été infailliblement massacrés. La ruse était fort ingénieuse en vérité. Quelques jours avant notre passage, ils avaient battu et taillé en pièces une compagnie d'émigrants commandée par un nommé Mac Farland; ce désastre avait jeté la terreur dans le pays, et l'on racontait que quelques pauvres enfants, seuls débris de cette troupe infortunée, erraient perdus dans les bois. Les sauvages, pensant bien qui nous connaissions ces détails, avaient voulu faire leurs affaires aux dépens de nos bons sentiments, et nous dévaliser en faisant appel à notre émotion. Ils n'y réussirent pas, et nous éventâmes la ruse. Nous éperonnâmes nos chevaux et sortîmes de ce mauvais pas, sans autre mal que la peur. Arrivés à quelque distance, nous fîmes halte pour nous consulter sur ce qu'il y avait de meilleur à faire. On en vint aux voix, et tous furent d'avis de marcher toute la nuit pour échapper aux Indiens, excepté pourtant l'un des prédicateurs qui déclara que, si l'on ne mettait pas pied à terre, son cheval serait mort avant le matin. L'évêque n'avait pas pris la parole une seule fois pendant toute la délibération et était demeuré en selle; il se contenta d'opiner en disant : « S'il faut choisir, sacrifions le cheval « plutôt que l'homme! » et l'on se remit en marche. La nuit était ténébreuse, et le sentier était fort étroit. Deux cavaliers furent chargés d'ouvrir la marche et de découvrir le chemin; deux autres formèrent l'arrière-garde, et cheminèrent à quelque distance en arrière avec l'ordre de nous donner avis, de demi-heure en demi-heure, si nous étions poursuivis. Jusqu'à minuit nous apprîmes que les Indiens nous suivaient; il ne nous était pas possible d'ailleurs de prendre de l'avance sur eux, l'obscurité de la nuit et la fatigue de nos montures nous obligeant à aller au pas. Le matin, nous prîmes quelques rafraîchissements, et nous fîmes encore nos quarante ou cinquante milles dans la journée. Quand nous arrivâmes le soir chez notre bon ami Willis Green, il y avait quarante heures que nous étions à cheval, et nous avions fait sans débrider cent dix milles. »

Une chose digne de remarque, c'est que, en dépit des dangers auxquels s'exposaient sans crainte ces infatigables missionnaires, deux seulement tombèrent victimes des sauvages; l'un et l'autre portaient le nom de Tucker. Le premier était un jeune homme; comme il se rendait dans le Kentucky, sur un bateau plat qui descendait l'Ohio avec plusieurs autres, tous chargés d'émigrants, un détachement d'Indiens, voyant là mie bonne aubaine, attaqua la petite flottille. Les assaillants étaient nombreux, et ils n'eurent pas de peine à s'emparer de plusieurs bateaux dont ils massacrèrent l'équipage et pillèrent le chargement. Le bateau où se trouvait le jeune prédicateur avait perdu l'un après l'autre tous ses défenseurs valides, et lui-même était blessé mortellement. Les Indiens tentèrent l'abordage à plusieurs reprises, mais Tucker leur tint tête avec une valeur admirable. Quelques femmes, les seules survivantes de l'expédition, chargeaient les fusils, et le jeune homme qui perdait son sang rapidement, entretenait un feu nourri contre les assaillants, et ses décharges portaient si juste qu'ils durent reculer. L'embarcation échappa aux Indiens, mais le missionnaire expira avant d'avoir atteint le but du voyage. Ses restes reposent à Limestone, sur les bords de l'Ohio. On parle d'y élever un modeste monument à ce jeune héros. L'autre prédicateur fut massacré sur les bords de la rivière Verte; les détails de sa mort son inconnus.

Les Indiens ne tardèrent pas cependant à s'apercevoir qu'il n'y avait guère à gagner avec ces prédicateurs dit désert mal vêtus et dont les poches étaient mal garnies. Les pauvres haridelles qui leur servaient habituellement de montures ne valaient pas la peine d'être volées, et les Indiens étaient trop bons connaisseurs en fait de chevaux pour dépenser inutilement une charge de poudre à leur intention. D'ailleurs ils surent bientôt que ces hommes étaient leurs meilleurs amis, et quand ils les virent à l'oeuvre au milieu de leurs tribus errantes, déployant là comme partout un dévouement et une activité incomparables, ils comprirent qu'ils devaient respecter ces existences modestes et utiles, et la vie des missionnaires devint pour eux chose sacrée. Ajoutons qu'insensiblement le caractère farouche de ces races s'adoucit au contact de la civilisation, et que, refoulées par elle, elles prirent peu à peu, au moins sur les frontières, les dispositions humbles et soumises des peuples vaincus, qui n'espèrent plus rien de l'avenir.

Nous avons peu parlé jusqu'à présent des périls auxquels étaient exposés les prédicateurs par la présence des bêtes féroces dont ces solitudes étaient infestées. Quelques traits empruntés à la vie de Bascom, le plus éloquent peut-être de tous les prédicateurs de l'Ouest, montreront au lecteur à quelles aventures tragiques ces hommes étaient exposés.

« Dans le circuit de Guyandotte, raconte son biographe, le jeune Bascom rencontra de grandes fatigues et de nombreux dangers. Il les supporta en bon soldat du Christ. Un jour il fut suivi pendant plusieurs milles par une énorme panthère dont il entendait les rugissements à quelques pas derrière son cheval effrayé et dont il croyait à tout instant sentir la dent cruelle sur ses chairs palpitantes. Il ne lui échappa qu'en se réfugiant, le soir venu, dans une cabane qui se rencontra sue son chemin.

« Une fois qu'il s'était étendu, sa Bible ouverte devant lui, à l'ombre d'un chêne. Il savait mieux que personne s'absorber dans ses méditations au point d'être insensible à ce qu'il se passait près de lui. Pendant qu'il s'abandonnait au charme de ses méditations, il fut arraché à sa rêverie par un cri d'alarme poussé par un chasseur; celui-ci le conjura sur sa vie de ne pas faire un mouvement. Bascom obéit et vit non sans quelque terreur que le chasseur visait quelque chose au-dessus de sa tête, dans les branches de l'arbre sous lequel il était placé. Il comprit du coup que quelque terrible danger le menaçait, et, il vit que son salut dépendait d'une immobilité absolue. Il put pourtant, sans bouger, regarder au-dessus de lui, et son regard rencontra l'oeil fixe et terrible d'une panthère qui le guettait et s'apprêtait à fondre sur lui. Tout cela se fit dans un moment, mais ce moment lui parut un siècle. Enfin le chasseur, qui avait pris son temps pour viser au coeur la panthère, lâcha la détente, et la bête féroce, percée par une balle sûre, roula sans vie aux pieds du prédicateur.

« Bascom avait la calme intrépidité de l'homme des bois. Pendant qu'il voyageait dans ce même circuit, il fit halte un jour dans une cabane pour prendre quelque repos. Tandis qu'il était à table avec la famille de son hôte, le plus jeune enfant, âgé de trois ans, jouait devant la porte, Soudain un cri perçant se fit entendre. « Mon enfant ! mon enfant ! » s'écria la mère, dehors en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Toute la famille la suivit. Une panthère s'était précipitée sur l'enfant et avait grimpé sur un arbre en emportant sa victime dans sa gueule. Le jeune prédicateur saisit un fusil et sans hésiter s'élança à la poursuite de la panthère. Il fit feu, et elle tomba morte. Malheureusement l'enfant avait été déchiré par les dents cruelles de la bête féroce, et l'intrépidité de Bascom ne parvint pas à le rendre à l'affection de ses parents (1).

Finley raconte dans son Autobiographie que, s'étant retiré un jour dans les bois pour y méditer quelques instants avant une prédication, il fut tout à coup arraché à ses préoccupations par le tintement particulier que fait entendre en se déplaçant le serpent à sonnettes et qui lui a valu son nom. Il aperçut à quelques pas l'oeil fascinant et la langue fourchue du terrible serpent qui s'avançait sur lui. Il n'eut que le temps de fuir à toutes jambes, en bénissant la Providence de ce qu'elle avait doté ce reptile peu intéressant de ce signal d'alarme auquel il était redevable de son salut.

Il serait impossible d'énumérer les souffrances et les dangers auxquels étaient exposés ces serviteurs de Dieu. Tel passa vingt et un jours et vingt et une nuits en plein désert, sans rencontrer une âme vivante; tel autre s'aventura dans un frêle canot sur un fleuve et le descendit sur une longueur de 700 milles, pour aller porter la prédication de l'Évangile aux émigrants les plus éloignés. Tous étaient souvent appelés à passer à la nage les fleuves débordés, au risque de s'y noyer, comme ce jeune et éloquent Blackman, qui périt dans les flots rapides de l'Ohio, alors qu'il se rendait à son poste. Et quand ils avaient réussi à échapper à une mort cruelle, ils étaient souvent obligés de dormir dans leurs vêtements humides sur un sol glacé. Là les surprenait quelquefois la mort. C'est ce qui arriva à un autre jeune homme, Richard Nolley, caractère antique par l'héroïsme, âme vaillante dans un corps débile. Placé dans un circuit reculé, non loin des rives du Mississippi, il partit avec joie, dans les derniers jours de novembre, en dépit des pluies glaciales qui avaient grossi tous les cours d'eau, et rendaient sa marche fort difficile. Un soir, il arriva sur le bord d'une rivière débordée; quelques Indiens qu'il rencontra essayèrent de le dissuader de la traverser. Mais rien n'annonçait un changement dans la température, et la voix du devoir parlait haut chez ce jeune homme. Il s'avança donc dans la rivière, encourageant de la voix le fidèle animal qui le portait. Celui-ci, malgré ses efforts pour surmonter la violence du courant, fut bientôt entraîné vers un banc de rocher à pied où il était impossible d'aborder. Le jeune prédicateur, renversé de cheval par la force des vagues, réussit à atteindre la rive à la nage, tandis que sa monture regagnait le bord opposé. Le missionnaire se mit alors en marche pour la cabane la plus rapprochée; mais, avant d'avoir atteint une habitation, il dut s'arrêter, n'en pouvant plus de lassitude et transpercé par le froid. Incapable de faire un pas de plus, il se laissa tomber à genoux et recommanda son âme à Dieu. Et là, dans la posture de la prière, seul avec son Dieu, Richard Nolley ferma ses yeux à la terre pour les rouvrir dans le ciel. Lorsque quelques passants trouvèrent son corps le lendemain, un sourire d'ineffable paix rayonnait encore sur ses lèvres.

Nos pionniers n'avaient pour se diriger dans les hautes prairies et dans les forêts immenses, d'autres ressources que de consulter la boussole ou la position des étoiles. Quelquefois aussi ils suivaient la piste des Indiens, cherchant leurs traces sur le sol ou se guidant par les entailles faites par eux aux arbres. Dans les régions montagneuses, de nouvelles difficultés se présentaient.

Un prédicateur de l'Ohio faillit un jour se perdre en traversant les monts Gaulley. Son cheval glissa en passant au bord d'un précipice couvert de glace; il n'eut que le temps lui-même de s'accrocher aux arêtes du rocher, et il put de là voir le pauvre animal bondir de roc en roc et disparaître dans l'abîme.

Tels étaient les dangers auxquels s'exposaient joyeusement les prédicateurs qui entreprirent la régénération de l'Ouest par l'Évangile.

.
(1) Sketches of Western Methodism, by J. B. Finley. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant