Parcours féminins
La maison construite sur le
sable
(Concerne
Patricia Maillard)
Revenons à Patricia et à son mari
qui avaient laissé un si triste souvenir
à Anne-Laure. Ce couple continuait à
pratiquer ce qu'ils appelaient leur philosophie.
Patricia jouissait des plaisirs de la vie, riait,
jasait, dansait, faisait grande toilette et bonne
chère, tandis que Charles buvait de son
mieux tout en débitant sa marchandise. Quant
aux enfants, ils grandissaient dans le
mépris du devoir. Le nom de Dieu
n'était prononcé dans la maison que
lorsqu'il entrait dans quelque blasphème.
Avec tout cela, le ménage prospérait
rapidement, et Anne-Laure s'étonnait de voir
tant de bénédictions
extérieures répandues sur des gens
qui se déclaraient les ennemis du
Seigneur.
Daniel rappela à sa femme
qu'il en était, malheureusement, souvent
ainsi. Il lui rappela le psaume 73, et lui montra
qu'Asaph avait déjà, en son temps,
rencontré de telles personnes. Il lui dit
encore : « Ne te dépite point
à cause des méchants, ne sois point
jalouse de ceux qui s'adonnent à la
perversité; car ils seront soudainement
retranchés comme le foin, et se faneront
comme l'herbe verte » (Psaume
37 :2).
L'accord qui régnait entre
Patricia et son mari n'était pas l'union
chrétienne, cette union pleine de paix,
pleine de bons fruits, qui a pour but la
sanctification des âmes, et que chaque
circonstance fait avancer vers ce but. Sans qu'ils
le réalisent vraiment, Patricia et Charles
s'associaient dans le mal et pour le mal. Leurs
entretiens roulaient sur les défauts du
prochain, sur les scandales de l'arrondissement,
sur les mauvaises blagues à faire, sur les
vengeances à tirer de tel ou tel. Charles
avait-il querelle avec un client, Patricia, au lieu
de l'apaiser, excitait son orgueil,
exagérait les torts de son adversaire,
engageait son mari à ne pas se laisser
marcher sur les pieds. Et lorsque par ses soins une
haine positive naissait de cette tension qui, sans
cela, se serait dissipée d'elle-même,
elle en ressentait un plaisir que nous appellerons
diabolique, bien qu'il soit très
commun.
S'agissait-il d'un marché
à conclure ? Patricia réchauffait
dans le coeur de son mari le désir des gains
illicites. Ils cherchaient ensemble le moyen de
tromper le vendeur, et de tromper ensuite leurs
clients, couvrant le tout par un malin plaisir, et
une soif renouvelée de poursuivre dans cette
voie de perdition.
S'il semble parfois que le ciel est
fermé sur de telles actions
malhonnêtes, soyons assurés qu'il n'en
est rien : « La vengeance m'appartient ;
je la rendrai, dit l'Eternel. »
Dieu, qui souvent laisse
prospérer le méchant sur cette terre,
et qui attend au grand jour de la
rétribution pour faire justice, Dieu,
déjà sur la terre, appesantit sa main
sur les époux Maillard. Il permit que
Charles et Patricia, pris dans leurs propres
filets, deviennent à leur tour la
risée du village.
Charles avait exploité les
vices du prochain. Il avait fait de l'ivrognerie
des autres son grand moyen de gain
déshonnête : on se servit contre lui
des mêmes armes.
C'était la foire à
Erquelinnes. Charles, occupé à boire
ou à faire boire, cherchait comme
d'ordinaire à rouler quelques pauvres
clients ivres, lorsqu'un de ces
représentants à belle allure, aux
placements hasardeux, toujours en quête de
capitaux, entra dans le bar-tabac et s'assit
auprès d'une table solitaire.
Monsieur Maillard, que cet individu
guettait depuis longtemps, avait, à
plusieurs reprises, conclu avec lui de petits
placements assez avantageux. De plus, il buvait
à son tour tout le vain babil de ce
chercheur de dupes. Patricia se plia en quatre pour
accueillir comme il convenait un personnage si
huppé. Charles accourut et lui apporta une
bouteille de son meilleur vin, et il s'assit
à côté de Monsieur Lenoble,
qui, dit en passant, portait bien mal son
nom.
On but, on but beaucoup, Monsieur
Lenoble moins que Charles, auquel il versait
toujours double ration.
Lorsque le moment de la confiance
fut arrivé, ou plutôt de
l'inconscience, le représentant
commença à mettre en place les filets
de son piège. Parvenu à ce moment
où l'ivrogne, qui a perdu tout pouvoir de
juger sainement, devient le jouet de qui veut se
rire ou se servir de lui, ce moment où il
jure une tendresse éternelle à celui
qu'après deux ou trois bouteilles de plus,
il assommera pour la moindre plaisanterie, quand
cet instant, premier degré de
l'abrutissement, fut arrivé, le chercheur de
dupes se rapprocha de Charles, et à mi-voix
lui demanda s'il était vraiment son
ami.
Charles répondit par une
énergique affirmation.
- Je l'ai toujours pensé,
reprit Lenoble, et c'est pour cela que je vous ai
choisi, vous entre tous les habitants de ce
village, pour vous associer à une entreprise
qui, si elle réussit, vous fera tout
simplement rouler en Royce Roll, vous fournira de
quoi acheter un plus grand débit de
boissons, et pourquoi pas partir en vacances dans
les endroits les plus chics ! La grande vie,
quoi !
Charles faillit renverser la
table.
- Doucement, doucement, le
succès de l'affaire dépend de votre
silence ! Et Lenoble, se penchant vers Maillard,
entra dans l'explication très
embrouillée d'une opération qui
n'existait que dans son cerveau.
Charles écoutait de toutes
ses oreilles, ne saisissait qu'à
moitié les explications de Lenoble et ne
comprenait rien du tout à l'ensemble de
l'affaire en question, si ce n'est qu'il s'agissait
de millions à gagner dans l'avenir, et pour
le présent, de six cent mille francs belges
à débourser.
- Six cent mille francs ! disait
Lenoble, c'est peu d'argent en comparaison du
pactole à gagner ! Mon ami, vous concevez
bien que je les aurai demain si je les veux. Six
cent mille, sept cent mille, un million même
! Mais mes capitaux sont engagés et je ne
peux les débloquer pour l'instant. D'autre
part, j'aurais franchement regret de faire profiter
un autre que vous. Par exemple, pas plus tard
qu'avant-hier, un commerçant d'Erquelinnes,
dont je ne peux vous dire le nom, me pressait de le
faire entrer pour une part dans cette affaire
juteuse. Mais je veux premièrement vous
proposer ce placement très rentable, parce
que je vous tiens pour un bon client.
- Il vous faut donc de l'argent ?
balbutia Charles, hébété par
le vin.
- De l'argent pour moi ! Qui vous
parle d'argent ? Est-ce que j'ai besoin d'argent,
moi ! Monsieur Maillard, il me faut juste l'appui
de votre nom. Hein ! l'ami ! C'est joli une
signature qui rapporte des millions de francs
!
-Oui, c'est joli ! bégaya
Charles, en jurant pour se prouver à
lui-même la lucidité de ses
idées et la force de sa
volonté.
- Vous êtes de mon avis !
reprit Lenoble, dans ce cas pourquoi ne
terminerions-nous pas cette petite affaire
aujourd'hui ? Aujourd'hui nous vivons, demain
qui sait ? Aujourd'hui la fortune frappe à
notre porte, demain sa roue aura
tourné.
- Sa roue aura tourné,
répéta Charles en regardant Lenoble
avec de gros yeux ronds.
- Je vois avec plaisir que nous
pensons exactement de même. Eh bien,
lisez-moi ça, lisez-moi ça
attentivement et signez, bien entendu si le coeur
vous en dit.
- Pourquoi pas ! murmura Charles en
se levant et en trébuchant, donnez et que
j'étudie le contrat !
- Bien sûr ! Croyez-vous donc
que je veuille vous prendre en traître ?
Lisez, relisez, je n'accepte votre signature
qu'à cette condition.
Charles parcourut plusieurs fois le
papier d'un oeil stupide. La feuille était
timbrée et contenait, écrite de la
main de Lenoble, la formule ordinaire d'un
engagement à le cautionner.
- C'est.... c'est un cautionnement
que vous voulez ?
- Un cautionnement ! oui, et non.
Cela n'est pas vraiment cela. Vous me faites
confiance, n'est-ce pas ? Avez-vous
déjà eu à vous plaindre de mes
placements ? Quant à vos six cent mille
francs, il est plus que probable que je n'en aurais
pas besoin. Ce que je veux, c'est une
sécurité pour quelques jours. En
retour, je vous offre une part dans le plus
sûr placement du moment. Je l'aurais fait
seul d'ailleurs, si je n'avais pas, comme je vous
l'ai dit, pris d'autres engagements. Et c'est parce
que je vous connais comme un honnête homme
que je vous le propose en
priorité.
- Oui, poursuivit Lenoble en se
frappant la cuisse, pourquoi pas ! Si je
vendais mes actions de la Compagnie Minière,
si je retirais les cinquante mille francs que j'ai
sur les comptes épargne des enfants, ou
encore si je mettais là les cent mille que
m'a rapportés ma dernière affaire, je
pense que je pourrais rassembler une telle somme !
Lenoble fit mine de se
lever.
- Je ne vous presse pas, ce sera
pour une autre fois. Mais n'attendez pas trop, j'ai
encore deux jours avant de clôturer ce
dossier.
- Venez, venez par ici ! dit
Charles, qui au travers de son ivresse avait assez
suivi le raisonnement du rusé
compère, pour comprendre que l'occasion
était belle et qu'il en fallait profiter.
Venez ! Il se dirigea en chancelant vers son
comptoir. Patricia, un stylo, vite !
- N'en dites rien à votre
épouse, elle pourrait vendre la mèche
à d'autres, et tant que cela n'est pas fait,
je veux éviter que l'on nous vole cette
fabuleuse idée, se hâta de dire
Lenoble à voix basse.
Il sortit de sa poche tout ce qu'il
fallait pour écrire, et quand Patricia
arriva, Lenoble glissait dans son portefeuille le
cautionnement dûment signé.
La figure avinée de Charles,
le rire sournois du fripon, cette feuille de papier
qu'il cachait précipitamment, tout cela jeta
quelque soupçon dans l'esprit de Patricia.
Elle interrogea son mari. Il ne lui répondit
que par un éclat de rire accompagné
de ces mots : « Patricia, tu seras
bientôt une grande dame
! »
Elle se tourna vers Lenoble;
celui-ci tirant son chapeau la salua
profondément, et sortit en
disant :
- Votre mari, Madame, vient de
conclure une affaire... dont on parlera dans tout
Erquelinnes.
On appelait, on criait de tous
côtés dans le bar-tabac. Patricia, mal
rassurée par la phrase ambiguë de
Lenoble, devait répondre à tous et
servir chacun. Toute la journée et une
partie de la nuit se passa de la sorte, si bien
qu'elle ne put en discuter avec son
époux.
Le lendemain matin, Charles essaya
de se rappeler ce qui s'était passé
avec Monsieur Lenoble. Peu à peu, la
scène de la veille sortit du brouillard
où le tenait enseveli un reste d'ivresse. La
spéculation lui parut moins sûre, mais
quand il en vint à cette certitude qu'il
avait signé un cautionnement de six cent
mille francs, il poussa un cri, sauta dans ses
habits, et sans répondre un mot aux
questions de Patricia, il courut vers le
téléphone.
Charles s'efforça de
dissimuler les inquiétudes qui le
dévoraient d'autant plus que cela ne
répondait pas. Pas moyen d'atteindre Lenoble
sur son portable. Un instant, il pensa à
poursuivre le filou, mais où le trouver !
Comment lui faire rendre l'engagement ? Et puis,
qui sait, peut-être l'affaire
était-elle bonne ! Lenoble ne lui
avait-il-pas déjà procuré le
gain de quelques sommes, légères
à la vérité ! Quoi qu'il en
soit, la physionomie de Charles resta sombre et son
esprit fortement
préoccupé.
Patricia, excitée encore plus
par la curiosité que par une affectueuse
sollicitude, poursuivait Charles de ses
interrogations. Le christianisme ne lui avait pas
appris que si le coeur d'un mari doit être
sans secret pour son épouse, le devoir de la
soumission conjugale s'oppose à ce qu'elle
force par violence, à ce qu'elle ouvre par
ruse les portes que celui-ci ferme devant
elle.
Plus Charles lui opposait de refus,
plus elle redoublait d'instances. Après deux
semaines de persécutions et de querelles,
Charles avoua tout. On comprend quel orage
éclata.
Le silence sur cette affaire
importait aux intérêts du
ménage.
- Tu sais, dit Charles, je suis
sûr de ne rien perdre avec Lenoble. J'ai la
conviction que l'affaire est bonne,
mais....
Ici Patricia recommença
à injurier son mari.
- Tais-toi ! dit Charles en la
saisissant par le bras. Tais-toi ! Sinon, plusieurs
de nos amis vont venir redemander l'argent qu'on
leur a emprunté. On me croira perdu, notre
établissement se videra, nous deviendrons la
fable de tout le village ! Tu m'entends, il n'est
pas question que tu parles à tort et
à travers ! Veux-tu nous réduire
à la misère, veux-tu servir de
risée à tes voisines ? Parle et
tu seras la perdante dans
l'affaire !
Patricia entendait, Patricia
comprenait, mais la passion de jaser, mais le
besoin de blâmer son mari, de se faire
plaindre, de criailler, de débiter des
nouvelles; tout cela était trop fort. Sous
le prétexte de prendre des informations sur
Lenoble, de s'assurer de la bonne volonté
des créanciers de Charles, sa langue se
délia peu à peu. Quant au respect
qu'une femme doit aux ordres de son mari, il y
avait longtemps que pour Patricia de tels
préjugés n'existaient
plus.
Elle parla donc. Elle dit un mot,
puis deux, puis les voisins l'interrogèrent,
se répétèrent les uns aux
autres ce qu'ils tiraient d'elle, et bientôt
ils surent l'histoire entière. La sottise de
Charles, sa folie fournirent le sujet de toutes les
conversations, ses créanciers
l'assiégèrent, il fallut payer. Le
bruit de ses déboires financiers se
répandit, on refusa de l'approvisionner, le
bar-tabac perdit certains de ses fournisseurs, mais
ce n'était encore rien ! Deux mois ne
s'écoulèrent pas que Lenoble fit
faillite et prit la fuite avec un joli pactole.
Charles l'avait cautionné pour six cent
mille francs, il fallut les trouver. Les huissiers
arrivèrent, saisirent la maison, le terrain,
les meubles, le peu d'argent qui restait. Et ce
ménage, dont l'union paraissait heureuse,
offrit alors un spectacle hideux.
Exaspérée par son
malheur, animée par ceux qu'elle avait pris
pour confidents de ses griefs contre son mari,
Patricia ne trouvait de soulagement que dans
l'injure. Abaisser son mari aux yeux des autres, le
livrer aux moqueries, exciter ses enfants contre
lui, blasphémer la Providence, le sort,
comme elle disait, c'était là tout ce
qu'elle savait faire.
Charles, hors de lui,
répondait par de la violence aux
emportements de sa femme, aux impertinences de ses
enfants. Puis, à l'aide des quelques sous
qu'il gagnait par un rare travail ou de quelque
entourloupe, il allait chercher dans une
abrutissante ivresse l'oubli de ses fautes et de
ses chagrins.
Que leur restait-il à ces
infortunés, maintenant que la
prospérité les avait
abandonnés ? Leur affection ! Elle
s'était brisée au premier choc de
l'épreuve, comme se brise tout sentiment qui
ne puise sa force que dans notre
égoïsme. Leur philosophie ? Elle les
avait laissés dès le jour où
ils lui avaient demandé autre chose que les
préceptes impuissants d'une morale
relâchée.
Plus rien n'était debout
autour d'eux, plus rien que la pensée d'un
Dieu juste, d'un Dieu vengeur, du Dieu dont ils
avaient méprisé les appels,
violé les commandements, et cette
pensée qui, lorsque Charles s'y
arrêtait, le frappait de stupeur, soulevait
au contraire les pires révoltes chez
Patricia.
Les consolations chrétiennes
que lui portait Anne-Laure lui semblaient autant
d'accusations. Elles tombaient sur sa conscience
comme de l'huile bouillante sur une blessure
ouverte. Elle les repoussait avec colère.
Les consolations humaines ? Elle y lisait
l'orgueilleuse pitié, la secrète joie
que cause notre abaissement aux amis mondains, et
son amour-propre en souffrait horriblement.
L'amitié de Charles ? Elle la
détruisait à plaisir, trouvant une
infernale joie à l'exaspérer par la
violence, par la continuité de ses
récriminations. L'affection de ses enfants ?
De bonne heure ils avaient appris à se
montrer égoïstes, audacieux, rebelles,
et les leçons qu'ils recevaient à
cette heure fructifiaient avec une effrayante
rapidité.
Les voisins s'étonnaient de
découvrir chez Patricia, chez Charles, des
défauts qu'ils ne leur avaient jamais
connus. « Le malheur les a rendus
méchants », disaient-ils. Non, le
malheur ne les avait pas rendus
méchants ! Le malheur, en
déchirant l'enveloppe qui recouvrait leur
coeur mauvais, avait manifesté leur
péché, il ne l'avait pas
créé.
Lorsque Maillard et sa femme,
plongés dans l'indigence, expulsés de
leur maison, réduits à s'abriter dans
un taudis, n'eurent plus pour ressource que leur
travail, travail auquel une vie mal
réglée et avec de longues habitudes
pernicieuses ne les avait guère
préparés, chacun applaudit à
leur chute. Daniel et Anne-Laure Vivien seuls
pleurèrent sur eux et tentèrent de
leur porter des secours qu'ils refusaient
orgueilleusement, d'ordinaire, mais qu'ils
acceptaient avec aigreur, toutes les fois que le
besoin les pressait.
Le mal continua chez eux à
enfanter le mal : leurs seuls plaisirs furent
les horribles satisfactions de l'emportement, de
l'ivresse... Ces insensés avaient bâti
l'édifice de leur affection, de leur
bonheur, sur le sable; la pluie, les vents se
déchaînaient, et la ruine en
était grande.
La
superstition aveugle
(Concerne
Anne-Laure Vivien)
Les Vivien avaient pour voisins immédiats
un jeune couple, Catherine et Paul Meurant. Ceux-ci
avaient déjà trois jeunes enfants,
bien qu'ils ne soient mariés que depuis
quelques années.
Avec le temps, Anne-Laure entra en
contact avec sa jeune voisine. Dès la
première visite, elle s'aperçut que
la superstition avait grande place dans ce foyer.
Ce que Catherine Meurant appelait
« religion » n'était
qu'une suite de croyances erronées qui la
maintenait dans l'ignorance et la crainte d'un Dieu
lointain.
Il faut dire à sa
décharge qu'elle tenait cela de sa
mère, Madame Pireux, qui l'avait
élevée dans une foi
étrangère à la
révélation des Saintes
Écritures. Il s'agissait bien plutôt
de traditions et de commandements humains 40 qui empêchaient la
grâce de faire son effet.
Madame Pireux tenait cela de sa
mère qui à son tour tenait cela de sa
mère. C'était comme un
héritage spirituel transmis de
génération en
génération, et ce avec d'autant plus
de convictions que ces femmes n'avaient pas eu la
vie facile. Elles s'étaient alors
réfugiées dans cette fausse
sécurité des superstitions
religieuses pour ne pas sombrer. Elles s'y
étaient attachées de toute leur
âme !
Par petites touches, Anne-Laure
essaya d'amener la mère et la fille à
la lumière de l'évangile, du salut
par pure grâce, mais à chaque fois
elle buttait contre les remparts de la
religiosité. Il y avait bien chez ces dames
la forme de la piété, mais elles
étaient étrangères à la
vraie vie, à la vie en Christ. Elles ne
connaissaient Dieu que comme un être
suprême qui répondait aux
prières par l'intervention d'une
armée de
« saints ».
Bien des fois, Anne-Laure leur
expliqua qu'il fallait venir à Dieu
directement, sans autre intermédiaire que
Christ (1 Timothée 2 :5-6), le Fils
bien-aimé du Père, mais en
vain ! Elles ne voulaient rien entendre de ce
qui différait de leurs pratiques. Les
neuvaines étaient leurs assurances de plaire
à Dieu. Elles avaient des neuvaines pour
tout, même pour que les jeunes enfants
n'aient pas de convulsions.
Le coeur d'Anne-Laure souffrait de
cette ignorance. Elle aurait tant voulu qu'elles
s'ouvrent à la vraie vie, au bonheur de
s'approcher de Dieu par son Fils, par ce chemin
nouveau et consacré. Mais avec les mois,
elle perdit patience.
Un mardi matin, alors qu'elle
rendait une visite à Catherine et sa
mère, Anne-Laure s'irrita de leurs paroles
qui tournaient autour de leurs
prières.
- Arrêtez ! Combien de
fois dois-je vous répéter qu'il n'y a
qu'un seul médiateur entre Dieu et les
hommes, le Christ Jésus ? Nulle part
dans la Bible, il n'est question de prier un homme
ou une femme, aussi pieux
soient-ils !
- Madame Vivien ! reprit
furieusement Catherine, vous ne pourrez nous faire
changer de religion. Nous sommes dans
l'église, et nous ne voulons pas nous en
écarter !
- Oui ! Cela suffit !
poursuivit Madame Pireux, nous vous avons assez
entendue. Depuis des mois vous nous distillez votre
venin. C'en est assez !
- Ne comprenez-vous donc pas que
vous êtes dans l'erreur ? On ne peut
plaire à Dieu que par la foi, par la foi en
ses Saintes Écritures. Et pour cela, il faut
que vous les lisiez et les mettiez en pratique.
Écoutez Dieu plutôt que les
hommes !
- C'est ce que nous faisons !
répondit Catherine excédée,
nous ne vous écoutons pas ! Et
dorénavant vous n'êtes plus la
bienvenue chez nous.
- Je vais donc partir, reprit
Anne-Laure, mais avant de vous quitter, je vous
assure de mon souci pour vos âmes. Je ne veux
que votre bénédiction!
- C'est plutôt pour votre
âme qu'il faut prier, interrompit Madame
Pireux d'un ton sec. Vous êtes en dehors de
« l'Eglise », et vous essayez
de perdre d'autres avec vous-même. La Bible
est bien le livre de Dieu, mais il faut
l'interpréter avec l'aide de l'église
et pas comme vous le faites, à votre bon
plaisir. Je crois que nous n'avons plus rien
à nous dire. Au revoir !
Anne-Laure quitta la pièce
avec un mouvement d'irritation qu'elle ne pouvait
contenir, mais, arrivée dans sa maison, elle
pleura amèrement.
Quelle folie l'avait prise de sortir
ainsi de ses gonds. Ses paroles, mais surtout sa
colère et le ton désagréable
qu'elle avait manifestés, n'étaient
pas dignes d'un véritable enfant de Dieu. En
quelques minutes elle avait détruit des mois
de patience, de visites, de prières. Elle
s'était fermé les coeurs de personnes
qui lui étaient chères. Par sa
rudesse, elle avait brisé la confiance
qu'elle gagnait peu à peu.
Anne-Laure se repentit
amèrement de son absence de douceur, de sa
violence intérieure. Elle se confessa
sincèrement à Dieu, en parla à
son mari, et envoya une lettre d'excuse à sa
voisine.
La lettre resta sans réponse.
Ce foyer lui resta fermé, comme ces coeurs,
et d'autres qui ne manquèrent pas de relever
cette faute pour juger Madame Vivien, cette dame
qui paraissait si gentille, mais qui n'était
à leurs yeux qu'une dangereuse et hypocrite
personne.
Cette chute coûta cher
à Anne-Laure. Elle en souffrit longtemps. Le
fait de vouloir apporter la vérité ne
lui donnait aucun droit pour outrager les autres.
Elle comprit combien sa langue pouvait allumer un
grand feu que plusieurs attisèrent avec un
malin plaisir.
Elle vit que des âmes
blessées par des paroles dures
étaient plus difficiles à gagner
qu'une ville forte. Et il ne lui restait plus que
l'intercession et la supplication comme
armes.
Elle avait, dans un moment
d'égarement, pris les armes de la chair
41. Il fallait maintenant
prendre celles de la lumière.
Dieu tire le bien du
mal
(Concerne
Justine Jaquemin )
Patrick Leblanc avait vainement essayé de
continuer ses avances auprès de Justine.
Quelques mots sérieux et fermes lui avaient
fait comprendre que cette proie lui
échappait pour toujours.
Qu'il comprît ou non la cause
de cette rupture, Patrick Leblanc en conçut
un profond dépit et résolut de se
venger. Il employa toutes ses ressources, et les
esprits corrompus en possèdent beaucoup,
à combattre l'influence chrétienne et
affectueuse que Justine s'efforçait
d'exercer sur son mari.
Comme il arrive aux âmes
faibles, Bernard, d'abord exaspéré,
puis radouci, était peu à peu
retombé sous la domination de Leblanc. Il
rencontrait Patrick au café, Patrick venait
le chercher au travail, Patrick buvait et mangeait
avec lui son argent, Patrick l'introduisait dans la
société d'hommes vicieux mais bons
vivants, Patrick était gai, Patrick avait du
caractère, et Bernard, tout en le redoutant,
tout en le détestant lorsqu'il se rappelait
ses procédés, Bernard se laissait
subjuguer.
Justine voyait avec terreur les
progrès que faisait Leblanc dans la
confiance de son époux. Elle aimait son mari
depuis que le Seigneur l'avait
éclairée. Cette affection
était devenue plus élevée,
plus tendre. L'avenir de Bernard embrassait toute
sa sollicitude. Par moments, elle songeait à
ce qu'aurait été pour eux une union
chrétienne, à la douceur qu'ils
auraient trouvée à prier ensemble,
à guider ensemble leurs enfants dans la
bonne voie, aux jouissances si pures qu'ils
auraient goûtées le dimanche
après une laborieuse semaine, et son coeur
débordait, ses mains se joignaient, elle
suppliait le Seigneur de lui accorder la
grâce de vivre ainsi, ne fût-ce qu'un
jour. Mais quand la réalité lui
apparaissait, quand elle suivait la marche rapide
de la dépravation dans cette âme
précieuse, quand elle se rappelait
qu'elle-même avait été un des
instruments de sa corruption, oh ! alors, elle ne
pouvait retenir ses sanglots, elle se sentait
humiliée jusqu'au
découragement.
La vue de son propre
péché l'aidait à supporter le
mauvais comportement de Bernard.
Lorsqu'après un jour d'absence, il rentrait
ivre, et que, dans un accès de
colère, il jetait à terre chaises et
table, brisant tout ce qui tombait sous ses mains,
lorsque bourru, colérique, triste de cette
tristesse pleine d'amertume que donne la mauvaise
conscience, il venait s'asseoir à la table
du souper et s'indignait de n'y voir tout au plus
qu'un morceau de pain, Justine, au premier moment
troublée, près d'éclater, se
taisait, ou bien soutenue d'En haut, elle essayait
de ramener Bernard au moyen de quelques paroles
affectueuses. De longues nuits d'insomnie et de
larmes suivaient ces terribles moments. Bernard
alors, se défendait contre le repentir en se
plongeant dans le sommeil, ou alors, touché,
vaincu malgré lui, s'accusait
lui-même, implorait le pardon de Justine,
jurait de rompre avec les mauvaises compagnies et
tenait parole jusqu'à l'instant où
Patrick Leblanc, d'un mot, d'un signe, le faisait
revenir à lui.
Bernard n'était pas heureux.
Il passait vite, il est vrai, des remords à
l'étourdissement. Mais, par une grâce
de Dieu à laquelle, pauvre insensé,
il avait souvent désiré
échapper, le mécontentement restait
au fond de son coeur et le dévorait en
secret. Il s'efforçait d'échapper
à cette tristesse au moyen de plus grands
excès, mais le désordre ne lui
apportait que plus de dégoût, que plus
de chagrin.
Un soir que les enfants
étaient couchés, que Justine veillait
en travaillant, le bruit de plusieurs pas et de
voix tumultueuses se fit entendre dans l'escalier.
Ce bruit se rapprocha, s'accrut, puis on frappa
deux ou trois coups précipités.
Justine s'élança, tremblante, et son
mari, le visage ensanglanté, se
traînant avec peine, parut devant elle,
soutenu par Leblanc et un homme de mauvaise
mine.
- Bernard ! cria la pauvre femme en
retombant sur sa chaise.
- Ne t'effraie pas, murmura le
blessé.
- C'est l'histoire d'une simple
bagarre, voilà tout, dit Leblanc en
ricanant.
- Avez-vous de l'eau de vie, quelque
chose pour le faire revenir à lui, reprit
son compagnon d'un ton plus doux, vous voyez bien
qu'il s'en va !
- Rien... rien... balbutia Justine
presque sans voix.
- Laisse donc, interrompit Leblanc
en appuyant Bernard contre le divan, il a assez bu
comme ça, et il rit d'un rire qui fit
frémir Justine, tandis que les enfants se
cachaient dans leur chambre sous leur
couverture.
- Messieurs, murmura Justine, je
vous remercie. Je vais appeler un médecin,
je vais...
- Madame veut être seule !
reprit Leblanc d'un ton moqueur, allons-nous-en....
d'ailleurs.... c'est plus sûr pour nous
!
Ils disparurent et laissèrent
Justine avec son mari.
Justine s'assura que Bernard n'avait
pas reçu de graves blessures, qu'il pouvait
parler, respirer, et elle remercia Dieu avec
effusion. Mais quand le médecin de garde
qu'elle avait appelé annonça que
Bernard avait reçu une blessure très
grave, lorsqu'il déclara que la
guérison serait longue, qu'elle
nécessiterait un repos absolu dans le lit,
alors, la révolte monta un instant au coeur
de Justine. Elle osa presque demander compte
à Dieu de ses voies. Quoi ! Encore cette
douleur ! Ce coup par-dessus les autres!
Qu'allait-elle devenir ? Il n'y avait plus rien
dans le frigidaire et dans les armoires, et ce
n'est pas le peu d'argent qu'elle rentrait qui
allait les aider à passer l'hiver. En plus,
il faudrait payer les visites du docteur et les
médicaments pour Bernard !
- Envoyez votre mari à
l'hôpital ! décida le
médecin.
Cette parole fit tressaillir
Justine. A l'hôpital, mais avec quel
argent ? C'était
impossible !
- Monsieur, répondit-elle
d'une voix ferme au médecin, je garderai mon
mari. Dieu qui me le rend dans cet état me
donnera bien la force de subvenir à nos
besoins.
Bernard tendit à sa femme une
main brûlante.
- Comme il vous plaira, dit le
docteur en haussant les épaules, et il
sortit après avoir posé un premier
appareil.
Le médecin, ayant compris la
situation de ce ménage, estima qu'il valait
mieux les laisser à leur sort. Ils ne
faisaient pas partie de sa clientèle,
après tout ! Et bien vite, il
étouffa le peu de remords qu'il pouvait
avoir.
Ce petit appartement était
bien triste, avec ce malade couché sur le
divan, avec ces pauvres enfants aux visages
redevenus tristes, avec cette femme
dénuée de tout ! Et pourtant, dans le
coeur de cette femme, il y avait de la paix ! Son
Sauveur invisible mais toujours présent la
fortifiait. « Ne crains point, crois
seulement ! », lui
répétait-il. « Appuie-toi
sur ton Dieu, marche avec foi; quand les
mères abandonneraient leurs enfants, moi je
ne te délaisserai point.» Et Justine,
agenouillée, pleurait, mais ses larmes
étaient sans amertume, elle entrevoyait le
bord des voies de Dieu, elle se rappelait que la
douleur est un appel du Seigneur, elle pressentait
qu'un jour viendrait peut-être où
cette terrible soirée serait pour elle et
pour Bernard le sujet d'éternelles actions
de grâces.
Dès le matin, Justine appela
Anne-Laure qui arriva aussi vite que possible. Elle
apporta de la nourriture et contacta un
frère en Christ qui était
médecin à Hornu. Dès le
lendemain, Daniel, le mari d'Anne-Laure, ayant pris
congé, vint auprès du malade. Ses
entretiens avec Bernard, les lectures de la Bible,
les prières qu'il faisait auprès de
lui, cette sympathie d'un homme qui connaît
par expérience les affections de la famille,
attiraient Bernard à l'Évangile en
dissipant chez lui beaucoup de
préjugés, tandis qu'ils fortifiaient
Justine.
Fréquemment, le zèle
de celle-ci l'entraînait trop loin, elle
aurait voulu faire entrer la foi, comme de vive
force, dans le coeur du malade, mais Anne-Laure
modérait cette ardeur dans ce qu'elle avait
d'outré, sachant qu'elle souffrait encore
d'une telle erreur. Et Justine apprenait que, tout
en travaillant sans relâche, il faut tout
remettre au bon plaisir de l'Eternel, même
l'accomplissement des désirs les plus
chrétiens.
Bernard, surtout dans les premiers
jours, se montrait parfois impatient. Il fallait
à chaque instant quitter, pour le servir, un
travail urgent. Il fallait endurer des reproches
d'indifférence à l'instant même
où, succombant sous la fatigue que lui
causaient des nuits sans sommeil, des
journées surchargées d'occupations,
Justine pratiquait le plus absolu
dévouement. Il lui semblait par moments que
prières, méditations de la Parole de
Dieu, affection, rien n'agissait sur son mari, et
pourtant elle ne pouvait méconnaître
les grâces de Dieu.
Justine souffrait de cruelles
privations, il est vrai, mais ses enfants
avaient-ils été privés de
pain ? Les visites du médecin, les
médicaments, les soins avaient-ils
manqué à Bernard ?
Justine déplorait encore des
chutes fréquentes. Cependant, avec l'aide du
Seigneur, elle triomphait de ses plus mauvais
mouvements. La bonne nouvelle du salut par
grâce pénétrait plus avant dans
son âme, elle commençait à
jouir de toute la liberté des enfants de
Dieu.
L'appartement était bien
triste et sombre, mais lorsque Justine se
répétait ces paroles de la Bible :
« Dieu habitera son tabernacle avec les
hommes, ils seront son peuple et Dieu sera
lui-même leur Dieu, et il sera avec eux. Dieu
essuiera toutes larmes de leurs yeux, et la mort ne
sera plus, et il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni
travail » (Apocalypse 21 :3-4),
toutes les gloires de l'éternité
resplendissaient dans son âme, et
revêtaient de leur éclat ces murs
désolés.
Sans doute, Bernard était
encore loin de la vérité;
tantôt accablé par les remords, il
n'avait ni la force de chercher Dieu, ni celle de
répondre à ses appels; tantôt
léger, oublieux, rebelle, il
échappait à sa conscience et
éteignait le Saint Esprit.
Cependant, on ne pouvait
méconnaître une sensible
amélioration dans son âme. Il prenait
souvent plaisir à lire la Bible
lui-même, il s'associait aux prières
qu'on prononçait près de son lit de
douleurs, il se sentait plus heureux depuis qu'il
avait échappé à l'influence de
ses compagnons de vice. Enfin, un respect profond,
une tendre reconnaissance pour Justine
remplissaient son coeur.
Les journées passaient vite,
et, qui le croirait, doucement pour le malade comme
pour Justine.
Dès le matin, celle-ci
faisait son ménage, envoyait les enfants
à l'école. Elle se mettait à
l'ouvrage, veillait aux soins que réclamait
son mari, écoutait les lectures qu'il lui
faisait. Puis les enfants rentraient, montraient
tout joyeux les travaux qu'ils avaient faits.
Bernard, qui s'était proposé, faisait
les leçons avec ses enfants. Ils prenaient
ensuite un repas modeste, et M. Jaquemin, dans ses
bons moments, s'écriait en riant qu'il ne
voulait pas guérir, qu'il n'était
heureux et sage que sous la tutelle de sa
femme.
Toutefois, la convalescence se
terminait. Et lorsque le docteur fixa le jour
où Bernard pourrait reprendre son travail,
le regret, la crainte émurent le coeur des
deux époux. Bernard avait peur de
lui-même. Justine ne pouvait le voir partir
de la maison sans un serrement de coeur. Au moment
où, pour la première fois, elle avait
goûté quelques-unes des joies de
l'union chrétienne, elle frémissait
à la pensée des pièges qui
attendaient son mari, mais elle avait appris
à connaître la fidélité
du Seigneur, et, bien que troublée, elle lui
abandonna, pleine de confiance, la souveraine
direction de cette âme.
|