JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
PRÉFACE
LES MORTS INCONNUS.
Je n'ai jamais passé à
côté d'un cimetière de village,
sans être tenté de questionner la mort
et de lui demander le secret des diverses
générations qui sont venues finir
là.
Qu'ont fait ces hommes quand ils
étaient debout qu'ont-ils pensé, si
toutefois ils ont pensé ? Aucune voix ne
répond à cette question ; le vent
souffle à travers les buissons du sentier :
la mort garde le silence.
Beaucoup, sans doute, ont
ignoré leur âme; pâtres ou
laboureurs, ils ont retourné la glèbe
ou conduit leurs troupeaux, troupeaux
eux-mêmes d'un ordre plus
élevé, Mais d'autres aussi, mieux
servis par la destinée,
ont porté la vie plus haut; ils ont eu
toutes les bonnes pensées ou accompli les
fortes oeuvres que la Providence des humbles avait
mises à leur portée. Maintenant, ils
sont couchés là, et aucune trace
après eux, pas même une pierre, ne
témoigne de leur passage. La vie la plus
pleine, si elle a coulé à l'ombre,
n'a pas d'épitaphe; son nom reste en
blanc.
Pour peu qu'un homme ait joué
un rôle en plein jour, fait du bruit
là où l'on fait le plus de bruit,
n'importe où, n'importe à quel titre,
aussitôt l'histoire prête l'oreille, et
voilà un nom de plus noté.
Qu'un héros inédit, au
contraire, aussi grand par l'âme qu'on peut
l'être ici-bas, fasse le bien modestement,
consciencieusement, sans quitter sa vallée,
sans attrouper la foule, est-ce que l'histoire le
connaîtra ? est-ce qu'elle daignera retourner
la tête pour le regarder ? Non,
celui-là vit ignoré et meurt comme il
a vécu. Son heure venue, il tombe à
l'écart. La terre le dévore tout
entier, sans que sa vie, prolongée
après lui en écho, retentisse dans le
souvenir de personne. Il a passé.
L'humanité perd ainsi en
chemin la moitié de sa gloire; elle donne
par là trop d'avantage contre elle
à l'esprit de
scepticisme. Aussi, pour réparer sa
négligence et pour payer à l'homme
tout ce qui lui est dû, à tous les
degrés de l'échelle, nous voudrions,
si toutefois nous avions le droit de donner
l'exemple, poser enfin la dignité de la
gloire sans bruit, de la vertu sur place,
jusqu'à présent balayées
à l'oubli, comme la paille du chemin, et
dire au moindre serviteur, au moindre grand homme
anonyme : 0 toi, qui que tu sois, qui as fait
noblement ta besogne à ton poste, dans ta
mesure, tu peux dormir en paix ton oeuvre est
comptée !
Certes, nous respectons le
génie. Mais il est absorbant de sa nature.
Il a eu cependant, il a encore mille
précurseurs oubliés, mille
collaborateurs inconnus. Il faudrait en tenir
compte; on les passe sous silence. Le fleuve coule
solitairement, roulant à grands flots
l'orgueilleuse nappe de son courant; lui seul se
nomme, et il ne nomme pas les nombreux affluents
dont il est formé. Il y a là une
évidente partialité. On ne doit pas
sacrifier le petit au grand, pour lui constituer
encore plus de grandeur. À chacun sa part,
c'est la loi de justice.
Souvent, en traversant la montagne,
nous avons rencontré
une pyramide de pierres sèches
élevée au bord d'un précipice
: c'était la tombe d'un voyageur.
La tourmente l'avait surpris en
chemin et la neige l'avait enveloppé de son
tourbillon. Après avoir cherché en
vain sa route à travers la nuit de
l'avalanche, il avait terminé là son
voyage, et la neige avait continué de
tomber.
Son corps était resté
enseveli, sous ce tertre glacé, jusqu'au
printemps. Un rayon de soleil avait alors
dispersé cette première
sépulture. Un passant avait heurté du
pied le cadavre à moitié
restitué à la lumière, lui
avait creusé un lit de repos, avait
roulé une pierre sur la fosse, et un autre
passant une pierre encore, jusqu'à ce que,
de main en main, la pyramide, toujours
exhaussée, eût définitivement
perpétué le souvenir de ce mort
inconnu,
Et nous aussi, simple passant de la
grande route, nous éprouvons, au fond du
coeur, le besoin religieux de rouler la pierre de
commémoration sur la tombe de ces voyageurs
sans nom, battus de la rafale et
interceptés, par l'injustice de la
destinée, aux sympathies de leur
génération. En faisant cela, qu'on
nous pardonne cette superstition, nous croyons
attirer comme une part
d'eux-mêmes et une bénédiction
de plus sur la cause sacrée qu'ils ont
aimée, que nous servons à leur
exemple.
- Dors sous mon toit, disait la
femme de Mégare au juste immolé, tu
lui porteras bonheur.
L'heure nous semble venue
d'écrire à côté de
l'histoire officielle, qui désigne seulement
tout ce qui est éclatant ou retentissant,
une seconde histoire privée, domestique en
quelque sorte, qui nomme là et là,
d'une colline à l'autre, quiconque dans
cette vie a été fort ou
méritant, à sa manière, dans
sa circonférence d'action, afin que chaque
motte de terre, que chaque pierre de foyer, ait
désormais une vertu, une gloire en partage,
et que partout où l'homme met le pied il
marche escorté d'un bon exemple ou d'un bon
souvenir.
Nous avons souvent rêvé
cette histoire écrite, de droite et de
gauche, par le premier Thucydide venu.
Dans chaque contrée et le
plus tôt possible on devrait tenir., au jour
le jour, les archives de la famille et de la
commune, ces deux patries
élémentaires de la grande patrie.
Aussi, pour payer de notre personne, nous publions
l'humble odyssée d'un pasteur
du désert à la
recherche de la liberté de conscience. Nous
garantissons l'authenticité de ce
récit. Notre mère nous l'a fait trop
souvent au coin du feu, dans notre enfance, pour
que nous ayons pu en oublier aucun épisode.
Si cependant on mettait en doute la
fidélité de notre mémoire,
nous pourrions appeler en témoignage plus
d'un vieillard qui a connu dans sa jeunesse le
héros de cette biographie.
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