JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
AVANT-PROPOS
À ÉLISABETH-ANNE
JAROUSSEAU
À la mère bonne et
pieuse qui sut aimer entre toutes et faire le
bien.
I. - Eugène Pelletan
n'était âgé que de six ans,
lors de la mort de son grand-père, le
pasteur Jarousseau. Il n'avait donc pu le
connaître. Mais combien de fois n'avait-il
pas entendu évoquer, au foyer, un souvenir
encore si proche et resté si
vénéré. Les récits
qu'il nous a livrés sont ceux qui avaient
bercé son enfance et profondément
impressionné son jeune cerveau. Il les avait
recueillis sur les genoux de sa
mère.
Dans quelle mesure cette tradition
orale a-t-elle dénaturé ou, de bonne
foi, embelli la véracité des faits?
Dans quelle mesure l'imagination de
l'écrivain, pour donner plus de vie à
son récit, a-t-elle brodé sur la
trame que la tradition lui avait
fournie?
Ce sont là des questions que
le lecteur de ce livre sera amené à
se poser.
Un descendant du pasteur, mon oncle
M. Georges Dusser, ancien commissaire de la Marine,
s'est efforcé de les élucider dans un
travail manuscrit que j'ai sous les
yeux.
Ce travail est d'abord un
témoignage, car M. Dusser a pu, dans sa
jeunesse, connaître ceux qui avaient fait
partie de l'entourage du pasteur : ses doux
gendres, Hector et Benjamin Ardouin, puis Marie
Gaillard, Annette et Desmarie Roux, qui avaient
été à son service.
« Je revois bien distinctement,
dit-il, avec leurs attitudes, les cinq bonnes
silhouettes rangées en demi-cercle et comme
accroupies sur leurs chaises basses, sous le
pâle rayonnement des tisons du foyer,
épargnant l'éclat de la
lumière aux yeux affaiblis par l'âge.
Le nom de Jarousseau revenait souvent sur leurs
lèvres, toujours suivi des mêmes
témoignages de respect et de
vénération. Chacun apportait alors sa
note au concert d'éloges. Puis les voix se
taisaient, les 'fronts s'inclinaient à
l'unisson pendant que les visages semblaient se
couvrir d'un religieux recueillement comme si, sous
l'empire mystique des communs souvenirs, chacun
rendait intérieurement son culte à la
mémoire du mort... »
Mais M. Dusser ne s'est pas
borné à rappeler ses souvenirs. Il
s'est livré, en historien sincère,
à une patiente recherche dans les archives,
dans les bibliothèques, dans les papiers de
famille, s'efforçant d'y retrouver les
traces du héros modeste et effacé
qui, sans son petit-fils, serait resté sans
doute le « mort inconnu » .
C'est à ce manuscrit de M.
Dusser que j'emprunte les renseignements de cet
avant-propos,
II. - Jean Jarousseau descendait
d'une famille qui avait, de très longue
date, embrassé la religion
réformée. Le nom de Jarousseau ou de
Jarousseau se retrouve, en effet, à dix
reprises sur le registre baptismal de Saintes de
1572 à 1614
Lui-même naquit en 1730
à Mainxe, petit village de l'Angoumois,
à la lisière de la Saintonge, et
centre ardent de calvinisme. On était au
lendemain de la fameuse ordonnance du 14 mai 1724,
et c'est dans une atmosphère de
persécutions et d'angoisses que grandit le
futur pasteur du désert. La révolte
intérieure, qu'il
dût éprouver décida, sans doute
de bonne heure, sa vocation.
Pour s'y préparer, il devint
alors le compagnon du pasteur Louis Gibert, qui
multipliait ses tournées dans la
région. Il put ainsi mesurer les fatigues et
les dangers auxquels elle l'exposerait.
Louis Gibert avait été
l'objet en 1752 d'un ordre venu de Paris qui
enjoignait d' « arrêter ce
prédicant des assemblées nocturnes
pour en faire un exemple », et cet ordre
n'ayant pu être exécuté, il
avait été,condamné à
mort par contumace, par le Présidial de la
Rochelle. C'est poursuivi et traqué sans
cesse qu'il continuait à accomplir sa
mission, obligé de se dissimuler comme un
criminel, de se méfier de chacun, car la
législation rendait passible des
galères les hommes et de la détention
perpétuelle les femmes qui ne
dénonçaient pas les
prédicants.
Jarousseau était aux
côtés de Gibert lors de
l'assemblée nocturne qui se tint en 1754
dans la forêt du Valeret, au lieu dit «
La Combe à la Bataille », et qui fut
surprise par les dragons. Des fidèles y
furent blessés ou tués, un grand
nombre arrêtés. Jarousseau eut peine
à s'échapper.
Mais l'expérience qu'il avait
ainsi faite de l'apostolat ne fit que le confirmer
dans sa voie.
Il obtint d'être admis
à faire ses études à Lausanne,
dans le séminaire qu'y avait fondé
Antoine Court, et qui était la
pépinière des pasteurs
français. Il y accomplit un stage de trois
ans.
Muni de son titre il se rendit,
traversant à pied les Cévennes,
auprès d'un homme qui a jeté sur
cette période du désert le
rayonnement que l'on sait : le pasteur Paul Rabaud,
qui, menant la vie anxieuse qui était celle
de tous les pasteurs d'alors, n'ayant, aux dires de
son historiographe, « pendant plus de trente
ans habité que des grottes, des huttes et
des cabanes où on allait le
relancer comme une bête féroce »,
ne se départit jamais de sa
sérénité,
répétant : « Quoiqu'il m'arrive,
je suis aux ordres de la Providence. » Au
sortir de Lausanne, les jeunes proposants allaient
volontiers puiser des exemples auprès de
cette grande figure.
Il se lia entre Jarousseau et Paul
Rabaud une amitié qui devait être
aussi longue que leur vie. S'ils n'eurent plus
l'occasion de se rencontrer en dehors des grandes
assemblées synodales, ils restèrent
en correspondance suivie.
III. - Jarousseau fut peu
après agréé comme
prédicant par le colloque de Saintonge. Mais
ce ne fut que le 2 juin 1761 que le synode de
Saintonge, Angoumois, Périgord et Bordeaux,
réuni au Désert, et ayant pour
modérateur le pasteur Dugas, le consacra
solennellement au Saint
Ministère.
Les pasteurs étaient encore
peu nombreux en Saintonge et, pour satisfaire aux
besoins des Églises
disséminées, ils devaient sans cesse
circuler d'une paroisse à l'autre. C'est ce
rôle de « coureur ou d'intinérant
» qui fut pendant quelques mois dévolu
à Jarousseau.
Mais le 16 septembre 1761 le
colloque décida de limiter le champ
d'évangélisation des
prédicants, sauf une exception pour Louis
Gibert, toujours sous le coup de sa condamnation.
Il divisa le territoire de la
généralité en « quartiers
», ainsi dénommés parce que
chacun comprenait quatre Églises.
Jarousseau, sans doute en sa
qualité de plus jeune, se vit attribuer deux
quartiers. Il fut chargé de desservir les
Églises de Cozes, Royan,
Saint-Georges-de-Didonne, Meschers, Mortagne,
Saint-Fort, Gernozac et Pons : circonscription fort
étendue puisque les deux
extrémités en étaient
séparées par plus de
quarante kilomètres. Les
synodes la modifièrent quelque eu parla
suite. Mais ce ne fut que beaucoup plus tard, quand
le pasteur eut vieilli et se trouva fatigué,
qu'elle se trouva diminuée.
Pour se rendre compte combien
pénible devait être alors la vie des
pasteurs, il faut imaginer Jarousseau, sellant sa
jument Misère et se mettant en route sous le
soleil ou sous la pluie, par tous les temps, chaque
fois qu'il était fait appel à son
assistance spirituelle sur l'un des points de son
double quartier. Les chemins étaient rares
et mal entretenus. Il y avait lieu de redouter les
loups, qui pullulèrent en Saintonge
jusqu'à la fin de la Restauration, et aussi
les malandrins qui multipliaient leurs exploits
dans la contrée.
On doit cependant à la
vérité historique de
reconnaître que lorsque Jarousseau entra en
fonctions, la période héroïque
du pastorat du Désert, celle que
lui-même avait vécue aux
côtés de Gibert et de Rabaud,
était passée. Sans doute rien
n'avait-il été abrégé
de l'ancienne législation concernant les
protestants, mais sous la pression 'de l'opinion
publique, elle n'était plus
appliquée, au moins en Saintonge, avec
l'ancienne rigueur. Si bien qu'Étienne
Gibert pouvait écrire dès 1763
à Paul Rabaud : « Les protestants de
Saintonge jouissent maintenant d'une souveraine
tranquillité. »
Un homme, auquel il faut rendre
hommage, avait été l'artisan de cette
politique nouvelle. C'était le marquis de
Senneterre, qui' depuis 1755, exerçait le
commandement en chef des pays d'Aunis et de
Saintonge, et celui des côtes du Poitou. Il
avait pu apprécier, lorsqu'il assura pendant
la Guerre de Sept ans la défense du littoral
de ces trois provinces, le patriotisme des
miliciens gardes-côtes dont la plupart
étaient protestants; sa bienveillance
s'exerça depuis lors en faveur des
réformés, et on en trouve la
preuve dans les
procès-verbaux des
délibérations des synodes qui avaient
ordonné d'ajouter à la liturgie
dominicale la prière suivante : «
Seigneur, bous t'invoquons particulièrement
pour M. le Maréchal de Senneterre.
Bénis ce respectable vieillard que l'amour
de la paix et de l'ordre, ainsi que l'esprit de
tolérance, rendent si chers à tous
ceux qui vivent sous son gouvernement. Soutiens sa
santé et fais-le parvenir jusqu'aux limites
les plus reculées de la vie humaine.
»
Le maréchal, qui avait son
château à Didonne et habitait, eut en
raison de cette circonstance l'occasion de voir
souvent le pasteur Jarousseau, d'apprécier
la droiture et l'élévation de son
caractère. Il le prit sous sa protection
particulière.
Il est vrai que
parallèlement, à l'autorité du
maréchal, qui était en principe
purement militaire, s'exerçait
l'autorité administrative des intendants,
qui était moins paternelle. Jarousseau, qui
restait hors la loi, fut donc contraint de prendre
certaines précautions. Mais sa cachette,
dont on montre aujourd'hui encore l'emplacement
dans la maison familiale, ne dut lui servir que
lors de la visite des détachements de la
maréchaussée, visite qui avait lieu
« au son du tambour », comme pour avertir
les habitants de se tenir sur leurs
gardes.
Le culte, à cette
époque, put se célébrer dans
des « maisons d'oraison », dont un
procès-verbal, conservé aux archives
de la Charente-Inférieure, donne la liste et
la description. C'est ainsi qu'à Didonne,
par exemple, le pasteur officiait dans l'ancienne
grange à boeufs de la Frenière,
« longue de 30 pieds et large de 25 ».
« Ceux de Royan et des environs,
écrivait en 1772 l'intendant de la Rochelle,
n'ont point tendu devant leurs portes le jour de la
procession du Saint-Sacrement. Ils ont des
ministres, un temple où
ils font leurs exercices, baptisent et marient,
ainsi qu'un cimetière où ils
enterrent leurs morts. »
Certaines de ces maisons d'oraison
furent fermées administrativement pendant le
pastorat de Jarousseau, -,par exemple celle de
Gemozac (1763) Ou celle de Royan (1773). En 177 6,
à la veille de la Révolution, M.
Gautriaud, subdélégué de
l'intendant de Saintes, visita le temple de Didonne
en même temps que ceux de la région et
notifia aux fidèles qu'ils eussent à
les détruire ou à les affecter
à un autre usage, ordre qui ne paraît
pas d'ailleurs avoir été
exécuté. Mais c'étaient
là les dernières étincelles de
la persécution.
Il est donc peu vraisemblable qu'il
y ait eu pendant cette période des
assemblées au désert dans les dunes
de Saint-Georges, non plus que des prêches en
mer, et que Jarousseau ait eu à
connaître à nouveau les
émotions qu'il avait éprouvées
dans la forêt du Valeret, du temps qu'il
était le second de Louis Gibert.
Le pasteur eut donc une vie
relativement paisible, que ses devanciers avaient
ignoré.
Il avait épousé le 4
janvier 1767 Anne Lavocat, veuve d'un «
officier sur les navires marchands », et cette
union avait été bénie par le
pasteur Dugas, au temple de Didonne, ainsi qu'il
appert de l'acte de mariage conservé aux
archives de la mairie de Saint-Georges. Elle lui
avait apporté une modeste aisance, et
notamment une métairie à Chenaumoine,
ainsi que la petite maison que décrit
Eugène Pelletan. Jarousseau put y
résider et y fonder une famille, sans
être contraint à la vie errante et
traquée qui avait été celle
des Gibert et des Rabaud, et que lui-même
avait menée dans sa jeunesse.
Son nom revient fréquemment
dans les procès-verbaux des
délibérations des colloques et des
synodes et où il fut assidu. On l'y voir
figurer tour à tour comme
modérateur, morateur adjudant,
secrétaire, ou simple membre.
Fit-il un voyage à Paris, au
cours duquel il put obtenir une audience du roi, et
rencontrer Franklin et Parmentier? La tradition
familiale, recueillie par M. Dusser, l'affirme. En
tous cas il fut certainement l'introducteur
à Saint-Georges et peut-être
même dans la région, de la
parmentière. Il cultivait dans son jardin la
variété dite « violette
marbrée ».
Il assista à la
Révolution française et eut,
détail curieux, l'occasion, en 179 3, de
sauver, en lui offrant un refuge dans sa cachette,
le curé de Saint-Georges, poursuivi par les
Jacobins du village. Il avait trop souffert de la
persécution pour ne point en protéger
même celui qui avait été son
adversaire.
Il ne mourut que le 18 juin 1819
à Chenaumoine.
IV. - Le livre d'Eugène
Pelletan, qui d'ailleurs affecte à dessein
la forme du roman et se garde de prendre les
allures d'un compte-rendu, peut être
controuvé dans certains
détails.
La peinture qu'il trace de son
héros, qui fut un homme digne et simple,
loyal dans sa foi et d'une inaltérable
bonté, reste cependant
véridique.
Les événements du
récit ont pu ne pas se passer exactement au
lieu ou à l'époque où l'auteur
les a situés, mais ils ont, pour la plupart,
une base dans là réalité. Dans
la mesure où ils ont pu être
enjolivés, c'est sans s'écarter de la
vraisemblance historique.
L'ouvrage mérite donc
d'être considéré comme une
peinture fidèle dans son ensemble, et dont
en tous cas aucune partialité n'a
forcé les couleurs, de ce qu'a pu être
la vie d'un pasteur du désert, en Saintonge,
à l'époque où l'Église
était sous la croix.
J.-P. COULON.
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