LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
LIVRE SECOND - LA VIE
RELIGIEUSE
CHAPITRE
XIV
LES ESSÉNIENS
Leur origine. - Leur nom. -
Leur principe fondamental. - Ils sont
avant tout des Juifs fidèles. -
Leurs rapports avec les pharisiens. -
L'emploi de leur journée. Leur
communisme socialiste. - Leurs rapports
avec le peuple. - Leurs moeurs.
Leur mysticisme. - Ils se
séparent du judaïsme. - Leurs
spéculations métaphysiques.
- L'immortalité de l'âme. -
Leurs espérances messianiques. - Le
tiers-ordre. - Jésus et
l'Essénisme. - Comment les
Esséniens disparurent.
|
Les Esséniens formaient non
seulement un parti, non seulement une secte, mais
un ordre religieux. Ils étaient quatre mille
et vivaient en dehors du Judaïsme. On peut
parler de la Palestine au temps de
Jésus-Christ sans s'occuper d'eux; les
Talmudistes ne s'en sont pas souciés, le
Nouveau Testament ne les nomme pas une seule fois.
Cependant ils étaient là,
enfermés dans leurs couvents, y menant la
vie la plus étrange, et de prime abord la
plus inexplicable. On parvient toutefois à
l'expliquer, et l'Essénisme n'a presque plus
de secrets pour nous. Nous le comprenons à
peu près complètement. Cependant,
tout n'a pas encore été dit sur cette
secte bizarre, sur cette espèce de
superfétation du Judaïsme en
décadence, et lorsqu'on lit et relit les
auteurs qui nous en ont parlé, on est
presque certain de trouver, dans leurs
écrits, quelque détail non encore
étudié et jetant une lumière
nouvelle sur leurs croyances ou leurs coutumes.
Cinq écrivains de l'antiquité nous
parlent des Esséniens, et toutes les
descriptions que l'on a faites de ces sectaires,
toutes les suppositions auxquelles ils ont
donné lieu ont été
tirées de l'un ou de
l'autre de ces cinq écrivains -
Josèphe
(1), Philon
(2), Pline
l'ancien (3),
Épiphane
(4) et Hippolyte
(5).
Leur origine n'est plus douteuse. Ils
sont sortis du Judaïsme et n'ont eu aucun
rapport ni avec les Bouddhistes, ni avec les Grecs,
ni même avec les Alexandrins. Nous avons
parlé du fameux parti des Hassidim (les
pieux) qui s'était formé au temps
d'Esdras, s'était révolté avec
Judas Macchabée et était devenu le
parti des Pharisiens opposés aux
Saducéens. Or, tous les Hassidim ne
s'étaient pas faits Pharisiens. La vie
active, la politique militante, les discussions
ardentes n'étaient pas le fait d'une
minorité désireuse de rester purement
religieuse et contemplative. Quatre mille d'entre
eux demeurèrent ce qu'ils étaient.
Ils gardèrent leur nom de Hassidim dont la
forme syriaque est Hassaïm, et dont on a fait
le mot Esséniens ( n'est pas un mot
hébreu, mais le mot syriaque hassa,
traduction du mot hébreu hassid
(6). Nous savons
qu'on a proposé d'autres étymologies
de leur nom. On s'est demandé s'il ne
viendrait pas de sahah (baptiser), ou de asah
(guérir), ou encore de hachach (se taire);
en effet, les Esséniens prenaient souvent
des bains en signe de purification,
guérissaient les malades et affectaient un
silence mystérieux.
Ces diverses étymologies sont
donc possibles; la nôtre nous parait la plus
probable.
Les Esséniens ne sont donc qu'un
groupe détaché des anciens Hassidim.
D'une piété fervente, exaltée,
ils trouvaient que 1 orthodoxie pharisienne
elle-même n'était pas assez pure. Les
Juifs les plus stricts, les plus dévots, les
plus avancés, n'étaient pas encore
fidèles comme il fallait l'être.
La Synagogue, disaient-ils, est
dégénérée, il ne faut
plus la fréquenter. Elle est devenue «
le monde ».
Ces hommes aux convictions ardentes
s'associèrent pour tenir entre eux des
réunions religieuses, et, pendant quelque
temps, on les appela les ébions (les
pauvres), parce qu'un de leurs principes
était d'affecter la pauvreté. Enfin,
Se Séparant toujours davantage du reste de
la nation, ils formèrent une secte, ou
plutôt un ordre, celui des
Esséniens.
Ils se bâtirent de grandes maisons
sur le bord oriental de la mer Morte, à une
petite distance du rivage et dans l'oasis d'Engaddi
, véritables couvents, habités par de
véritables moines. En entrant dans ces
cloîtres et en observant de près les
moeurs de ces singuliers anachorètes, on ne
leur aurait d'abord rien trouvé de commun
avec le Judaïsme. Ils n'offrent pas de
sacrifices et ils ont horreur de ceux qui sont
offerts au Temple. Jamais ils ne montent à
Jérusalem. Ils ne s'éloignent
guère de leur oasis ; ils vivent
séparés de leurs semblables.
Eh bien, s'ils paraissent
différents des autres Juifs, ils ne sont
cependant que des Israélites
exagérés. Ils ont pris au pied de la
lettre le Mosaïsme; ils l'ont poussé
à ses conséquences extrêmes.
Les Esséniens ne sont autre chose que des
Pharisiens conséquents jusqu'à la
folie; ils sont orthodoxes au point de devenir
sectaires. A toutes les époques de foi et de
convictions ferventes, on a vu se former des
associations semblables à celles des
Esséniens. Dans l'Église protestante
du XIXe siècle, il s'est trouvé des
hommes, et surtout des femmes, pour dire que
l'orthodoxie la plus stricte n'était pas
encore assez fidèle, assez pure, pour dire
que l'Eglise s'était confondue avec «
le monde ». Nous voulons parler des
darbystes.
Sans pousser trop loin la comparaison ,
on peut, par le mouvement darbyste qui s'est
produit de nos jours, se rendre un compte assez
exact de ce que furent autrefois les
Esséniens. Ils étaient les darbystes
du Judaïsme. La religion juive, le Sanctuaire
surtout, étaient souillés à
leurs yeux. Les prêtres
étaient presque tous Saducéens ; cela
suffisait pour les éloigner. Si donc ils
n'allaient plus au Temple, c'était dans un
sentiment de fidélité à leurs
convictions religieuses : les Lieux Saints ne sont
plus fréquentés, disaient-ils, que
par des Juifs
dégénérés.
Du reste, ils n'avaient pas
entièrement rompu avec le Sanctuaire, car
ils y envoyaient encore des offrandes non
sanglantes.
Les Esséniens voulaient
être « des Juifs parfaits, accomplissant
toute la Loi. » Nous les avons appelés
des Pharisiens exagérés. En effet,
ils avaient changé les prescriptions
pharisiennes en règles inflexibles. Les
opinions des deux partis étaient à
l'origine les mêmes; mais tandis que les
Pharisiens étaient restés dans le
monde et avaient plus ou moins gardé leur
liberté, les Esséniens avaient
formé une communauté et
créé un clergé
régulier. Les Pharisiens, par exemple,
approuvaient le mépris des richesses. Les
Esséniens l'ordonnaient et le mettaient en
pratique, ils étaient communistes.
Les Pharisiens célébraient
ensemble les festins religieux que nous avons
décrits. Les Esséniens faisaient de
ces repas consacrés une obligation absolue
et ne prenaient pas autrement leur nourriture. - Il
arriva que les Pharisiens prirent les
Esséniens en horreur. Ils ne pouvaient
supporter qu'on leur mit ainsi sous les yeux les
conséquences logiques de leurs principes et
qu'on leur dit : « Voilà où vous
devriez en venir si vous alliez jusqu'au bout.
» Le communisme essénien leur parut
ridicule : « Celui qui dit : le mien est
à toi et le tien est à moi est un
niais (7) »,
disaient-ils, faisant évidemment allusion au
partage des biens pratiqué par les
Esséniens. Ils les appelaient aussi «
de pieux imbéciles
(8) », des
« baptiseurs du matin
(9) ». Et,
cependant, que faisaient ceux-ci?
Ils prenaient simplement dans leur sens
littéral les moindres paroles du
Lévitique. Il en résultait qu'ils ne
pouvaient rester dans le monde, car ils y auraient,
sans le vouloir, violé sans cesse quelqu'un
de ses commandements multiples. Or, l'observation
de la Loi n'est-elle pas le premier devoir d'un
Juif croyant? Qu'il sorte donc de ce monde impur et
aille vivre dans la solitude. Dans l'oasis
d'Engaddi, sur les bords de la mer Morte, il
trouvera cette solitude, et tous ceux qui pensent
comme lui, acceptant une discipline commune, se
livreront avec lui et dans une paix profonde aux
plus rigoureuses pratiques du Mosaïsme.
L'oasis est formée par de magnifiques
dattiers, et les dattes, aliment pur et
autorisé par la Loi, seront la principale
nourriture de ces Juifs fidèles. Ils n'iront
point dans les villes, parce que leurs portes
d'entrée sont ornées de statues, et
ils ne se serviront point de pièces de
monnaies grecques ou romaines ; la Loi ne dit-elle
pas, en effet : « Tu ne te feras point
d'images taillées? » Ils ne se
marieront point, car jamais ils ne parviendraient
à accomplir toutes les pratiques auxquelles
Moïse a soumis les personnes mariées
(10) ; tous se
considéreront comme prêtres, car il
est écrit : « Vous serez un peuple de
prêtres», et ils s'abstiendront
entièrement de vin, cette boisson
étant interdite aux sacrificateurs dans
l'exercice de leurs fonctions. Si
l'essénisme était une
exagération du pharisaïsme, il est
juste d'ajouter qu'il en était une aussi du
sacerdoce. Dans les ouvrages écrits
jusqu'ici sur les Esséniens, on a soutenu
l'une ou l'autre de ces explications de leur secte.
Nous croyons qu'il faut les donner toutes deux,
l'Essénien était avant tout un Juif
parfait, un Israélite s'abstenant de toute
impureté, par suite il se considérait
comme un prêtre et en même temps il
poussait à l'absurde la logique
pharisienne.
Racontons l'emploi que les
Esséniens faisaient de leur journée.
Levés avant le soleil, ils adressent, une,
prière, à Dieu
quand l'astre paraît
à l'horizon, exactement'- Comme les
prêtres de service au Temple
(11). Puis ils
vaquent à leurs occupations. La plupart
cultivent la terre, et on sait que Moïse avait
voulu faire de son peuple un peuple d'agriculteurs.
A onze heures, l'Essénien se plonge dans
l'eau froide; il est nu et ne porte qu'une ceinture
de toile. C'est un bain purificateur, un
baptême. Tous se réunissent ensuite
dans la salle commune; ils s'asseyent; le silence
le plus profond règne dans
l'assemblée. Ils prennent du pain et un des
aliments autorisés par la Loi. Leur
sobriété est extrême; ils ne
mangent que d'un seul plat. La prière
commence et termine le repas. Puis le travail est
repris jusqu'au soir, où un second repas
semblable au premier les réunit de nouveau.
Le jour du Sabbat est rigoureusement observé
; les aliments sont préparés la
veille. Enfin jamais les Esséniens ne se
servent d'huile pour s'oindre le corps, dans la
crainte qu'elle ne provienne d'un pressoir
païen, ou n'ait été faite avec
des fruits dont on n'aurait pas donné la
dîme. Leur préoccupation fondamentale
: ne pas contracter de souillure, ne les abandonne
jamais. Ils ont toujours à leur
côté une serviette suspendue à
une ceinture de cuir pour s'essuyer les mains et
portent des vêtements du lin blanc le plus
pur.
Si leur discipline est d'une rigueur
extrême, si l'Essénien doit à
son supérieur une soumission aveugle, si
chaque maison de l'ordre est administrée par
un conseil élu au scrutin secret, il ne faut
voir là que des nécessités
inséparables de la vie commune.
Il en est de même du
mystère dont la secte aimait à
s'entourer. Les communautés religieuses qui
ont des allures mystérieuses en imposent aux
foules et ne manquent pas de revêtir à
leurs yeux un certain prestige : ce
procédé réussit aux
Esséniens ; on leur témoignait le
plus grand respect.
Il est probable que l'affection du
peuple pour eux venait aussi de
ce qu'ils pratiquaient le communisme. Les questions
sociales se posaient ardentes, impérieuses
dans la société, juive du premier
siècle; l'idée de
l'égalité se faisait jour et
s'affirmait partout. Il ne s'agissait nullement de
l'égalité de tous les hommes, un Juif
ne pouvait traiter un païen comme un
frère, mais de celle des Juifs entre eux.
Les Saducéens, maintenant les distinctions
de castes, étaient détestés.
Les Pharisiens, affectant la pauvreté,
étaient au contraire très
aimés, mais ceux qui la pratiquaient en
vendant leurs biens et en les distribuant aux
indigents, comme les Esséniens,
l'étaient plus encore. Le partage des
fortunes particulières a toujours
été le rêve des pauvres, et
l'idée de la communauté des biens
chère aux classes inférieures. En
Palestine on admettait volontiers que le riche ne
valait pas mieux que le pauvre. On était
même disposé à croire qu'il
valait moins que lui, on l'appelait : « le
mauvais riche » et ses richesses
étaient « injustes ». Le peuple
aimait à opposer à la morgue
saducéenne l'humilité
essénienne, Le règne messianique
devait être pour beaucoup la venue du
règne des pauvres qui auraient enfin une
compensation à leurs souffrances ; or les
Esséniens paraissaient hâter cet
avènement et même le réaliser
d'avance.
Il faut remarquer que ces idées
socialistes avaient été
préparées par le Mosaïsme et
qu'ici encore les Esséniens lui
étaient fidèles. La Loi renfermait
bien des règlements égalitaires ; il
y a un vrai socialisme dans les ordonnances
réglant les contrats et les
propriétés
(12). - Quand
le Messie viendra, pensait-on, tout cela sera enfin
mis en pratique. La paix et la justice
régneront ici-bas. - Le monde à venir
ne devait point être un ciel peuplé
d'esprits purs, mais une société
bienheureuse de ressuscités, vivant sur une
terre où « la justice habiterait »
et où les droits de tous seraient reconnus ;
et on savait gré aux Esséniens de
donner l'exemple et de montrer d'avance ce que
serait ce monde à venir.
Ils étaient, du reste, excellents
pour le peuple. Ils aimaient les humbles, les
petits, les pauvres. Ils les soignaient
gratuitement quand ils étaient malades et
leurs recettes pour guérir étaient
très appréciées. On disait
qu'ils faisaient beaucoup de miracles et en
particulier qu'ils étaient très
habiles à chasser les démons. Ils se
servaient dans ce but de talismans et de pierres
magiques, et le titre d'un de leurs livres de.
médecine nous a été
conservé, le Sefer Refuot, livre de
recettes; nous en avons déjà
parlé
(13). Il
passait pour aussi ancien que le roi Salomon. On
prétendait aussi que les Esséniens
prédisaient l'avenir
(14).
Leur communisme était absolu ;
Philon et Josèphe sent aussi positifs l'un
que l'autre sur ce point. « Ce que chacun a
est à tous, ce qui est à tous est
à chacun » ; la nourriture, les habits
mêmes étaient à la
communauté. L'Essénien versait dans
la caisse générale le salaire de son
travail, Un d'entre eux était le
trésorier de tous et était
chargé de la bourse; il faisait les
dépenses nécessaires. Si un membre
tombait malade, il était soigné
à frais communs. Quand ils allaient en
voyage, ils ne portaient ni argent, ni provisions;
les frères, chez lesquels ils descendaient,
pourvoyaient à tous les besoins des
voyageurs
(15).
Les Esséniens étaient
certainement des modèles de
sobriété de vertu, de
désintéressement. Leur
moralité était exemplaire. Satisfaits
de peu, la simplicité de leurs moeurs
était extrême. « Ils ne mangent
et ne boivent que pour se rassasier disait-on, ils
repoussent les plaisirs des sens comme un
péché. Ils ne jettent leurs
chaussures et leurs vêtements que lorsqu'ils
sont absolument hors d'usage. Ils ne recueillent
d'or et d'argent que ce qui leur est strictement
nécessaire ». Ils n'avaient point
d'esclaves ; tous étaient libres et
travaillaient les uns pour les
autres. Ils avaient horreur du mensonge comme du
faux témoignage et ils s'interdisaient de
jamais prêter serment ; leur parole
suffisait.
L'organisation de l'essénisme fut
d'abord très simple. Peu à peu, et
par la force même des choses, elle se
compliqua. Alors s'introduisirent parmi les
Esséniens des pratiques des doctrines
entièrement nouvelles et fort
étrangères au véritable esprit
israélite. Il en fut de leur secte comme de
certaines corporations religieuses du moyen
âge dont les principes étaient d'abord
tout à fait évangéliques, et
puis qui se trouvèrent peu à peu
entraînées à admettre des
idées et à se livrer à des
pratiques non seulement différentes de
celles que l'Evangile commande, mais qui lui
étaient quelquefois opposées. Le
monachisme et l'ascétisme finissent toujours
par produire d'eux-mêmes des doctrines
mystérieuses et des spéculations
mystiques ; les moines esséniens n'y
échappèrent pas. Ils
décidèrent d'abord que le premier
venu, ne pouvant atteindre immédiatement
à la pureté parfaite, devait passer
par un noviciat. Ils en fixèrent la
durée à une année au bout de
laquelle l'Essénien recevait une hache, une
ceinture et une robe blanche, puis
commençaient pour lui deux années
d'épreuves. Au bout de ces deux ans, le
nouveau membre de la secte prenait part aux repas
communs et prêtait un serment
(16). Ils en
vinrent à admettre quatre degrés de
perfection ou plutôt de pureté, et si
deux Esséniens de classes différentes
se touchaient en se rencontrant, ce contact
était une souillure pour celui de la classe
supérieure; chacun d'eux devait alors
prendre un bain pour se purifier. Les quatre
classes se décomposaient ainsi :
- 1re classe, les enfants
(17);
2e et 3e, les novices;
4°, les membres proprement dits.
Enfin, au sommet, les , les chefs, qui étaient
strictement obéis.
Les Esséniens devinrent à la
longue de vrais philosophes mystiques; mais, pour
expliquer leurs spéculations, il n'est pas
plus nécessaire de recourir au bouddhisme ou
à la philosophie des Juifs alexandrins que
pour comprendre leur origine. Les rapports de
l'Egypte et de la Palestine à
l'époque que nous étudions ne sont
rien moins que certains, et les recherches
métaphysiques auxquelles se sont
livrés les Esséniens sont nées
d'elles-mêmes sur les bords de la mer Morte.
Elles n'ont été qu'une
conséquence très naturelle de la vie
qu'on y menait.
Ils s'occupèrent beaucoup de la
création du monde. Lisant souvent la Loi, le
premier chapitre de la Genèse était
pour eux l'objet de recherches sans fin. De
là à un système sur l'origine
des choses, il n'y a qu'un pas, et ils le
franchirent aisément. Nous devinons
l'existence de ce système en lisant la
formule du serment prêté par le jeune
Essénien à son entrée
définitive dans la communauté, et
dont nous trouvons le texte dans Josèphe. On
lui faisait solennellement promettre d'observer les
coutumes de la secte, de transmettre à ses
successeurs les traditions reçues, de garder
le secret « sur les livres de la secte et sur
les noms des anges. » Les trois
premières promesses se comprennent
aisément. La quatrième seule est
obscure. Qu'est-ce que les « noms des anges
» ? Nous n'en savons rien , mais il ressort de
cette expression que les solitaires avaient une
doctrine importante sur les anges, où leurs
noms jouaient un certain rôle.
Peut-être ne faut-il pas attacher à ce
fait une très grande importance. Nous savons
expressément par les livres juifs de cette
époque que les Pharisiens avaient une
théologie des anges très
complète et très
détaillée.
Il s'agit sans doute de cette doctrine
que les Esséniens avaient
exagérée en la développant,
suivant en cela leur procédé
constant. Les Juifs croyaient à l'existence
d'esprits célestes servant
d'intermédiaires entre Dieu et les hommes.
Il est donc fort naturel que les Esséniens y
aient cru comme leurs compatriotes et aient
donné à chaque série d'anges
un nom spécial.
Il est certain que leur mysticisme les
portait à tourner leurs regards vers le
monde invisible ; leur vie, retirée leur
créant beaucoup de loisirs, ils s'occupaient
à méditer sur le monde des esprits,
et s'ils attachaient une réelle importance
aux noms des anges, c'est qu'alors le nom passait
pour avoir une valeur en lui-même. On sait
que les Juifs ne prononçaient jamais le nom
de Jéhovah, et attribuaient des vertus
mystérieuses aux consonnes sacrées de
ce mot JHVH. C'est ainsi que commença la foi
aux formules magiques. Elle se conserva dans
l'Eglise chrétienne; on avait des phrases
consacrées au moyen âge pour
évoquer le diable ou pour le chasser.
Aujourd'hui encore, c'est en disant quelques
paroles magiques que le prêtre catholique
opère le miracle de la. transsubstantiation.
Nous avons parlé des formules
prononcées par les Pharisiens
médecins quand ils guérissaient un
malade; les Esséniens prononçaient
sans doute en guérissant ou en
prophétisant certaines phrases cabalistiques
où entraient les noms des anges.
Allant aux extrêmes en toutes
choses, ils tirèrent de la théologie
juive ses dernières conséquences ; on
petit dire qu'ils devancèrent leur
époque et se trouvèrent être,
un siècle trop tôt, de
véritables gnostiques. La matière
était à leurs yeux la source du mal,
et ils considéraient le corps comme la
prison de l'âme. 'ils disaient que les
âmes avaient existé avant les corps
à l'état d'esprits purs. Elles
viennent « de l'éther le plus subtil
» et « ont été
attirées vers la matière par une
sorte de séduction ». Pendant cette vie
terrestre, elles soupirent après la
délivrance, elles désirent ardemment
voir se briser le lien qui les rattache au mal. La
mort amènera avec elle ce moment
impatiemment attendu ; l'esprit rentrera dans son
domaine en remontant dans les cieux ; le corps
retournera au sien en se mêlant à la
poussière de la terre. Les Esséniens
se trouvaient donc à la fois nier la
résurrection du corps et affirmer
énergiquement l'immortalité de
l'âme. Il est vrai que ces deux croyances
souvent confondues sont, en réalité,
fort distinctes. Les anciens païens, par
exemple, ont cru à
l'immortalité de l'âme; mais
l'idée> d'une résurrection du
corps ne les aborda jamais. Les Juifs, au
contraire, qui étaient réalistes, et
qui ne savaient pas faire de distinction
philosophique entre le corps et l'âme, ne
concevaient pas la vie future sans le retour
à l'existence du corps terrestre. Les
Esséniens, ici, comme en bien d'autres
points, se séparèrent du
Judaïsme ; ils devinrent dualistes et
ascètes. C'est ainsi que, sous l'influence
de la vie monacale, ces hommes, qui avaient
été d'abord les plus orthodoxes de
tous les Juifs, se transformèrent peu
à peu en ennemis du vieil
Hébraïsme. La plus douce joie de
l'ancien Israélite était de se
reposer sous sa vigne et sous son figuier,
entouré de ses nombreux enfants. L'abondance
des bénédictions temporelles
était pour lui le signe évident de la
protection divine. Combien différent
était l'Essénien qui mangeait le plus
frugalement possible, s'imposait le célibat,
et ne songeait qu'au meilleur moyen de se
délivrer des liens du corps !
Il convient cependant d'ajouter que
Josèphe, notre seule source pour
l'étude des spéculations
esséniennes, est ici passablement suspect.
Il se trompe évidemment quand il nomme les
Esséniens entre les Pharisiens et les
Saducéens, les appelant les uns comme les
autres des sectaires. Il se trompe peut-être
aussi en nous montrant chez les Esséniens un
système précis des rapports du corps
et de l'âme et en prétendant qu'ils
étaient déterministes au point de
nier le libre arbitre.
Les Esséniens attendaient-ils le
Messie comme les autres Juifs de leur temps?
Josèphe passe cette question sous silence ;
mais cette omission est certainement
intentionnelle. Il ne voulait pas parler aux Grecs
et aux Romains d'espérances qui
étaient essentiellement
révolutionnaires et où la politique
tenait une si grande place. Attendre le Messie,
c'était attendre la délivrance du
joug de l'étranger et la destruction de la
puissance romaine. Le patriotisme des
Esséniens n'était sans doute pas
très ardent ; leurs pratiques religieuses
devaient les absorber presque exclusivement.
Cependant il semble
résulter de certains passages de
Josèphe qu'ils restaient attachés de
coeur à la cause nationale. Nous savons que,
pendant la guerre juive de 66 à 70, ils se
laissèrent mener au supplice plutôt
que de toucher aux mets interdits. Et puis, s'ils
tenaient peu au triomphe politique et terrestre des
Juifs sur les Romains, ils pouvaient cependant
avoir beaucoup développé le
côté purement religieux et
spéculatif des espérances
messianiques Nous avons montré que leur
communisme passait lui-même pour une
réalisation anticipée de l'avenir.
Ils avaient coutume de dire que le Royaume des
cieux (Malchouth-ha-Schamaïm) était
très proche. Ils s'occupaient de questions
eschatologiques et ce n'est pas sans raison qu'on a
vu dans l'Essénisme une école de
spéculations apocalyptiques
(18). Les
quatre mille Esséniens ne vivaient pas tous
au bord de la mer Morte. Un certain nombre d'entre
eux, moins rigoureux, demeuraient dans les villes.
Refusant de suivre jusqu'au bout le parti des
exaltés, ils étaient restés
dans le monde. C'étaient les
Esséniens du premier degré, sorte de
tiers-ordre placé entre le Pharisaïsme
ordinaire et l'Essénisme rigoureux. Ils
formaient le clergé séculier, tandis
qu'au bord de la mer Morte vivait le clergé
régulier. Ils ne renonçaient pas au
mariage; cependant, avant de le contracter, ils
attendaient trois années, passées
à étudier les moeurs de celle qu'ils
avaient choisie pour femme, et elle, de son
côté, promettait de se soumettre aux
lois les plus sévères sur la
pureté.
Si Jésus n'est jamais allé
voir de près les Esséniens
réguliers de l'oasis d'Engaddi, ce qui est
bien probable, il rencontra certainement les
Esséniens séculiers et dut en voir
plus d'une fois passer quelques-uns en
vêtements blancs dans les rues de
Jérusalem. Quels furent ses rapports avec
eux? Les rapprochements à faire entre sa
prédication et certaines maximes
esséniennes sont faciles. Jésus a
prêché le mépris des richesses;
et des paroles comme celles-ci : « Vous
êtes heureux, vous
pauvres, car le royaume de Dieu est à vous
(19). »
« Un riche entrera difficilement dans le
Royaume des cieux
(20). »
« Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon
(21). »
« Ne soyez point en souci pour votre vie, de
ce que vous mangerez, de ce que vous boirez... etc.
» « Cherchez premièrement le
Royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera
donné par surcroît
(22) »,
sont des paroles esséniennes. Quand il dit
au jeune riche « Vends tout ce que tu as et
donne-le aux pauvres
(23) »,
semble lui dire : « Fais-toi essénien
».
Remarquons aussi ce précepte :
« Ne jurez ni par le ciel, car c'est le
trône de Dieu; ni par la terre, car c'est
l'escabeau de l'Éternel; ni par
Jérusalem, qui est la ville du grand Roi; ni
sur ta tête... Mais dites : Cela est, ou :
cela n'est pas. Ce qu'on dit de plus vient du Malin
(24) ».
Cette parole sur le mariage est encore très
significative : « Tous ne sont pas capables de
cela (de ne pas se marier), mais ceux-là
seulement à qui cela a été
donné. Car, il y a des eunuques, qui sont
nés tels dans le sein de leur mère;
il y en a qui ont été faits eunuques
par les hommes ; et il y en a qui se sont faits
eunuques eux-mêmes pour le Royaume des cieux
(25). »
Nous avons déjà remarqué que
Jésus voyageait à la mode
essénienne. Il pratiquait avec ses disciples
le système de la caisse commune; Judas
Isch-Kerioth était le trésorier,
« il tenait la bourse et il portait ce qu'on y
mettait (26)
». Les conseils que Jésus donne
à ses apôtres en les envoyant en
mission sont exactement conformes à la.
règle essénienne : « Ne prenez
ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures
(27), etc.
»
Eh bien, ces rapprochements sont
superficiels. Jésus a connu les
Esséniens séculiers, cela ne peut
faire de doute pour personne. Il leur a
emprunté certaines coutumes et certains
préceptes; mais les savants
Israélites de nos jours, comme Graetz,
Cohen, etc., se trompent, quand ils font de
Jésus lui-même un Essénien.
L'idée fondamentale de l'essénisme,
la purification devant Dieu, obtenue par des
pratiques extérieures, a été
fortement combattue par Jésus. Il a toujours
protesté contre elle. Il se mettait à
table sans s'être plongé dans l'eau,
au grand scandale des Pharisiens et des
Esséniens qui l'observaient, et quand il a
dit : « Ce n'est pas ce qui entre dans la
bouche de l'homme qui peut le rendre impur; c'est
ce qui en sort
(28) ; »
il a condamné l''Essénisme dans son
principe même. C'est d'Esséniens qu'il
nous est parlé sous le nom de Pharisiens
« qui ne mangent pas sans s'être
lavé les mains jusqu'au poignet, qui se
plongent dans l'eau, en revenant de la place
publique; qui lavent les coupes, les vases de
bronze et les lits
(29) ».
Jésus n'a jamais été des
leurs. Il a lutté contre eux, il les a tous
enveloppés dans son énergique
réprobation du Pharisaïsme formaliste.
N'oublions pas non plus que Jésus parlait
aux foules, au grand jour, dans un langage simple
et populaire; il n'a jamais été
partisan de l'ésotérisme et du
mystère si chers aux
Esséniens.
Après sa mort, l'Essénisme
et le Christianisme eurent des rapports certains.
Les premiers chapitres du livre des Actes nous
montrent les chrétiens de l'Eglise primitive
mettant leurs biens en commun
(30). Il est
probable qu'un certain nombre d'Esséniens
s'étaient déjà fait
chrétiens à cette époque.
Jacques, le chef de l'Eglise de Jérusalem,
le frère de Jésus, fut à la
fois essénien et chrétien.
L'épître qui porte son nom et les
détails que nous ont laissés les
Pères sur lui, en
racontant qu'il laissait
croître ses cheveux, ne mangeait pas de
viande, était toujours vêtu comme un
prêtre, sont ici tout à fait
concluants.
Les Esséniens disparurent en l'an
70. Il est probable qu'ils périrent pour la
plupart victimes de leur attachement à la
Loi. Ils étaient peu nombreux; les partis
extrêmes ont toujours eu peu d'influence sur
les masses. Ils étaient respectés,
mais faisaient peu de prosélytes.
Cette secte bizarre nous fait comprendre
combien était grand le respect du Juif du
premier siècle pour le Mosaïsme.
L'Essénien ne sortait du monde que pour
accomplir la Loi; mais, trop conséquent avec
sa religion, il n'a été qu'un
rêveur. Le Pharisien, beaucoup plus
intelligent que lui, est resté dans les
limites où il était possible de
fonder une oeuvre durable. Cette oeuvre a
duré en effet, nous l'avons encore
aujourd'hui sous les yeux; la théologie du
Judaïsme actuel ne se distingue guère
de la théologie pharisienne telle que le
Christ l'a connue et combattue; elle a
survécu à toutes les destructions,
à la ruine du Temple, à d'horribles
persécutions. Le Pharisien a compris quelle
forme devait revêtir la religion de ses
pères pour ne pas périr;
l'essénisme, au contraire, était
quelque chose d'étrange et d'absolu qui ne
pouvait vivre longtemps.
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