LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
LIVRE SECOND - LA VIE
RELIGIEUSE
CHAPITRE
IV
LES IDÉES PHILOSOPHIQUES DES
PHARISIENS ET DES SADUCÉENS
Citations de Josèphe. -
La Providence. - La Résurrection
des corps. - L'acte est plus important que
l'idée. - Les vraies discussions
des Pharisiens et des Saducéens. -
Les confréries pharisiennes.
Résumé de l'histoire des
deux partis.
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Nous avons dit que sous Hérode le Grand
les Pharisiens et les Saducéens
étaient devenus des hommes d'étude,
discutant sous les portiques du Temple, et se
bornant à remuer des idées, puisqu'il
leur était devenu impossible de songer
à l'action. Josèphe va plus loin et
nous montre en eux de paisibles philosophes, ne
pensant qu'à leurs théories
spéculatives et se souciant fort peu de les
mettre en pratique. Nous avons critiqué dans
notre introduction ces assertions de l'historien
juif. Elles sont inexactes, partiales,
intéressées ; cependant elles
renferment une part de vérité, et il
importe de le montrer dans ce chapitre.
Voici d'abord la traduction des passages
les plus importants, de Josèphe : « A
cette époque, dit-il, en parlant du temps
qui s'écoula de la mort de Judas
Macchabée à la mort d'Alexandra
(1) il y avait
trois sectes des Juifs qui, sur les choses
humaines, différaient d'opinion. La
première était appelée secte
des Pharisiens, la deuxième des
Saducéens, la troisième des
Esséniens. Les Pharisiens que certaines
choses, mais non toutes, sont l'oeuvre du Destin.
Il y a aussi certaines choses
qu'il est en notre pouvoir de faire ou de ne pas
faire. Les Esséniens affirment que tout est
au pouvoir du Destin et que rien n'arrive aux
hommes sans le décret du Destin. Mais les
Saducéens suppriment tout Destin ; ils
pensent qu'il n'y en a pas ; et que ce n'est pas
à lui qu'il faut attribuer les
événements humains, mais ils
soumettent tout à notre libre arbitre ; en
sorte que nous sommes les auteurs du bien qui nous
arrive et que nous nous attirons le mal par notre
sottise, mais j'ai dit tout cela plus
complètement et plus soigneusement dans le
second livre de la guerre des Juifs. »
Voici ce que Josèphe a
écrit dans ce livre auquel il nous renvoie
(2) : «
Quant aux deux premiers. partis, les Pharisiens qui
passent pour interpréter la Loi avec soin,
et être les auteurs de la première
secte, attribuent tout au Destin et à Dieu,
et disent que la plupart du temps il dépend
des hommes de bien ou de mal agir, mais que chacun
aussi est conduit par la destinée. Ils
disent que toute âme est immortelle, mais que
les, âmes seules des bons passent dans
d'autres corps. Celles des méchants
subissent un supplice éternel. Quant aux
Saducéens, qui forment un autre parti, ils
suppriment entièrement le Destin. Ils nient
que Dieu ait agi lorsque quelqu'un, soit fait le
mal, soit s'en abstient, et ils disent que dans le
choix de l'homme le bien comme le mal est
placé devant lui et que chacun fait fuir ou
l'autre suivant son propre jugement. Ils nient la
survivance de l'âme et les supplices ou les
récompenses dans le Hadès. Les
Pharisiens s'aiment les uns les autres et
pratiquent la concorde pour l'avantage de tous. Les
moeurs des Saducéens entre eux sont plus
rudes et ils ont entre eux les mêmes rapports
qu'avec les étrangers. Voilà ce que
j'avais à dire de ceux qui philosophent
parmi les Juifs
(3). »
Nous lisons ailleurs
(4) : « Ils
(les Pharisiens) ont une telle autorité sur
le peuple que s'ils disent quelque chose soit
contre le roi, soit contre le grand prêtre,
on les croit aussitôt. »
Et un peu plus loin
(5) : « Les
Pharisiens sont naturellement cléments dans
les peines qu'il faut infliger... Je veux montrer
que les Pharisiens ont transmis au peuple plusieurs
institutions reçues des ancêtres, qui
ne sont pas dans la Loi de Moïse; la secte des
Saducéens les rejette et dit qu'il ne faut
tenir pour établi que ce qui est
écrit, et que ce qui a été
transmis par les ancêtres ne doit pas
être observé. Et il arrive que, sur
ces choses, des questions et des discussions graves
s'élèvent. entre eux. Les
Saducéens ne persuadent que les riches; le
peuple ne leur est pas favorable. Les Pharisiens,
au contraire, ont la foule pour eux. Mais de ces
deux sectes et des Esséniens nous avons
parlé avec soin dans le deuxième
livre des affaires des Juifs. »
Nous lisons aussi dans un autre endroit
(6) Les Juifs
avaient depuis des temps très anciens trois
sectes de philosophie nationale, l'une celle des
Esséniens, l'autre des Saducéens, la
troisième dont les membres prenaient le nom
de Pharisiens, et, quoique nous parlions d'eux dans
le second livre de la guerre juive, cependant nous
ne sommes pas fâché d'en dire ici
quelques mots...
« Les Pharisiens vivent pauvrement,
n'accordant rien au plaisir. ils se conforment aux
enseignements que la raison a acceptés comme
bons et leur a enseignés, et ils pensent
qu'il faut défendre de toute attaque ce que
la raison leur a ainsi prescrit. Ils rendent
honneur à ceux qui sont avancés en
âge, n'ayant pas la fatuité de les
contredire dans ce qu'ils ordonnent. Quand ils
disent que tout vient du Destin, ils ne privent pas
la volonté humaine de l'effort qui
dépend d'elle. Car il a plu à Dieu
deconfondre dans une juste
proportion le décret du Destin et la
volonté humaine, quand l'homme s'adonne soit
ait vice soit à la vertu. Ils croient que
les âmes ont un principe immortel, et que,
sur la terre, elles reçoivent soit des
récompenses, soit des châtiments
suivant qu'elles ont pratiqué la vertu ou le
vice. Celles-ci sont tenues enfermées dans
une prison éternelle. Celles-là
reviennent facilement dans cette vie. A cause de
cela ils ont une si grande autorité sur le
peuple que tout ce qui concerne la religion,
prières ou sacrifices, dépend de
leurs prescriptions. Les cités leur ont
donné un magnifique témoignage de
vertu, parce qu'ils s'appliquent à tout ce
qui est excellent, tant dans leur vie que dans
leurs paroles. Les Saducéens enseignent dans
leurs doctrines que les âmes périssent
avec les corps. Ils n'obligent à rien
observer d'autre que ce qui est prescrit par la
Loi. Car ils regardent comme un mérite de
discuter avec les maîtres de la sagesse
qu'ils recherchent. Peu de personnes suivent leur
avis, mais les premières en dignité.
Ils n'ont, pour ainsi dire, aucune influence; car
si quelquefois ils exercent la magistrature, ils
suivent, malgré eux et forcés par la
nécessité, l'opinion des Pharisiens.
Le peuple ne souffrirait pas qu'il en fût
autrement. »
Enfin nous lisons encore le passage
suivant (7) :
« Il y avait truc secte des Juifs dont les
membres se donnaient pour connaître
exactement la Loi et ils étaient violents en
son nom; ils faisaient semblant d'être
chéris de Dieu. Les femmes leur
étaient dévouées, on les
appelle les Pharisiens; ce sont eux qui ont surtout
osé résister aux rois, ils sont
prudents et prompts à lutter en face et
à résister.)
La contradiction du langage de
Josèphe dans ce dernier passage avec celui
qu'il tient dans tous lés autres est
manifeste. Le lecteur remarque immédiatement
l'étonnante ressemblance qu'il offre, au
contraire, avec certaines paroles des
Évangiles sur les Pharisiens. « Les
femmes leurs sont
dévouées »,
dit l'historien juif. « Ils dévorent
les maisons des veuves, » dit Jésus.
« Ils font semblant d'être chéris
de Dieu » continue Josèphe; « Vous
paraissez justes aux hommes, » ajoute le
Christ, « et au dedans vous êtes pleins
d'hypocrisie et d'injustice. » Le
parallèle est facile à établir
et il est certain pour nous que le passage des
Antiquités Judaïques que nous venons de
transcrire ne nous donne pas l'opinion personnelle
de Josèphe sur les Pharisiens. Il a
probablement copié ce paragraphe dans
Nicolas Damascène et sans
réfléchir que lui-même avait
donné ailleurs une tout autre idée du
grand parti auquel il prétendait appartenir
(8). L'opinion de
Nicolas de Damas n'en a que plus de poids à
nos yeux et sa parfaite conformité avec les
paroles des Évangiles lui donne une grande
valeur historique.
Quant aux affirmations de Josèphe
lui-même, elles sont faciles à
résumer en quelques mois : les Pharisiens
sont des rationalistes demi-fatalistes; ils croient
à l'immortalité de l'âme;
après la mort, les méchants sont
enfermés sous la terre et les âmes des
justes reviennent dans ce monde habiter d'autres
corps (c'est la métempsycose). Les
Pharisiens sont pauvres, ont des moeurs douces et
jouissent d'une grande influence sur le peuple.
Quand aux Saducéens ils sont partisans du
libre arbitre au sens le plus absolu. Ils rejettent
toutes les traditions orales et s'en tiennent
à ce qui est écrit. Ils nient toute
survivance après la mort. Ils sont peu
nombreux, mais se recrutent dans les hautes
classes. Ils sont hautains avec le peuple, sur
lequel ils n'ont aucune influence. Les Pharisiens
sont maîtres de l'esprit public.
Dans ces affirmations de l'historien
juif, il y a à prendre et à laisser.
Le choix, grâce aux Talmuds, n'est pas
très difficile. à faire et on
démêle aisément le vrai du faux
.
Avant tout Josèphe ne tient aucun
compte de l'histoire des
Pharisiens et des
Saducéens sous les Macchabées,
c'est-à-dire de leur longue et
féconde période d'activité
politique. Quand les Juifs étaient encore
libres et se gouvernaient eux-mêmes, les deux
partis se disputaient le pouvoir, l'occupaient
alternativement, avaient tour à tour
l'influence. Nous avons consacré un chapitre
à cette partie de leur histoire. A dater de
63 avant Jésus-Christ (prise de
Jérusalem par Pompée), à dater
surtout de l'avènement d'Hérode, les
uns et les autres prirent à peu près
la physionomie que leur donne Josèphe. Ils
ajournèrent leurs rêves politiques.
Les Saducéens, considérablement
affaiblis et diminués par les
dernières guerres civiles, ne furent plus
qu'une minorité se recrutant dans
l'aristocratie du Temple; les Pharisiens,
renonçant au sacerdoce, se firent pauvres et
devinrent populaires, entraînant le peuple
tout entier dans leur tendance.
Quelques-uns parvenaient à
être membres du Sanhédrin, les plus
célèbres, et là, se trouvant
à côté des Saducéens,
leurs anciens adversaires, ils discutaient encore
avec eux. Pendant la vie de Jésus, sous les
portiques du Temple, il y avait à la fois
des discussions entre Pharisiens et
Saducéens et des discussions de Pharisiens
entre eux (Hillélistes contre
Schammaïstes).
Nous avons déjà
parlé de ces derniers. Sur quelles questions
portaient les disputes des Pharisiens et des
Saducéens. D'après Josèphe ce
serait la fatalité et le libre arbitre d'une
part, les Pharisiens étant
déterministes, les Saducéens ne
l'étant pas, et la vie future de l'autre,
les Pharisiens l'affirmant, les Saducéens la
niant.
Si nous remplaçons le mot
fatalité par le mot Providence et le terme
immortalité de l'âme par cet autre :
résurrection du corps, nous serons bien
près de la vérité.
Parlons d'abord de la Providence. - Dieu
dirige-t-il son peuple? Quelle part de
liberté lui a-t-il laissée? Ne
sommes-nous pas certains qu'Il nous
délivrera toujours, ou bien notre sort
à venir dépend-il en partie de nous?
- Ces questions durent se poser
naturellement après la ruine
définitive des Asmonéens - Eh quoi!
Dieu nous avait délivrés des
Séleucides, rendu notre indépendance
passée, et voici il nous châtie de
nouveau; les Romains sont venus et nous ont
asservis. Et cependant le peuple entier est
fidèle, que faut-il faire et que faut-il
croire?
Tous les anciens problèmes se
posaient plus difficiles et plus impérieux
que jamais. La question de la direction de Dieu
dans la marche des événements de ce
monde demandait à être résolue.
Elle se confondait avec celle de la venue du
Messie, que Josèphe passe sous silence, et
qui, cependant, préoccupait beaucoup le
parti Pharisien. Sa foi en la Providence faisait
partie de son programme politique. Les
Saducéens perdaient courage dans
l'adversité; ils disaient : - Nous sommes
perdus, ce n'est plus qu'une question de temps, -
et ils s'arrangeaient pour en prendre leur parti.
Les Pharisiens disaient : Dieu nous sauvera
certainement.
Il est possible, du reste, que les deux
sectes aient eu entre elles des discussions
purement théoriques sur ce grave sujet. Les
sentences des Pharisiens, que les Talmuds nous ont
conservées, semblent l'indiquer : « La
Providence veille sur nous, disaient-ils, mais le
libre arbitre a été donné
à l'homme
(9) ». R.
Aquiba dira un jour : « Tout est permis, la
liberté est accordée; le monde est
jugé avec bonté et tout dépend
dit plus grand nombre des actions que l'homme a
faites (10)
». C'est bien là le juste milieu dont
parle Josèphe. Les Saducéens ont-ils
jamais tenu contre le déterminisme le
langage que leur prête l'historien juif? ce
n'est pas impossible, mais ils ne niaient
certainement pas l'action de Dieu dans le monde,
puisqu'ils acceptaient toute la Loi. Les
idées respectives des Pharisiens et des
Saducéens sur le problème de la
prescience divine et de la liberté humaine
faisaient, avant tout, partie de leurs
programmes politiques, Les
Saducéens n'avaient point d'écoles,
il est vrai, mais à partir d'Hérode
le Grand ils s'étaient divisés en
deux groupes : les courtisans, les hauts
fonctionnaires du Temple d'une part, et les hommes
d'étude de l'autre. C'est parmi ces derniers
qu'il faut chercher les contradicteurs des
Pharisiens.
Quant à la résurrection,
voici quelle était l'attitude des deux
partis : les Pharisiens avaient formulé sous
les Macchabées la doctrine de la
résurrection des corps. Leur but
était de rassurer la foi des croyants, dont
plusieurs tombaient les armes à la main sur
les champs de bataille pour la sainte cause de
Jéhovah sans avoir reçu leur
récompense. Ils enseignèrent alors
que leurs corps ressusciteraient. Il ne s'agissait
nullement pour eux d'une survivance de l'âme,
partie immatérielle de l'être humain
ni même d'un corps spirituel comme
l'enseignera plus tard saint Paul, mais d'un retour
à la vie de la chair même qui avait
vécu. Voici un curieux passage qui nous le
montre (11) :
« Hadrien interrogea R. Josua, fils d'Hananiah
: D'où l'homme revit-il dans
l'éternité? - et il répondit :
La résurrection commence par l'épine
du dos; - et il dit : Démontre-le moi. -
Alors il prit un petit os de l'épine du dos
et le mit dans l'eau et il ne fut pas dissous; dans
le feu et il ne fut pas brûlé; il le
soumit à la meule et il ne fut pas
broyé; il le plaça dans une forge et
le soumit au marteau; l'enclume se fendit et le
marteau se brisa. » Tels étaient les
arguments dont les Pharisiens se servaient en
discutant avec les Saducéens.
Cette croyance faisait partie de la foi
au règne messianique visible que l'on
attendait. Le premier acte du Messie serait de
rendre la vie aux corps des justes, et cette
doctrine devait passer en partie dans la foi des
chrétiens. Quelques-uns affirmeront, comme
les Pharisiens la résurrection de la chair
au sens le plus matériel; d'autres, comme
saint Paul, parleront de "corps spirituels ».
Ces affirmations tranchées
faisaient sourire les Saducéens. Ils avaient
la haine préconçue de toute
idée nouvelle. On les a appelés
matérialistes, parce qu'ils n'admettaient ni
l'existence des anges, ni celle des esprits, ni la
possibilité de la résurrection de la
chair (12).
Mais rien ne prouve qu'ils aient nié ce que
nous appelons aujourd'hui « le monde invisible
». Ils étaient seulement ennemis des
nouveautés. Ils croyaient fermement au
Mosaïsme et restaient attachés à
la lettre des Écritures. - Or, la
résurrection, disaient-ils, ne peut
être prouvée par un texte de la Loi.
Ceux que les Pharisiens citent ne prouvent rien. -
Et puis, ces doctrines nouvelles troublaient le
peuple, elles étaient l'occasion de
discussions interminables qui les gênaient et
leur semblaient oiseuses, Pratiques avant tout, ils
ne voulaient pas de rêveries mystiques qui ne
reposaient pas sur un texte écrit. Ils
s'autorisaient du silence de Moïse pour ne pas
s'expliquer. C'est le système commode des
gens du monde qui ne veulent pas étudier les
questions à fond.
Il en était de même des
espérances messianiques; elles provoquaient
des troubles; ils n'en voulaient donc à
aucun prix, et alors ils étaient dans les
controverses d'une impardonnable
légèreté
(13). Quand
l'indifférence pour la foi reçue
acquiert cette puissance, elle est le signe le plus
certain de la décadence de la religion. Les
Saducéens étaient la preuve vivante
que le règne des dogmes antiques touchait
à sa fin.
On a dit encore que les Saducéens
n'admettaient que la Loi et rejetaient les
Prophètes. C'est les confondre avec les
Samaritains et les Karaïtes, confusion
déjà faite par Tertullien,
Origène et Jérôme
(14) et qui
vient sans doute de ce qu'ils n'avaient point
d'espérances messianiques. On disait alors :
ils rejettent les livres des prophètes;
c'était une erreur. Leur Bible était
celle de tous les Juifs de leur temps.
On s'est encore trompé quand on a
dit que les Saducéens repoussaient les
traditions et n'acceptaient que « la Loi et
les Prophètes. » Les Saducéens
en avaient au contraire un certain nombre. Les
Talmuds parlent clairement de traditions que les
Saducéens approuvaient
(15).
L'héritage de « la Grande
Assemblée » leur appartenait comme aux
Pharisiens. Josèphe ne dit pas : ils
n'acceptent que la Loi de Moïse; il dit : ils
n'acceptent que « ce qui est écrit
». Il ajoute, il est vrai, que, d'après
eux, ce qui a été transmis par les
ancêtres ne doit pas être
observé. Cependant, nous savons positivement
qu'ils avaient un « livre des décisions
(16). »
Les Talmuds les en blâment : « On ne
doit pas écrire les décisions dans un
livre », et ailleurs : « On n'est pas
libre de mettre par écrit les choses qui
doivent être transmises oralement. »
Nous en concluons que les Saducéens
désapprouvaient les Pharisiens de ne pas
mettre par écrit la tradition orale. Nous
savons, en effet, que pendant longtemps, ceux-ci
n'écrivirent rien; Hillel, le premier, se
décida à rédiger les
traditions. Quant à eux (les
Saducéens), ils durent avoir de bonne heure,
longtemps avant le premier siècle, un
recueil écrit : « le livre des
décisions ».
Nous avons écrit le mot «
philosophiques » en fête de ce chapitre,
n'est-il pas impropre? Josèphe, en parlant
de philosophie, n'est-il pas dupe de ses
préventions ou ne veut-il pas tromper ses
lecteurs grecs et romains? Cela nous semble plus
que probable. Tout montre qu'il est
influencé par ses idées grecques et
les prête gratuitement à ses
compatriotes. L'essentiel pour le Juif
c'était le rite, 'l'acte à accomplir,
l'oeuvre à faire, le commandement de la Loi.
Tout ce qui était idée,
théologie, spéculation était
laissé à la libre appréciation
de chacun. On pensait ce qu'on voulait, pourvu
qu'on fit ce qui était ordonné. On
pouvait être très
hérétique au fond du coeur,
demi-matérialiste comme le Saducéen,
on n'en était pas moins
un bon Juif, un Israélite fidèle, si
on accomplissait la Loi, si on récitait le
Schema, si on observait le sabbat.
Le Samaritain était haï, non
parce que ses idées n'étaient pas
orthodoxes, mais parce qu'il ne pratiquait pas
comme les Rabbis, et en particulier parce qu'il
n'adorait pas à Jérusalem.
Jésus a pu prêcher ce qu'il a voulu ;
on ne lui a jamais reproché ses paroles. On
lui a reproché de violer le sabbat, de ne
pas accomplir la Loi. Sur le Royaume de Dieu, sur
le Messie à venir, sur l'apocalyptique qui
était le fond de la théologie, chacun
pensait ce qui lui semblait bon. Il n'y avait point
de croyances orthodoxes obligatoires ; mais
seulement des pratiques. Dans les premiers temps du
christianisme il en était de même dans
l'Eglise. La distinction entre orthodoxes et
hétérodoxes est venue plus tard.
Quand la dogmatique s'est formée, on a alors
formulé la croyance et quiconque n'y
souscrivait pas était hors l'Eglise. Les
Juifs ont toujours ignoré ces formules et
ces confessions de foi. Manger de la viande de porc
était beaucoup plus grave, au premier
siècle, que de nier l'existence des anges et
la résurrection des corps et, fait
remarquable, les Juifs ont conservé ce trait
caractéristique. On sait à quel point
les idées libérales modernes ont
pénétré le judaïsme
contemporain. Plusieurs des Israélites de
nos jours sont purement et simplement des libres
penseurs; mais tous, sans exception, tiennent
encore au rite. La circoncision est par eux
rigoureusement pratiquée et les ordonnances
essentielles de la Loi sont toujours
observées
(17).
Il est donc évident que si les
Pharisiens et les Saducéens discutaient
entre eux la question du déterminisme, ils
le faisaient sans y mettre beaucoup de passion.
Autrement graves à leurs yeux étaient
les controverses portant sur les rites à
accomplir ; les cérémonies à
observer dans certains cas pouvaient être
l'objet de graves dissensions.
Citons-en quelques exemples : les
Saducéens exigeaient une longue série
de purifications du grand prêtre
chargé de préparer les cendres de la
vache rousse; les Pharisiens étaient plus
larges sur ce détail, mais, par contre, ils
montraient une rigidité de principes
extraordinaire pour la lustration des vases
sacrés. Ils avaient un jour soumis à
la purification le candélabre du Temple, et
les Saducéens disaient en se moquant d'eux :
« ils vont bientôt soumettre le globe du
soleil à l'eau lustrale
(18).
»
Les Pharisiens disaient encore « Si
on verse un liquide d'un vase pur dans un vase
impur, le jet, tant qu'il ne touche pas le vase
impur, reste pur; » les Saducéens
disaient « Le liquide est impur dès
qu'il est sorti du vase pur. »
Les Pharisiens pensaient que le
Trésor du Temple devait subvenir aux frais
du sacrifice quotidien, les Saducéens
réclamaient pour cette dépense des
offrandes individuelles.
L'offrande de farine, qui est faite avec
le sacrifice sanglant, doit être
brûlée sur l'autel, disaient les
Pharisiens. - Non, elle appartient aux
prêtres, répondaient les
Saducéens. Ces deux dernières
réponses se comprenaient de leur part,
puisqu'eux-mêmes étaient prêtres
et profitaient de l'argent donné au Temple
et de la viande des sacrifices.
Quand le grand prêtre était
Pharisien, ce qui était arrivé sous
les Macchabées, il entrait dans le Saint des
Saints au grand jour des expiations sans avoir
encore brûlé l'encens et l'allumait
derrière le rideau. Les grands prêtres
Saducéens rallumaient avant
d'entrer.
Les Pharisiens admettaient les
compensations pécuniaires que le Pentateuque
permet, sauf dans le cas d'homicide
(19). Les
Saducéens appliquaient le talion au pied de
la lettre.
Telles étaient les vraies
discussions des deux partis. Telles étaient
leurs prétendues idées philosophiques
et c'était en traitant ces minuties qu'ils
se prenaient le plus au sérieux.
Cependant une de leurs divisions
provoqua de la part des Pharisiens une fondation
qui devait avoir une grande influence sur le
christianisme naissant.
Nous voulons parler des festins
sacrés, ou agapes fraternelles, dont les
Pharisiens furent les vrais créateurs. Les
prêtres saducéens avaient au Temple
des repas religieux où ils mangeaient la
chair des victimes immolées sur l'autel. Ils
les commençaient par des ablutions et
bénissaient le pain, le vin, la farine, la
viande. Une bénédiction terminait
aussi ces repas où la table était une
sorte d'autel.
Les Pharisiens, pour faire pièce
à leurs adversaires, imitèrent ces
festins. Ils instituèrent des
confréries, ils pratiquèrent des
ablutions avant de se mettre à table, et ils
eurent des aliments purifiés par la
bénédiction prononcée sur eux.
Ces repas étaient
célébrés avec n'importe quelle
viande. Tout le monde y était prêtre,
car tout le monde y était admis. C'est dans
ces confréries qu'on mangeait l'agneau
pascal le soir du premier jour de la Pâque,
et ce fut là certainement l'origine des
agapes chrétiennes.
Il arrivait parfois qu'un millier de
Pharisiens faisaient partie de 3 la même
confrérie ; comment les réunir
à la même table? Pour résoudre
ce problème on rattachait les maisons les
unes aux autres par des poutres, l'ensemble ne
formait qu'une seule demeure imaginaire et toutes
les tables une seule table gigantesque. Cette
fiction fut appelée Eroub. Nous la
mentionnons ici parce que deux traités de la
Mischna fixent les règles de l'Eroub et sont
appelés Eroubim.
Nous terminerons ce chapitre en
résumant dans ses traits
généraux les phases diverses de
l'histoire des Pharisiens et des Saducéens.
Sous l'influence d'Esdras et de
Néhémie se forme le parti des
Hassidims et ensuite, après Alexandre le
Grand, le parti favorable aux idées
grecques. Antiochus IV provoque, par ses
persécutions, le soulèvement des
Hassidims. Ils sont vainqueurs et fondent la
dynastie Macchabéenne. Dans les premiers
temps, les partisans des idées grecques sont
réduits au silence, mais
les Asmonéens se laissent corrompre, les
amis de l'étranger, appelés
Saducéens, reparaissent et, sous Jean
Hyrcan, prennent une grande influence. Les
Hassidims se séparent alors en deux groupes
: les Esséniens, mystiques et contemplatifs,
les Pharisiens politiques et militants. La lutte de
prépondérance entre les Pharisiens et
les Saducéens se prolonge avec des
alternatives de succès et de revers
jusqu'à la chute du dernier des
Asmonéens et l'avènement
d'Hérode le Grand. Sous son règne,
les Pharisiens prennent définitivement la
direction de la vie religieuse du peuple.
C'est alors que les Saducéens se
divisent, les uns sous le nom d'Hérodiens
deviennent courtisans des Hérodes, mais la
majorité garde son indépendance.
Cependant elle est de plus en plus formaliste et
étrangère à la vie de la
nation. Les Pharisiens, de leur côté,
voient se former dans leur sein une droite et une
gauche : les Hillélistes et les
Schammaïstes. Leurs luttes deviennent
extrêmement vives. Les Schammaïstes,
d'abord très populaires, perdent leur
influence religieuse. Ceux d'entre eux qui ne
s'occupent que de politique se séparent du
parti pharisien et forment le groupe des
exaltés qui pousse le peuple à
l'insurrection. Gamaliel et son école
s'intéressent au contraire de moins en moins
à la politique. Lorsque la guerre
éclate, les deux partis sont devenus
étrangers l'un à l'autre. Les
descendants de Hillel sortent de la ville par un
stratagème au milieu du siège et
sauvent la nationalité juive, les
traditions, la foi monothéiste en emportant
à Jabné ce qui subsiste encore
aujourd'hui du Judaïsme. Quant aux successeurs
de Judas le Gaulonite, ils suivent une politique de
fous furieux, et, devenus ces forcenés qui
s'appellent Simon ben Gioras et Jean de Gischala,
ils n'ont plus rien de commun avec le vrai
Pharisaïsme.
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