LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE IV
LE SANHEDRIN
(Suite)
Les attributions du
Sanhédrin étaient fort nombreuses; il
votait les lois, il était donc un corps
législatif; de plus il exerçait la
justice et possédait les pouvoirs
judiciaires les plus étendus; c'était
devant lui que comparaissaient les faux
prophètes; il traitait aussi des questions
de doctrine et pouvait être, à
l'occasion, un véritable concile. En outre,
il était chargé de certains
détails fort importants à cette
époque ; il surveillait les familles
sacerdotales et s'occupait des mariages qui s'y
faisaient. Les filles, nous l'avons dit, ne
pouvaient épouser que des Israélites
(1); il gardait dans
ses archives. les tables
généalogiques des principales
familles juives (2); il autorisait les guerres, fixait
les limites des villes, pouvait seul modifier leurs
enceintes (3) ou l'enceinte du
Temple. Il établissait le calendrier et les
néoménies (le président et
trois membres étaient chargés de ce
soin (4)). Bref, il
était à la fois parlement et
concile.
Dans le Nouveau
Testament nous voyons le Christ cité le
Sanhédrin comme blasphémateur
(5), les apôtres
Pierre et Jean comme faux prophètes et
séducteurs du peuple (6), le diacre Etienne
comme ayant blasphémé, contre Dieu
(7), l'apôtre
Paul comme anéantissant la Loi (8)
Les Romains
avaient-ils ôté ait Sanhédrin
le droit d'exécuter une condamnation
à mort et s'étaient-ils
réservé celui de ratifier avant son
exécution toute condamnation
entraînant la peine capitale ?
Ce double fait semble
ressortir du récit évangélique
de la condamnation de Jésus. Les Juifs
s'écrient devant Pilate : « Il ne nous
est pas permis de faire mourir personne
(9) », et c'est
l'autorité romaine qui présida
à la crucifixion. - Mais Etienne n'a-t-il
pas été condamné et
exécuté par le Sanhédrin
(10)?
Jésus-Christ ne dit-il pas dans son
enseignement : « Ils vous traîneront
dans les synagogues, ils vous feront mourir, etc.
(11) » On peut
dire, il est vrai, que ce dernier passage n'est pas
entièrement concluant. Il n'implique pas
nécessairement que le droit de vie et de
mort appartenait à la synagogue. Quant
à la mort d'Etienne, on peut y voir une
irrégularité. Elle s'accomplit sans
jugement; ce fut un assassinat commis par une foule
ameutée, l'acte de violence d'une populace
furieuse. Elle eut lieu précisément
au moment où Pilate allait être
déposé pour son excessive rigueur
envers les Juifs. Nous pensons cependant que le
Sanhédrin avait le droit strict de condamner
et d'exécuter Etienne et qu'il aurait pu
aussi faire exécuter Jésus. Pourquoi
donc a-t-il demandé à Pilate de
ratifier sa sentence? Parce qu'il ne voulait pas
que la condamnation de Jésus fût
religieuse, il voulait qu'elle fût politique.
Les Talmuds vont nous l'expliquer clairement.
« Quarante ans avant la ruine du Temple, dit
la Mischna, les sentences capitales furent
enlevées à Israël (12) » Par qui?
évidemment par les Romains.
Quarante ans avant la
destruction du Temple, nous sommes
précisément en l'an 30,
l'année même où les Juifs
disent à Pilate : « Il ne nous est pas
permis de faire mourir personne ». Mais nous
allons voir que ces expressions étaient
inexactes. Le droit d'exécuter ne fut pas
vraiment enlevé au Sanhédrin, c'est
lui qui y renonça de lui-même. En
effet, ce fut précisément à
cette époque qu'il cessa de tenir ses
séances dans le local ordinaire, à
1'intérieur du Temple et se réunit
dans la cour des païens, près de la
porte, où il possédait une autre
salle de réunion (13). Pourquoi ce
changement qui l'éloignait un peu du
sanctuaire et semblait donner par là moins
de poids à ses décisions? Les Talmuds
l'expliquent en disant qu'à cette
époque tourmentée, les crimes, les
assassinats s'étaient multipliés de
telle sorte que le Sanhédrin ne pouvait plus
les punir tous de la peine de mort; le nombre des
condamnations eut été trop
considérable. Il renonça alors
à se réunir dans la salle ordinaire
de ses séances; ailleurs, il se sentait
moins coupable de ne pas toujours condamner
à mort. Le Sanhédrin a donc
laissé tomber de lui-même son droit de
condamner à mort; les Romains ne le lui ont
pas précisément enlevé, mais
il en est venu, par faiblesse, à ne plus
oser condamner et exécuter les brigands, les
sicaires, les zélotes fanatiques, d'autant
plus que leurs attentats avaient souvent un
caractère religieux et patriotique. Le
peuple aurait pu l'accuser de frapper des,
patriotes dont le seul crime était de
vouloir délivrer leur pays. Et alors, pour
tous les procès religieux,, pour toutes les
affaires où il pouvait craindre de voir sa
sentence blâmée par les Pharisiens
purs, par les exaltés, par une portion
quelconque du peuple, le Sanhédrin demandait
au procurateur de le soutenir et de le couvrir de
son autorité, Nous croyons que tel a
été le cas dans le procès fait
au Christ. Le Sanhédrin n'a pas osé
prendre sur lui seul la responsabilité de
son exécution, car il savait que
Jésus avait, été à un
moment très populaire. Il pria donc Pilate
de l'appuyer. Le mot : « Il ne nous est pas
permis de faire mourir personne » était
moins l'expression d'une vérité
qu'une flatterie au gouverneur.
Et, quant à
Etienne et plus tard à saint Paul
(14), le
Sanhédrin n'avait aucun scrupule à
les condamner à mort, et les Romains ne les
en blâmaient pas. C'était « des
affaires concernant la Loi », comme dira plus
tard Gallion (15), et les Romains
« ne s'en mettaient point en peine ».
Deux passages des Talmuds montrent que le
Sanhédrin avait conservé le droit de
mettre à mort, sous la domination romaine.
Rabbi Lazare, fils de R. Zadok, racontait que, dans
son enfance, il avait vu la fille d'un
prêtre, surprise en adultère,
entourée de fagots et brûlée
(16). Or, ce R. Lazare
vit la fin de Jérusalem et la ruine du
Temple en l'an 70. Les Romains étaient en
Palestine depuis 133 ans. Ils y étaient
entrés en 63 avant J.-C., quand
Pompée prit Jérusalem. Ils
étaient donc déjà
maîtres du pays quand R. Lazare était
enfant. Le même traité du Talmud de
Jérusalem (17), nous racontant la
procédure suivie pour surprendre
l'hérétique, dit que Ben Sutda
à Lydda fut épié de cette
manière, amené au Sanhédrin et
« lapidé ». Ces passages sont
formels et résolvent la question.
Cette juridiction
pénale, qui était la plus importante,
la plus élevée des
prérogatives du Sanhédrin,
appartenait plus particulièrement à
une partie de l'assemblée composée de
vingt-trois membres seulement. Au besoin,
vingt-trois membres quelconques suffisaient. Il est
bien évident que la nuit de l'arrestation de
Jésus, les membres réunis à la
hâte n'étaient pas plus de
vingt-trois. Cette commission juridique
était appelée Beth-Din (maison de
justice), et présidée par le
vice-président de l'assemblée
entière nommé, à cause
même de ses fonctions, Ab Beth-Din. Deux
autres commissions, aussi de vingt-trois membres,
étudiaient les questions soumises à
l'assemblée plénière
formée des trois sections réunies. Il
y avait donc, en réalité, trois
Sanhédrins. Ils se réunissaient, l'un
à la porte de la montagne du Temple, l'autre
à la porte du parvis et le troisième
dans la salle « en pierres de taille ».
Ces trois locaux étaient compris dans
]*enceinte du Temple. Le plus grand des trois,
celui qui était le plus près du
sanctuaire et dans lequel le Sanhédrin
tenait ses réunions plénières
quotidiennes, sauf les jours de sabbat et de
fêtes solennelles (18), était la
salle en pierres de taille (ex coesis lapidibus
exstructa) (Eischatha-gazith). Elle tirait ce nom
de sa construction particulière
(19).
Nous avons
parlé tout à l'heure de ce passage
des Talmuds d'après lequel le
Sanhédrin ne se réunit plus dans ce
local à partir de quarante ans avant la
destruction du Temple. Comme ce changement
était nécessité par les
questions judiciaires, ce fut certainement la
commission des vingt-trois membres chargée
de ces sortes d'affaires qui se
déplaça. Elle se réunit,
avons-nous dit, dans le parvis des païens,
à la porte, mais elle eut aussi un autre
lieu de réunion, dans une
propriété particulière de la
famille de Hanan appelée Khaneioth,
c'est-à-dire bazars (du Mont des Oliviers
(20). Elle se trouvait,
son nom l'indique, an sommet du Mont des Oliviers,
et c'est certainement dans ces Khaneioth que
Jésus fut conduit immédiatement
après son arrestation. « On le mena
d'abord chez Hanan, beau-père de
Kaïaphas (21) » disent les
Évangiles, confirmant ainsi les indications
des Talmuds (22).
Le Sanhédrin
avait à sa disposition un certain nombre
d'agents dans le Nouveau Testament)
chargés d'exécuter ses ordres. Ce
sont eux qui ont arrêté Jésus ;
c'étaient eux qui avaient prononcé ce
mot : « Jamais homme n'a parlé comme
cet homme (23). » Ils
remplissaient les fonctions d'agents de police;
sorte de licteurs (virgiferi) « ils
vérifiaient les poids et mesures et
frappaient ceux qui faisaient mal (24)
».
Ce Sanhédrin
de Jérusalem, dont le pouvoir était
si considérable ne pouvait cependant pas
juger tous les procès, toits les
délits, tous les crimes commis sur
l'étendue dit territoire de la Palestine.
Chaque ville, chaque village même avait un
petit Sanhédrin local de sept membres, les
sept qui dirigeaient la synagogue.
Parmi ces sept, il y
en avait trois, les trois chefs, appelés
triumvirs, qui prononçaient seuls les
jugements sans importance. Ils réglaient les
questions d'héritage (25). « Les
triumvirs, dit Maimonide (26), devaient avoir
sept qualités : sagesse, douceur,
piété, haine de Mammon, amour de la
vérité, être aimé des
hommes, et avoir une bonne réputation.
» Les sept étaient chargés de la
police et jugeaient tous les cas qui
n'entraînaient pas la peine capitale. Lorsque
la synagogue de Nazareth (27) condamna
Jésus à mort, elle outrepassait ses
pouvoirs. Si cependant elle avait pu
exécuter sa sentence et précipiter
Jésus du haut, de la montagne comme le
voulaient quelques fanatiques, elle n'aurait
probablement pas été poursuivie.
Cette exécution sommaire aurait
été considérée comme
une preuve de patriotisme et de foi religieuse
donnée par des zélotes. Et à
quiconque était zélote, tout
était permis (28).
Quand ces petites
assemblées provinciales fonctionnaient
régulièrement elles se tenaient
à la porte des villes.
La porte a toujours
été en Orient la place publique, le
forum, le rendez-vous commun des habitants. Elle
l'est encore chez les Arabes, et on sait que le
cabinet de Constantinople s'appelle la Porte
Ottomane. On amenait les malades au Christ à
la porte des bourgs (29). Chez les anciens
Hébreux 'la justice se rendait près
des portes (30) et les audiences
se donnaient le matin (31) à cause de
la chaleur du climat. Les débats
étaient publics et il fût interdit aux
juges d'accepter des présents (32). L'enquête
était minutieuse (33). Il fallait au
moins deux témoins (34), attestant sous la
foi du serment qu'ils avaient, vu commettre le
crime (35). Dans les affaires
civiles, un seul témoin suffisait
(36). Ces
détails, que nous empruntons pour la plupart
à l'Ancien Testament et qui rappellent
beaucoup la manière de procéder des
Arabes encore .aujourd'hui, peuvent nous donner une
idée de ce qui se passait au premier
siècle. Ils nous amènent à
traiter de la justice telle qu'elle était
exercée à cette époque par le
grand Sanhédrin de Jérusalem.
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