Les
plus
profondes blessures qu'ait reçues la
conscience lui ont été faites par la
religion; j'oserais presque dire, par la religion
chrétienne.
Ce
qu'il y a de pis au monde, c'est la corruption de
quelque chose de bon. Les religions païennes
ont gâté la conscience le
christianisme Corrompu a failli la
tuer.
Lorsque le
catholicisme, au nom de
la religion chrétienne, étale pendant
des siècles les scandales des couvents et du
clergé; lorsqu'il justifie les tyrannies et
les injustices, lorsqu'il exerce des
persécutions violentes, lorsqu'il travestit
là Révélation, lorsqu'il
invente une série de dogmes qui nous
ramènent en pleine idolâtrie,
lorsqu'il fabrique des procédés de
salut; lorsque le protestantisme, à son
tour, devient une institution politique, une morte
orthodoxie; lorsqu'il se fait intolérant,
formaliste, appui du despotisme gouvernemental; la
conscience se trouble et se
pervertit.
-
Dans quel état le long règne du
catholicisme avait mis les consciences; il n'y a
qu'à se reporter au XVIe siècle pour
le savoir.
D'un
côté, ce relâchement et ces
moeurs dépravées qui
n'étonnent plus personne; de l'autre, une
Renaissance franchement païenne à
laquelle se rattachent presque tous les hommes
éclairés, à commencer par
Léon X et bon nombre de ses
cardinaux.
Mais,
parmi les preuves de cet affaissement prodigieux
des consciences, j'en connais peu de comparables
aux trois ou quatre conversions successives de
l'Angleterre, acceptant sans difficulté la
religion prescrite par le souverain. régnant
: papauté du monarque avec Henri VIII,
protestantisme avec Édouard VI, catholicisme
avec Marie, anglicanisme avec
Élisabeth!
Lors
de l'avènement de Marie, le parlement et le
clergé fournirent à peine quelques
opposants à la restauration
catholique.
Ah!
par exemple, ce parlement qui acceptait le
catholicisme de prime-saut, n'aurait pas du tout
accepté l'obligation de rendre les biens
qu'il avait pris au clergé. On obtint des
bulles. On rassura les nouveaux possesseurs contre
un changement de propriétaires, avant de
leur demander un changement de foi. Tous
adhérèrent ! Leur religion, à
la bonne heure. Leur argent, non.
Les
pauvres gens furent, sous la Reine sanglante, les
seuls martyrs ou peu s'en faut.
Et ce
pays nous présente, aujourd'hui, un type
achevé d'indépendance, de conviction,
de self government!
Pourquoi? La véritable
Réforme est venue, apportée par les
dissidents, par les persécutés. Le
catholicisme avait établi l'autorité
romaine, celle qu'on accepte les yeux
fermés. La Réforme a ramené.
l'autorité biblique, celle qui veut, pour
être reconnue, que la conscience ait les yeux
ouverts.
De
nos jours, le concile se charge de blesser la
conscience, et de la blesser à
mort.
Voici
des hommes qui déclarent qu'un concile
général présidé par le
pape est l'organe infaillible du Saint-Esprit; et
ces hommes intriguent pour déterminer
l'action du Saint-Esprit, et ces hommes recherchent
l'intervention des gouvernements pour
déterminer la marche du Saint-Esprit, et ces
hommes protesteront contre telle ou telle
décision du Saint-Esprit, et ces hommes, le
moment venu, interpréteront la
décision du Saint-Esprit dans un sens
absolument contraire à son vrai sens
!
Les
respects de l'incrédulité
pratiquante, envers le christianisme, infligent
à la conscience une blessure
empoisonnée.
Je
veux dire cette vieille hypocrisie en vertu de
laquelle, les gens qui ne croient pas, font comme
s'ils croyaient, saluent chapeau bas la religion
qu'ils ont mise à la porte, et conservent
soigneusement pour leurs femmes, pour leurs
enfants, pour le peuple et pour la paix publique,
les mensonges - il faut mettre le nom sur la chose
- dont ils ne veulent pas pour eux.
Ceux-là communient à
certaines époques, assistent parfois au
culte, font baptiser leurs fils et leurs filles, se
munissent des derniers sacrements à l'heure
dernière; ceux-là se scandalisent
très-fort, lorsqu'un douteur intègre,
M. Sainte-Beuve, par exemple, refuse
courageusement, honnêtement
l'extrême-onction, ce passeport
délivré par une religion dont il ne
reconnaît plus
l'autorité.
Mépris pour l'âme
humaine, mépris pour la
vérité, chaque acte religieux
pratiqué par l'incrédule signifie
cela. La religion à laquelle on ne croit
pas, et dont on fait un moyen de gouvernement, un
moyen de répression, un suppléant
à la gendarmerie; C'est tout simplement le
mensonge utile remis en honneur. Je ne vois pas de
quel droit ces gens-là font la guerre aux
jésuites.
Le
christianisme, libéral, proche parent de
l'incrédulité respectueuse, ne
ménage pas mieux la
conscience.
Et
d'abord, pourquoi libéral, en quoi
libéral?
Il
n'y a qu'une liberté, celle qui apporte la
délivrance du mal. - «Où est
l'Esprit du Christ, là est la
liberté (1).
» - La
liberté, la voilà. Soumission
à la vraie autorité,
indépendance vis-à-vis des faux
pouvoirs, ne la cherchez pas
ailleurs.
Libres! - Nous qui
reconnaissons
l'autorité de la Révélation,
nous qui voulons obéir à la
Révélation, nous sommes plus libres,
nous sommes plus libéraux que vous. Nul ne
considère de plus haut que nous les
directeurs, les traditions humaines, les croyances
toutes faites, la commode acceptation des inertes
orthodoxies, l'abdication de ces âmes
paresseuses qui, renonçant a la fatigue
suprême, la recherche du vrai,
s'échouent pour en finir dans le scepticisme
ou dans la foi.
Nous
connaissons, nous pratiquons le rude métier
d'hommes libres. Les hommes de la Bible, les
peuples de la Bible savent ce que c'est; je crois
que tous ont fourni leurs preuves en fait de
liberté.
Que
deviendrait la liberté livrée aux
libéraux : la liberté sans
l'autorité, la liberté sans la foi?
l'avenir le dira.
En
attendant, voyez un peu ces chrétiens - car
ils tiennent au nom - qui rejettent tout ce qui
constitue le christianisme.
Ils
croient en Dieu! et nient le surnaturel;
c'est-à-dire qu'ils détruisent
Dieu.
Ils
affectent d'admirer Jésus! et nient tout ce
que Jésus a déclaré sur
lui-même; c'est-à-dire qu'ils font de
Jésus, ou un insensé, ou un
blasphémateur.
Ils
invoquent la Bible! et nient la
vérité de son contenu,
c'est-à-dire qu'ils font du livre divin un
recueil d'absurdités.
Ils
prononcent des prières! et nient
l'intervention du Tout-Puissant dans les affaires
d'ici-bas; c'est-à-dire qu'ils se moquent et
d'eux-mêmes et du
Tout-Puissant.
Ils
se posent comme les hommes de la conscience, comme
les hommes du devoir! et nient le
péché, nient la conversion;
c'est-à-dire les affirmations les plus
éclatantes de la conscience,
c'est-à-dire l'essence même du
devoir.
Cela
fait, les chrétiens libéraux prennent
des attitudes mystiques, considèrent la
larme à l'oeil ce pauvre Évangile
qu'ils ont mis en lambeaux, et nous apprennent ceci
: que l'Évangile na pas de
réalité objective, mais qu'il
répond à des besoins subjectifs! que
l'aine humaine ne, saurait se passer de religion;
qu'elle demande une certaine dose d'idéal;
que c'est dans la proportion où un individu,
où un peuple est religieux qu'il est libre,
qu'il est moral; que, par conséquent, il
faut lui donner du dogme, qu'il faut lui
administrer de la révélation, suivant
ses appétits! - Et voilà de nouveau
le mensonge à la base de tout
l'édifice moral, de tout l'édifice
social.
Étonnez-vous après
cela des ébranlements.
Étonnez-vous que les
âmes indignées,
épouvantées, se jettent en plein
despotisme romain. Battus de la tempête,
déchirés par les douleurs,
hantés de ces pourquoi terribles que chaque
tombe en se fermant déchaîne sur notre
coeur; étonnez-vous que des hommes
sérieux, que des hommes de devoir et
jusqu'à un certain point de conscience, se
précipitent vers une autorité
quelconque, acceptent une religion inacceptable,
croient, subissent, pratiquent la tête dans
un sac, plutôt que de se résigner
à cette Révélation qui n'en
est pas une, à ce Sauveur qui n'en est pas
un, à ces prières qui n'obtiennent
rien, à ce Dieu qui dort on ne sait
où !
La
Réforme, quoi qu'on en ait dit, n'a rien
à faire avec le christianisme
libéral. Le libéralisme - pris dans
le sens théologique, actuel et faux du mot -
n'est pas la conséquence du principe
réformé; il en est la
négation. La Réforme a ramené
les âmes à, la foi, à la
grâce, à la Bible, trois choses
absolument antipathiques aux
libéraux.
En
fait d'autorité le monstre par excellence,
pour tout - libéral - montrez-m'en une
comparable à celle que la Réforme a
retrouvée et remise en vigueur -
l'autorité du livre qu'aucune tradition,
qu'aucune interprétation ne modifiera
jamais! Montrez-moi, ici-bas, un pouvoir plus
absolu, un maître plus exigeant! Et
découvrez, si vous le pouvez, des
soumissions, des renoncements pareils à ceux
des vrais hommes libres, des enfants de la Bible et
de Dieu!
Ne
laissons donc mettre au compte de la
Réforme, ni les négations
audacieuses, ni les négations doucereuses,
ni pas une des énormités qu'elle
rejette avec horreur et qu'on cherche à lui
endosser.
Les
Églises nationales - il faut rendre à
César ce qui appartient à
César - ont, avec l'Église
catholique, préparé ce
perpétuel divorce entre les actes et la foi,
qu'on appelle libéralisme, et par où
la conscience est si grièvement
blessée. Leur principe et leurs coutumes,
qui supposent une conviction universelle, ont
universellement accoutumé les hommes
à trahir leur conviction.
Le
vieux mensonge païen, celui qui avait
porté tant de coups à 14 consciences
antique, s'est par là continué, sous
la forme chrétienne.
L'Évangile et la
conscience
affirment que la croyance est un fait personnel,
que la conversion est un fait individuel; le
paganisme et les Églises de multitude
proclament une foi collective, attribut de tout
citoyen. Ces dernières lèvent leurs
catéchumènes aussi
régulièrement que l'État
lève ses conscrits. Quels que soient les
doutes, ou l'indifférence, ou la conduite,
à seize ou dix-sept ans - à sept dans
l'Église romaine le fossé est
sauté.
Ainsi
des générations successives sont
appelées à se déclarer
convaincues sans l'être; ainsi la
première communion sans la conversion - et
nous savons si celles-là l'emportent sur les
autres - ouvre la porte à toutes les
méprises de l'âme, pour ne pas dire
à toutes ses duplicités; ainsi
l'homme qui n'est pas chrétien se fait
marier en chrétien., fait en chrétien
baptiser ses enfants, reçoit la cène
en chrétien, pratique tout, ne croit
à. rien, prend Dieu à témoin
de ses hypocrisies, s'y établit. en paix, y
vit, y dort, y meurt; et ne se doute pas qu'en
agissant de la sorte, il devient un des plus
terribles agents de cette perversion morale sous
l'incessant travail de laquelle notre
société pourrit et
périt.
À mesure que
s'éclairent les consciences, elles voient
là ce qu'il y a: un scandale; et, par ce qui
leur reste de religion, elles rejettent la
religion;
Mais,
grâce à Dieu, les Églises
nationales ne sont pas les vraies Églises de
la Réforme.
La
Réforme, dans tous les temps et dans tous
les pays a produit ses témoins, a fourni ses
représentants. Ceux-là, partout et
toujours, sont retournés au modèle
apostolique; ceux-là, partout et toujours,
ont pris la Parole de Dieu pour unique règle
de leur vie et de leur foi; ils ont rejeté
la tradition, ils ont retrouvé
l'Église. Par la profession individuelle,
par la séparation de l'Église et du
monde, par la séparation de l'Église
et de l'État, ils ont rétabli la
vérité.
Catholicisme,
luthéranisme,
anglicanisme, calvinisme sont à l'heure
qu'il est battus en brèche et vont se
démolissant. Une seule foi reste debout. La
vieille foi des vieux réformateurs.
Solidement appuyée d'un côté
sur la Bible, de l'autre sur l'Église, elle
se sait immortelle, et le prouve en
vivant.
L'Église d'État,
cette monstruosité, blesse plus à
fond la conscience.
L'Église d'État
demande l'appui du magistrat, le secours de
l'épée. Quand elle ose et que l'heure
est aux violences, elle demande la
persécution. Par compensation, elle laisse
l'État s'immiscer dans ses affaires; et par
calcul, elle protège à son tour
l'État. Cet échange de bons services
entre les despotismes et les clergés,
mène droit les âmes en pleine
incrédulité religieuse ; c'est bien
le moins.
Des
lois qui attachent certains privilèges
à certaines croyances, des statuts qui
frappent de défaveur certaines convictions,
des mesures de répression qui vont
gêner l'exercice d'une foi quelconque, des
mesures de rigueur qui vont en châtier
l'expression; des politiques de sacristie qui, au
dehors et au dedans, poursuivent un but absolument
étranger à l'intérêt
loyal, honnête, avoué du pays; des
magistrats ci-vils qui mènent ou
malmènent les questions religieuses, qui
autorisent la fixation d'un dogme ou s'y opposent,
qui tantôt protègent, tantôt
régentent - et souvent tous les deux
à la fois - l'Église qu'on appelle
Église de Dieu; des czars, des reines qui
sont les chefs nés de la religion; un
empereur qui, par ses ministres, intervient dans
les décisions de Rome, c'est-à-dire -
pour les catholiques dans les décisions du
Saint-Esprit; voilà de quoi ruiner, et
à fond, toute notion de vérité
chez tout peuple consciencieux.
La
conscience
est blessée par tels ou tels
procédés nationaux absolument
contraires au sens moral.
Conversion sommaire
des peuples
barbares, à dater de Constantin;
armées de moines lâchées sur
les païens dont elles saccageaient les temples
et violentaient les habitants; missions à
coups de massue exercées en Phénicie
sous les auspices de saint Chrysostôme,
missions à coups de hache exercées
parmi les Saxons sous la paternité de
Charlemagne, missions à coups de sabre
exercées en Livonie et en Prusse par les
chevaliers Porte-glaive; croisades contre les
musulmans, qui, le plus souvent, aboutissaient au
pillage des chrétiens et au massacre des
juifs; croisades contre les Albigeois et les
Vaudois, rondement menées à grand
renfort de bûchers: autant de
procédés qui sont de l'histoire, qui
ont été des faits, et qui, de
près ou de loin, attaquent la conscience,
car ils sous-entendent le mépris de la
vérité.
Même sous-entendu,
moins
sanguinaire, aussi funeste à l'âme,
lorsque, de nos jours, les princesses allemandes
qui prétendent à l'honneur d'entrer
dans la famille impériale de Russie, se
tiennent prêtes - retardant exprès
leur première communion - soit à
rester catholiques, soit a demeurer protestantes,
soit à se faire grecques si quelque
Grand-duc sollicite la faveur de leur
main.
Même scandale quand
les
Bernadotte se font protestants en Suède,
quand les fils d'un roi protestant ou catholique se
font grecs à Athènes, quand la
religion se fait partout la servante de
l'ambition.
Et
vous vous étonnez que les peuples ne croient
plus à rien (2)
!
La
cruauté, cette école impie, ouverte
ou maintenue tout au moins par les gouvernements du
bon temps jadis, blesse au vif la
conscience.
Qu'un
arsenal, qu'un musée nous livre les secrets
de la torture; en présence de ces
raffinements sans nom, pratiqués à
froid, savourés à loisir, tout notre
être s'exaspère et
proteste.
Au
temps dont je parle on ne s'exaspérait
point, on ne s'indignait même pas; on allait
voir écarteler comme on va voir courir, et
l'on s'en revenait au petit pas de sa mule, content
du bourreau, de ses valets et de
soi.
Ces
choses se passaient hier. Souvenez-vous de Damiens!
Souvenez-vous des belles dames suspendues à
ces agonies dont nous ne parvenons pas à
supporter le récit!
Sans
parler de la dépravation profonde
opérée par de tels enseignements ;
chevalets, tenailles, poires d'angoisse et le reste
proclamaient, ceci: qu'il n'y a ni juste ni
injuste, car chacun le sent d'instinct, dès
que la torture s'en mêle, le résultat
ne peut plus être la découverte de la
vérité; ils proclamaient ceci:
l'absolu dédain de l'âme humaine, car,
au nom de la moralité, ils lui arrachaient
le sens moral.
Notre
temps n'a-t-il rien à se reprocher? Les
exécutions publiques ne pervertissent-elles
pas la conscience publique? Ne sait-on point quels
propos s'échangent en face du couperet?
Être libre, se sentir l'esprit
allègre, le corps dispos, et se tenir
là, les mains dans les poches, pour voir
agoniser; cela fait-il des braves ou cela fait-il
des lâches? Est-ce de l'humanité, ou
de la bestialité?
Les
combats de taureaux, cette sauvagerie féroce
dont se repaît l'Espagne et que maintient son
gouvernement, est-elle à la gloire de notre
siècle? Favorise-t-elle l'éclosion
des générosités, le
développement du sens moral; ou
réveille-t-elle les mauvaises
voluptés, allume-t-elle la soif du sang,
va-t-elle déchaîner cette brute, cette
fauve que chacun de nous sent rugir et gronder au
fond de son coeur?
L'enseignement se
retrouve,
soyez-en surs.
Aux
jours de révolution, aux jours de commune,
il montre les élèves qu'il a faits.
Alors on voit des assassinats atroces longuement
accomplis par tout un peuple, alors on voit des
femmes acharnées au sang, alors on voit des
enfants, tuer pour se divertir, alors on voit que
la conscience n'est pas impunément pervertie
par les leçons que lui donne
l'autorité (3).
Et
croyez-vous que la guerre légèrement
déclarée, croyez-vous que ce
dédain pour la chair humaine qui implique la
plus parfaite indifférence aux douleurs de
l'âme, qui sous entend le plus complet oubli
de l'Éternité, croyez-vous que de
tels attentats ne démoralisent pas à
fond?
Et
les procédés que la guerre
entraîne tueries d'ennemis sans
défense, coups de fusils tirés par
derrière; et les Arabes enfumés; et
les boulets qui enfoncent la glace après
Austerlitz! cela fait-il vivre ou cela fait-il
mourir la conscience d'un peuple?
Il
n'y a pas trois jours, nous pratiquions la traite.
S'inquiéter des massacres qui
l'entretiennent en Afrique, s'inquiéter du
désespoir de ces désemparés,
de ces déchirés; s'inquiéter
des tourments de cette marchandise noire,
pantelante, étouffée, pourrie
à fond de cale, jetée par-dessus bord
dès qu'elle s'avariait ou qu'un surveillant
de la mer paraissait à l'horizon; demander
un réveil de la pitié, un effort, un
mot, un vote: n'était-ce point passer pour
un esprit chimérique, pour un pourfendeur de
moulins à vent?
Rien
ne se perd dans le monde moral, pas plus que dans
le monde physique. Les exemples ne meurent pas plus
que les idées.
Le
sang inutilement versé par le pouvoir a
disparu, vous le croyez! nos places publiques l'ont
bu, nos pavés l'ont recouvert, nos
magistrats s'en sont lavé les mains, tout
est dit! Non, tout n'est pas dit, et une heure
vient, toujours, où ce sang ressort,
où ce sang bouillonne, où ce sang
appelle un autre sang; et c'est le peuple,
l'élève attentif de la grande
école du pouvoir, qui, de son talon, le fait
jaillir du sol.
Toutes les fois que le
représentant de la justice : le
gouvernement, vole, ment, corrompt, oppresse, il
assassine la conscience.
L'altération des
monnaies
jadis, I'État retranchant un quartier dans
les temps plus modernes, la banqueroute totale ou
partielle; autant d'actes, qui d'un homme feraient
un coquin. Que font-ils de cette collection
d'hommes qu'on appelle gouvernement? que
mettent-ils devant l'âme ? qu'enseignent-ils
au pays? Les révolutions et les
révolutionnaires pourront vous le dire au
besoin.
Ils
vous diront que les moyens infâmes
employés en haut lieu, les lettres de cachet
au siècle dernier, les embastillements sans
procès et sans terme; de nos jours
l'immorale action d'une politique sans scrupules;
les faveurs scandaleuses, les violations du droit,
le mensonge prenant partout ses entrées sous
le nom d'habileté, la corruption
électorale établissant rachat, par
conséquent la vente des consciences; ils
vous diront que la police secrète, ce long
crime destiné à prévenir les
crimes, ces agents provocateurs qui ont
intérêt à faire éclore
le mal, ces camarades placés en prison
auprès des accusés afin de les
espionner, de les tromper, de les perdre; et, si
l'on remonte quelques degrés sur cette sale
échelle : les abus de confiance, les
serviteurs déloyaux entretenus auprès
des ministres, auprès des ambassadeurs; les
lettres décachetées, copiées,
recachetées; les existences louches et
dégradées sous l'apparence de
l'intégrité, de la
sincérité; toute cette infernale
boutique en un. mot, foyer permanent de corruption,
gâte le pays, crée un danger
perpétuel, proclame à grande voix
qu'il n'y a ni bien ni mal, ni vrai ni, faux, ni
sainteté ni perversion; qu'il y a quelque
chose qui se nomme le pouvoir, et que, lorsqu'on le
tient, tous les moyens sont bons pour le
garder.
Ce
n'est pas impunément non plus, croyez-moi,
que la conscience voit les gouvernements fonder une
partie de leurs revenus, les uns sur la loterie:
l'Espagne, l'Autriche et l'Italie (4)
; les autres sur les
maisons de jeu: le grand-duché de Bade, le
canton du Valais, Monaco; ceux-ci sur la vente des
eaux-de-vie : la Russie chez elle, la France
à Taïti; ceux-là sur le
débit de l'opium: l'Angleterre aux Indes,
l'Angleterre en Chine (5)
!
Ne
l'oubliez pas davantage, les gouvernements vont
puiser leurs ressources en de pires égouts.
Que
devient la conscience publique, que devient la
pudeur publique, que devient
l'honnêteté, lorsque des
établissements innommables reçoivent
un caractère officiel du gouvernement qui
les impose, qui les autorise., qui les
protège, qui les sanctionne, et qui encaisse
sans rougeur ces écus chargés de boue
et tachés de sang!
Soyez-en certains, sur
cet
argent-là, sur ces gouvernements-là,
il y a de la malédiction (6).
Vous
qui tolérez de tels marchés, vous qui
autorisez ces ventes et ces achats de chair
humaine, faites attention à ce que je vous
dis!
Vous
qui légalisez ce vaste assassinat des
âmes, vous qui le supportez; au jour du
jugement, vous répondrez des âmes
assassinées. Prenez garde au jour du
jugement (7).
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