La Grande Soif
CHAPITRE QUATORZIÈME
Il n'est pas dans mon propos de conter ma vie
nouvelle où les bonheurs, les soucis et les
détresses ne manquèrent pas. Parvenu
au soir de l'existence, je veux simplement tirer de
ma mémoire ce qui pourra, je
l'espère, aider quelques-uns de mes
compagnons de route à tenir bon dans
l'adversité et même sous les plus
rudes coups du sort. Si je mentionne les chutes qui
m'humilièrent encore, c'est tout d'abord par
simple souci de la vérité, mais
surtout pour qu'on sache bien qu'un vice longtemps
accepté, choyé, ne se laisse pas
jeter dehors sans retours offensifs tentés
aux heures où l'on est le moins prêt
à les repousser.
Après Chexbres, nous gagnons, ma
jeune femme et moi, les Cévennes où
mon père adoptif nous accueille comme ses
enfants. Sa joie est égale à la
nôtre. Jours de lumineux bonheur.
Puis Montpellier et Pau où, moi
comme infirmier particulier d'un malade
américain, ma femme comme cuisinière,
puis concierge d'un club, nous gagnons largement
notre vie, n'oubliant pas que si l'argent est
nécessaire, il n'est qu'une
malédiction, si l'amour n'est pas
autour.
1914. Bruits de guerre. Mon malade
regagne l'Amérique. Les étrangers
disparaissent et le club ferme. Comme il faut
vivre, tout de même, j'attelle une voiturette
à deux roues à ma bicyclette,
achète une fois encore de la pacotille et de
Pau à Orthez, quarante kilomètres,
circule de village en village. Pour rentrer chez
moi je suis comme poussé. L'amour
m'appelle.
Un jour d'août, les cloches de la
guerre. Colonel en tête, fusils fleuris, le
régiment de Pau défile. On crie:
À Berlin ! À Berlin ! »
Réformé n° 2 pour
faiblesse de vue, je ne suis mobilisé qu'un
peu plus tard. Notre premier enfant, Henriette,
dort paisiblement dans son berceau, quand je me
penche pour l'embrasser. Au tour de sa maman. Adieu
! On se raidit. On part très vite, crainte
de faiblir.
Infirmier-major au Parc Chambrun,
à Nice, section des contagieux, je me trouve
trop loin de la bagarre sous ce ciel presque
toujours bleu et demande mon affectation à
l'armée de débarquement des
Dardanelles. Après bien des incidents,
maladie, tympan perforé, attentes
interminables dans des ports intermédiaires,
le sinistre Sedul-Bahr, à la pointe de
Gallipoli, me voit débarquer. Je ne tiens
pas la plume pour raconter des faits de guerre. Le
plus notable, pour moi, est une défaite; une
déroute même, qui ne concerne pas
l'armée - qui m'est personnelle. À
Sedul-Bahr, constamment bombardé,
véritable charnier, où l'on meurt
déchiqueté par les obus ou
mangé par la dysenterie, la vie est
simplement atroce. Évacué sur
l'hôpital de Moudros, je n'y vois que des
cercueils, encore des cercueils. Plus rien n'a de
sens. On se traîne en pleine folie. Loin de
mes protecteurs, de ma femme, de ma petite
Henriette, dégoûté,
écoeuré de tout, abandonné des
hommes et de Dieu - je le crois du moins - je
recommence à boire. Ah ! boire, boire, ne
plus rien voir, ne plus rien entendre, ne plus rien
sentir ! Autour de ceux qui survivent sans savoir
ni pourquoi, ni comment, les croix de bois
s'étendent à perte de vue. Boire
!
C'est une loque qu'on descend un jour
sur le quai de Toulon. Dévoré par les
fièvres - je ne m'en débarrasserai
jamais - j'échoue dans un hôpital de
Marseille. On me réforme.
Ma femme et mon Henriette, je les
retrouve dans le Gard, chez mon père
adoptif. Quel revoir ! On s'embrasse. On ne peut
pas parler. La petite, étonnée,
contemple cet homme qu'elle ne connaît pas,
puis gazouille et se remet à jouer avec son
hochet.
Se remettre à vivre ? Le diable
n'est pas d'accord, semble-t-il. Au cours de notre
absence, la maison que nous habitions à Pau
a brûlé et tous nos meubles, non
assurés, ne sont plus que cendres. Tant pis
! On va recommencer. Le diable ricane. Alors que je
suis à bicyclette, à Pau, je suis
coincé entre une automobile et un tramway.
Jambe cassée. Des mois d'hôpital, avec
retour des fièvres. Après quoi, des
années difficiles, douloureuses même
à plusieurs points de vue. Une
deuxième, puis une troisième fillette
étant nées, gagner la vie de la
famille devient une quotidienne angoisse quand la
santé du père est chancelante. Le
médecin m'ayant ordonné des
fortifiants, je m'empare de ce prétexte pour
revenir à la bouteille.
Décidément, le démon me tient
bien. Je le sais. C'est pour moi un tourment
continuel. Mais la puissance du mal m'emporte
à la dérive. Je n'ose plus lire la
Bible, je n'ose plus prier. Mon humeur devient de
plus en plus instable. Celle dont j'ai juré
de faire le bonheur a beau m'entourer de son
affection, de ses conseils énergiques ou
simplement de son amour silencieux, je suis
apathique, passif, et dégringole la pente
que j'ai eu tant de peine à gravir. Mes
protecteurs interviennent vainement. Est-ce la
banqueroute finale ? Boire! boire !
Et quand je ne bois pas, j'y pense
constamment. Une hantise.
Jusqu'au jour où, tête
basse, je regarde mes deux aînées en
train de jouer. Du creux de son berceau la
troisième, une blondinette, me tend soudain
les bras. Je m'approche, je la prends sur ma
poitrine. Confiante, elle sourit et m'embrasse.
À cette seconde, une pensée fond sur
moi avec une force terrible, me transperce le
coeur. Misérable ! Vas-tu être le
bourreau de celle qui a accepté de partager
ta vie, le bourreau de tes enfants ? Alors que tu
étais un malheureux, tombé dans
l'abîme, le bonheur est venu te trouver et tu
le piétines. Mon Dieu, aie pitié de
moi ! L'enfant sourit toujours et joue avec ma
moustache. Bouleversé, honteux,
secoué jusque dans les tréfonds de
mon âme, je dépose la fillette dans
son berceau. Je voudrais me mettre à genoux
devant elle. Son sourire innocent, sa confiance
naïve m'arrachent aux griffes de mon
démon.
Cette minute me donne la victoire. Des heures
terribles, encore, dans les temps qui suivent. De
nouveau la maladie me terrasse. Je ne peux presque
plus marcher. Les larmes me brûlent les
yeux... Ma femme, alors, trouve des besognes hors
de la maison, travaille jusqu'à
l'épuisement de ses forces et gagne le pain
de tous. Ce qu'elle est pour les siens, il m'est
impossible de le dire. Jamais le courage ne
l'abandonne. Jamais son amour ne se lasse.
Même aux heures les plus sombres, elle est
l'ange du foyer. Et si, peu à peu, je
retrouve des forces, forces du corps et, ce qui est
mieux encore, forces du coeur, c'est à elle
que je le dois.
Des vingt ans qui suivent, je ne veux
rien dire. Le bonheur ne se raconte pas. Le
bonheur, parce que le démon gît
à terre, toutes griffes arrachées.
Parce que j'ai, enfin, une occupation stable ;
parce qu'enfin surtout une grande paix me
possède, celle que le monde ne donne
pas.
Pendant que j'écris ces lignes,
Jeanne est en face de moi. Elle me regarde et
sourit. Et nos huit enfants sont autour de nous,
tous robustes, tous bien partis pour le voyage de
la vie. Même notre fils, le marin,
quartier-maître depuis peu, est auprès
de nous ce qui ne lui arrive pas souvent. Depuis
quatre ans, il bourlingue à travers les
mers. Comme ses frères et soeurs, il sait ce
qu'il veut et n'a jamais absorbé une goutte
d'alcool. Ils sont là, les huit en couronne,
autour de leurs parents.
Mes hontes passées, mes
faiblesses accumulées, je ne les aurais
jamais tirées au grand jour et
divulguées, si je n'avais l'espoir qu'elles
pourront aider d'autres hommes tombés aussi
bas que moi à se relever.
Car on peut toujours se relever. Ce
n'est pas en vain que sans se lasser, mes
protecteurs ont prié pour le « pauvre
Paul » !
POST-SCRIPTUM
« Et maintenant je rentre dans le silence,
dans l'humble tâche quotidienne». Cette
humble tâche d'éclusier sur un canal
de France. Routal l'a accomplie avec une ponctuelle
fidélité. Il avait 69 ans quand la
mort est venue le prendre. Mort sereine,
près de Jeanne, sa femme, qui, jusqu'au
bout, tint dans les siennes les mains de celui qui
allait partir. Lucide, confiant, Routal parla
à ses enfants, insistant sur les liens et la
concorde, qui devaient les unir, rendant
témoignage d'une foi sans ombre... Huit
jours plus tard, Jeanne franchit à son tour
le voile qui nous sépare du pays lumineux
où il n'y a plus ni deuils, ni larmes, ni
luttes contre le démon. Comme on dit parfois
en Provence, les époux ne sont pas morts :
ils ont été
«récoltés » par le
Maître de la vie et de l'amour.
Postface
Cher lecteur,
Le récit que tu viens de lire est
authentique. L'homme dont les chutes et le
relèvement t'ont été
décrits a réellement existé.
On lui a donné ici le pseudonyme de Paul
Routal.
C'est lui qui a relaté par
écrit le dramatique récit de sa vie.
Ce manuscrit fut remis durant l'été
1938, par le pasteur Henry Babut à son
beau-frère, le professeur Pierre Bovet, de
l'Université de Genève. Il fut
constaté que le manuscrit était trop
touffu pour être publié tel
quel.
De là l'idée de confier le
texte de l'auteur à un écrivain qui,
s'associant de coeur à la détresse,
au combat, à la victoire de cet homme,
ferait subir au manuscrit la toilette indispensable
pour l'imposer à l'attention du
public.
Le nom de Benjamin Vallotton
s'imposait.
Benjamin Vallotton répondit
à la demande du professeur Bovet avec un
généreux empressement. Mettant de
côté ses propres travaux, il reprit,
page après page, le récit original et
fit ce tour de force de le récrire en lui
laissant tout son cachet personnel, et, sans y rien
mettre de soi, de lui donner la puissance dont le
privait son manque de concision.
Les éditeurs ont insisté
pour que ce récit fût signé par
Benjamin Vallotton, afin de lui assurer le
crédit que le nom d'emprunt, imposé
au héros, ne pouvait lui donner. Benjamin
Vallotton y a consenti : il s'est ainsi
porté garant de tous les détails de
cette lamentable et triomphante histoire. «
Rien qui soit de l'imagination, de l'affabulation
d'auteur. Mon rôle fut celui d'un metteur en
oeuvre et en scène », nous
écrit-il.
Les amis de Routal sont
profondément reconnaissants à
Benjamin Vallotton de ce qu'il a fait avec autant
d'art que d'amour.
Tu viens d'achever la lecture du
témoignage de notre ami Routal. Sais-tu que
quelques centaines d'hommes et de femmes pourraient
tenir un même langage : évoquer un
passé d'angoisse et de honte, puis une
libération merveilleuse ?
Ce sont là des faits : une vie
qui se résume en deux mots,
AVANT, DEPUIS...
Toutes les chaînes peuvent tomber
! Tel est le message de la Croix-Bleue, association
chrétienne évangélique,
travaillant au relèvement des buveurs et
à la lutte contre l'alcoolisme.
Certes, ses militants souhaitent de
nouvelles lois contre ce fléau qu'est
l'alcoolisme, des « réformes de
structure », un enseignement nettement
antialcoolique dans nos écoles, une
abondante production de jus de raisin et de
pommes.
Mais son objectif premier est d'oeuvrer,
dès aujourd'hui, sans perdre une heure, ni
attendre d'autres interventions, dans le concret de
la vie quotidienne, de rendre des parents à
leurs enfants, des citoyens à la nation, des
âmes au Royaume de Dieu.
Étienne Matter !
Le nom de l'ancien président
national de la Croix-Bleue française revient
à plus d'une page. Et pour cause. Nous ne
sommes pas près d'oublier cet
ingénieur que, socialement, tout
séparait des victimes de la boisson. Mais
son grand coeur avait franchi toutes les distances
qui séparent artificiellement les hommes. Et
nous le revoyons encore étreindre dans ses
grands bras les anciens buveurs auxquels il avait
montré le chemin de la libération. Il
se savait et se sentait frère des
perdus.
Médecins, statisticiens,
éducateurs, moralistes s'accordent pour
signaler les ravages de l'alcoolisme. Les victimes
de la boisson ne manquent pas, hélas ! Mais
ce sont les « infirmiers » qui sont
rares. Qui suivra l'exemple d'Étienne
Matter, Jean Bianquis, Wilfred Monod... ?
Si tu n'as pas besoin de la Croix-Bleue,
la Croix-Bleue a besoin de toi.
Enfin, un mot aux jeunes.
Le plus beau des
relèvements ne rachète pas une
jeunesse gâchée. Mieux vaut
prévenir que guérir !
Pour briser l'épée
damocléenne de
l'hérédité, pour «
résister » au flot de
préjugés et de mensonges qui va vous
submerger, joignez-vous à la Croix-Bleue
!
Armez-vous à l'avance pour les
combats de la vie. Mieux : entraînez d'autres
jeunes vers une vie saine, libre et
ardente.
Pour tous renseignements sur la
Croix-Bleue, prière de s'adresser :
(Note de "Regard")
Prière de vérifier les adresses avant
de prendre contact)
Pour la France, les colonies françaises
et l'Union française
La Croix-Bleue, 47, rue de Clichy, Paris
9e.
Pour la Belgique et le Congo Belge
:
La Croix-Bleue, 69, avenue Clerbois,
Soignies.
ou
241, rue Bailly, Marcinelle.
Pour la Suisse -
La Croix-Bleue, 31, rue de l'Ale,
Lausanne.
Envoi de documentation gratuite sur
simple demande.
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