La Grande Soif
CHAPITRE TREIZIÈME
Ma fuite s'achève à Nîmes,
auprès des vénérables parents
de mon père adoptif. Je sais pourquoi. Il
faut, tant elle me tourmente, que je confesse ma
défaite. Je m'attends à d'amers
reproches. On me félicite au contraire de
mon aveu où l'on veut trouver la preuve du
travail qui se fait en moi. Avec coeur, avec une
lumière dans lés yeux, le vieillard
devant qui je me suis humilié me parle
doucement, avec une infinie bonté.
- Recommencez la bataille que vous aviez
presque gagnée. Vous n'êtes pas seul.
Le Christ est venu pour sauver ce qui était
perdu. Il veut la vie du Pécheur, non sa
mort. Déposez votre fardeau au pied de sa
croix, regardez-la. Vous y verrez celui qui a
souffert plus que tous. Vous vaincrez si vous
enfermez en vous la force d'en haut. En avant !
Nous continuerons à prier pour vous
jusqu'à l'exaucement.
Le courage renaît en moi. Rien ne
lassera donc jamais mes protecteurs ? Au lieu de
mépriser l'être vacillant que je suis,
de le pousser de côté, ils redoublent
de sollicitude. Grâce à eux,
bientôt, j'obtiens un poste d'infirmier
à l'asile d'aliénés de
Mont-de-Vergues, près d'Avignon. Si ma
destinée me ramène dans un de ces
lieux d'épouvante où j'ai vécu
tant de jours atroces, c'est que j'ai sans doute
encore quelque chose à y apprendre, une
suprême leçon à y
recevoir.
Parmi les malades confiés
à mes soins, il en est un qui refuse de
manger. Il faut lui enfoncer dans le nez une sonde
de caoutchouc où l'on introduit des oeufs
battus avec du lait. À grands coups de
langue, le malheureux cherche à saisir cette
sonde pour la couper avec les dents. Il y
réussit, parfois, malgré les quatre
personnes qui le surveillent et le tiennent. Sa
maigreur est inouïe ; ses jambes, des
bâtons ; sa cage thoracique, pareille
à celle d'un squelette. Mystique
dévoyé, il jeûne pour apaiser
les puissances célestes bien qu'il s'imagine
être le pape, séquestré par un
imposteur... Sa fiche me révèle que
c'est l'alcoolisme qui l'a mené
là.
Cet ex-instituteur, encore une victime
de la boisson. Pour lui l'asile est une forteresse
entourée de dix murailles infranchissables
sauf pour son pire ennemi... sa femme.
- Elle est méchante, cruelle.
À travers les dix murailles, elle a fait
passer un fil électrique qui aboutit
à mon lit et m'électrise une jambe.
Cette jambe, le martyr du tyran en
jupons me la montre, écorchée, tant
il la gratte. Et pourtant, depuis douze ans, chaque
jeudi et chaque dimanche, la pauvre épouse,
tant redoutée apporte du tabac, des
friandises. Quand je lui parle, elle pleure, car le
foyer était heureux avant que son mari soit
possédé par la passion qui l'a
détruit. J'écoute et je baisse la
tête.
Et quelles réflexions je suis
amené à faire quand je me trouve dans
le quartier des enfants
dégénérés,
tarés, presque tous nés
d'alcooliques! L'idiotie s'est emparée de
ces pauvres êtres aux grosses têtes
difformes, aux grandes oreilles
écartées. C'est à pleurer. Je
frémis d'horreur.
Certain jour nous arrive un malade de
marque. Le directeur me le confie. Je dois le
promener dans les jardins, le surveiller
discrètement. Ma chambre est à
côté de la sienne et l'on m'y apporte
mes repas. Puis ordre m'est donné de le
promener aussi en dehors de l'établissement,
de le conduire même chaque jour à la
terrasse d'un hôtel où il est
autorisé à prendre une tasse de
café et un petit verre de kirsch, rien de
plus. Pour moi, une limonade ou une grenadine. Et
cela dure des mois. Voir mon malade et d'autres
consommateurs boire ce que j'aime - faut-il
écrire - ce que j'ai aimé - le plus
au monde, tout en restant fidèle à la
limonade, à la grenadine, est une rude
école. Rien ne pouvait mieux fortifier ma
volonté.
À la longue, il me semble
pourtant que j'agis dans le vide. Je souhaite un
poste où mes responsabilités soient
plus grandes, un milieu où je me sente
encadré, obligé à me
dépasser, à mettre à
l'épreuve des expériences
religieuses. J'y réfléchis et crois,
enfin, avoir trouvé. Pourquoi ne
deviendrais-je pas artisan missionnaire ? Je me
propose à M. Bianquis, directeur de la
Société des Missions de Paris. On
enquête et décide - cela va changer
toute l'orientation de ma vie - de m'envoyer
à Chexbres, dans le canton de Vaud,
où l'on prépare des artisans pour la
Mission romande et la Mission de Paris.
Avec joie, moins tourmenté que la
première fois, je pars pour la Suisse.
Peut-on rêver un coin plus beau que ce
Chexbres qui, de son belvédère,
domine l'immense surface du Léman, un
magnifique horizon de collines et de cimes
vaudoises, valaisanes et savoyardes ? On me met
à la menuiserie. Après les coups de
rabot, pour meubler les consciences, élever
les idées, des cours religieux sur les
sujets les plus divers. Le directeur de
l'école des artisans, M. Green, est un
original au grand coeur, son bras droit, le pasteur
Charles Rochedieu, âme profonde et simple
à qui l'on souhaite se confier, tant on la
sent loyale et comme brûlante d'humaine
sympathie. De ma vie, de ma triste vie, il sait
bientôt tout et m'entoure d'une amitié
qui m'honore et me confond. Ah ! si j'avais eu cet
homme-là pour maître de mes
premières années au lieu d'un «
papa Léon » !
Au cours d'un repas, assis entre le
maître-menuisier et M. Rochedieu, je
lève les yeux, me trouble, rougis
peut-être: en face de moi une jeune fille au
regard clair - je ne vois que ce regard - qui se
trouble, elle aussi. Cette pensée me vient:
« Vas-tu partir seul pour l'Afrique? »
C'est vraiment aller un peu vite en besogne ! Je
parle à l'inconnue qui répond avec
enjouement. Je la devine très bonne et
très énergique. Dès que cela
m'est possible, je demande son nom à M.
Rochedieu.
- Jeanne D., fille du président
de la Croix-Bleue de Chexbres.
- Jeanne ? J'aime ce prénom.
Jeanne Hachette, Jeanne d'Arc.
M. Rochedieu part d'un bon rire. Il m'a
percé à jour et menace du petit
doigt.
- Ah ! Ah ! je vous y prends.
Eh oui! je suis pris. Entre le rabot et
mes yeux une image persiste. Je sens que Jeanne -
car c'est ainsi que je la nomme dans mon coeur -
pense aussi à moi. Alors ?
Le dimanche après-midi, M. Green
a l'habitude de faire une tournée de
visites. Il m'invite à l'accompagner,
certaine fois. Et nous voici, comme par hasard,
chez le président de la Croix-Bleue. Je
retrouve là le minois rougissant de Jeanne.
Pauvre amoureux transi, silencieux ! Mais on arrive
à se parler et même à se
comprendre dans le silence. Cela va-t-il en rester
là ? Est-il possible que le batailleur, le
perpétuel évadé que je fus,
soit aussi gauche, aussi timide, alors qu'il s'agit
de dire très simplement: je vous
aime.
Par une voie détournée, je
fais un grand pas en avant. Un des frères de
Jeanne est devenu mon ami. Nous nous promenons
souvent ensemble. C'est à lui que je confie
mon secret avec prière... de le faire passer
plus loin. Bientôt, à Noël, la
réponse.
Je vis alors des jours pénibles.
Je suis un étranger en Suisse, un pauvre
apprenti menuisier qui porte le lourd et cruel
secret d'un passé qu'il faudra bien
révéler. Je confie mes angoisses au
pasteur Rochedieu. Il sourit. Peu après,
chez les D. où il se trouve, on parle de ma
demande. Un des fils de la maison murmure à
voix basse - on me raconte tout ça plus tard
: « M. Rochedieu soutient Paul, mais s'il
demandait sa dernière fille en mariage, la
lui donnerait-il ? » Très sourd, M.
Rochedieu n'entend rien de cette phrase. Au cours
de la conversation, il dit soudain:
"Évidemment, Paul est pour vous un
étranger. Vous ne le connaissez que depuis
qu'il se prépare ici à devenir
artisan missionnaire. Mais, moi, je sais tout de la
vie de ce jeune homme. Il a beaucoup souffert,
beaucoup lutté, beaucoup succombé.
Mais le voilà debout. J'ai une grande
confiance en lui. je ne peux rien vous dire de
mieux que ça. Il me demanderait ma fille en
mariage, eh bien, je la lui donnerais.
»
Ces mots, nette réponse à
une question non entendue, impressionnent chacun.
Jeanne elle-même me donnera sa
réponse. Cruelle impatience. Le matin de
Noël, après le culte, je me rends chez
le pasteur Rochedieu, Jeanne s'y trouve
déjà. Je la regarde avec
anxiété, Elle sourit et me lance un
oui clair et ferme.
- Embrassez-vous, maintenant, nous dit
le pasteur.
Sans me le faire répéter,
j'embrasse Jeanne, ma fiancée, sur le
front.
Notre mariage est fixé à
l'automne 1913.
Arrivée au terme de mon stage
à l'école des artisans missionnaires,
une grande déconvenue m'accable. Une lettre
des Missions de Paris m'apprend tout d'abord que
l'artisan malade que je devais remplacer au Congo
est rétabli et que mon départ est
remis à une date indéterminée.
Plus tard - entre temps, je travaille chez un
forgeron pour avoir une seconde corde à mon
arc - une deuxième lettre : « Puisque
vous êtes fiancé, cherchez une
situation en Suisse ou en France. Donnez d'abord la
preuve que vous êtes capable de fonder un
foyer heureux et de l'entretenir. »
On me cache quelque chose. Je sais
bientôt que mon passé et l'adage:
« Qui a bu boira », ont pesé lourd
dans la balance contre moi. Il n'y a qu'à se
soumettre.
Je cherche un emploi aussi
rapproché que possible de mes projets
missionnaires : infirmier à l'hôpital
Pourtalès de Neuchâtel, puis à
l'hôpital cantonal de Genève où
j'assure le service de nuit dans les salles de
médecine, des cancéreux,
particulièrement. Un incident m'oblige
à quitter mes fonctions, un mois avant mon
mariage fixé au 12 septembre 1913.
Une nuit, alors que je me rends dans une
salle pour donner une piqûre à un
malade, un nègre se dresse devant moi,
brandissant la poignée d'une porte, et
m'assomme d'un coup sur la tête. Le sang
m'aveugle. Le forcené m'empoigne à
bras le corps. Dans un sursaut je le terrasse et
appelle à l'aide. Les quatre hommes
chargés du service de l'ambulance de nuit
accourent et maîtrisent le pauvre noir devenu
subitement fou et qu'on dut interner. Pour moi,
assez gravement atteint, j'interromps mon service
et quitte l'hôpital avant la date convenue,
mon salaire intégralement versé
à titre de dédommagement.
Douze septembre. Soleil radieux, sur la
nature et dans les coeurs ! Après la
bénédiction, longue promenade en
voiture à travers la région d'une
beauté sans pareille. À chaque
détour du chemin, un coin de lac bleu ou le
lac tout entier apparaît. Jeanne me sourit.
Après tout ce que j'ai vu et subi, mes
désastres, mes chutes dans les
précipices de la honte et de la souffrance,
est-ce un rêve ? ...
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