HUDSON TAYLOR
QUATRIÈME PARTIE
SHANGHAI ET LES
PREMIERS VOYAGES
1854-1855
(de vingt-deux
à vingt-trois ans)
CHAPITRE 16
Arrivée et premières
expériences
mars 1854
Le dimanche 26 février 1854, par la pluie
et le brouillard, le Dumfries jeta l'ancre au large
de l'Ile Gutzlaff, attendant le pilote qui devait
le conduire à Shanghaï. Le bateau avait
suivi son itinéraire dans la Mer de Chine au
milieu de la tempête. Il avait
été détourné de sa
route par le vent d'ouest et avait
été pris dans un cyclone et dans une
tempête de neige. Maintenant il touchait au
terme de son long voyage. L'eau jaunâtre et
trouble qui l'environnait montrait qu'il
était déjà dans l'estuaire
d'un grand fleuve.
Emmitouflé dans ses plus
épais vêtements, Hudson Taylor
arpentait le pont, se réchauffant et prenant
patience de son mieux. Étrange dimanche, le
dernier en mer. Depuis plusieurs jours, il avait
emballé ses effets et était
prêt à quitter le bateau.
Confiné dans sa cabine par le froid et la
tempête, il avait consacré plus de
temps à la méditation et à la
prière.
Quels sentiments particuliers,
écrivait-il, s'élèvent en moi
à la pensée d'aborder bientôt
dans un pays inconnu, au milieu d'étrangers,
dans un pays qui sera maintenant ma patrie et ma
sphère d'activité. « Voici, je
suis toujours avec vous ». - « Je ne te
laisserai, et ne t'abandonnerai jamais. »
Douces promesses ! Je n'ai rien à craindre
avec Jésus à mon
côté.
De grands changements se sont
probablement produits en Chine. Et quelles
nouvelles vais-je recevoir d'Angleterre ? Où
irai-je et comment vais-je vivre d'abord ? Ces
questions et mille autres occupent mon esprit...
Mais la question la plus importante de toutes est
celle-ci : « Est-ce que je vis maintenant
aussi près de Dieu que possible? »
Hélas ! non. Mon coeur indocile, si
facilement occupé des choses
extérieures, a besoin sans cesse
d'être ramené au bercail dont il
s'écarte. Oh ! puissé-je me
réjouir plus abondamment dans le Seigneur
Jésus, et que ma conduite soit toujours
conforme à l'Evangile du Christ.
L'après-midi, des barques
chinoises s'approchèrent du navire,
facilement reconnaissables à leurs voiles
bizarres et à leurs coques bariolées.
Elles portaient douze ou quatorze indigènes,
vêtus de bleu, avec des yeux noirs et criant
dans une langue inconnue - les premiers Chinois vus
par Hudson Taylor. Son coeur
s'élançait vers eux. Derrière
leur apparence étrange, il voyait le
trésor qu'il était venu chercher de
si loin : les âmes pour lesquelles Christ
était mort.
J'aurais voulu être
capable, écrivait-il, de leur annoncer la
Bonne Nouvelle.
Peu après, le pilote anglais
monta à bord et reçut un accueil
chaleureux. Il ne fallait pas espérer
aborder à Woosung le soir même, et
encore moins à Shanghaï, à
vingt-cinq kilomètres en amont sur la
rivière exposée à la
marée. Mais, en attendant que le brouillard
se levât, il eut quantité de choses
à raconter sur les événements
survenus depuis que le bateau avait quitté
l'Angleterre.
C'est ainsi que les passagers du
Dumfries apprirent la tension survenue entre
l'Angleterre et la Turquie, qui devait amener
quelques semaines plus tard la guerre de
Crimée. Les flottes alliées -
Angleterre et France - étaient
déjà sur les lieux du conflit et
rien, craignait-on, ne pourrait empêcher la
guerre. Mais s'il était décevant
d'apprendre les menaces de guerre en Europe, ce fut
un choc plus grand encore d'entendre les nouvelles
de la Chine, et spécialement du port
où ils allaient débarquer. Non
seulement la révolte des Taï-ping
dévastait province après province
dans sa course vers Péking, mais, tout
près, Shanghaï, tant la ville
indigène que les concessions
étrangères, connaissait les horreurs
de la guerre. Une troupe d'insurgés, connue
sous le nom des Turbans rouges, avait réussi
à prendre possession de la ville, autour de
laquelle était campée une
armée impériale de quarante à
cinquante mille hommes qui constituait, pour la
communauté européenne, un danger pire
que les rebelles.
Le pilote leur dit encore qu'ils
devaient s'attendre à trouver le coût
de la vie exorbitant, car le dollar, qui valait
ordinairement quatre shillings, était
monté à six ou sept shillings et
monterait plus haut encore.
Perspective décourageante pour un homme qui
n'avait qu'un modeste revenu en, monnaie
anglaise.
Le lundi il y avait encore un
brouillard si dense que l'on ne pouvait approcher
de la côte. Bien que l'ancre eût
été jetée le mardi matin, ce
n'était que pour tenir tête au vent,
à quelques kilomètres plus
près de Woosung. Le soir, le brouillard se
leva et le jeune missionnaire, aux aguets sur le
pont, put contempler enfin le rivage de la Chine.
Ses prières étaient
exaucées.
Ce ne fut que le lendemain, mercredi
1er mars, qu'il put débarquer à
Shanghaï, tout à fait seul, car le
Dumfries était toujours retenu par des vents
contraires.
Je ne peux pas essayer de
décrire les sentiments que j'éprouvai
en posant le pied sur la côte. Il semblait
que mon coeur n'eût pas assez de place et
dût éclater, pendant que des larmes de
reconnaissance coulaient de mes
yeux.
Puis une impression de solitude
s'empara de lui ; pas un ami dans cette ville, par
une main tendue, personne même qui
connût son nom.
À la reconnaissance pour
tous les dangers dont j'avais été
délivré et à la joie de me
trouver enfin sur terre chinoise se mêla
bientôt le sentiment très vif de la
grande distance qui me séparait de tous ceux
que j'aimais et de ma position d'étranger
dans un pays étranger.
J'avais toutefois trois lettres
d'introduction ; je comptais spécialement
sur une personne à laquelle j'avais
été recommandé par des amis
que j'estimais hautement. J'allai
immédiatement aux renseignements et appris
que cette personne était morte de la
fièvre un mois ou deux auparavant, tandis
que nous étions en mer.
Attristé à
l'ouïe de cette nouvelle, je m'enquis du
missionnaire à qui me recommandait ma
seconde lettre. Nouveau désappointement : il
était parti pour l'Amérique. Restait
la troisième lettre, qui m'avait
été remise par quelqu'un que je ne
connaissais que fort peu et sur laquelle je
comptais moins. Ce fut pourtant par elle que Dieu
me donna du secours.
Cette lettre en main, il quitta le
Consulat britannique, près du fleuve, pour
se rendre aux bâtiments de la Mission de
Londres, à quelque distance au delà
de la concession étrangère. De chaque
côté de la route, des spectacles, des
odeurs et des bruits insolites le frappaient,
surtout lorsque les édifices
européens firent place
aux magasins et aux maisons
indigènes. Ici l'on n'entendait que le
chinois et c'était à peine si l'on
rencontrait un étranger. Les rues devenaient
de plus en plus étroites et
encombrées. Des balcons en surplomb
au-dessus de rangées d'enseignes cachaient
presque le ciel. Nous ne savons comment il trouva
son chemin, long de deux kilomètres environ.
Enfin, une chapelle apparut et il franchit la porte
toujours ouverte de Ma-ka-k'üen, l' «
enclos de la famille Medhurst », qui
comprenait également des maisons
d'habitation et un hôpital.
Pour Hudson Taylor, qui était
sensible et réservé de nature, ce fut
presque une épreuve que de se
présenter lui-même au destinataire de
la lettre de recommandation, le Dr Medhurst,
pionnier et fondateur, avec le Dr Lockhart, de la
Mission protestante dans cette partie de la Chine.
Ce fut presque avec soulagement qu'il apprit que le
Dr Medhurst n'habitait plus dans l'enceinte de la
Mission. Mais un, jeune missionnaire, M. Edkins, le
reçut avec bonté et lui apprit que le
Dr et Mme Medhurst avaient pris leurs quartiers au
Consulat britannique, vu que les bâtiments de
la Mission étaient trop proches du
théâtre des hostilités. Le Dr
Lockhart toutefois y était resté, et
M. Edkins fit entrer Hudson Taylor pendant qu'il
allait le chercher.
Dans ce temps-là,
c'était un événement qu'un
Anglais, et surtout un missionnaire, apparût
à Shanghaï sans être
annoncé. Bien des personnes arrivaient par
les vapeurs réguliers, une fois par mois, et
cela causait une excitation générale,
mais aucun vaisseau n'était attendu à
ce moment-là, et le Dumfries n'était
pas même entré dans le port de
Shanghaï. Aussi, quand un autre membre de la
Mission de Londres entra dans la pièce
où Hudson Taylor attendait le retour de M.
Edkins, il dut se présenter et raconter de
nouveau son histoire. Alexander Wylie eut tôt
fait de le mettre à l'aise et resta avec lui
jusqu'au moment où M. Edkins revint avec le
Dr Lockhart.
Ces nouveaux amis comprirent
rapidement la situation. Comme aucun logement ne
pouvait être trouvé dans la concession
étrangère, le Dr Lockhart fut heureux
de mettre à sa disposition une petite
chambre qui était vacante.
Une fois ces arrangements pris, M.
Edkins présenta le jeune missionnaire
à M. et Mme Muirhead, et à un jeune
couple nouvellement arrivé, M. et Mme
Burdon, de la Church Missionary
Society, qui l'invita pour le
repas du soir et lui témoigna beaucoup de
sympathie
(1).
Tout cela était une
réponse à beaucoup de prières
et la solution de bien des préoccupations.
Pour le moment, il avait un logement, ce qui lui
donnait un peu de temps pour prendre des
dispositions permanentes.
Le lendemain il se leva avec courage
; le Dumfries allait arriver, et il devrait
s'occuper du débarquement de ses bagages, de
l'achat de livres, puis de l'engagement d'un
maître pour commencer sans retard
l'étude de la langue.
Au Consulat, où il se rendit
d'abord, il fut déçu de ne trouver
qu'une seule lettre ; mais c'était une
lettre de sa mère et de ses soeurs. Puis
l'accostage du Dumfries fut annoncé et
Hudson Taylor fit transporter ses bagages chez le
Dr Lockhart, marchant en tête de ses coolies
au travers des rues encombrées. Au culte
quotidien à l'hôpital, il entendit
pour la première fois la prédication
faite en chinois par le Dr Medhurst. Celui-ci, dans
l'entretien qui suivit, conseilla à son
jeune ami de commencer par l'étude du
dialecte des mandarins, le plus usité en
Chine, et se chargea de lui procurer un
maître. Le soir, à la réunion
de prières hebdomadaire, Hudson Taylor fut
présenté aux autres membres de la
communauté missionnaire et il termina ainsi,
dans la communion avec Dieu, une journée
pleine d'intérêt et
d'encouragements.
Mais avant la fin de la semaine, il
commença à voir un autre
côté de la vie de
Shanghaï. Son journal parle de coups de canon
la nuit. Le mur de la ville, à moins d'un
kilomètre, était couvert de
sentinelles. De ses fenêtres, il voyait des
batailles et des scènes de misère
dont il n'avait eu aucune idée auparavant.
Les tortures infligées aux prisonniers par
la soldatesque des deux armées et les
horreurs de tous genres
l'épouvantaient.
Tout cela était
extrêmement douloureux pour une nature
sensible comme la sienne et il ressentait ces
choses d'autant plus fortement qu'elles
étaient inattendues. Il s'était
préparé aux épreuves et aux
travaux pénibles qui sont ordinairement la
part du missionnaire, mais tout était
différent de ce qu'il s'était
figuré. Il n'avait pas de difficultés
extérieures, si ce n'était qu'il
souffrait beaucoup du froid, mais sa
détresse d'âme et de coeur augmentait
chaque jour. Par-dessus tout cela, il y avait le
voile épais du paganisme, qui l'oppressait
lourdement. Beaucoup de temples avaient
été détruits et les idoles
abîmées, et pourtant le peuple
continuait de les adorer, soupirant avec cris et
prières après un secours qui jamais
ne venait. Les dieux, évidemment,
étaient incapables de sauver, et Hudson
Taylor aspirait d'autant plus à pouvoir
parler de Celui qui, seul, le peut. Mais il lui
était impossible de se faire comprendre, et
ce silence forcé lui était
très pénible, car il avait l'habitude
de parler librement des choses de Dieu. Depuis sa
conversion, cinq ans auparavant, il s'était
donné complètement au
ministère de l'Évangile, et
maintenant, pour la première fois, ses
lèvres devaient rester fermées. Il
lui semblait qu'il ne serait jamais capable de
dire, dans cette langue étonnante, tout ce
qui était sur son coeur. Cela ne pouvait
être sans influence sur sa vie spirituelle.
Les canaux par lesquels il s'épanchait
auprès des autres se fermèrent et il
se passa quelque temps avant qu'il
réalisât pleinement qu'ils devaient
être gardés ouverts et libres
vis-à-vis de Dieu. Son désir ardent
de se rendre maître de la langue lui fit
consacrer chaque moment à l'étude, au
détriment même de la prière et
de la lecture journalière de la Parole de
Dieu. Naturellement le grand Adversaire profita de
tout cela, comme on peut le constater par les
premières lettres qu'il écrivit
à ses parents pour décharger son
coeur.
Ma situation est vraiment
difficile, leur disait-il. Le Dr Lockhart m'a
reçu chez lui pour le moment, car on ne peut
trouver de logis... Il est impossible de vivre dans
la cite où le combat ne cesse presque
jamais. De ma fenêtre,
j'aperçois les murailles... et la nuit on
voit les coups de feu. Ils se battent pendant que
je vous écris, et le grondement du canon
fait trembler la maison.
Il fait si froid que je peux
à peine penser ou tenir mon porte-plume...
Vous verrez par ma lettre à M. Pearse,
combien je suis embarrassé. Il faudra quatre
mois avant que je puisse avoir une réponse
et la bonté des missionnaires qui m'ont
reçu me fait désirer de ne point
être à charge. Jésus me
guidera... J'aime les Chinois plus que jamais, Oh !
être utile parmi eux !
Le 3 mars, il avait écrit
à M. Pearse :
J'ai été
très étonné de n'avoir pas de
lettre de vous. mais j'espère, en recevoir
par le prochain courrier. Shanghaï est dans un
état de trouble extraordinaire ; les
rebelles et les impérialistes se battent
continuellement. Ce matin j'ai été
réveillé avant le jour par un coup de
canon tiré tout près de
nous.
On ne peut trouver ici ni maison,
ni logement... Les missionnaires qui vivaient dans
la cité ont dû partir et habitent
maintenant avec les autres dans le quartier
européen. Sans la bonté du Dr
Lockhart, J'aurais été dans un grand
embarras. Je ne sais vraiment pas que faire. Si je
dois rester ici, le Dr Lockhart dit que la seule
chose à faire est d'acheter un terrain et de
construire une maison. Le terrain coûterait
de cent à cent cinquante dollars, et la
maison trois ou quatre cents. Si la paix
était rétablie, le Dr Lockhart pense
que je pourrais louer une maison dans la
cité pour deux à trois cents dollars
par an. Ainsi en tout cas, la dépense pour
vivre ici sera grande. Je ne sais si la vie serait
moins chère à Hong-Kong ou dans un
autre port ?
Excusez, je vous prie, cette
lettre hâtive, sans suite et pleine de
fautes. Il fait si froid que, je sens à
peine la plume ou le papier.
Que le Seigneur vous
bénisse et vous fasse prospérer.
Continuez à prier beaucoup pour moi, et
puissions-nous tous, sûrs de l'amour de
Jésus lorsque tout le reste fait
défaut, chercher à Lui ressembler
davantage... Nous nous rencontrerons
bientôt... là où il n'y a plus
ni chagrin ni épreuve. Puissions-nous
être disposés à porter la croix
jusque-là, et ne jamais reculer devant Sa
volonté.
Le froid a été si
vif, et tout le reste si éprouvant,
écrivait-il à ses parents une semaine
plus tard, que c'est à peine si je savais ce
que je faisais ou disais. Puis je sentais
pleinement ce que c'est que d'être si loin de
la maison, au centre de la guerre, et de ne pouvoir
pas comprendre la langue ni me faire comprendre.
Cette extrême misère, et
l'impossibilité où j'étais de
les aider ou même de leur montrer
Jésus m'affligeaient profondément.
Satan m'assaillait comme une vague; mais il y avait
Quelqu'un qui dressait l'étendard contre
lui. Jésus est ici, et quoique inconnu de la
majorité et négligé par
beaucoup de ceux qui pourraient Le connaître,
Il est avec moi et Sa présence est
précieuse.
|