Les traits distinctifs de la pensée chrétienne au
XIVe siècle furent, avec son dédain pour la Scolastique, son goût pour
les problèmes concrets de la vie ecclésiastique et son respect
croissant pour les Livres saints.
Pourtant, la Scolastique - ce fut sa
troisième et dernière période - eut un représentant éminent, Guillaume
Ockam (1),
franciscain anglais, mort en 1349, dont nous avons déjà raconté les
tribulations et la polémique contre Jean XXII. Il ressuscita le
nominalisme, étouffé par l'Eglise en la personne du chanoine Roscelin
(2).
Comment aurait-elle toléré, en effet, une philosophie qui, en
réduisant
les idées générales (universaux) à de simples noms, refusait toute
valeur aux collectivités, la reléguait elle-même derrière les fidèles,
supprimait le péché originel, et, niant l'unité d'essence dans la
Trinité, statuait en elle trois dieux distincts (trithéisme) ?
Ockam fut un esprit assez indépendant (3),
fort admiré de Luther qui l'appelait son
« cher
maître, le prince et le plus ingénieux des docteurs
scolastiques ». Toutefois, il se montra timide dans la
question de l'eucharistie (4). Il
adopta une solution moyenne, qui
a dû suggérer à Luther son idée de la
« consubstantiation ». Il inclinait à penser que le
corps du Christ était « à côté du pain ». D'ailleurs,
il resta catholique. « Tout ce que croit l'Église romaine,
disait-il, je le crois implicitement et explicitement ».
Pendant un siècle et demi, ses
disciples enseignèrent dans les universités allemandes et italiennes
une logique formelle relative aux propriétés des termes et des
conséquences. Ils furent combattus par des thomistes tels que Jean
Capreolus. Heureusement, ils se distinguèrent par d'intéressantes
intuitions de physique. À l'inverse des Averroïstes, restés fidèles
aux
vues d'Aristote, Jean Buridan, recteur à Paris en 1327 et en 1348,
connu par ses recherches sur la liberté de l'âme, soutenait, après
Duns
Scot et Ockam, que les corps célestes et la terre sont constitués par
une matière unique et que tous obéissent aux lois d'une même mécanique
- notion capitale, d'après Pierre Duhem. De son côté, Nicole Oresme,
évêque de Lisieux, affirmait, dans son traité Du Ciel et du Monde, que
« la terre est mue de mouvement journal et le ciel
non ».
Insistons à présent sur quelques personnalités
considérables, qui furent mêlées à l'oeuvre laborieuse des grands
conciles réformateurs.
Pierre d'Ailly (5) fut
un vaste esprit. Il composa un
commentaire fameux sur la Météorologie d'Aristote et un ouvrage de
géographie, Imago mundi, qui devait
être le livre de chevet de Christophe Colomb. Il fut un orateur
remarquable, honoré du titre d' « aigle de France ».
Principal du Collège de Navarre à Paris, puis chancelier de
l'université (1389), il devint évêque puis cardinal. Il s'est
distingué
par ses traités sur la réforme de l'Eglise. Son premier essai avait
été
un discours recommandant la convocation d'un concile général pour
faire
cesser le Schisme (1381). Il avait écrit ensuite une lettre soi-disant
émanée du diable (epistola diaboli Leviathan), enjoignant à ses amis
et
vassaux - les prélats - de continuer à diviser l'Eglise et à la
déshonorer. On lui a attribué, sans preuves décisives, un traité Sur
la
difficulté de réformer l'Eglise et un autre Sur la nécessité de la
Réforme de l'Église (6). À Pise et
à Constance, il soutint la
suprématie des conciles et dans le procès de Jean XXIII il se prononça
contre lui. Après l'élection de Martin V. il devint légat de ce pape,
avec résidence en Avignon, où il mourut en 1420.
Jean Charlier, dit Gerson
(1363-1429), originaire du village de ce nom, dans le diocèse de
Reims,
fut élève de Pierre d'Ailly au Collège de Navarre, et, quand son
maître
eut été élevé à l'épiscopat (1395), il devint chancelier de
l'université (7).
Il défendit lui aussi la thèse de la suprématie de I'Eglise sur le
pape. Dans un sermon sensationnel prêché en 1404 à Tarascon devant
Benoît XIII, il osa dire que l'on peut être sauvé sans le pape (potest
absque papà stare salus), et il réclama la convocation d'un concile
général. On sait que l'assemblée de Pise (1409), à laquelle,
d'ailleurs, il n'assistait pas, s'inspira de deux de ses traités, et
que dans son sermon du 23 mars 1415
à Constance, il plaça l'Eglise au-dessus de la papauté. À ce dernier
concile, il soutint le retrait de la coupe aux laïques, en alléguant
que le Christ n'avait donné qu'aux apôtres la communion sous les deux
espèces. Il insista également sur le danger de souiller le vin par les
longues barbes des laïques, et sur la difficulté de le distribuer à de
grandes foules. Il s'honora en protestant, avec l'université de Paris,
contre le franciscain Jean Petit qui avait approuvé le meurtre du duc
d'Orléans. Il passa les dix dernières années de sa vie à Lyon.
Sa théologie a été un mysticisme
plein de chaleur, fondé sur l'étude des Écritures et sur celle de
Bonaventure et de Saint-Victor (8).
Il se défiait des visions (9),
surtout de celles des femmes, promptes à s'illusionner (10),
et disait que la meilleure manière
de percevoir Dieu était, non de spéculer sur son essence, mais de
pratiquer l'humilité et l'amour.
Prédicateur très écouté, il prêchait
en français et en latin des sermons très élevés. Il écrivit un ouvrage
sur le Décalogue, la Confession et l'Art de mourir, à l'usage des
parents ainsi que des prêtres peu instruits. À Lyon, il dirigea une
école catéchétique pour les enfants. Gerson a été appelé le
« docteur très chrétien » (doctor christianissimus) à
cause de sa tendance évangélique. Il a soutenu la vérité des
Écritures,
oeuvre du Saint-Esprit. Il voyait en elles la règle de l'Eglise, mais
il lui reconnaissait la mission de les interpréter. Il a même trop
exalté cette dernière autorité au mépris des droits de la conscience.
Aussi égaré qu'Innocent III, il appelait l'hérésie un cancer et il
réclamait sa suppression, fût-ce par la mort de ceux qui la
professaient (Du Pin, II, 277). Comme Pierre d'Ailly, il s'est déshonoré,
ainsi qu'on le verra plus
loin, en traquant Jean Huss et en votant son envoi au bûcher.
Nicolas de Clémanges (11),
né
vers 1360 au village de ce nom en Champagne, devint, en 1393,
recteur de l'université de Paris. Secrétaire de Benoît XIII en
Avignon,
il fut vite dégoûté par « le tumulte, l'ambition et les vices
de la plupart », et, après un séjour à Langres, il s'enferma
dans un couvent de Chartreux. Il s'y plongea dans l'étude de la Bible
(12)
et il y écrivit divers traités. Revenu à Paris en 1425, il y fait des
cours de théologie et d'éloquence au Collège de Navarre. Il expose des
vues ecclésiastiques identiques à celles de ses maîtres d'Ailly et
Gerson dans sa Discussion sur le Concile général, composée de trois
lettres écrites vers 1415. Au-dessus du pape, il place le concile,
subordonné lui-même à l'autorité des Écritures. Il doute que le
Saint-Esprit ait inspiré toutes les assemblées oecuméniques et il
affirme hardiment que l'Eglise n'est que là où est le Saint-Esprit.
Quant à la corruption du clergé, il la flétrit dans son traité sur les
Prélats simoniaques (13).
Nicolas de Cusa (14),
né en 1401 à Cues, près de Trèves,
devint docteur en droit à Padoue, puis il étudia
la théologie. En 1432, on le voit à Bâle, où il soutient la suprématie
des conciles. Dans son fameux ouvrage sur l'Unité catholique (De
Concordantià catholicà), paru en 1433, il déclare que Pierre n'a pas
reçu plus de pouvoirs que les autres apôtres et que la prétendue
Donation de Constantin est un faux, et il préconise la supériorité des
conciles et l'élection démocratique des évêques (a clero et populo).
Mais, quatre ans plus tard, il devint un chaud défenseur d'Eugène IV,
sous l'influence de Piccolomini et du cardinal Julien Cesarini, ancien
légat en Bohême.
Une heureuse négociation politique
lui valut la faveur de Nicolas V, qui le nomma cardinal et évêque de
Brixen (Brigue) en Tyrol. Déconsidéré par sa cupidité, il alla finir
ses jours à Todi, en Ombrie (1464).
Nicolas de Cusa fut un savant
encyclopédique, comme l'avait été Ubert le Grand. Il affirma la
rotation de la terre autour du soleil et l'unité de composition des
astres. Très libre à l'égard de la méthode scolastique, qu'il attaqua
dans son grand ouvrage La docte Ignorance (15),
il insistait sur l'impuissance de
la raison à trouver Dieu, et, disciple du grand mystique Eckart, il
réduisait la Rédemption à la théorie alexandrine du retour des
créatures au Créateur avec l'aide de la grâce (16).
Pacifique et conciliant, il
blâmait les rigueurs du concile de Constance et les expéditions
papales
contre les Hussites, qu'il tâcha de ramener par des lettres et des
traités. À Salzbourg et ailleurs, il fit des réformes dans des
couvents, et à Magdebourg il condamna le trafic des indulgences, mais,
par une nouvelle volte-face, il favorisa leur vente à l'occasion du
Jubilé de 1450.
À côté des discussions arides de la Scolastique et
loin des troubles causés par le Schisme papal, se développa
sur
les bords du Rhin, surtout à Strasbourg et à Cologne, un mysticisme
spéculatif (17)
qui cherchait l'union avec Dieu dans l'expérience directe, préparée
par
le détachement du monde (abgeschiedenheit), la conversion, la prière
et
l'amour. L'originalité des mystiques allemands a consisté, selon la
remarque de Harnack, non dans la force de leur pensée, mais dans la
fraîcheur de leur piété. Elle était biblique, trempée aux sources du
Nouveau Testament. Elle était évangélique, mettant à la place du
sacerdoce et des sacrements le Christ lui-même, médiateur entre l'âme
et Dieu et accessible à tous. Elle était morale, complétant de hautes
expériences religieuses par la vie pure, le soin des malades et la
création d'écoles, sans dégénérer en ascétisme (sauf pour Suso). Elle
était laïque, s'adressant à tous en langue vulgaire. « Ils
sont, dit Schaff, parmi les véritables maîtres les plus anciens de la
prose allemande et hollandaise ». Ajoutons qu'ils ont, à
certains égards, préparé la Réformation.
Maître Eckart (1260-1327) est le
premier en date de ce groupe de mystiques et le premier théologien qui
ait écrit en allemand (18). Ses
qualités spéculatives
lui ont valu, de la part de Hegel, le titre de « père de la
philosophie allemande ». On admire la fraîcheur de sa pensée,
l'élan de sa piété et l'élégance de son style (19).
Né à Hocheim, près de Gotha (comme
l'a prouvé Denifle), docteur de l'université de Paris où il fit un
cours, il devint prédicateur à Strasbourg et, en 1320, prieur à
Francfort. À Cologne, où il alla prêcher et enseigner, il fut accusé
d'hérésie, mais grâce à l'appui de son ami Nicolas de Strasbourg,
prédicateur dominicain estimé, il ne fut pas inquiété. Suspecté de
nouveau et finalement condamné, il fit appel au Saint-Siège. Quelques
jours après (13 février 1327), il déclara qu'il rétracterait toute
erreur qu'on découvrirait dans ses écrits. C'est là le dernier fait
connu de sa vie. Une bulle de Jean XXII (mars 1329) constata ses
erreurs (panthéisme et mépris pour la pénitence) et sa soumission.
Ses sermons en allemand, édités par
Pfeiffer avec ses traités (20),
ont été complétés par ses sermons
en latin, découverts par Denifle au couvent d'Erfurt en 1880 et à
Cusa,
sur la Moselle, six ans plus tard (Archives, T. 11). Les premiers,
prêchés dans les églises et les couvents, sont clairs, pittoresques,
pleins de citations du Nouveau Testament et d'illustrations empruntées
à la nature et à la vie commune. « Ils saisissent le lecteur
par la nouveauté et la grandeur de leur contenu, la vigueur de
l'expression et la loyauté » (Cruel, ouvrage cité, p. 384). En
théologie, il est tributaire, non pas de Thomas d'Aquin ainsi que
l'assure Denifle, mais de Scot Erigène et de Plotin.
Toutefois, dans l'imitation de ce
dernier, il sait être original (cf. Delacroix, ouvrage indiqué, P.
260). Sa notion de Dieu est trop abstraite. La Trinité est, pour lui,
la méthode par laquelle l'Être absolu se révèle en un processus
éternel. Dieu est en tout et tout est en Dieu. La seconde personne de
la Trinité s'est incarnée. « Dieu s'est fait homme pour que
nous devenions Dieu. » Le Père engendre le Fils dans les âmes (21),
et
c'est pour elles la source de la vraie vie. La prière agit, non sur
Dieu qui est immuable comme le soleil, mais sur l'homme, et il doit la
pratiquer. Dieu se répand, comme Jésus entrant chez Zachée, dans l'âme
prête à le recevoir, et à cet enrichissement doit répondre son
détachement d'elle-même et des choses créées. La piété d'Eckart
répudie
le mérite des bonnes actions et les actes extérieurs de la pénitence.
« Les oeuvres, disait-il, ne sanctifient pas, l'âme juste
sanctifie les oeuvres. » Hardiesse qui n'avait pas échappé à
Jean XXII... Pourtant il ne les excluait pas : il louait
l'activité de Marthe. Au fond, son panthéisme était réchauffé par
l'esprit chrétien ; il impliquait non l'évanouissement de
l'individualité en Dieu, mais son retour à lui. À certains égards, ce
mystique a frayé la voie à la Réforme.
« Il y a dans sa morale,
dit Preger, un esprit de liberté évangélique et de joie » (I,
p. 452), et si l'on songe à son indifférence vis-à-vis des sacrements
et de l'autorité ecclésiastique, on peut répéter avec
Pfleiderer : « C'est déjà l'esprit de
Luther » (22).
Tout autre fut le dominicain Jean
Tauler (23).
Peu doué pour la spéculation, il insista sur les vertus chrétiennes.
Ce
grand mystique, surnommé « le docteur illuminé ». né
à Strasbourg vers 1300, après avoir séjourné
à Paris puis à Bâle où il se lia avec les Amis de Dieu, dont nous
parlerons plus loin, s'établit à Strasbourg où il devait mourir en
1361. Il devint célèbre par sa prédication en langue populaire, simple
et sincère, avec un suc évangélique qui devait la rendre chère à
Luther (24)
et à Mélanchton. Il prêchait avec tant de zèle (25)
que, certain jour, cinquante de ses
auditeurs s'évanouirent d'émotion. Il insistait sur le détachement,
comme Eckart, et mit la conversion (Kehr) effectuée par l'Esprit, sans
condamner la vie sociale et le mariage. Il ne dépréciait pas les
sacrements, mais il les proclamait inefficaces sans le changement
intérieur. Pour lui, prières, veilles et jeûnes n'avaient de valeur
que
si le coeur était pénétré de Dieu (26).
Bien qu'il ait côtoyé le
panthéisme comme Eckart, en partant de l'Être absolu et en parlant du
retour des âmes vers lui, il propageait l'idéal chrétien et insistait
sur « la simple foi » (Preger, T. III, 1). 132).
« La sagesse, disait-il encore, ne s'étudie pas à Paris, mais
dans les souffrances du Seigneur. » Sa prédication fut très
noble et très fraternelle. Il s'y élevait contre la corruption de
l'Eglise et annonçait des calamités réparatrices. Au reste, il était
le
serviteur respectueux du pape et il célébrait les louanges de Marie,
dont il recherchait l'intercession (The inner Way, p. 57 ss., 77 ss.)
.(27).
Henri Suso, ou Seuse (mort en 1366),
du couvent dominicain d'Ulm (28),
est célèbre par les macérations
inouïes qu'il s'infligea dès sa jeunesse pour mater sa chair. Il les a
racontées lui-même dans son Autobiographie, complétée par une
religieuse, Elisabeth Stagel (29).
Heureusement, dans sa quarantième
année, des visions lui apprirent qu'il pouvait arrêter ces exercices
de
piété stupides et révoltants.
Cette héroïque victime de
l'aberration monacale a d'ailleurs, de meilleurs titres à la renommée.
Il a laissé deux ouvrages mystiques, Le petit Livre de la Vérité, qui
est un éloge d'Eckart, « son haut et saint maître »,
et Le petit Livre de l'éternelle Sagesse (qu'il appelait aussi
l'Horloge de la Sagesse), dialogue entre le Christ et Suso,
« son serviteur ». On y trouve de nobles pages sur la
dignité de la souffrance, inévitable mais suivie d'une joie prolongée,
et sur les moyens d'atteindre la vie céleste. Il recommande le
détachement, la contemplation, la pénitence, la pratique des vertus.
« L'âme, fait-il dire au Christ, doit se couvrir des roses
rouges de l'amour passionné et des belles violettes de la douce
soumission, et elle doit être parsemée des lis blancs de la
pureté. » Il faut signaler dans ce livre la peinture
pathétique de la mort de l'inconverti, qui sombre dans l'Invisible au
bruit des cris des damnés. « Chez Suso, dit Charles Schmidt,
le mysticisme revêt une forme toute poétique et romanesque... Il
décrit
son amante, la Sagesse éternelle, comme un troubadour décrit la dame
de
ses pensées ; il la représente comme une vierge de haute
naissance, d'une beauté et d'une jeunesse impérissables...
Son
style prend alors un essor vraiment lyrique et quelquefois
sublime. » Suso n'a pas été seulement un ascète exalté et un
poète mystique. Une fois réveillé de son long rêve douloureux, il fit
des tournées d'évangélisation, convertit des femmes du monde et releva
des créatures déchues sans craindre de descendre dans le
« bourbier ». Il fonda une « confrérie de la
Sagesse éternelle ».
À côté de ces grands mystiques se formèrent des
groupes de piétistes disséminés le long du Rhin et en Hollande (30).
Les
traités parus au XIVe siècle les désignaient sous le nom d'Amis de
Dieu (expression tirée de Jean 15, 15). On en trouvait dans les
couvents, les villes et les campagnes. Sans être une secte organisée,
ils se réunissaient en associations pieuses, qui lisaient les
Écritures, écoutaient les exhortations de prêtres et de moines et
tâchaient d'être « le sel de la terre ». Ils
restaient soumis à l'Eglise. Ils avaient à leur tête Henri de
Nordlingue, prédicateur très apprécié, et un négociant strasbourgeois,
Rulmann Merswin (31).
Ce dernier aménagea dans une île, près de Strasbourg, un vieux cloître
qui abrita des prêtres et des laïques. Rulmann publia en 1378 dix-sept
écrits du « grand Ami » (en allemand). Les principaux
sont le Livre des deux Hommes, où ce personnage est censé raconter les
cinq années qui suivirent sa conversion, et le Livre des cinq
Hommes, retraçant sa vie et celle de
ses amis. On doit à Rulmann un dialogue allégorique, le Livre des neuf
Rochers. Il y montre d'innombrables poissons emportés vers la mer et
en
plein effort pour remonter le fleuve vers les collines, image des âmes
cherchant à revenir à Dieu. Ils visent surtout « une montagne
terriblement haute qui porte neuf rochers », symbole des neuf
stages du progrès spirituel. L'auteur montre les « Amis de
Dieu » en pleine vallée, appliqués à sauver les âmes.
Le mysticisme hollandais prit un
caractère philanthropique avec Gerrit (Gerhard) de Groote (32)
et ses compagnons, fondateurs de la congrégation de Windesheim et de
la
société appelée Frères de la Vie commune ou Frères de la nouvelle
dévotion ou encore Frères de la bonne volonté. Gerhard de Groote
(1340-1381) avait renoncé à ses fonctions de chanoine pour prêcher
dans
les églises et les cimetières de Hollande, mais la jalousie des
Franciscains lui fit interdire la prédication. Il s'établit à Deventer
(province d'Over-Yssel), où Il fonda une communauté, avec le concours
de Florentins Radewyn. D'autres associations de ce genre se créèrent à
Liège, Gand, Cologne, Marbourg et ailleurs. Signalons surtout celle
des
« chanoines réguliers de saint Augustin » qui
s'établit à Windesheïm (1387) et au Mont Sainte-Agnès, près de Zwolle.
En 1374, la maison familiale de Groote à Deventer était devenue un
asile pour veuves et jeunes filles. Les Frères renonçaient à leurs
biens, gardaient le célibat sans voeux irrévocables, gagnaient
leur
vie par le travail, copiaient des manuscrits (33),
et surtout ils ouvrirent des
écoles savantes et florissantes. Celle de Deventer, où l'on enseignait
la grammaire, instruisit Nicolas de Cusa, Thomas a Kempis et Érasme.
Ils avaient grand souci de l'éducation (34),
et ils insistaient sur la
puissance bienfaisante de l'Évangile. « Qu'il soit, disait
Groote, la racine de ton étude et le miroir de la
vie ! » Il fut un défenseur de l'orthodoxie et reçut
même le surnom de « marteau des hérétiques ». Les
Frères furent soutenus par plusieurs papes et par d'Ailly et Gerson.
Pourtant, ils furent assez favorables à la Réformation, et Luther, qui
aimait « leur vie respectable et leur maintien de la pure
parole », s'opposa à la fermeture de leurs maisons.
Le mysticisme hollandais atteignit
son apogée avec Jean de Ruysbroeck (35),
surnommé
« l'admirable, » (1293-1381), apparenté
spirituellement aux « Amis de Dieu » et aux
« Frères de la Vie commune ». Il naquit (36)
dans le village de Ruysbroeck, à deux lieues
au sud de Bruxelles. Il se montra de bonne heure méditatif et réservé,
épris de la vie des champs et des forêts. À l'âge de douze ans, il
quitta sa mère pour aller vivre à Bruxelles chez un de ses parents,
Hinckaert, chanoine de l'église de Sainte-Gudule. Il apprit le latin
et, bien que ses biographes soient muets sur ce point, il acquit une
réelle culture, reconnue plus tard par Gerson et Le Fèvre d'Etaples.
Ordonné prêtre en 1317, il sentit sa vocation spirituelle s'affirmer
dans l'intimité d'Hinckaert, devenu fervent, et d'un autre chanoine,
Franco de Coudenberg, avec lesquels il menait une vie austère sous le
même toit. Entre 1330 et 1335, le voici qui s'adonne à la polémique.
Il
écrit en patois brabançon, pour être compris de la foule, le Royaume
des Amants, contre l'hérésie panthéiste, aux tendances libertines,
d'une secte peu intéressante, les Frères du libre esprit et son
inspiratrice, la mystérieuse Bloemardinne, dont les disciples le
chansonnèrent dans les rues de Bruxelles. Puis les ouvrages se
succèdent, sous sa plume féconde d'où jaillissent les métaphores (37) :
l'Ornement
des Noces spirituelles (entre 1335 et 1340), son
chef-d'oeuvre, vaste construction mystique d'après la parabole des
vierges sages et des vierges folles, où il décrit les trois vies du
chrétien ; la Pierre brillante (d'après Apoc. 2. 17),
paraphrase assez lâche du traité précédent ; le Livre des
quatre tentations, qui proscrit la recherche du confort, l'esprit
pharisaïque, l'orgueil de l'intelligence et surtout le quiétisme des
faux mystiques ; enfin un petit traité catéchétique très
apprécié de Groote, la Foi chrétienne,
paraphrase du Symbole des Apôtres. Pendant sa vie active à Bruxelles,
il écrivit encore la première partie du Tabernacle, longue et
fastidieuse allégorie (d'après Exode,
25-28).
Mais voici venue l'heure de sa
conversion. Il fut, dit Wautier d'Aygalliers, de ces mystiques qui
« s'en remettent à Dieu pour tout le travail intérieur qui
doit les mener à la conversion » (38).
En 1343, il quitte, avec ses deux
amis, le milieu ecclésiastique mondain de Bruxelles. Ils s'installent
dans un ancien rendez-vous de chasse, appelé Groenendal (Vallée verte,
Vauvert), en pleine forêt de Soignes, près de la ville, et ils y
bâtissent une chapelle. Plus tard, ils adopteront la règle des
chanoines de saint Augustin (1349).
Dans ce cadre paisible et ombreux,
Ruysbroeck, devenu prieur, médite avec ravissement et reçoit des
visions ineffables, non sans se livrer aux occupations les plus
rebutantes. « Il n'y a pas de bonheur possible sans
travail », répétait-il volontiers. Il adresse à une clarisse
de Bruxelles un traité, les Sept Clôtures (barrières contre les
tentations). Il écrit pour une âme pieuse le Miroir du Salut éternel,
que van Mierlo regarde comme le chef-d'oeuvre de la mystique, et pour
des religieux les Sept degrés de l'Échelle d'Amour spirituel, où il
décrit les étapes qui mènent à la vie de perfection (39).
À Groenendal, il ne tarda pas à
être entouré de disciples, dont quelques-uns furent remarquables, le
savant Guillaume Jordaens, traducteur de ses oeuvres en latin, Jean de
Scoonhoven, maître ès arts et prédicateur éloquent, et Jean de
Louvain,
colosse très humble, toujours affable et parfait cuisinier (bonus
cocus). Il reçut de nombreuses
visites, dont celle de Groote, qui admira beaucoup l'esprit de son
monastère et s'inspira de ses instructions pour sa congrégation de
Windesheim. Vers la fin de sa vie, il écrivit le Livre de la plus
haute
Vérité, son testament spirituel, suprême description de l'union
mystique, et il dicta le Livre des douze Béguines, gros ouvrage
décousu, souvent ennuyeux malgré l'éclat de ses images. Il mourut
doucement le 2 décembre 1381, après quinze jours de fièvre. Ses
manuscrits furent largement copiés (40),
et on en vit paraître des
traductions latines au XVIe siècle (celle de Surius, 1549). De nos
jours, le texte original de ses oeuvres a été réédité (Van Vloten,
1851 ; David, professeur à Louvain, à partir de 1858, etc.).
Mentionnons la traduction des Noces en français par Maeterlinck avec
une préface, Bruxelles 1891.
Le mysticisme de Ruysbroeck, dont on
a, relevé (Wautier, p. 323-351) les emprunts à Thomas d'Aquin,
Bonaventure, saint Bernard et à l'École de Saint-Victor (41),
sans
parler du néo-platonisme, se présente (voir surtout les Noces)
comme un vaste drame (42),
retraçant le retour de l'âme vers
Dieu. Elle passe par trois stades : vie active avec pratique
des vertus évangéliques, vie intérieure illuminée peu à peu par le
Christ qui lui insuffle la grâce divine, vie contemplative où se
consomme « l'union sans distinction », avec abandon
complet à Dieu en une extase qui est une « intoxication
spirituelle ». Ruysbroeck n'excluait, d'ailleurs, ni les
bonnes oeuvres ni les sacrements
(celui de la communion lui était très cher), et il prescrivait
l'obéissance à l'Eglise (la Pierre brillante, ch. X). Il n'aimait pas
le panthéisme, et lorsque Gerson crut découvrir cette hérésie dans le
troisième livre des Noces, Scoonhoven put le défendre victorieusement.
Au bout de cette galerie de mystiques, voici enfin
Catherine de Sienne (1347-1380), sainte extraordinaire (43),
que la reconnaissance de sa ville
natale a surnommée la « bienheureuse fille du
peuple » (la beala poplana). « Sa figure, dit F.
Grogorovius, voltige comme celle d'un ange ; sa vie a plus de
valeur... que celle des papes de son temps » (T. VI, p. 521).
Fille d'un teinturier de Sienne, elle resta longtemps illettrée, mais
sa vie religieuse s'exalta vite. À douze ans, renonçant au mariage,
elle coupa sa belle chevelure et devint une mantellate, terme qui
désignait les femmes vêtues de manteaux blancs, affiliées au
Tiers-Ordre des Dominicains. Elle se flagellait trois fois par jour,
et, pendant une saison de carême, elle ne vécut, dit-on, que du pain
pris à la communion. Elle eut de bonne heure des visions. Le Crucifié
lui apparut et lui dit : « Vois-tu combien j'ai
souffert pour toi ? Qu'il ne te soit pas dur ide souffrir pour moi ! »
À
vingt ans, elle assura que le Christ s'était fiancé avec elle, et
l'anneau qu'elle prétendit avoir reçu de sa main percée lui devint
visible. De plus, cinq ans avant sa mort, elle sentit dans sa chair de
douloureux stigmates. Poussée par une révélation, Catherine sortit de
sa solitude en 1367, à l'âge de vingt ans, et elle visita les pauvres
et les malades. Elle guérit des pestiférés, et reçut dans ses mains la
tête d'un jeune seigneur décapité. Sa sollicitude s'étendit jusqu'à la
papauté. Elle pressa Grégoire XI de quitter Avignon pour se fixer à
Rome et elle l'adjura d'entreprendre une nouvelle croisade et de
réformer l'Eglise « en chassant les loups de la
bergerie ». Elle joua même un rôle politique. Elle détendit
les rapports entre le pape et les villes de Pise et de Florence.
En 1378, en extase à Sienne, elle
dicta à trois secrétaires, Barduccio, Maconi et Néri, son fameux
Dialogue (Dialogo della divina Providentia), en peu de temps, affirme
son confesseur et biographe Raymond de Capoue, à loisir, soutient au
contraire un récent critique, Robert Fawtier, qui se fonde sur le
caractère littéraire du style (44).
Traité mystique, où elle prescrit
la prière, l'obéissance et d'autres vertus. Peu de temps après, elle
soutint Urbain VI contre l'antipape Clément VII, l'engageant, sans
succès d'ailleurs, à ne manier que les armes « de la
repentance, de la prière et de l'amour ». Elle mourut le 29
avril 1380, à trente-trois ans. Le pape ordonna de lui faire de
magnifiques funérailles. Un an après, sa tête enfermée dans un
reliquaire, fut envoyée à Sienne, et en 1461, Pie Il la canonisa en
lui
rendant ce touchant témoignage : « Nul ne l'a jamais
approchée sans devenir meilleur. » En 1866, Pie
IX
lui conféra la dignité de « patronne et protectrice de
Rome », au même titre que saint Pierre.
Catherine envoya de nombreuses
lettres. « Elle les dictait, dit Raymond de Capoue, avec tant
de rapidité qu'elle semblait en lire le contenu dans quelque livre
placé devant elle. » On en a conservé 381, adressées aux
personnes les plus diverses (45) :
son confesseur, des
religieux et des religieuses, des mondaines et des condottières, deux
papes des reines et des rois. Elle y multipliait les conseils, les
encouragements et même les objurgations. Elle écrivait à un
pape : « Sois un homme viril et sans peur, ferme dans
sa résolution et confiant dans le Christ. » Elle recommandait
à un légat de « faire comprendre au Saint-Père que la perte
des âmes est plus grave que celle des cités, car Dieu demande des
âmes ! » Ces lettres révèlent en elle une sainte
différente de celle qu'ont dépeinte ses biographes Raymond et
Caffarini. Elle n'est plus cet organe du Très-Haut qui n'échoue jamais
dans ses entreprises et qui reçoit les hommages des papes et des
grands. Elle devient, dit Robert Fawtier, « une petite
religieuse à l'âme haute, dévorée du désir de servir l'Eglise. Mais,
si
son coeur est grand, ses moyens sont faibles, purement humains. Elle
ne
commande nullement aux grands, elle les prie et ils ne l'écoutent
pas... Âme d'élite, trop belle pour les temps où elle a vécu »
(Tome II, P. 336-337). Monastique, Catherine de Sienne a été, à
certains égards, évangélique. Devenue raisonnable, elle écartait
l'ascétisme excessif et insistait sur la prière (46)
et l'amour. Prophétesse soulevée
contre la corruption du clergé, elle n'a pourtant pas entrevu le mal
que les papes faisaient à l'Eglise, et la nécessité
qui
s'imposait de lui donner un autre esprit et d'autres chefs (47).
Complétons ce bouquet de fleurs
mystiques du XIVe siècle en y joignant la plus exquise de toutes,
éclose au siècle suivant, l'Imitation de Jésus-Christ (48).
Sa réputation a été immense (49),
et elle est méritée. Elle la doit à sa simplicité, qui déroule des
séries de phrases courtes en forme de sentences limpides et suaves.
Elle la doit aussi à la saveur de nombre de ses pensées, souvent
originales et judicieuses. Qu'on en juge par ces extraits :
« Ne te crois jamais meilleur que les autres, de peur que Dieu
ne te regarde comme le pire de tous. Quand on te loue tu n'en es pas
plus saint, et si l'on te blâme, tu n'en es pas pire. Ton âme n'a
point
d'ennemi plus dangereux que toi-même. Si tu es vraiment coupable de ce
qu'on te reproche, prends-en occasion de te corriger, et, si tu es
innocent, pense à souffrir avec joie pour l'amour de Dieu. Il se
trouve
assez de gens avec Jésus-Christ quand il rompt le pain, mais peu quand
il s'agit de boire à sa coupe. Si tu portes la croix de bon coeur,
elle
te portera aussi. Nul ne peut paraître dans le monde avec sûreté s'il
n'a de l'amour pour la
retraite... » Ce qu'on aime encore dans l'Imitation, c'est la
hauteur de son idéal. Il est incomplet, puisqu'elle est muette sur
l'activité sociale (50) ; il
est gâté par des
erreurs telles que la croyance au Purgatoire et au mérite des oeuvres,
mais avec quelle insistance elle recommande et même commande la
sainteté, la discipline, l'humilité, la douceur, la résignation, la
résistance au péché ! « Que vous sert-il de disputer
hautement de la Trinité, si vous êtes sans humilité ? Si vous
connaissiez toute la Bible, que vous profiterait tout cela sans la
charité et sans la grâce ? Tout est vanité, hormis aimer Dieu
et le servir seul » (L. I, ch. 1). Et voici son refrain, qui
est celui d'une hymne glorifiant « notre Seigneur »
et lui seul : « s'exercer en sa très sainte vie et
passion et ne chercher que lui » (L. 1, ch. XXV).
Ce qui attire enfin au chef-d'oeuvre
du moine Thomas a Kempis, c'est sa sonorité mélancolique. « Ce
n'est, dit admirablement Huizinga, l'éloquent professeur de Leyde, ni
le frémissement lyrique d'Henri Suso, ni l'éclat fixe de Ruysbroeck.
Avec son tintement de phrases qui se suivent à pas égaux et de sourdes
assonances (51),
elle ne serait que de la prose, si son rythme monotone ne la rendait
semblable à la mer pendant les soirs de calme. Tout est uni, tout est
dans le mode mineur : rien que la paix, le repos, l'attente
tranquille et la consolation. Taedel nie vitae temporalis,
« je suis fatigué de vivre », dit cet évadé de
l'existence. Et pourtant sa parole a eu, plus que toute autre, le
pouvoir de fortifier pour la vie, et ce livre de simple sagesse, écrit
pour le coeur abandonné, est devenu un livre de tous les
temps » (Déclin, p. 276).
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