La vieille protestation de la conscience chrétienne contre la
tyrannie des papes et la corruption du clergé prit une grande ampleur
aux XIVe et XVe siècles, surtout en Angleterre et en Bohême, avec Jean
Wyclif et Jean Huss, précurseurs de la Réformation.
En Angleterre, cette résistance s'était déjà
vigoureusement affirmée au XIIIe siècle. Le Saint-Siège y maintenait
ses prétendus droits à la confirmation des évêques, et plus d'une fois
il cassa des élections faites par les chapitres. Il substitua aux élus
réguliers, pour le siège de Cantorbéry, en 1207, Étienne Langton et,
en 1264, Bonaventure. Il se réservait l'élection à de grands évêchés
où il plaçait des Italiens, parfois des enfants (d'après Grossetête).
Il s'arrogeait aussi le droit de transférer les évêques d'un siège à
un autre. L'Eglise et les barons avaient protesté contre ces abus avec
les Constitutions de Clarendon (1164), mais le pape était resté
intraitable. Ils continuèrent au siècle suivant. Le tribut de Jean
sans Terre et le denier de saint Pierre (1)
ne furent payés qu'en retard et en partie. D'après Matthieu Paris,
quand Innocent IV réclama un tiers des revenus
ecclésiastiques pour trois ans et demi, il fut éconduit par une
assemblée d'évêques et d'abbés. Martin, légat pontifical, auquel sa
rapacité avait valu, de même qu'à ses collègues, le qualificatif de
« loup », fut sommé par les barons de quitter le royaume. En
1236, ils repoussèrent l'essai d'introduction du droit Canon dans leur
pays. Les meilleurs esprits s'élevèrent aussi contre l'ignorance du
bas clergé, la vie des prêtres non mariés, le faste des grands
dignitaires de l'Eglise, parfois guerriers et courtisans et trop
souvent corrompus. Il y eut également des résistances aux entreprises
des rois qui prétendaient placer leurs courtisans sur les sièges
épiscopaux ou prélever des taxes nouvelles sur l'Eglise. Au premier
rang des protestataires, on vit se dresser les deux grands évêques de
Lincoln, Hugues et Robert Grossetête.
Le XIVe siècle amena de grands changements politiques et
sociaux en Angleterre. On y vit grandir l'autorité du Parlement, qui
fut définitivement constitué en deux Chambres (1341). On y vit croître
aussi l'agitation populaire, surexcitée par le désordre économique
consécutif à la Peste noire (1348), et par les nouveaux impôts que la
Guerre de Cent ans (commencée en 1337) rendait nécessaires. Elle
s'exprima dans les harangues de Jean Ball et les poésies de Guillaume
Longland, auteur de la Complainte de Piers le laboureur. Une révolte
éclata en 1381, sous la conduite de Watt Tyler (2).
Les rebelles protestaient contre le poids écrasant des dîmes, le faste
insolent des grands dignitaires (3),
la paresse des moines mendiants, l'immoralité
d'une grande partie du clergé (4),
et ils demandaient la participation des travailleurs à la jouissance
des énormes biens de l'Eglise. Un autre fait saillant fut la digue
opposée par l'État anglais à l'orgueil et à l'activité de son clergé.
Le Parlement lui interdit les hauts emplois officiels pour les
réserver aux laïques (1370). L'Eglise dut se résigner aussi à voir ses
biens assujettis à l'impôt.
Au cours de cette période, la lutte du gouvernement
anglais contre la suzeraineté pontificale se poursuivit (5).
Diverses, mesures législatives interdirent les taxes papales
contraires aux coutumes du pays et la comparution des Anglais devant
un tribunal étranger. « Les lois précédentes, dit l'historien
Thomas Fuller, avaient rogné les ongles du pape, mais celles-ci lui
coupèrent les doigts. » Rome n'en continua pas moins à pressurer
l'Eglise anglaise et à y placer ses créatures (6).
À la fin du règne d'Edouard III, des cardinaux étrangers y détenaient
les plus riches doyennés et d'innombrables prébendes. Les papes
multiplièrent nominations et mutations pour toucher les redevances qui
y étaient attachées (7),
et la curie d'Avignon répétait en souriant que les Anglais étaient
« de bons ânes supportant tous les fardeaux, même intolérables,
qui leur étaient imposés ».
Enfin Wyclif parut (8),
grand esprit, haute conscience, qui a mérité les deux beaux titres d'
« étoile du matin de la Réforme » et de
« docteur évangélique ». S'il n'a pas proclamé la
justification par la foi, il a mis la Bible au-dessus du pape et il a
répété que le salut consiste à croire en Christ. Mais il a paru trop
tôt, à une époque où les esprits n'étaient pas encore assez affranchis
pour le suivre. Pourtant, sa sonnerie d'avant-garde ne s'est pas
évanouie dans le désert, et le bûcher sur lequel il a jeté les
funestes erreurs de l'Eglise plus puissant que celui qui devait
consumer ses pauvres restes, a resplendi jusqu'en Bohême, où il a
rallumé le flambeau de l'Évangile trop oublié.
Jean Wyclif (9) naquit
vers l'an 1324, près du village de ce nom dans le Yorkshire. Il fut
étudiant dit Balliol College à Oxford, et y devint professeur (fellow)
en 1361. Il composa à cette époque quelques traités de logique et des
commentaires bibliques. La bulle d'Urbain V qui réclama, en 1365, le
tribut de Jean sans Terre avec les arrérages dûs depuis trente-trois
ans le fît sortir de sa studieuse retraite, comme champion des
intérêts anglais. C'est alors qu'il publia son traité sur la
Seigneurie divine (De Dominio divino), qui déclarait l'Eglise non pas
propriétaire, mais simplement intendante de ses biens, comme le Christ
l'avait été. Affirmation hardie, complétée par celle d'un autre livre,
la Seigneurie civile (De Dominio civili), soutenant que le chrétien,
fût-il pape, peut être privé de ses biens par l'État s'il en fait
mauvais usage (10).
Wyclif fut désigné pour prendre part aux conférences de
Bruges (1374), où les délégués d'Edouard III réglèrent avec les légats
de Grégoire XI la question délicate de l'investiture des bénéfices
ecclésiastiques. Au retour de cette mission, il fut nommé recteur de
Lutterworth. En 1377, Courtenay, évêque de Londres, le cita devant son
tribunal à cause de ses attaques contre le Saint-Siège. L'audience fut
houleuse. Le duc de Lancastre, protecteur de Wyclif, échangea des
propos violents avec l'évêque et il y eut un tumulte populaire. Le
pape inquiet lança contre le perturbateur cinq bulles véhémentes qui
dénonçaient dix-neuf de ses thèses contraires au droit et au dogme
catholiques. Cité à Lambeth (1378), Wyclif fut délivré par des
bourgeois de Londres et les professeurs de théologie d'Oxford se
firent les champions des propositions incriminées. Le Schisme
d'Occident éclata peu après, et les bulles furent oubliées.
Devant la terrible crise de la papauté, Wyclif sentit que
l'Eglise pouvait se passer d'un chef visible et devait se réformer sur
la base des Livres saints. Persuadé qu'il fallait les mettre à la
portée de tous, il entreprit avec quelques amis l'oeuvre capitale de
leur traduction en langue vulgaire. Il multiplia, en latin et
en anglais, sermons et traités, et il organisa un corps d'évangélistes
itinérants, prêtres et laïques, instruits à Oxford, qui se répandirent
dans le pays à la grande indignation de Courtenay. En 1381, il publia
ses douze thèses sur l'Eucharistie, dont dix furent condamnées l'année
suivante par un synode tenu à Londres. Il riposta par sa Confession de
maître Jean Wyclif, qui se terminait par ce noble cri : « Je
crois que la vérité finira par triompher. »
En novembre 1382, Courtenay, devenu archevêque de
Cantorbéry, fit condamner par le synode d'Oxford vingt-quatre
propositions de Wyclif. Ce dernier répondit en présentant au roi et au
Parlement une pétition réclamant quatre réformes (d'où le nom de
Quatre Articles), dont voici les principales : abolition des
voeux monastiques, des dîmes et des offrandes prédication de la pure
doctrine du Christ sur l'eucharistie. Mais, abandonné par Richard II,
il dut se retirer à Lutterworth, où il passa les deux dernières années
de sa vie à rédiger des ouvrages de controverse. Il compléta son grand
traité, le Trialogus, qui plaçait la Bible au-dessus de l'Eglise, et
il composa l'Office pastoral, le Dialogue et de nombreux écrits
populaires. Il fut emporté, à la fin de décembre 1384, par une attaque
de paralysie.
Wyclif avait un esprit pénétrant, un caractère vif et
sympathique. Les portraits qu'on a de lui le représentent avec la robe
et le bonnet d'Oxford, le visage ouvert encadré d'une longue barbe, de
grands yeux clairs, les joues osseuses et le teint pâle. Ses mérites
sont si grands qu'un adversaire, l'historien catholique Lingard, lui a
rendu le beau témoignage d'avoir été « un homme extraordinaire
qui, exemplaire dans sa conduite, proteste contre le vice avec la
liberté et la sévérité d'un apôtre » (11).
L'Eglise, moins généreuse, a flétri sa mémoire. Le concile de
Constance ordonna, en un latin aussi affreux que sa sentence,
que « son corps et ses ossements fussent exhumés » (Mansi,
T. XXVII, p. 635). En 1425, on les réduisit en cendres, qu'on jeta
dans un ruisseau voisin.
L'oeuvre réformatrice de Wyclif s'est exprimée dans de nombreux
écrits (12), nourris des Livres
saints et de textes empruntés aux Pères et aux Scolastiques, d'un
style vigoureux, déparé, il est vrai, par les redites et les
digressions. Elle comprend des sermons (13)
simples et directs, où son indignation met des flammes subites. Dans
son livre sur l'Office pastoral (De Officio pastorali, éd. Lechler,
Leipzig 1863), Wyclif insiste sur le devoir de la prédication, dont
les évêques se dispensent trop souvent, bien qu'il soit plus
« précieux » et plus « solennel » que
l'administration des sacrements, et il trace le portrait du vrai
ministre, irréprochable et en prière. Mais son oeuvre se compose
surtout de traités, arsenal redoutable de critiques acerbes. Convaincu
de la noblesse de l'Eglise, corps des élus dont le Christ est la tête,
« congrégation de tous les prédestinés » (14),
il
flétrit ceux qui la déshonorent, et tout d'abord le pape, qui peut
être un réprouvé, gâté par le pouvoir temporel, - tel Grégoire XI
horrendus diabolus - véritable Antichrist, créé non par le Seigneur
mais par les démons, dont « tout l'office est vénéneux »
(venenosum) et la tyrannie sur les rois « diabolique ». et
dont l'avidité a fait « le plus maudit des coupeurs de
bourses ». Il dénonce la curie rapace, les prêtres trop souvent
dévergondés et menteurs (15), et
surtout les moines, paresseux, qui trafiquent cyniquement des
indulgences et séduisent les femmes (16)
« loups ravisseurs, fils de Satan, pires qu'Hérode et
Judas » (17). Wyclif s'en
prend encore aux mauvaises institutions et aux dogmes faux ou
dangereux. Il condamne le célibat ecclésiastique (18),
le confessionnal que le Christ n'a ni connu ni prescrit, la
transsubstantiation, renversement de toute logique (19),
génératrice de l' « horrible pensée » qu'on mange la chair
même du Christ. Elle est réellement présente dans les éléments
consacrés, mais sans que leur substance ait été changée.
Aux fausses doctrines et aux autorités usurpées Wyclif
oppose la Bible (20), interprétée
d'après son sens littéral, vrai à tous points de vue (utrobique
verus). Elle est, proclame-t-il, « le livre de vie, la loi du
Seigneur très complète et très salubre », l'unique base de la
foi, à tel point que l'hérésie est ce qui est en désaccord avec elle.
Elle est pleinement vraie. « Quoi de plus affreux (horribilius)
que de soutenir que les paroles de Dieu sont fausses ? »
Comment l'oser si l'on songe à leur contenu, à leur action
bienfaisante et au témoignage que le Christ leur a rendu ?
Précurseur des Réformateurs et aussi peu préoccupé qu'eux-mêmes de
revendiquer les droits de la pensée, il dresse, selon la formule d'un
éminent
pasteur français, « autorité contre autorité, la Bible contre
l'Eglise, la parole de Dieu contre les traditions humaines » (21).
Il
la veut pour tous, laïques et clercs, car elle les aide à suivre le
Christ. De là sa résolution de la traduire en anglais. Ignorant de
l'hébreu et, semble-t-il, du grec, il fit, avec Nicolas Hereford, une
version, remarquable d'ailleurs, de la Vulgata de Jérôme (22).
D'après Knighton, auteur d'une Chronique (latine) des
événements d'Angleterre (Angliae) (23),
cette
traduction, qui mettait à la portée des laïques le « joyau »
du clergé, fit l'effet d'une profanation. « C'est, dit-il, jeter
les perles devant les pourceaux. »
Le synode d'Oxford (1408) interdit toute version de ce
genre sous peine d'excommunication majeure, et l'archevêque Arundel
dénonça Wyclif comme un « vaurien pestilentiel ». En 1414,
la lecture de la Bible anglaise fut interdite, mais malgré cette
défense, cette traduction se répandit largement, parfois en
exemplaires luxueux (24).
Bien qu'il eût échoué à organiser une Église, Wyclif eut
des partisans (25) connus sous
les noms de Wycliffistes ou Lollards (26).
Ils
furent persécutés par Courtenay et par son successeur, Thomas, comte
d'Arundel, et le bouillant évêque de Norwich, Henri Spenser.
La plupart abjurèrent, mais vers la fin du XIVe siècle,
les Lollards se multiplièrent (Knighton, T. II, p. 191). Avec Henri IV
de Lancastre (1399-1413), la persécution se ralluma. L'Acte de 1401
(de comburendo Haeretico), qui interdisait aux Lollards de prêcher et
d'avoir des écoles, fut suivi de quelques exécutions. Deux prêtres et
un tailleur furent brûlés.
Lord Cobham, qui avait condamné les erreurs romaines, fut
emprisonné à la Tour de Londres, puis pendu et envoyé au bûcher
(1417). Trois ans auparavant, le Parlement avait ordonné de traquer
cette hérésie. Elle gagna l'Écosse, dont le Parlement prit contre
elle, en 1425, des mesures analogues. De 1450 à 1517, les Lollards se
recrutèrent surtout dans les campagnes. Il y eut, en 1507, une
persécution qui entraîna des défaillances, connues sous le nom de
« grande abjuration ».
Tandis que le catholicisme anglais s'efforçait de la mettre sous le
boisseau, la pensée de Wyclif jeta des éclairs jusqu'en Bohême.
La grande université de Prague lut avec passion les
ouvrages des docteurs de Paris et d'Oxford, sans excepter
ceux de Wyclif. L'indépendance évangélique fut développée dans le pays
par Thomas de Stitny, champion de la vie intérieure personnelle
supérieure à la dévotion réglementée, et par le prédicateur populaire
Matthias de Janow qui, appuyé sur les Écritures, déclarait que
« le Crucifié suffit à sauver qui croit en lui ». Elle
s'accentua par patriotisme, en opposition à l'Eglise, qui, d'accord
avec l'autorité impériale, favorisait la suprématie des Allemands dans
ce pays. C'est dans ce milieu en fermentation que se forma Jean Huss (27).
Né en 1369 à Husinec, dans la Bohême du sud, au pied du
Fichtelgebirge, il mena la vie d'étudiant pauvre, chantant et rendant
des services manuels pour payer ses frais d'études à Prague. Pourvu
des titres de maître ès arts et bachelier en théologie, il donna des
leçons à l'université, et en 1402 il devint recteur de la Faculté des
Arts et prédicateur tchèque à la chapelle des Saints-Innocents de
Bethléem, à Prague. Il fut détaché de l'Eglise par la lecture de
Stitny et de Janow, et la méditation fervente du Dialogus et du
Trialogus, apportés par Jérôme de Prague, revenu d'Oxford, l'orienta
fortement vers Wyclif (28). Nommé
prédicateur synodal par l'archevêque Zbynek, il
prêcha contre la tyrannie du clergé et le pouvoir temporel des papes,
« poison versé à l'Eglise de Dieu ». Devenu recteur, Jean
Huss, bravant l'interdiction de la propagande wyclifiste ordonnée par
le synode de Prague (en 1405) et par l'université elle-même, deux ans
auparavant, traduisit le Trialogus en tchèque. Mais en 1410, Zbynek,
docile au Saint-Siège, fit brûler deux cents manuscrits de Wyclif au
son des cloches et excommunia les novateurs, et cette sentence fut
renouvelée par le délégué papal. Protégé par Wenceslas, Huss écrivit à
Jean XXIII pour protester de son obéissance à la volonté du Christ et
de son Église, mais il ne tarda pas à s'élever dans sa chapelle contre
la vente des indulgences, et, secondé par Jérôme de Prague, il
organisa une grande discussion publique où il développa les thèses de
Wyclif, et fit brûler la bulle du pape sur les indulgences (juin
1412).
La Faculté de théologie renouvela son interdiction, et
sur l'appel du clergé de Prague contre « les ravages de ce
loup », la curie romaine ordonna que Jean Huss lui fût livré et
sa chapelle rasée, et elle mit la ville en interdit. Soutenu par le
peuple, le vaillant protestataire en appela au tribunal du Christ, en
déclarant que le Saint-Siège tenait ses prérogatives du démon, mais, à
la demande de Wenceslas, il quitta Prague pour la délivrer des
rigueurs de l'excommunication. Il prêcha dans les campagnes, sous la
protection de nombreux seigneurs qui l'aimaient, et il écrivit à ses
fidèles de la capitale des lettres réconfortantes, pleines de suc
biblique. Il composa, à cette époque, en vue du synode national de
Prague (1413), son traité le plus connu, L'Eglise
(De Ecclesià), qui fut lu dans la chapelle condamnée (29).
À cette époque, Sigismond, roi des Romains, et héritier
de la couronne de Bohême, le fit sommer de se présenter au concile de
Constance, sur lequel il comptait pour régler la question religieuse
dans ce royaume. Il lui promettait un sauf-conduit. Le 1er Septembre
1414, Jean Huss lui envoya son acceptation, et il fit son entrée à
Constance (30) le 3 novembre,
escorté par Jean de Chlum et deux autres seigneurs et par Mladenowitz,
qui devait conserver les admirables lettres de son ami et les éditer
avec des notes. Le méprisable Jean XXIII promit à ses amis qu'on ne
lui ferait aucune violence, mais il fut enfermé dans le donjon du
couvent des Dominicains solidement barricadé, sous le faux prétexte
qu'il avait cherché à s'échapper dans un char à foin. Il y languit
trois mois dans une cellule empestée par des latrines, secoué par la
fièvre, privé de livres. Après une interruption de deux mois, il put
écrire des lettres, que le geôlier envoya. Sigismond, qui avait donné
le sauf-conduit, se montra fort irrité de cette réclusion, mais il
céda vite à la pression des ecclésiastiques et de Pierre d'Ailly. Dans
son cachot, Huss écrivit pour son geôlier Robert ses traités sur le
Décalogue, l'Oraison dominicale, le Péché mortel et le Mariage. De
cette période restent treize lettres, adressées presque toutes à son
fidèle Jean de Chlum. On y sent vibrer sa confiance en Dieu et dans la
parole du souverain, avec le vif désir d'être entendu par le concile
et sa ferme attente de la mort.
Une commission, présidée par Pierre d'Ailly, le soumit à
un long interrogatoire et lui présenta une liste d'hérésies extraites
de ses écrits.
Après la fuite de Jean XXIII, il fut transporté dans le
château de l'évêque de Constance, où il resta 73 jours (du 24 mars au
5 juin 1415), souffrant de dures infirmités. Sur la protestation
adressée de Prague à Sigismond par 250 nobles de Moravie et de Bohême
contre le traitement infligé à leur « maître bien-aimé,
prédicateur chrétien », le noble prisonnier fut transporté au
couvent franciscain, où, du 5 au 10 juin, une assemblée de hauts
ecclésiastiques attaqua « ses 260 erreurs et hérésies ». On
lui reprochait d'avoir soutenu que le salut ne dépendait pas du pape
et que Dieu seul avait le droit d'excommunier. On lui en voulait aussi
d'avoir déclaré que Wyclif était un bon chrétien et souhaité que son
âme fût auprès de la sienne (utinam anima esset ibi, ubi est anima J.
Wycleff). Ce procès fut un perpétuel réquisitoire.
Pas de droit de réponse et pas d'avocat pour
l'accusé !
« Assez de sophismes ! lui criait-on quand il
ouvrait la bouche, dites oui ou non ! » Quand il répondit
qu'il avait pour lui Dieu et sa conscience, d'Ailly lui répliqua qu'il
avait contre lui Gerson, et son assertion que l'hérétique ne devait
pas être mis à mort provoqua des rires insultants.
En vain offrit-il de rétracter ce qui dans ses écrits
pouvait être en désaccord avec les Écritures, on exigea son abjuration
(Tschackert, Von Ailli, p. 230). Tous l'abandonnèrent, sauf Jean de
Chlum qui lui tendit la main, comme plus tard Georges de Frunsberg
devait encourager Luther à Worms. Mais Jean Huss resta inébranlable,
méprisant Sigismond, violateur du sauf-conduit, et ce concile inique
qui souillait Constance par ses infamies (Workman et Pope, Letters, p.
269 ss). Il réconfortait ses amis de Bohême, les conjurant de rester
attachés à la Bible et de ne pas s'affecter de l'ordre donné par ses
juges de brûler ses écrits. À trois reprises, de hauts dignitaires
essayèrent vainement de le faire céder. « Vous croyez donc, lui
dit un évêque, être plus sage que tout le
concile ? » - « Non, répliqua-t-il, mais pour que je me
rétracte, il faut qu'on me persuade que les Écritures me
condamnent. »
Le terrible dénouement approchait. Le 6 juillet, Jean Huss fut placé
sur un tabouret élevé, au milieu de la cathédrale, pour y entendre sa
sentence. L'évêque de Lodi, prêchant sur Romains 6, 6, prôna le
retranchement des membres pourris de l'Eglise et fit un éloge pompeux
de Sigismond.
La commission vint ensuite lire trente articles
incriminés. Huss voulut se défendre, mais on le hua. La sentence le
déclarait « disciple non de Christ mais de Jean Wyclif », et
elle ordonnait sa dégradation sacerdotale avec son abandon au pouvoir
séculier. Elle fut votée par tous, même par Gerson.
Six évêques vinrent le dépouiller de ses vêtements et lui
posèrent sur la tête un bonnet couvert de portraits du diable avec le
mot « hérésiarque » ; puis, ils remirent son âme au
démon. « Et moi, répondit le martyr, les yeux tournés vers le
ciel, je me recommande au très compatissant Seigneur
Jésus ! »
Escorté par mille soldats, il marcha d'un pas ferme vers
la place où il devait périr et, les larmes aux yeux, il s'y agenouilla
pour prier. Il était midi. Les mains liées derrière le dos, le cou
enchaîné au bûcher, il refusa d'abjurer. Quand les flammes
s'élevèrent, il s'écria deux fois : « Christ, fils du Dieu
vivant, aie pitié de moi ! » Il mourut en priant et en
chantant. Ses vêtements furent brûlés et ses cendres jetées dans le
Rhin. L'Eglise n'a jamais exprimé de regret de ce crime, l'un des plus
infâmes de l'histoire (31). Au
contraire, le concile déclara, en septembre 1415, que, pour un
hérétique, un sauf-conduit ne lie pas, et « aucune convention ne
doit être tenue si elle est contraire à la foi catholique et à la
juridiction ecclésiastique (32).
Quel défi jeté au Maître qui avait dit : « Que votre oui
soit oui ! »
En niant que le pape fût nécessaire et infaillible, et en
plaçant les Écritures et la conscience au-dessus de l'Eglise, Jean
Huss a été un précurseur de la Réformation, et l'on doit s'associer à
l'hommage émouvant que Luther lui a rendu dans l'édition de sa
correspondance : « Si un tel homme doit être tenu pour
hérétique, personne sous le soleil ne peut être regardé comme un vrai
chrétien. »
Un an après son martyre, le 30 mai 1416, Jérôme de Prague
eut le même sort. Il s'était compromis par son zèle pour Wyclif,
« dont les doctrines, disait-il, sont plus dignes de créance que
celles d'Augustin lui-même », et par sa campagne contre les
indulgences.
Malgré les avertissements de son ami, il vint à Constance
le 4 avril 1415. Onze jours après, il fut pris et enchaîné, et, au
dire de l'humaniste Poggio, témoin de la fin de Jean Huss, il dut
rester 340 jours au fond d'un donjon obscur et infect. En septembre,
il se laissa entraîner à une abjuration solennelle, mais il refusa
d'en faire part à ses partisans de Bohême. Alors le concile, Gerson en
tête, recommença son procès. Mené à la cathédrale (23 et 26 mai 1416),
il se défendit d'avoir rejeté la transsubstantiation, mais il dit sa
douleur d'avoir renié Wyclif et Jean Huss et s'éleva contre la
violation du sauf-conduit de son ami. Le 30 mal, on le reconduisit à
la cathédrale. Après avoir entendu un sermon violent et impudent de
l'évêque de Lodi, il monta sur un banc et présenta sa défense avec une
logique et une éloquence admirables. Condamné aussitôt, il sortit, le
visage joyeux, et reçut le bonnet d'infamie. Les bourreaux lui ayant
proposé d'allumer le bûcher derrière lui pour qu'il n'en vît pas les
flammes, il répliqua : « Non, mais devant moi ! Si
j'avais eu peur, je ne serais jamais venu ici. » (33).
il périt au même lieu que son ami.
La nouvelle du supplice de Jean Huss surexcita la Bohême.
La populace de Prague faillit tuer l'archevêque. Le 2 septembre 1415,
à la diète, 452 nobles signèrent une protestation contre le crime du
concile, et trois jours après ils fondèrent une ligue pour assurer,
pendant six ans, la libre prédication de l'Évangile dans leurs États.
Le 23 mai 1416, l'université de Prague publia un éloge du
« maître dont la vie avait été hors de pair ». Le concile
répliqua avec hauteur. Il dénonça aux prêtres de cette ville le trio
maudit, dont ils devaient abattre les rejetons, et il cita les
signataires de la protestation à comparaître devant lui.
Après la fin du concile de Constance, Martin V ordonna le
châtiment des Hussites (22 février 1418) Wenceslas se disposait à lui
obéir quand il se vit abandonné par le grand chef militaire, Jean
Ziska dit le Borgne. Les Hussites s'organisèrent en deux partis
distincts, d'accord pourtant pour réclamer l'accès des laïques à la
coupe de communion : les Taborites et les Utraquistes (34).
Quarante ans plus tard devait se former un
troisième groupe, l'Unité des Frères ou Frères de Bohême.
À la mort de l'infortuné Wenceslas, qui avait longtemps
langui en prison (1419), la couronne de Bohême passa, non sans luttes,
à son frère Sigismond, qui, plus tard, se fit couronner roi à Milan,
puis empereur à Rome. Il voulut réduire les Tchèques par les armes,
mais ses insuccès (1420-1421) le décidèrent à laisser aux princes
allemands le soin de continuer cette horrible croisade, chère à Martin
V. La Bohême, envahie cinq fois, repoussa cinq fois l'agression.
Ziska, chef des Taborites, périt en 1424, mais trois ans plus tard,
ses troupes, conduites par son successeur, Procope Rasa dit le Grand,
prêtre éminent de Prague, pénétrèrent en Allemagne. Après la déroute
des catholiques, commandés par le cardinal Cesarini (1431), le concile
de Bâle fut réduit à négocier.
Trois cents délégués s'y rendirent, sous la direction de
Procope, Taborite, et de Jean Rokyzana, pasteur à Prague, représentant
des Utraquistes. Ils furent bien reçus (4 janvier 1433) et purent
célébrer leurs rites. On leur reconnut le droit des laïques à la
coupe, à condition qu'il fût enseigné que le Christ entier est contenu
dans chacun des éléments (Mansi, T. XXXI, p. 273 ss).
Le parti taborite, radical et austère, fut mécontent de
cette concession. La guerre civile éclata, mais il fut battu (1434) et
perdit son chef et, en 1452, le mont Tabor. Sigismond, entré en
possession de son royaume, reconnut le clergé utraquiste. Rokyzana,
élu par la diète archevêque de Prague (1435), administra son diocèse
jusqu'à sa mort (1471) sans avoir reçu la confirmation papale. En
1462, Pie Il annula les concessions de Bâle, mais Georges de
Podiebrad, seigneur de Bohême devenu roi cinq ans avant, lui résista (35).
La guerre suscitée par le pape, qui avait invité le souverain de Hongrie
à lui prendre sa couronne, coûta la vie à Podiebrad, mais les
Utraquistes conservèrent leurs droits jusqu'en 1629, date où le
sanguinaire Ferdinand II, empereur d'Allemagne et roi de Hongrie et de
Bohême, devait supprimer la communion sous les deux espèces.
Les Frères de Bohême eurent une plus longue existence.
Apparus en 1457, ils se donnèrent une organisation particulière :
ils rejetaient le ministère des prêtres catholiques et le service
militaire. Dès le début, ils furent en relations étroites, comme l'a
bien montré l'historien Goll, avec les Vaudois venus d'Italie dès la
fin du XIVe siècle. Ce fut l'évêque vaudois Étienne qui consacra
Michel « prêtre et évêque » (1467). En 1500, les Frères de
Bohême comptaient deux cent mille membres. Une délégation, comprenant
Michel Weiss, auteur de leurs hymnes, visita Luther qui eut en main
leur catéchisme. Après de cruelles persécutions commencées en 1549,
les Frères devaient reparaître dans l'établissement morave de Herrnhut
(1722), et se signaler par d'admirables efforts missionnaires au
Groënland, chez les Indiens d'Amérique, au Thibet et ailleurs.
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