Dans la chrétienté occidentale, à la fin du Moyen
Âge comme aux siècles précédents, on discerne un réseau de pratiques
religieuses qui étaient à la fois l'expression de la piété et son
aliment.
Les prédications étaient suivies, du
moins celles des grands orateurs populaires (1).
Bernardin de Sienne (mort en 1444),
d'origine aristocratique, premier vicaire général des Franciscains
stricts, remuait fortement les coeurs en Lombardie et surtout à Rome,
où ses auditeurs brûlèrent leurs jeux sur le Capitole. Jean de
Capistrano, vicaire général des Franciscains stricts à partir de 1443,
tristement connu par son fanatisme papiste et ses rigueurs contre les
Hussites. décidait les foules, en Allemagne, à jeter au feu leurs
ornements frivoles et leurs jeux.
Vincent Ferrier, dominicain
espagnol, prêchant dans son pays ainsi que dans l'Italie du nord et en
France, convertit, dit-on, vingt-cinq mille Juifs et huit mille
Mahométans. Il était parfois escorté par des Flagellants, et il se
fouettait lui-même, à la grande indignation de Pierre d'Ailly et de
Jean Gerson. Rappelons enfin que le frère Richard, confesseur de
Jeanne
d'Arc, haranguait d'immenses
auditoires pendant des journées entières, en 1429, au cimetière des
Innocents, à Paris.
On s'édifiait aussi par la lecture
des ouvrages mystiques dont nous avons parlé, et par celle des Bibles
illustrées qui parurent avant la Réformation, en particulier des
Bibles
pour les pauvres (Biblia pauperum), d'abord simples feuilles puis
ouvrages avec des peintures de scènes bibliques et des explications
parfois fantaisistes en latin, en français ou en allemand (2).
On
lisait aussi, en Allemagne, dès l'invention de l'imprimerie, des
manuels élémentaires, parfois puérils, pour la confession et la
préparation à la mort (3). En voici
quelques-uns : le
Guide de l'Âme et le Sentier des Cieux, qui dépeignent la famille
chrétienne ; la Voiture céleste, dont les chevaux sont les
vertus évangéliques et le conducteur la Trinité ; le Miroir
d'un Chrétien, commentaire du Symbole des Apôtres. Parmi ces livres
destinés à instruire les laïques, il faut citer les manuels
pénitentiaux de Jean Wolff, chapelain à Saint-Pierre de Francfort à la
fin du XVe siècle (4),
et les Horn Books (abécédaires), petits tableaux rectangulaires sur
lesquels étaient inscrits l'alphabet et l'oraison dominicale. La
confession était pratiquée avec ferveur, parfois à l'excès (5).
On s'édifiait également aux
représentations religieuses, fréquentes en Allemagne et en Angleterre,
où elles étaient données sur les places publiques. La farce s'y mêlait
au sérieux sans lui nuire, et l'impression était morale, puisque le
diable y était sans cesse bafoué. On jouait des scènes bibliques, la Nativité,
le Massacre des Innocents,
des paraboles. Celle des dix vierges fut représentée à Eisenach, en
1324, avec tant de puissance que le margrave en tomba malade d'émotion
et en mourut. En Angleterre, il y avait quatre cycles de
« miracles », joués à York, Chester, Coventry et
Wakefield. Ces pièces populaires se maintinrent jusqu'au XVIe siècle.
Plus tard, celle de la Passion fût organisée pendant une terrible
épidémie (1634) à Oberammergau, en Bavière, et depuis lors elle a été
jouée tous les dix ans.
À côté de ces exercices religieux qui donnaient
quelque nourriture aux âmes, il y en avait d'autres, futiles et
décevants, qui les agitaient parfois en les égarant. Tels les
pèlerinages, qui attiraient les foules à Jérusalem, à Rome, à Trêves
soi-disant dépositaire de la sainte tunique, à Cologne où l'on
montrait
les corps des rois images, à Aix-la-Chapelle où l'on vénérait la
ceinture du Crucifié (6). On se
rendait aussi à la tombe de
Thomas Becket et à celle qui, à Santiago de Compostelle, passait pour
renfermer les restes de Jacques le Majeur, martyr. Une énorme
collection de reliques, réunie à Halle par Albert, archevêque de
Mayence, contenait de la manne des Hébreux, du vin miraculeux de Cana,
une bouteille pleine de lait de la Vierge. Les moines furent les
pourvoyeurs diligents de ces ridicules attractions. Les effets de ces
pèlerinages n'étaient rien moins que salutaires, et la réflexion de
l'Imitation de Jésus-Christ n'était que trop justifiée :
« lis se sanctifient rarement ceux qui en font
beaucoup » (raro sanctificantur qui multum peregrinantur).
On peut en dire autant du culte des
saints, toujours en faveur. « Chacun d'eux a son office spécial »,
dira plus tard
Érasme dans son Éloge de la Folie, en s'étonnant de leur voir adresser
plus de prières qu'à Pierre ou Paul et même au Christ.
« On les tenait, dit
Huizinga, pour les fondés de pouvoirs de la divinité » (7).
On
invoquait leur aide pour éloigner les maladies : saint
Sébastien et d'autres contre la peste, saint Maur contre la goutte,
saint Antoine contre certaines affections de la peau. Puis, par un
étrange revirement, on finit par leur attribuer les maladies qu'ils
étaient censés guérir, et l'on disait couramment « le mal de
saint Maur ou de saint Antoine » (8).
À la vénération des saints s'ajouta
celle des anges gardiens, recommandée, dans son livre sur les Anges
(De
Angelis), par le chancelier Gerson, qui, malgré son traité
« contre la superstition », se signalait par sa
dévotion puérile à saint Joseph.
L'âme populaire s'exaltait encore
avec le culte de Marie (9),
glorifiée dans des hymnes latines,
naïves et ferventes. On les chantait dans les couvents et les églises,
les pèlerinages et les processions (10).
La doctrine de l'Immaculée
Conception, déclarant la Vierge exempte de toute souillure originelle,
fut définie par le concile de Bâle (17 septembre 1439), mais cette
décision n'eut pas d'autorité oecuménique. À ce culte s'était ajouté
celui d'Anne (11),
nom donné à la mère de Marie par les évangiles de Jacques et de
l'Enfance, qui assignent à son père
celui de Joachim - indication tenue pour suspecte par Jérôme et
Augustin. Les croisés rapportèrent des reliques d'Anne, et leur
vénération se répandit. On éleva en son honneur des églises et des
hôpitaux. Elle devait être célébrée par Alexandre VI, par un abbé
allemand Trithémius, qui lui consacra un poème (De laudibus sanctae,
Annae, Mayence 1494), par Albert Durer qui la peignit à côté de Marie,
par Grégoire XIII qui, en 1584, fixa son jour de fête au 26 juillet.
De
cette époque datent d'autres innovations, telles que l'Angelus. La
coutume d'accompagner par trois sonneries quotidiennes, dont une à
midi, la prière Angelus Domini, etc., en l'honneur de l'Incarnation,
apparaît nettement en 1375 à Soissons.
Pour comble de malheur, à côté de
ces pratiques religieuses trop souvent génératrices d'une piété
artificielle, on retrouve, fortifiée et démoralisante, l'institution
des indulgences. Cette notion de réversibilité des mérites, touchante
en elle-même puisqu'elle est une forme de la solidarité, sorte de prêt
sans intérêt et sans remboursement des âmes riches aux âmes pauvres,
choqua les hautes consciences, celles d'un Wyclif, d'un Jean Huss et
d'un Luther, parce qu'elle réduisait le pardon au rôle de denrée, mais
la masse, séduite par les avantages des indulgences, les rechercha
« avec passion », comme l'avoue l'historien
catholique Siebert. Le monopole de vente fut exercé par les évêques et
surtout par le Saint-Siège. En 1476, Sixte IV devait en étendre le
pouvoir libérateur aux âmes du Purgatoire qui, d'après Thomas d'Aquin,
sont elles aussi sous la juridiction de l'Eglise.
On devine ce que pouvait être, à
cette époque, la moralité générale, mal soutenue par un christianisme
formaliste et superstitieux, à certains égards dangereux pour la
conscience. Elle fut médiocre. La vie des
nobles offrait trop souvent un mélange attristant de dévotion et
d'inconduite.
Louis d'Orléans avait sa cellule
dans le couvent des Célestins où il entendait parfois cinq ou six
messes par jour, et sa légèreté était déplorable. Des écrivains comme
Eustache Deschamps, Antoine de la Salle et Molinet écrivaient des
poèmes pieux et des pages obscènes. Si l'on en croit Nicolas de
Clémanges (12),
les églises et les centres de pèlerinage étaient devenus des lieux de
rendez-vous. Le clergé, à part de nobles exceptions, avait lui aussi
une moralité relâchée, triste fruit d'un célibat contre nature. Elle
était aggravée par la nomination de hauts dignitaires issus d'une
aristocratie frivole, corrompus par la scandaleuse coutume du cumul.
Ne vit-on pas Gonzalès de Mendoza,
brillant chevalier, archidiacre de Guadalajara dès l'âge de douze ans,
titulaire de plusieurs sièges très élevés, et Jean de Lorraine,
détenteur de neuf évêchés, trois archevêchés et neuf abbayes, dont
celle de Cluny (Schaff, T. V, 2e partie, p. 664) ? Quant au
bas clergé, sa valeur morale était compromise par son mode de
recrutement. Les familles y faisaient entrer ceux de leurs fils qui
étaient peu doués, semblables, selon la rude expression du prédicateur
Geiler de Strasbourg, aux paysans offrant à saint Antoine leurs
pourceaux malades. Dans les couvents, en Allemagne surtout, la
moralité
était relâchée. Ceux de nonnes étaient assez souvent visités par les
nobles, et dans l'un d'eux les religieuses dansèrent pour distraire
leur visiteur (Janssen, T. 1, p. 726). En Angleterre, la vieille et
célèbre abbaye de Saint-Albans n'était plus du tout édifiante.
Les historiens sont assez d'accord
sur cette triste réalité. Ficker et Bezold signalent
« l'immoralité extraordinaire » et la
« mondanité inouïe » du clergé allemand,
et ces renseignements de deux écrivains protestants sont confirmés par
le catholique Janssen (T. I, 681, 687, 708). Ils s'appuient,
d'ailleurs, sur de sérieux témoignages anciens. Une déclaration
rédigée
en 1414 par l'université d'Oxford déplorait « les désordres
non déguisés du clergé », et un peu plus tard l'humaniste
Colet s'emportait contre « la grande multitude des prêtres
courant du lieu de débauche à l'autel du Christ » (13).
En Suisse, dans mainte, paroisse,
les maris, par mesure de sauvegarde, forçaient les jeunes prêtres à
prendre des compagnes attitrées.
Les autorités ecclésiastiques
essayèrent d'enrayer ce relâchement si humiliant. Les conciles de
Constance et de Bâle le déplorèrent sans pouvoir le guérir. Le seul
remède efficace - le mariage des prêtres - fut proposé par le cardinal
Zabarella, Piccolomini et Jean Gerson (14),
d'accord sur ce point avec les Lollards, mais on ne les écouta pas.
L'Eglise préféra subir ce dérèglement et parfois même en profiter.
Dans
le diocèse de Bamberg, une taxe de cinq gulden était prélevée pour
chaque enfant né d'un prêtre, et, une certaine année, elle rapporta
quinze cents gulden (15). En
Espagne, il devait y avoir une réaction plus énergique avec les édits
sévères de Ferdinand et Isabelle.
Si, à la fin du Moyen Âge, la chrétienté reste
déconsidérée par le désordre de ses moeurs, a été du moins fidèle à
l'idéal social prescrit par l'Évangile ? Et l'Eglise, qui
s'était montrée impuissante à
relever son niveau moral et avait même contribué a l'abaisser,
a-t-elle
mieux rempli la mission pacificatrice et charitable assignée par Jésus
à ses disciples ?
Le tableau des relations entre les
peuples et entre les classes sociales, aux XIVe et XVe siècles, est
loin d'être réconfortant (16).
En France, la Guerre de Cent ans
désole les populations et couche à terre la fleur de la noblesse sous
les longues flèches des archers anglais, jusqu'à ce que Jeanne d'Arc,
insufflant son âme au dauphin chétif et pusillanime, fasse de lui un
homme et un roi, en préparant ainsi la libération du pays. En Italie,
l'agitation est vive et presque continuelle. Dans le Piémont, ce sont
les conflits de trois familles, les Montferrat, les Saluces et les
ducs
de Savoie. En Lombardie, les villes, où le régime communal est en
décadence, se donnent à des podestats : les Visconti à Milan,
les Della Scala à Vérone, les Este à Ferrare. Il y a trois
républiques : Gênes, Venise et Florence. La première guerroie
contre la seconde et ruine la concurrence commerciale de Pise,
Florence
bat Ugolin, le fameux gibelin pisan, et se partage entre les
« Noirs » (guelfes) et les
« Blancs » (gibelins modérés). À Milan, Matthieu
Visconti, et plus tard Galéas et son second fils, Philippe-Marie
Visconti, font des conquêtes, en attendant que leur ville se donne au
condottiere Sforza (XVe siècle). À la même époque, Florence est
déchirée par les luttes du banquier Jean de Médicis et des Albizzi,
jusqu'au jour où Cosme devient dictateur. Dans les États de l'Eglise,
le désordre est pire encore. Au XIVe siècle, Rome est secouée par le
terrible conflit entre les Orsini et les Colonna, rendu plus âpre par
le départ de la papauté pour Avignon.
Après une période de paix, due à un grand diplomate, le cardinal
espagnol Albornoz, auteur de « Constitutions »
régissant les États de l'Eglise (1357), l'incendie se rallume avec le
Schisme d'Occident. Urbain VI, devenu maître de Rome (1379), s'enfuit
pour n'y rentrer que neuf ans plus tard. Boniface IX, son successeur,
réussit à renverser la république romaine (1398) et à étouffer une
révolte des Colonna (1401), mais, à partir de Grégoire XII
(1406-1409),
Rome devient l'enjeu d'un duel acharné entre Ladislas, fils de Charles
de Durazzo, et Louis Il d'Anjou, fils de Louis 1er, jusqu'à ce que
Jeanne II, soeur et héritière de Ladislas, la rende à Martin V, qui y
fait son entrée en 1420.
L'Espagne est troublée elle aussi.
En Castille, les rois, dont le plus en vue est Henri de Trastamare
(1366-1379), soutiennent de terribles luttes contre les seigneurs. Le
royaume de Navarre est ruiné par la mégalomanie de Charles le Mauvais,
petit-fils de Louis X de France (1349-1387), pour retrouver un éclat
passager sous son fils Charles III le Noble. Le Portugal, prospère
sous
le roi Denis créateur d'une flotte puissante, s'affaiblit pour se
relever avec Henri le Navigateur. Le royaume d'Aragon est le théâtre
de
longs conflits entre la royauté et les nobles (hidalgos ou riches),
finalement dominés par Pierre le Cérémonieux (1336-1387), et il étend
sa puissance en Sicile et jusqu'en Grèce. En Bohême, la suprématie de
Charles IV (1346-1378) est suivie d'une décadence que n'arrêteront ni
Sigismond ni ses successeurs, de la famille des Habsbourg, dont l'un
sera battu par les Suisses aux portes de Bâle et un autre (Ladislas)
supplanté par un seigneur hussite, Georges de Podiebrad. L'empire
serbe (17),
après les brillants succès d'Étienne
Dusan, s'écroule à Kossovo, en 1389, sous la ruée turque. La Hongrie,
conquise par la maison d'Anjou, prospère sous Louis dit le Grand
(1342-1382), mais, après sa mort, la Pologne, qu'il avait acquise,
reprend son indépendance sous Jagellon, duc de Lithuanie, et ses deux
fils.
Aux guerres suscitées par tous ces
bouleversements politiques vinrent s'ajouter des troubles sociaux
souvent sanglants (18). Sous la
brillante prospérité de la
Hanse allemande, de Venise et de Gênes, de la France et de
l'Angleterre, des marchands drapiers de Flandre, des banquiers
florentins et siennois, s'agitaient périodiquement ouvriers et
paysans,
trop dominés par leurs employeurs ou trop écrasés d'impôts. Il y eut
la
grande insurrection flamande (1322-1328), la Jacquerie de France
(1358), le soulèvement de 1381, en Angleterre, révoltes durement
réprimées et sans lendemain. En Italie, à Florence (19),
c'est la révolte des Ciompi (gens
de peu, populo minuto) déchaînée en 1378 par le cardeur de laine
Michel
Lando, dont le gouvernement démocratique se maintient quatre ans...
En face de ces guerres si fréquentes
et de ces douloureux grondements populaires, qu'a fait
l'Eglise ?
On trouve peu de traces dans notre
période de ces efforts pacificateurs tentés au XIe siècle par
l'épiscopat français et par Cluny (voir plus haut, p. 61 et 66), avec
le concours d'un noble roi, Robert le Pieux (20)
qui voulut étendre leur action aux rapports internationaux. D'accord
avec Henri Il d'Allemagne, au cours d'une rencontre sur les bords de
la
Meuse (1023), il décida de s'entendre avec Benoît VIII pour la réunion
d'un concile spécial à Pavie. Le projet échoua par suite de la mort de
ses deux partenaires, mais il honore ceux qui le conçurent. Rappelons
encore le traité de paix que Jean XIV fit signer en 990 entre
Ethelred,
roi d'Angleterre, et le duc de Normandie. Mais, aux XIVe et XVe
siècles, on ne trouve guère d'interventions de ce genre. Ce qui frappe
et désole, au contraire, c'est le nombre des prélats et des papes
belliqueux, suscitant ou réclamant parfois des guerres contre les rois
ou contre les Hussites ou pour l'impossible délivrance de l'Orient
chrétien.
Si le Moyen Âge a peu fait pour propager l'esprit
pacifique, il s'est adonné davantage à la bienfaisance. Vers le début
du XVe siècle, activités et institutions charitables apparaissent
assez
développées.
En Angleterre, on faisait de larges
distributions aux pauvres. Il y avait des maisons où l'on donnait du
pain et de la bière, d'autres où l'on soignait les malades, en
particulier les lépreux (21). On
cite un marchand drapier d'York
qui légua cent lits tout garnis aux indigents. L'hospitalisation était
la pensée dominante des chevaliers de l'Ordre teutonique et celle des
Béguines. Ces dernières allaient aussi comme garde-malades à domicile,
en Allemagne (22).
Au XVe siècle se multiplièrent des
hospices municipaux et particuliers, qui n'étaient pas toujours
propres, au dire de Thomas Platter, En 1409, on fonda un hospice
d'aliénés à Valence (23). Pour
combattre l'usure, interdite
sans succès par quelques conciles, ou vint en aide aux emprunteurs par
une institution dont nous ne parlerons que dans le tome suivant parce
qu'elle ne prit son essor qu'un temps de la Renaissance, celle des
Monts-de-Piété (montes pietatis, montes Christi, monte della carita,
ou
« accumulations charitables »), qui fut inaugurée à
Pérouse en 1462 (24).
L'action chrétienne s'exerça surtout
par les Fraternités religieuses (25).
Vers l'an 1450, il n'y avait guère
de couvent en Allemagne qui n'eût une de ces associations. Elles
étaient nombreuses dans certaines villes (31 à Francfort, 73 à
Florence, 100 à Hambourg). En Allemagne, tout citoyen respectable s'y
était affilié (26).
Comme les gilds (associations économiques), elles pratiquaient
l'assistance mutuelle, mais elles étendaient leur sympathie aux gens
en
détresse. Elles soignaient leurs malades, priaient pour leurs morts,
se
cotisaient parfois pour soutenir le frère qui avait perdu de l'argent
ou du bétail. Les Fraternités de Rome eurent leurs saints :
Grégoire-le-Grand pour les maçons, Luc pour les peintres, etc. Les
papes les encouragèrent, et en élevèrent plusieurs à la dignité
d'archifraternités. Malgré ces élans charitables qui mirent un peu de
joie dans les coeurs, le XVe siècle fut une époque de tristesse, temps
de « langour » et de « damnacion »,
murmurait dans une ballade Eustache Deschamps. Rappelons le cri de
Philippe le Bon, si favorisé pourtant par le sort :
« S'il avait plu à Dieu que
je fusse mort très jeune, je m'estimerais heureux ! »
(Chronique de Monstrelet). La pensée de l'universelle vanité et de la
mort flottait partout (27). Le
vieux thème de la décomposition
corporelle, familier aux ascètes du Moyen Âge, apparut dans la
sculpture et la peinture avec une affreuse brutalité. Dans le couvent
des Célestins d'Avignon, on voyait sur un tableau une femme debout,
drapée dans un linceul, la tête magnifiquement coiffée, les entrailles
rongées par les vers. En 1449, le duc de Bourgogne fit représenter
dans
son hôtel de Bruges la danse des morts, terrifiante vision d'un défunt
venu chercher les vivants, comme un vieux maître de danse aux gestes
raides, entraînant à sa suite le noble, le journalier, l'enfant, le
fou, le moine, le pape et l'empereur... Les arts plastiques s'en
étaient déjà emparés. Dès l'an 1424, la danse macabre parut en une
peinture célèbre (détruite au XVIIe siècle). qui couvrait les murs de
la galerie au cimetière des Innocents, à Paris. Elle fut reproduite
dans les miniatures, en gravures sur bois (chez l'imprimeur parisien
Guyot-Marchant), sur le portail de l'église des Innocents à Paris où
le
duc de Berry la fit sculpter, sur une fresque du Campo Santo de Pise.
La tristesse de ces temps troublés
s'exprima dans les apparitions des Flagellants (28).
Ils se ruèrent â travers les cités
et les campagnes par vagues successives : en 1259, vers
Strasbourg et la Bohême ; en 1333, sur Rome avec l'éloquent
dominicain Venturino de Bergame ; en 1349, au lendemain de la
Peste noire, en vêtements blancs avec une croix rouge, des bannières
et
des hymnes, et des coups de fouet qui faisaient
ruisseler leur sang ; en 1399, où quinze mille d'entre eux
entraînèrent la foule et même le clergé de Rome avant de devenir
impopulaires par leur saleté et leur promiscuité. En Italie, ils
s'organisèrent en Fraternités, soignant les malades et secourant les
indigents. Ils avaient un idéal élevé et l'esprit assez libre pour
rejeter les indulgences et le culte des images, mais leur rituel
extravagant et l'habitude, que leur reprocha Gerson dans son traité
contre eux (1417), de remplacer la pénitence par la flagellation, leur
attirèrent les rigueurs des papes et de l'Inquisition. Plus
saisissants
encore les Danseurs, qui, en Allemagne, tournoyaient à demi-nus jusque
dans les églises, parfois au point de mourir d'épuisement.
Triste époque et époque triste,
démoralisée par le spectacle d'une Église impuissante à donner la paix
et à se réformer elle-même, période d'attente angoissée où les âmes
troublées et découragées soupiraient après une religion saine et
fortifiante, sans se douter que l'heure était proche où le message
évangélique, proclamé avec hardiesse, allait leur verser l'énergie
sainte et les vraies consolations, où l'on allait entendre ce cri de
soulagement et d'allégresse d'un soutien de la Réformation :
« Il fait bon vivre »
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