Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

La vie religieuse et morale à la fin du Moyen Âge.

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Dans la chrétienté occidentale, à la fin du Moyen Âge comme aux siècles précédents, on discerne un réseau de pratiques religieuses qui étaient à la fois l'expression de la piété et son aliment.

Les prédications étaient suivies, du moins celles des grands orateurs populaires (1). Bernardin de Sienne (mort en 1444), d'origine aristocratique, premier vicaire général des Franciscains stricts, remuait fortement les coeurs en Lombardie et surtout à Rome, où ses auditeurs brûlèrent leurs jeux sur le Capitole. Jean de Capistrano, vicaire général des Franciscains stricts à partir de 1443, tristement connu par son fanatisme papiste et ses rigueurs contre les Hussites. décidait les foules, en Allemagne, à jeter au feu leurs ornements frivoles et leurs jeux.

Vincent Ferrier, dominicain espagnol, prêchant dans son pays ainsi que dans l'Italie du nord et en France, convertit, dit-on, vingt-cinq mille Juifs et huit mille Mahométans. Il était parfois escorté par des Flagellants, et il se fouettait lui-même, à la grande indignation de Pierre d'Ailly et de Jean Gerson. Rappelons enfin que le frère Richard, confesseur de Jeanne d'Arc, haranguait d'immenses auditoires pendant des journées entières, en 1429, au cimetière des Innocents, à Paris.

On s'édifiait aussi par la lecture des ouvrages mystiques dont nous avons parlé, et par celle des Bibles illustrées qui parurent avant la Réformation, en particulier des Bibles pour les pauvres (Biblia pauperum), d'abord simples feuilles puis ouvrages avec des peintures de scènes bibliques et des explications parfois fantaisistes en latin, en français ou en allemand (2). On lisait aussi, en Allemagne, dès l'invention de l'imprimerie, des manuels élémentaires, parfois puérils, pour la confession et la préparation à la mort (3). En voici quelques-uns : le Guide de l'Âme et le Sentier des Cieux, qui dépeignent la famille chrétienne ; la Voiture céleste, dont les chevaux sont les vertus évangéliques et le conducteur la Trinité ; le Miroir d'un Chrétien, commentaire du Symbole des Apôtres. Parmi ces livres destinés à instruire les laïques, il faut citer les manuels pénitentiaux de Jean Wolff, chapelain à Saint-Pierre de Francfort à la fin du XVe siècle (4), et les Horn Books (abécédaires), petits tableaux rectangulaires sur lesquels étaient inscrits l'alphabet et l'oraison dominicale. La confession était pratiquée avec ferveur, parfois à l'excès (5).

On s'édifiait également aux représentations religieuses, fréquentes en Allemagne et en Angleterre, où elles étaient données sur les places publiques. La farce s'y mêlait au sérieux sans lui nuire, et l'impression était morale, puisque le diable y était sans cesse bafoué. On jouait des scènes bibliques, la Nativité, le Massacre des Innocents, des paraboles. Celle des dix vierges fut représentée à Eisenach, en 1324, avec tant de puissance que le margrave en tomba malade d'émotion et en mourut. En Angleterre, il y avait quatre cycles de « miracles », joués à York, Chester, Coventry et Wakefield. Ces pièces populaires se maintinrent jusqu'au XVIe siècle. Plus tard, celle de la Passion fût organisée pendant une terrible épidémie (1634) à Oberammergau, en Bavière, et depuis lors elle a été jouée tous les dix ans.




À côté de ces exercices religieux qui donnaient quelque nourriture aux âmes, il y en avait d'autres, futiles et décevants, qui les agitaient parfois en les égarant. Tels les pèlerinages, qui attiraient les foules à Jérusalem, à Rome, à Trêves soi-disant dépositaire de la sainte tunique, à Cologne où l'on montrait les corps des rois images, à Aix-la-Chapelle où l'on vénérait la ceinture du Crucifié (6). On se rendait aussi à la tombe de Thomas Becket et à celle qui, à Santiago de Compostelle, passait pour renfermer les restes de Jacques le Majeur, martyr. Une énorme collection de reliques, réunie à Halle par Albert, archevêque de Mayence, contenait de la manne des Hébreux, du vin miraculeux de Cana, une bouteille pleine de lait de la Vierge. Les moines furent les pourvoyeurs diligents de ces ridicules attractions. Les effets de ces pèlerinages n'étaient rien moins que salutaires, et la réflexion de l'Imitation de Jésus-Christ n'était que trop justifiée : « lis se sanctifient rarement ceux qui en font beaucoup » (raro sanctificantur qui multum peregrinantur).

On peut en dire autant du culte des saints, toujours en faveur. « Chacun d'eux a son office spécial », dira plus tard Érasme dans son Éloge de la Folie, en s'étonnant de leur voir adresser plus de prières qu'à Pierre ou Paul et même au Christ.

« On les tenait, dit Huizinga, pour les fondés de pouvoirs de la divinité » (7). On invoquait leur aide pour éloigner les maladies : saint Sébastien et d'autres contre la peste, saint Maur contre la goutte, saint Antoine contre certaines affections de la peau. Puis, par un étrange revirement, on finit par leur attribuer les maladies qu'ils étaient censés guérir, et l'on disait couramment « le mal de saint Maur ou de saint Antoine » (8). À la vénération des saints s'ajouta celle des anges gardiens, recommandée, dans son livre sur les Anges (De Angelis), par le chancelier Gerson, qui, malgré son traité « contre la superstition », se signalait par sa dévotion puérile à saint Joseph.

L'âme populaire s'exaltait encore avec le culte de Marie (9), glorifiée dans des hymnes latines, naïves et ferventes. On les chantait dans les couvents et les églises, les pèlerinages et les processions (10). La doctrine de l'Immaculée Conception, déclarant la Vierge exempte de toute souillure originelle, fut définie par le concile de Bâle (17 septembre 1439), mais cette décision n'eut pas d'autorité oecuménique. À ce culte s'était ajouté celui d'Anne (11), nom donné à la mère de Marie par les évangiles de Jacques et de l'Enfance, qui assignent à son père celui de Joachim - indication tenue pour suspecte par Jérôme et Augustin. Les croisés rapportèrent des reliques d'Anne, et leur vénération se répandit. On éleva en son honneur des églises et des hôpitaux. Elle devait être célébrée par Alexandre VI, par un abbé allemand Trithémius, qui lui consacra un poème (De laudibus sanctae, Annae, Mayence 1494), par Albert Durer qui la peignit à côté de Marie, par Grégoire XIII qui, en 1584, fixa son jour de fête au 26 juillet. De cette époque datent d'autres innovations, telles que l'Angelus. La coutume d'accompagner par trois sonneries quotidiennes, dont une à midi, la prière Angelus Domini, etc., en l'honneur de l'Incarnation, apparaît nettement en 1375 à Soissons.

Pour comble de malheur, à côté de ces pratiques religieuses trop souvent génératrices d'une piété artificielle, on retrouve, fortifiée et démoralisante, l'institution des indulgences. Cette notion de réversibilité des mérites, touchante en elle-même puisqu'elle est une forme de la solidarité, sorte de prêt sans intérêt et sans remboursement des âmes riches aux âmes pauvres, choqua les hautes consciences, celles d'un Wyclif, d'un Jean Huss et d'un Luther, parce qu'elle réduisait le pardon au rôle de denrée, mais la masse, séduite par les avantages des indulgences, les rechercha « avec passion », comme l'avoue l'historien catholique Siebert. Le monopole de vente fut exercé par les évêques et surtout par le Saint-Siège. En 1476, Sixte IV devait en étendre le pouvoir libérateur aux âmes du Purgatoire qui, d'après Thomas d'Aquin, sont elles aussi sous la juridiction de l'Eglise.

On devine ce que pouvait être, à cette époque, la moralité générale, mal soutenue par un christianisme formaliste et superstitieux, à certains égards dangereux pour la conscience. Elle fut médiocre. La vie des nobles offrait trop souvent un mélange attristant de dévotion et d'inconduite.

Louis d'Orléans avait sa cellule dans le couvent des Célestins où il entendait parfois cinq ou six messes par jour, et sa légèreté était déplorable. Des écrivains comme Eustache Deschamps, Antoine de la Salle et Molinet écrivaient des poèmes pieux et des pages obscènes. Si l'on en croit Nicolas de Clémanges (12), les églises et les centres de pèlerinage étaient devenus des lieux de rendez-vous. Le clergé, à part de nobles exceptions, avait lui aussi une moralité relâchée, triste fruit d'un célibat contre nature. Elle était aggravée par la nomination de hauts dignitaires issus d'une aristocratie frivole, corrompus par la scandaleuse coutume du cumul.

Ne vit-on pas Gonzalès de Mendoza, brillant chevalier, archidiacre de Guadalajara dès l'âge de douze ans, titulaire de plusieurs sièges très élevés, et Jean de Lorraine, détenteur de neuf évêchés, trois archevêchés et neuf abbayes, dont celle de Cluny (Schaff, T. V, 2e partie, p. 664) ? Quant au bas clergé, sa valeur morale était compromise par son mode de recrutement. Les familles y faisaient entrer ceux de leurs fils qui étaient peu doués, semblables, selon la rude expression du prédicateur Geiler de Strasbourg, aux paysans offrant à saint Antoine leurs pourceaux malades. Dans les couvents, en Allemagne surtout, la moralité était relâchée. Ceux de nonnes étaient assez souvent visités par les nobles, et dans l'un d'eux les religieuses dansèrent pour distraire leur visiteur (Janssen, T. 1, p. 726). En Angleterre, la vieille et célèbre abbaye de Saint-Albans n'était plus du tout édifiante.

Les historiens sont assez d'accord sur cette triste réalité. Ficker et Bezold signalent « l'immoralité extraordinaire » et la « mondanité inouïe » du clergé allemand, et ces renseignements de deux écrivains protestants sont confirmés par le catholique Janssen (T. I, 681, 687, 708). Ils s'appuient, d'ailleurs, sur de sérieux témoignages anciens. Une déclaration rédigée en 1414 par l'université d'Oxford déplorait « les désordres non déguisés du clergé », et un peu plus tard l'humaniste Colet s'emportait contre « la grande multitude des prêtres courant du lieu de débauche à l'autel du Christ » (13). En Suisse, dans mainte, paroisse, les maris, par mesure de sauvegarde, forçaient les jeunes prêtres à prendre des compagnes attitrées.

Les autorités ecclésiastiques essayèrent d'enrayer ce relâchement si humiliant. Les conciles de Constance et de Bâle le déplorèrent sans pouvoir le guérir. Le seul remède efficace - le mariage des prêtres - fut proposé par le cardinal Zabarella, Piccolomini et Jean Gerson (14), d'accord sur ce point avec les Lollards, mais on ne les écouta pas. L'Eglise préféra subir ce dérèglement et parfois même en profiter. Dans le diocèse de Bamberg, une taxe de cinq gulden était prélevée pour chaque enfant né d'un prêtre, et, une certaine année, elle rapporta quinze cents gulden (15). En Espagne, il devait y avoir une réaction plus énergique avec les édits sévères de Ferdinand et Isabelle.




Si, à la fin du Moyen Âge, la chrétienté reste déconsidérée par le désordre de ses moeurs, a été du moins fidèle à l'idéal social prescrit par l'Évangile ? Et l'Eglise, qui s'était montrée impuissante à relever son niveau moral et avait même contribué a l'abaisser, a-t-elle mieux rempli la mission pacificatrice et charitable assignée par Jésus à ses disciples ?
Le tableau des relations entre les peuples et entre les classes sociales, aux XIVe et XVe siècles, est loin d'être réconfortant (16).

En France, la Guerre de Cent ans désole les populations et couche à terre la fleur de la noblesse sous les longues flèches des archers anglais, jusqu'à ce que Jeanne d'Arc, insufflant son âme au dauphin chétif et pusillanime, fasse de lui un homme et un roi, en préparant ainsi la libération du pays. En Italie, l'agitation est vive et presque continuelle. Dans le Piémont, ce sont les conflits de trois familles, les Montferrat, les Saluces et les ducs de Savoie. En Lombardie, les villes, où le régime communal est en décadence, se donnent à des podestats : les Visconti à Milan, les Della Scala à Vérone, les Este à Ferrare. Il y a trois républiques : Gênes, Venise et Florence. La première guerroie contre la seconde et ruine la concurrence commerciale de Pise, Florence bat Ugolin, le fameux gibelin pisan, et se partage entre les « Noirs » (guelfes) et les « Blancs » (gibelins modérés). À Milan, Matthieu Visconti, et plus tard Galéas et son second fils, Philippe-Marie Visconti, font des conquêtes, en attendant que leur ville se donne au condottiere Sforza (XVe siècle). À la même époque, Florence est déchirée par les luttes du banquier Jean de Médicis et des Albizzi, jusqu'au jour où Cosme devient dictateur. Dans les États de l'Eglise, le désordre est pire encore. Au XIVe siècle, Rome est secouée par le terrible conflit entre les Orsini et les Colonna, rendu plus âpre par le départ de la papauté pour Avignon. Après une période de paix, due à un grand diplomate, le cardinal espagnol Albornoz, auteur de « Constitutions » régissant les États de l'Eglise (1357), l'incendie se rallume avec le Schisme d'Occident. Urbain VI, devenu maître de Rome (1379), s'enfuit pour n'y rentrer que neuf ans plus tard. Boniface IX, son successeur, réussit à renverser la république romaine (1398) et à étouffer une révolte des Colonna (1401), mais, à partir de Grégoire XII (1406-1409), Rome devient l'enjeu d'un duel acharné entre Ladislas, fils de Charles de Durazzo, et Louis Il d'Anjou, fils de Louis 1er, jusqu'à ce que Jeanne II, soeur et héritière de Ladislas, la rende à Martin V, qui y fait son entrée en 1420.

L'Espagne est troublée elle aussi. En Castille, les rois, dont le plus en vue est Henri de Trastamare (1366-1379), soutiennent de terribles luttes contre les seigneurs. Le royaume de Navarre est ruiné par la mégalomanie de Charles le Mauvais, petit-fils de Louis X de France (1349-1387), pour retrouver un éclat passager sous son fils Charles III le Noble. Le Portugal, prospère sous le roi Denis créateur d'une flotte puissante, s'affaiblit pour se relever avec Henri le Navigateur. Le royaume d'Aragon est le théâtre de longs conflits entre la royauté et les nobles (hidalgos ou riches), finalement dominés par Pierre le Cérémonieux (1336-1387), et il étend sa puissance en Sicile et jusqu'en Grèce. En Bohême, la suprématie de Charles IV (1346-1378) est suivie d'une décadence que n'arrêteront ni Sigismond ni ses successeurs, de la famille des Habsbourg, dont l'un sera battu par les Suisses aux portes de Bâle et un autre (Ladislas) supplanté par un seigneur hussite, Georges de Podiebrad. L'empire serbe (17), après les brillants succès d'Étienne Dusan, s'écroule à Kossovo, en 1389, sous la ruée turque. La Hongrie, conquise par la maison d'Anjou, prospère sous Louis dit le Grand (1342-1382), mais, après sa mort, la Pologne, qu'il avait acquise, reprend son indépendance sous Jagellon, duc de Lithuanie, et ses deux fils.

Aux guerres suscitées par tous ces bouleversements politiques vinrent s'ajouter des troubles sociaux souvent sanglants (18). Sous la brillante prospérité de la Hanse allemande, de Venise et de Gênes, de la France et de l'Angleterre, des marchands drapiers de Flandre, des banquiers florentins et siennois, s'agitaient périodiquement ouvriers et paysans, trop dominés par leurs employeurs ou trop écrasés d'impôts. Il y eut la grande insurrection flamande (1322-1328), la Jacquerie de France (1358), le soulèvement de 1381, en Angleterre, révoltes durement réprimées et sans lendemain. En Italie, à Florence (19), c'est la révolte des Ciompi (gens de peu, populo minuto) déchaînée en 1378 par le cardeur de laine Michel Lando, dont le gouvernement démocratique se maintient quatre ans...

En face de ces guerres si fréquentes et de ces douloureux grondements populaires, qu'a fait l'Eglise ?

On trouve peu de traces dans notre période de ces efforts pacificateurs tentés au XIe siècle par l'épiscopat français et par Cluny (voir plus haut, p. 61 et 66), avec le concours d'un noble roi, Robert le Pieux (20) qui voulut étendre leur action aux rapports internationaux. D'accord avec Henri Il d'Allemagne, au cours d'une rencontre sur les bords de la Meuse (1023), il décida de s'entendre avec Benoît VIII pour la réunion d'un concile spécial à Pavie. Le projet échoua par suite de la mort de ses deux partenaires, mais il honore ceux qui le conçurent. Rappelons encore le traité de paix que Jean XIV fit signer en 990 entre Ethelred, roi d'Angleterre, et le duc de Normandie. Mais, aux XIVe et XVe siècles, on ne trouve guère d'interventions de ce genre. Ce qui frappe et désole, au contraire, c'est le nombre des prélats et des papes belliqueux, suscitant ou réclamant parfois des guerres contre les rois ou contre les Hussites ou pour l'impossible délivrance de l'Orient chrétien.




Si le Moyen Âge a peu fait pour propager l'esprit pacifique, il s'est adonné davantage à la bienfaisance. Vers le début du XVe siècle, activités et institutions charitables apparaissent assez développées.

En Angleterre, on faisait de larges distributions aux pauvres. Il y avait des maisons où l'on donnait du pain et de la bière, d'autres où l'on soignait les malades, en particulier les lépreux (21). On cite un marchand drapier d'York qui légua cent lits tout garnis aux indigents. L'hospitalisation était la pensée dominante des chevaliers de l'Ordre teutonique et celle des Béguines. Ces dernières allaient aussi comme garde-malades à domicile, en Allemagne (22). Au XVe siècle se multiplièrent des hospices municipaux et particuliers, qui n'étaient pas toujours propres, au dire de Thomas Platter, En 1409, on fonda un hospice d'aliénés à Valence (23). Pour combattre l'usure, interdite sans succès par quelques conciles, ou vint en aide aux emprunteurs par une institution dont nous ne parlerons que dans le tome suivant parce qu'elle ne prit son essor qu'un temps de la Renaissance, celle des Monts-de-Piété (montes pietatis, montes Christi, monte della carita, ou « accumulations charitables »), qui fut inaugurée à Pérouse en 1462 (24).

L'action chrétienne s'exerça surtout par les Fraternités religieuses (25). Vers l'an 1450, il n'y avait guère de couvent en Allemagne qui n'eût une de ces associations. Elles étaient nombreuses dans certaines villes (31 à Francfort, 73 à Florence, 100 à Hambourg). En Allemagne, tout citoyen respectable s'y était affilié (26). Comme les gilds (associations économiques), elles pratiquaient l'assistance mutuelle, mais elles étendaient leur sympathie aux gens en détresse. Elles soignaient leurs malades, priaient pour leurs morts, se cotisaient parfois pour soutenir le frère qui avait perdu de l'argent ou du bétail. Les Fraternités de Rome eurent leurs saints : Grégoire-le-Grand pour les maçons, Luc pour les peintres, etc. Les papes les encouragèrent, et en élevèrent plusieurs à la dignité d'archifraternités. Malgré ces élans charitables qui mirent un peu de joie dans les coeurs, le XVe siècle fut une époque de tristesse, temps de « langour » et de « damnacion », murmurait dans une ballade Eustache Deschamps. Rappelons le cri de Philippe le Bon, si favorisé pourtant par le sort :
« S'il avait plu à Dieu que je fusse mort très jeune, je m'estimerais heureux ! » (Chronique de Monstrelet). La pensée de l'universelle vanité et de la mort flottait partout (27). Le vieux thème de la décomposition corporelle, familier aux ascètes du Moyen Âge, apparut dans la sculpture et la peinture avec une affreuse brutalité. Dans le couvent des Célestins d'Avignon, on voyait sur un tableau une femme debout, drapée dans un linceul, la tête magnifiquement coiffée, les entrailles rongées par les vers. En 1449, le duc de Bourgogne fit représenter dans son hôtel de Bruges la danse des morts, terrifiante vision d'un défunt venu chercher les vivants, comme un vieux maître de danse aux gestes raides, entraînant à sa suite le noble, le journalier, l'enfant, le fou, le moine, le pape et l'empereur... Les arts plastiques s'en étaient déjà emparés. Dès l'an 1424, la danse macabre parut en une peinture célèbre (détruite au XVIIe siècle). qui couvrait les murs de la galerie au cimetière des Innocents, à Paris. Elle fut reproduite dans les miniatures, en gravures sur bois (chez l'imprimeur parisien Guyot-Marchant), sur le portail de l'église des Innocents à Paris où le duc de Berry la fit sculpter, sur une fresque du Campo Santo de Pise.

La tristesse de ces temps troublés s'exprima dans les apparitions des Flagellants (28). Ils se ruèrent â travers les cités et les campagnes par vagues successives : en 1259, vers Strasbourg et la Bohême ; en 1333, sur Rome avec l'éloquent dominicain Venturino de Bergame ; en 1349, au lendemain de la Peste noire, en vêtements blancs avec une croix rouge, des bannières et des hymnes, et des coups de fouet qui faisaient ruisseler leur sang ; en 1399, où quinze mille d'entre eux entraînèrent la foule et même le clergé de Rome avant de devenir impopulaires par leur saleté et leur promiscuité. En Italie, ils s'organisèrent en Fraternités, soignant les malades et secourant les indigents. Ils avaient un idéal élevé et l'esprit assez libre pour rejeter les indulgences et le culte des images, mais leur rituel extravagant et l'habitude, que leur reprocha Gerson dans son traité contre eux (1417), de remplacer la pénitence par la flagellation, leur attirèrent les rigueurs des papes et de l'Inquisition. Plus saisissants encore les Danseurs, qui, en Allemagne, tournoyaient à demi-nus jusque dans les églises, parfois au point de mourir d'épuisement.

Triste époque et époque triste, démoralisée par le spectacle d'une Église impuissante à donner la paix et à se réformer elle-même, période d'attente angoissée où les âmes troublées et découragées soupiraient après une religion saine et fortifiante, sans se douter que l'heure était proche où le message évangélique, proclamé avec hardiesse, allait leur verser l'énergie sainte et les vraies consolations, où l'on allait entendre ce cri de soulagement et d'allégresse d'un soutien de la Réformation : « Il fait bon vivre »

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(1) Thureau-Dangin, Saint Bernardin de Sienne, Paris 1896 ; Jacob, J. von Capistrano, deux vol. Breslau 1903-1905 ; P. Fages, Hist. de saint Vincent Ferrer, deux vol., 2e éd., Louvain 1901 ; Gorce, S. V. Ferrier, Paris 1923.
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(2) Schreiber, Biblia pauperum, Strasbourg 1903.
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(3) Falk, Die deutschen Sterbebüchlein bis 1520, Cologne 1890, et Drei Beichtbüchlein, Munster 1907.
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(4) Battenberg, J. Wolff Beichtbüchlein, Giessen 1907.
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(5) On cite le jeune Pierre de Luxembourg, éveillant parfois la nuit, pour se confesser, ses chapelains qui faisaient la sourde oreille.
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(6) Siebert, Beiträge zur vorreformatorischen Heiliger und Reliquienverehrung, Fribourg en B. 1907.
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(7) Déclin, p. 207. Voir le brillant chapitre XII.
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(8) D'après Rabelais (Gargantua, ch. XL), les prédicateurs présentaient saint Sébastien comme l'auteur de la peste.
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(9) Il y avait des statuettes de la Vierge dont le ventre s'ouvrait pour laisser voir la Trinité (Huizinga, Déclin, 183).
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(10) Cf. Baumker, Das Katholische deutsche Kirchenlied, trois vol., Fribourg 1836-1891, et la magnifique collection de Blume et Dreves, Analecta hymnica, déjà mentionnée.
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(11) Schaurnkell, Der Cultus der hl. Anna am Ausgange des 31. A., Fribourg 1896.
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(12) Dans son De novis Celebritatibus non instituendis (Opera, éd. Lydius 1613, p. 143-147).
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(13) Seebohm, Oxford Reformers, p. 76.
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(14) Gerson, Dialogus Naturae et Sophiae de castitate Ecctesiasticorum, éd. Du Pin, T. II, p. 617-636. - Cf. Lea, Hist. of the clerical Celibacy, T. II, p. 25.
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(15) Une taxe de quatre gulden devait rapporter, en 1522, 7.500 gulden à l'évêque de Constance.
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(16) Renaudot, Moyen Âge, L. I, ch. VI ; Julien Luchaire, Les Sociétés italiennes du XIIIe au XVe siècle, Colin, Paris ; Perrens, Hist. de Florence... 6 vol., Paris 1877-1884, suivis de 3 vol., Paris 1888-1890 ; Gregorovius, Rome, T. VI. 
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(17) Haumant, La formation de la Yougoslavie, Paris 1930 ; F. Eckhardt, introd. à l'Hist. hongroise, Paris 1928 ; Grappin, Hist. de la Pologne des origines à 1922, Paris 1922.
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(18) Cf. Erskine May. Histoire de la Démocratie en Europe, trad. H. Fargues, Paris 1879 ; H. Pirenne, Le soulèvement de la Flandre maritime, Bruxelles 1900, Les anciennes Démocraties des Pays-Bas, Paris 1910, et Les Villes du Moyen Âge, Bruxelles 1927 ; Luce, Hist. de la Jacquerie, 2e éd. Paris 1894 ; L. Mirot, Les Insurrections urbaines au début du règne de Charles VI, Paris 1905 ; Ch. V. Langlois, La Vie en France au .M. A., etc., 4 vol., Paris 1924-1928.
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(19) Renard, Hist. du Travail à Florence, 2 vol. Paris 191:3.
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(20) Voir la remarquable thèse de doctorat de Christian Pfister, Études sur le Règne de Robert le Pieux, Wieveg. Paris, 1885.
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(21) On les appelait lazarets, nom tiré de Lazare qui passait pour avoir été lépreux.
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(22) Ulhorn, Die christl. Liebesthätigkeit im M. A., Stuttgart 1884, p. 383 ss.
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(23) Lecky, Hist. of European Morals, T. II, p. 94 ss.
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(24) Holzapfel, Die Anfänge der Montes pietatis (1462-1515), Munich, 1903.
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(25) Lallemand, Hist. de la Charité, trois vol., Paris 1906 (T. III).
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(26) Luther faisait partie de trois Fraternités à Erfurt.
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(27) E. Mâle. L'Art religieux à la fin du Moyen Âge. II La Mort : Huizinga, Déclin, ch. XI : la Vision de la Mort.
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(28) On les appelait Flagellatores, Cruciferi, Poenitentes, Disciplinati et, chez les Allemands, Geissler. Cooper, Flagellation and the Flagellants, Londres 1896.
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