Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LIVRE I

L'AFFRANCHISSEMENT DE LA PAPAUTÉ

De la mort de Charlemagne à l'avènement de Grégoire VII (814-1073)

CHAPITRE PREMIER

La Papauté et l'Empire franc au IXe siècle

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 (1).Dans le siècle qui suit la mort de Charlemagne (janvier 814), l'histoire de l'Église peut se résumer en une collaboration entre le pape et l'empereur, alliance inégale où ce dernier, assumant le rôle de tuteur, fait payer ses services par une sujétion pénible, en attendant les souffrances où la dislocation de son empire va jeter l'Occident chrétien.
Malgré sa puissance et son éclat, l'oeuvre de Charlemagne est menacée, en effet, par les incursions incessantes des Sarrasins et des Barbares du Nord. Les premiers vont piller les faubourgs de Rome et l'Italie méridionale, et ils mettent la main sur la Sicile, lia Corse et la Sardaigne. Les Scandinaves (2) ou « hommes du nord », aux barques rapides, spécialement les Danois, dévastent les bouches du Rhin et de l'Escaut, ainsi que la France, où ils brûlent deux fois Paris (856 et 857) et poussent leurs ravages, jusqu'en Provence. À partir de 866, ils remontent l'Humber et la Tamise, mais repoussés six ans après par le jeune roi de Wessex, Alfred le Grand, ils se replient en Mercie avec des alternatives de revers et de succès. Retournant leurs proues vers le pays franc, ils pillent la Flandre et la Picardie et brandissent une telle menace sur Paris que Charles le Gros et plus tard Eudes, roi de France, se résignent à acheter leur départ. En 911, leur chef Rollon finira par obtenir la Normandie.

L'oeuvre de Charlemagne était menacée aussi à l'intérieur. Il a commis de graves imprudences. Il a préparé la puissance du régime féodal en admettant « la recommandation », ou droit de tout homme de choisir son seigneur, et en concédant à ses guerriers de nombreuses terres, « bénéfices » dont Charles le Chauve, dans son édit de Quiercy-sur-Oise (877), aggravera le danger en reconnaissant leur transmission aux héritiers de. leurs bénéficiaires. De plus, Charlemagne a rendu périlleuse la succession impériale en portant dans le droit public la coutume du droit privé germanique, qui prescrivait le partage égal de l'héritage paternel entre tous les enfants. La mort prématurée de deux de ses fils, Pépin et Charles (810 et 811), avait, il est vrai, corrigé les effets du partage de Thionville (806) en faisant de Louis le Pieux son seul héritier, mais le précédent subsistait, et le morcellement de l'empire était inévitable. Dans la débâcle qui suivra, et en attendant la prépondérance du Saint-Siège, la chrétienté occidentale devra traverser une crise prolongée où elle risquera de sombrer.




À sa mort, Charlemagne laissait une Église prospère mais assujettie. Il avait largement étendu ses frontières en favorisant l'envoi de missionnaires et de prêtres dans les pays conquis (3), et en y multipliant les évêchés. Il avait créé vingt sièges métropolitains (4), accru le nombre des paroisses, augmenté les revenus des églises au moyen de dîmes légales, accordé aux évêques le droit d'inspection sur tous les établissements ecclésiastiques de leurs diocèses, y compris les couvents, autorisés d'ailleurs à suivre des règles d'administration intérieure indépendantes. Mais il avait posé sa puissante main sur l'Église. Persuadé, comme l'avait été Justinien, du caractère spirituel de sa royauté, à la façon des rois de l'Ancien Testament, et peut-être, comme le suggère Jacques Marty, sous l'inspiration de la Cité de Dieu (le saint Augustin, qu'il connaissait et appréciait, Charlemagne prenait les biens du clergé, nommait les évêques, exigeait la présence à leurs côtés de chargés d'affaires (advocali Ecclesiae) pour les questions temporelles et la tenue de livres constatant l'emploi des revenus ecclésiastiques (5). Indifférent à l'ascétisme lui-même (6), il voulait voir les moines servir la collectivité et il les orienta vers l'érudition. Il régla lui-même le culte. Il y mêla des formes gauloises à la pratique romaine que lui avait communiquée le pape Hadrien 1er (7). Enfin, il intervint souverainement dans les discussions dogmatiques.

L'archevêque de Tolède, Elipandus, qui avait soutenu l'idée, datant du IIIe siècle, que Jésus était un homme sans péché, élevé, par l' « adoption » de Dieu, jusqu'à la divinité (8), avait été condamné par Hadrien 1er. Ses vues, reprises par Félix, évêque d'Urgel (sur la frontière hispano-franque), et appuyées par les évêques espagnols, furent blâmées, sur l'initiative de l'empereur, par le concile de Francfort (794). La controverse continua pourtant. Mais, en 799, Félix se déclara vaincu dans un débat avec Alcuin devant le synode d'Aix-la-Chapelle, et il se retira dans un couvent de Lyon, mais ce mouvement ne s'éteignit que lentement en France et en Espagne.

Charlemagne intervint aussi avec autorité dans la question des images. Recevant une traduction latine fragmentaire des Actes du second concile de Nicée (voir plus loin chap. V), qui avait rétabli le culte des images (787), il refusa de souscrire à ses décisions et il chargea ses théologiens de les réfuter. Cette réponse, qui a reçu le nom de Libri Carolini, se compose de quatre livres divisés en vingt chapitres (9). D'un geste énergique, l'entourage du grand empereur écarte les légendes, l'invocation des saints et lia vénération des images, mais sans aller jusqu'à approuver l'iconoclasie. Ce mémoire, dirigé contre l'Église byzantine, fut achevé vers 791. En long extrait en fut adressé au pape, qui le désavoua. Pour en finir, Charlemagne fit condamner les formules du « conciliabulum » (petit concile) de Nicée (787) par le synode oecuménique de Francfort, avec l'assentiment des légats (794).

Disons enfin qu'il fut amené par sa mésentente avec Byzance à faire proclamer le filioque du symbole dit « de Constantinople ». Peu après l'an 800, il chargea Alcuin de composer un traité sur la Procession du Saint-Esprit. L'idée que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils (filioque) y est proclamée. Charlemagne décida le synode d'Aix-la-Chapelle à la ratifier (809), mais le Saint-Siège refusa de l'accepter, et ce ne fut qu'en 1014 qu'il y consentit, quand il adopta le symbole dit « de Constantinople » pour la messe, marquant ainsi son opposition à l'Église d'Orient.




Sous les successeurs de Charlemagne, l'alliance entre l'État et l'Église continue, d'abord lourde pour cette dernière, mais ce joug va en s'allégeant à mesure que la désagrégation de l'Empire enhardit ses chefs. Déjà Étienne IV (816-817), successeur de Léon Ill, se fait élire en dehors (le l'empereur. Louis le Pieux réclame, mais sans insister. Il vénérait le souverain pontife, et même, sur le terrain politique, il admettait qu'il y avait égalité entre eux deux. C'est dans cet esprit-là qu'il renouvela, en octobre 816, à Reims, l'alliance entre sa dynastie et la papauté, dont il reçut l'onction impériale. Pascal 1er (817-824) ne lui fit part de sa nomination qu'après son entrée en charge, et l'empereur ne releva pas cette irrégularité. Il sanctionna même en 817 l'indépendance de l'élection pontificale. Pascal, poursuivant son avantage, couronna en 823 à Rome, sans y avoir été invité, Lothaire, fils aîné de Louis le Pieux, que son père avait proclamé son unique successeur. Mais bientôt, affaibli par l'opposition d'un parti hostile, déconsidéré par le soupçon de complicité dans le meurtre de deux fonctionnaires pontificaux qui lui étaient hostiles, ce pape mourut, et le peuple, excité contre lui, empêcha le transport de ses restes à Saint-Pierre.

L'empereur profita de ce discrédit pour resserrer son emprise sur son auguste associé, en accord avec l'attitude nouvelle que lui avaient inspirée les clercs qui étaient ses conseillers, l'abbé Wala, de Corbie, diplomate énergique et subtil, et surtout Agobard, archevêque de Lyon, théologien et juriste, qui préconisait avec force l'unité impériale, fondement, à ses yeux, de l'unité chrétienne. Annulant la décision de Thionville dans la grande assemblée d'Aix-la-Chapelle (817), Louis avait associé Lothaire à l'empire, tandis que les deux autres fils d'Hirmingarde, Pépin et Louis, durent se contenter des « royaumes » d'Aquitaine et de Bavière, qu'ils eurent à gouverner sous le contrôle de leur frère aîné. Fort de ce droit, Lothaire, venu en Italie à l'occasion des troubles consécutifs à la mort de Pascal 1er, imposa an nouveau pape, Eugène II (824-827), la Constitution romaine de, 824, qui transformait l'État pontifical en un protectorat franc. En voici les clauses : le pape, dès son élection, devra, avant d'être consacré, prêter serment de fidélité à l'empereur devant un missus et en présence du peuple romain ; il gardera le droit d'exercer la justice et de nommer les fonctionnaires, mais sous réserve de l'agrément impérial ; un délégué résidera dans la cité papale pour « vérifier » la bonne marche de l'administration, trancher les questions contentieuses ou les renvoyer à l'examen des missi dominici.

L'empereur est donc toujours le chef de l'Église d'Occident. Il lui est arrivé, il est vrai, de venir eu humble pénitent dans l'église d'Attigny (Ardennes), en 822, solliciter de ses évêques, réunis en assemblée annuelle, le pardon du crime qu'il a commis en faisant crever les yeux à l'un de ses neveux, Bernard, roi d'Italie, mais il entend continuer à régenter l'Église. Bien qu'il ait reconnu la liberté des élections épiscopales (capitulaire de 818), il nomme Aubri évêque de Langres (820), et, dix ans après, il place Thierry à Cambrai. S'il rompt avec la coutume de Charlemagne de prendre les biens du clergé, il maintient les « sécularisations » faites par son père, malgré les protestations de Wala et d'Agobard. Quand l'empereur byzantin Michel Il le Bègue, hostile au culte des images, lui envoie une brillante ambassade pour obtenir son appui, il fait rédiger par les théologiens francs un important mémoire sur la question débattue, avec force citations des Pères, et il le présente à l'adhésion des évêques réunis à Paris le 1er novembre 825.

Toutefois, la dislocation de l'empire allait permettre à l'Église de raffermir sa puissance. On en connaît les phases : la décision prise par Louis le Pieux, en 829, d'attribuer un « royaume d'Alémanie » à son quatrième fils Charles (le futur Charles le Chauve), que sa seconde: femme, Judith de Bavière, lui avait donné, sa capitulation à Compiègne devant Lothaire, son retour au pouvoir avec la relégation de son fils aîné en Italie (février 831), ses nouvelles maladresses dressant contre lui ses fils et même l'épiscopat français presque entier, qui, au synode de Paris (829), avait déclaré que les évêques ne devaient de comptes qu'à Dieu et que les chefs d'État étaient justiciables d'eux. Lothaire arrive d'Italie, entraînant avec lui le pape Grégoire IV (827-844), qui s'était fait précéder d'une lettre aux évêques restés fidèles à l'empereur, en réponse à leur message irrespectueux et menaçant « Le gouvernement des âmes (regimen animarum), leur écrivait-il, qui appartient au souverain pontife, est plus grand que le pouvoir impérial, (lui est temporel (temporale) ». Trahi par les siens, (24 juin 833), Louis le Pieux dut accepter la médiation papale. Il fut jugé à Compiègne par les évêques et après un dur réquisitoire d'Ebbon, archevêque de Reims, condamné à la pénitence perpétuelle (octobre 833). Lothaire devint le seul maître, mais, six mois après, Pépin et Louis replacèrent leur père sur le trône. En 839, à Worms, le vieux souverain partagea l'empire entre Lothaire et Charles (Pépin était mort en 838), en ne laissant que la Bavière au trop remuant Louis.

Après sa mort (20 juin 840), Louis et Charles, vainqueurs de leur frère aîné, se lient par le pacte de Strasbourg (14 février 842), et Lothaire effrayé conclut avec eux le traité de Verdun (août 843). Il y eut dès lors trois royaumes distincts : la France, la Germanie, et, pour Lothaire, un vaste État tampon s'étendant de l'Escaut aux Cévennes et de l'embouchure de l'Ems à l'Adriatique. Bien que le fils aîné de Louis le Pieux continue à porter le titre d'empereur, « le traité de Verdun est l'acte de décès de l'empire, et il est aussi l'acte de naissance de la France, de l'Allemagne et de l'Italie, et en créant pour Lothaire cet étrange royaume, ... il prépare de grands conflits » (Halphen, Les Barbares, p. 279).




Encouragé par l'affaiblissement du pouvoir impérial, la papauté releva la tête. Les papes Serge II (844-847), Léon IV (847-855) et Benoît III (855-858) accédèrent au pontificat en dehors de l'agrément impérial. Le premier semble n'avoir rien fait pour s'en justifier, le second convint de l'irrégularité commise, dans l'élection du troisième on vit les délégués de Lothaire se prononcer contre leur candidat, le cardinal Anastase. L'autonomie du Saint-Siège allait déjà si loin que Serge Il refusa d'ouvrir les portes de Saint-Pierre à Louis de Bavière, chargé par son frère aîné Lothaire d'exercer les droits impériaux, avant d'avoir acquis la preuve de la pureté de ses intentions. Son prestige grandit encore quand il couronna Louis roi des Lombards. À plusieurs reprises, Serge Il affirma son indépendance à l'égard de Lothaire en refusant d'installer Ebbon dans son diocèse de Reims, et en intervenant contre Bartholomé, de Narbonne. Toutefois, il céda à l'un de ses désirs en conférant à Drogon, évêque de Metz (10), le titre de vicaire papal de l'empire franc transalpin. Mais la papauté subit une éclipse avec l'ascendant pris sur Serge Il par son frère, Benoît, ambitieux dévoué à l'empereur et adonné à la simonie.

Elle reprit de l'éclat avec Léon IV. « Il était né Romain, dit Voltaire. Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption » (11). Il organisa la défense contre les Sarrasins qui, en 846, étaient venus piller les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul (12), mais avaient été chassés par les Francs. Grâce à de larges subsides de ces derniers, il fortifia Rome. Il encouragea la classe aux pirates musulmans et réussit à les éloigner. Préoccupé aussi de la réforme de l'Église, à l'exempte d'Eugène Il qui, au grand synode romain de 826, avait modifié la discipline du clergé et l'enseignement qu'on lui donnait dans l'esprit de Charlemagne, Léon IV censura les évêques mondains qui prodiguaient des festins suivis de spectacles où s'exhibaient des bouffons et des fous. Il résista énergiquement à Lothaire et à son fils Louis Il et réprima les exactions de leurs légats en Italie. Il écrivit au premier, à cette occasion, que, « en cas de nécessité, il tirerait une vengeance immédiate des ouvrages qui seraient faits à ses sujets ». Plus tard, le bruit s'étant répandu que le pape conspirait avec Byzance contre l'empereur d'Occident, il se justifia avec dignité devant Louis Il (13).

Benoît III, son successeur en 855, ne montra pas la même énergie. Au cours de son conflit avec l'anti-pape Anastase, il fut insulté et frappé, mais le parti populaire qui l'avait élu exigea sa confirmation par les commissaires impériaux, prévenus en faveur de son rival. De volonté faible, il approuva la décision - repoussée par Léon IV - du concile de Soissons, qui, en 853, avait diminué l'autorité du Saint-Siège sur les évêques métropolitains.

En dépit de leurs promesses de fraternité, les trois fils de Louis le Pieux essayèrent traîtreusement de s'arracher des provinces. Le morcellement territorial s'accrut à la mort de Lothaire (855), dont les États furent partagés entre ses trois fils. Charles eut la Provence et la Bourgogne, Lothaire Il la Lotharingie ou Lorraine, et Louis Il l'Italie avec le titre d'empereur (14).

En face de cette royauté affaiblie se dresse un grand pape, Nicolas le, (858-867), véritable précurseur de Grégoire VII et d'Innocent III. Fier et énergique, persuadé, au dire d'un chroniqueur, qu'il était «, le maître du monde entier », à peine élu - grâce à Louis II, alors présent à Rome - il le dominait déjà, tout en le comblant de présents. L'empereur tint le cheval du pape par la bride - la première foi depuis Hadrien 1er (15). Appuyé sur la fiction (16) du pontificat de Pierre, qui aurait reçu le pouvoir de Dieu même (privilegia sedis apostolicae), il soutenait que le pape n'est justiciable ici-bas de personne (17). Sa puissance n'a d'autres limites que le droit naturel et l'Écriture. Seul il tranche les questions de foi et de discipline. Il est maître de toute l'Église, y compris celle d'Orient : les évêques sont ses employés, et le rôle des synodes consiste à publier et à exécuter ses volontés. Quant à l'État, loin d'avoir le moindre droit sur l'Église et sur ses biens, il doit lui être soumis. L'empereur est le vassal de saint Pierre, donc du pape. Les lois civiles ne sont valables que dans la mesure où elles ne contredisent pas le droit pontifical.

Fort de ces convictions extravagantes, qu'il avait puisées dans la Cité de Dieu de saint Augustin, et dans un document apocryphe, appelé les Fausses Décrétales (voir plus loin l'Appendice), Nicolas 1er refusa de ratifier la déposition d'lgnace, patriarche (le Constantinople, et son remplacement par Photius (voir plus loin ch. V). D'autre, part, il tint un langage ferme et même rude aux tristes fils de Louis le Pieux, leur reprochant leur désunion et leurs intrigues. Il s'arrogea le droit de trancher les questions ecclésiastiques litigieuses de leurs États, et s'enhardit jusqu'à réclamer leur soumission à ses avis.

Quand surgirent les difficultés conjugales de Lothaire il et de Theutberge, il cassa, au synode dit Latran (863), les décisions du concile national de Metz qui avait soutenu le roi avec l'adhésion des légats pontificaux. Sourd aux prières et aux menaces de Louis II, frère de Lothaire II, qui vint bloquer Rome avec une armée, insensible aux supplications de la reine elle-même, désireuse de rompre un lien trop douloureux, Nicolas 1er exigea durement la reprise de la vie commune. Le roi, qui avait gardé sa compagne Waldrade, allait subir l'excommunication quand le pape vint à mourir (13 novembre 867).

Ce pape énergique et autoritaire songea également à établir sa suprématie dans l'Église. Il s'en prit d'abord à l'archevêque Jean de Ravenne, qui s'appuyait sur l'empereur Louis Il : il abrogea l'autonomie ecclésiastique de l'exarchat et y fit prévaloir ses droits souverains (861-862). Il lutta contre Hincmar, archevêque de Reims, désireux d'élargir la juridiction des métropolitains. Ce grand dignitaire avait interdit plusieurs clercs ordonnés par son prédécesseur Ebbon, et déposé, avec l'appui de deux conciles, l'évêque Rothade, de Soissons, coupable de rébellion contre lui (862). Les ecclésiastiques frappés invoquèrent, pour se défendre, les Fausses Décrétales, et Nicolas fer, en dépit de Charles le Chauve, exigea leur réintégration. Hinemar dut reconnaître, au synode de Troyes, qu'un évêque ne peut être déposé sans le consentement du Saint-Siège. Son propre neveu, Hincmar, évêque de Laon, qui s'était déclaré insoumis aux métropolitains et même au roi, mis en demeure de se justifier, fit appel au pape, qui le soutint (869). Il fut pourtant déposé par un synode deux ans après. Hincmar subit un autre échec. Il réclamait le titre de primat de Reims, cité illustre où avait été sacré le premier roi des Francs, le second Constantin, il la voulait à la tête du royaume et relativement indépendante de Rome. Nicolas 1er faucha ses prétentions en conférant à Ansegis, archevêque de Sens, le litre de vicaire papa] pour les Gaules et la Germanie, et Hincmar, qui admettait la suprématie du souverain pontife, dut s'incliner.

Hadrien II, successeur de Nicolas 1er (867-872), abandonna la procédure contre Lothaire Il quand ce roi eut prêté un serment solennel de soumission, que vint confirmer sa communion reçue des mains du nouveau pape au Mont-Cassin (869). Lothaire étant mort un mois après, l'opinion générale vit dans cette fin le châtiment du parjure et du sacrilège. Hadrien II s'efforça de continuer la politique de Nicolas 1er, mais il n'avait ni son énergie ni son autorité. Il ne parvint pas à soutenir Louis II, roi d'Italie et empereur (870). Il dut même s'entendre déclarer par Hinemar, de Reims, qu'il ne lui appartenait pas de s'immiscer dans les affaires politiques (ép. 27). Lorsqu'il voulut évoquer à Rome la procédure contre l'autre Hinomar, évêque de Laon, Charles le Chauve, qui avait saisi le pouvoir à la mort de son neveu Louis Il (875), fit opposition là ce projet, et Hadrien Il dût lui écrire une lettre d'excuses. Son prestige fut ébranlé encore davantage par un drame qui désola sa famille. Sa fille, issue d'un mariage antérieur à son entrée dans les ordres, fut assassinée, ainsi que sa mère, par un prétendant évincé qui fut d'ailleurs exécuté. Un parti de mécontents se forma, dirigé par Formose, évêque de Porto, austère et impérieux, qui devait être élu pape en 891.

Hadrien Il eut pour successeur un pontife déjà vieux et valétudinaire, Jean VIII (872-882), dont la mort devait être tragique. Effrayé par la menace des Sarrasins et par les factions turbulentes, ce pape se tourna vers Charles le Chauve. Sur son invitation, le nouveau roi vint à Rome, et reçut de ses mains la couronne impériale dans la nuit de Noël 875. Il dut payer, à cet effet, une grande somme d'argent et renoncer à la souveraineté sur Rome, que Louis Il avait encore conservée au moins nominalement. Il renouvela la dotation de Pépin et de Charlemagne, en l'agrandissant autour de Spolète. Ces décisions fuirent sanctionnées par deux synodes. Mais la mort prématurée de Charles 'le Chauve, le 6 octobre 877, vint affaiblir le prestige du pontife, déjà atteint par la sentence du synode de Ponthion qui avait annulé la nomination d'Ansegis ait poste de vicaire papal. Jean VIII vint à Troyes, où il couronna empereur le fils de Charles, Louis II le Bègue, qui mourut deux ans après. Il dut lutter contre les intrigues des « Formosiens », aristocrates dissolus que soutenait la veuve de Louis II, la vieille impératrice Engeberge, et les excommunier. Ses dernières années furent attristées par la menace sarrasine. Impuissant à l'écarter, abattu par l'âge et la maladie, il dut se borner à compléter les fortifications de Rome. Il se rapprocha du dernier fils de Louis le Germanique, Charles le Gros, le reconnut comme roi d'Italie et le couronna empereur (881). Le 15 décembre 882, il fut empoisonné par ses ennemis politiques et achevé à coups de marteau...

Après lui, jusque vers la fin du IXe siècle, l'histoire du Saint-Siège fut dominée par la personnalité de Formose. Il fit élire Étienne V (884-891), en attendant de le remplacer. Ce pontifie eut à s'occuper de la succession de Charles le Gros qui, après avoir recueilli, par la mort de ses frères et de ses cousins, tout l'héritage carolingien, avait été déposé comme incapable par la diète de Tribur (près, de Mayence) en 887 et était mort l'année suivante. Plusieurs princes italiens se disputèrent la couronne, de l'ancien royaume des Lombards. Guy, duc de Spolète, arrière-petit-fils de Charlemagne, l'emporta, et, venu à Rome en 891, contraignit le pape à le sacrer empereur (16). Formose élu en 891, essaya de réformer l'Église, et il réunit dans ce but quatre conciles, mais ses efforts furent vains. Il était cultivé mais ses compromissions l'avaient discrédité. Circonvenu par le parti de Spolète, il sacra empereur, à la mort de Guy, son fils Lambert, mais conscient de sa maladresse, il tenta de la réparer en pratiquant une politique à double face. Arnulf de Carinthie, candidat à l'empire, marcha sur Rome à sa demande et y entra par surprise, malgré la résistance de la veuve de Guy, l'indomptable Algitrude, qui avait pris en main le gouvernement de la ville. Accueilli par Formose sur 'les marches de Saint-Pierre, il reçut de ses mains la couronne impériale (22 février 896). Mais effrayé par les menaces de l'impératrice déchue et accablé par la mort subite d'Arnulf, le pape succomba le 4 avril à la paralysie.

« À partir de sa mort, dit le cardinal Hergenröther, commença pour le Saint-Siège une ère d'humiliation profonde. » En huit ans, neuf papes devaient se succéder, dominés par Algitrude, et leurs successeurs ne purent se soustraire à son action néfaste que pour tomber sous un joug plus triste encore, celui de l'infâme Marozia. « La papauté, dit Fliche, n'a plus, d'empereur pour la protéger, et l'aristocratie romaine... va profiter des troubles de l'Italie pour mettre la main sur la tiare » (Chrétienté, 1). 196).

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(1) Kleinclausz, L'Empire carolingien, ses Origines et ses Transformations, Paris 1902 ; Schubert, Geschichte der christlichen Kirche im Frühmittelalter, Tubingue 1921 ; Lavisse, Histoire de France, T. II, 1er partie (par Ch. Bayet, Chr. Pfister et Kleinclausz), Paris 1903 : Halphen, Les Barbares, p. 270 ss. ; Fliche, Chrétienté, p. 152 ss.; Hayward, Papes, p. 151 ss., etc. 
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(2) Allen Mawer, The Vikings (Cambridge mediaeval T. III, Cambridge 1922 ; Ch. Plummer, The life and Times of Alfred the Great, Oxford 1902 ; Prentout, sur les origines et la fondation du Duché de Normandie, Paris 1911. 
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(3) En Frise surtout, où s'illustrèrent l'abbé Grégoire, d'Utrecht, Willehad, plus tard évêque de Brême, Luidger, élève d'Alcuin, qui devint évêque de Munster. 
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(4) A son avènement il n'y en avait qu'un, celui tic Sens. Son Testament (811) en énumère vingt et un.
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(5) Voir ses Capitulaires (Capitula).
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(6) Peu de couvents se fondèrent sous son règne.
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(7) Netzer, L'introduction de la Messe romaine en France sous les Carolingiens, Paris 1910. 
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(8) Cf. sur l''Adoptianisme, notre Tome 1er p. 293-294.
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(9) Il en existe un seul ms, le Codex 663 de la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris. Il date du IXe siècle, et il fut édité en 1549.
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(10) Ce noble prélat eut le grand mérite, au concile de Thionville (844), d'adjurer les trois rois de vivre loyalement en paix. 
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(11) Essai sur les Moeurs, ch. XXVIII. 
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(12) A cette époque, elles étaient hors des murs du Rome. 
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(13) Entre Léon IV et son successeur se place le prétendu pontificat de la papesse Jeanne, qui. déguisée eu homme, l'aurait exercé pendant deux ans et sept mois. Le caractère légendaire de cet événement, qui ne fut raconté qu'au XIIIe siècle, a été démontré en 1649 par David Blondel, puis, au XIXe, par Döllinger. 
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(14) R. Parisat, Le royaume de Lorraine sous les Carolingiens, Paris 1899 ; J. Calmette, La Diplomatie Carolingienne du traité de Verdun à la mort de Charles le Chauve, Paris 1901. 
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(15) Jules Roy, Saint Nicolas 1er, p. 11-13.
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(16) Voir sur ce point notre T. 1er, p. 83.
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(17) Jules Roy, Principes de Nicolas 1er sur les rapports des deux puissances (Études d'hist. du Moyen-Age, dédiées à Gabriel Monod, Paris 1896, p. 95-105). 
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(18) En plus du royaume d'Italie, il y avait alors celui de Germanie, gouverné par Arnulf de Carinthie, petit-fils (illégitime) de Louis le Germanique ; celui de France, avec le roi Eudes, qui devait sa couronne à son rôle au siège de paris (885), et ceux de Provence (de Lyon à Nice) et de Bourgogne (de la Saône à l'Aar). 
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