Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

La Vie religieuse en Occident au IXe siècle.

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Sous les successeurs de Charlemagne, la vie ecclésiastique, en Occident, fut marquée par un réveil de, l'ascétisme. Louis le Pieux, plus favorable que son père à cette tendance, l'encouragea sous l'action de son confident Benoît d'Aniane. Ce moine, dont le vrai nom était Witiza, originaire du Languedoc, avait servi dans l'armée carolingienne. Bouleversé par un grand danger qu'il avait couru en sauvant son frère, il avait fondé, en 782, un couvent dans la vallée d'Aniane, près de l'Hérault. Il faisait des guérisons surprenantes et il initiait les religieux à l'étude des Écritures et au chant sacré. Chargé par Louis le Pieux, alors simple roi d'Aquitaine, d'inspecter les monastères du pays, il eut soin d'y faire revivre la règle stricte des Bénédictins. Plus tard, ce roi devenu empereur le nomma abbé d'Inde (près d'Aix-la-Chapelle), où il mourut en 821. Quatre ans avant, avait paru son Capitulare monasticum, en quatre-vingts articles, composé sur l'ordre de Louis le Pieux, en accord avec les décisions du synode d'Aix-la-Chapelle (816) et avec les conseils des abbés. La règle de saint Benoît renforcée devenait obligatoire pour tous les couvents. En 816, la même assemblée en avait édicté une, destinée à réformer la vie des chanoines ou canonici (1). Elle reprenait et allongeait la règle en trente-deux chapitres rédigée en 760 par Chrodegang, évêque de Metz, destinée à être lue (un chapitre par jour) dans les réunions quotidiennes (2). C'était celle de saint Benoît, avec deux additions : l'établissement d'une hiérarchie et l'autorisation de posséder. Celle des chanoinesses (canonissae) fut instituée sur le même modèle. Ces réformes furent sérieuses et efficaces, bien que Louis le Pieux manquât à sa promesse de respecter la liberté, d'élection des abbés. En Saxe, il faut signaler l'établissement du couvent de femmes de Herford et la création, sur les bords du Weser, du monastère de Corvey, filiale de celui de Corbie en Picardie. Initiative féconde, qui décida plusieurs familles saxonnes à fonder quelques couvents.

Le VIIIe siècle vit s'achever l'organisation des siècles métropolitains, chère à Charlemagne. Son fils introduisit ce système en Germanie. Il érigea Hambourg en archevêché, en vue surtout des missions en Scandinavie (831). Vers le milieu de ce siècle, l'Armorique, se séparant de la province ecclésiastique de l'ours, eut son archevêque à Dol, avec plusieurs évêchés suffragants. On vit, à cette époque, se généraliser la coutume de la confession, avec un sérieux effort pour réformer les moeurs. On renforça la discipline de la pénitence par des manuels pratiques et tarifés, les pénitentiels (3). D'autre part, les tribunaux épiscopaux itinérants contribuèrent au relèvement moral du clergé.




L'activité missionnaire de l'Église d'Occident, au VIIIe siècle, fut persévérante et assez féconde.
Elle s'exerça en Danemark à la suite de compétitions politiques qui avaient amené le prétendant Harald à demander l'appui de Louis le Pieux. Un premier essai, tenté en 822 par Ebbon, archevêque de Reims, échoua. Ansgar, moine de Corvey, fut plus heureux. Devenu chapelain de Harald, qui s'était fait baptiser à Mayence en 826 avec sa suite, il évangélisa le Danemark, mais il dut le quitter (lès 827, en même temps que ce roi. Deux ans après, sur le désir de l'empereur, Ansgar entreprit une mission en Suède (4). Il y construisit une église à Birka (Björkö), sur le lac Maler. Élevé à l'épiscopat en 831, il obtint de la papauté le titre de légat pour la Suède, le Danemark et les pays slaves. Il reçut, en outre, de Louis le Pieux l'abbaye de Thorhout, au sud de Bruges, dont les revenus soutinrent ses missions. De son côté, Ebbon envoya en Suède son parent, l'évêque Simon, qui y bâtit une seconde église. Mais une réaction païenne et la dévastation de Hambourg par les Normands (845) vinrent arrêter son activité.

Revenu en Suède vers 852, Ansgar put y fonder plusieurs centres de propagande. Ascète, admirateur de saint Martin de Tours, auteur de courtes et ferventes prières réunies sous le titre de Pigmenta (baume), il fut une des figures religieuses les plus attachantes de son temps. L'archevêque qui lui succéda, le flamand Rimbert (mort en 888 à Brême), son disciple favori, visita les églises de Suède et de Danemark, mais cette expansion allait être refoulée par les invasions des Normands, des Slaves et des Hongrois.

L'oeuvre missionnaire réussit mieux dans le nord-est et l'est de l'empire. Tout autour de Salzbourg, au bord du lac de Platten, en Pannonie (ouest de la Hongrie), se forma une principauté slave chrétienne, gouvernée par Priwina, qui la tenait de Louis le Germanique (847). Quand il eut été tué par les Moraves (vers 860), son fils Kozel resta fidèlement attaché à l'Allemagne et à l'Église allemande de Salzbourg. En Bohême, le christianisme pénétra superficiellement en 845, avec le baptême purement politique reçu par quatorze chefs de la noblesse tchèque, devant Louis le Germanique. Le diocèse de Regensbourg embrassa ce pays.

L'Évangile s'implanta plus fortement dans la Moravie, gouvernée par Rostislav, prince chrétien nommé par Louis le Germanique. Des prêtres allemands, venus de Bavière, surtout de Passau, se répandirent dans ce pays, mais des missionnaires italiens et grecs se joignirent à eux, et quand Rostislav se fut proclamé indépendant de l'empire, en 855, l'influence de ces derniers supplanta celle des premiers. L'action de Byzance prévalut d'abord, avec deux frères, Méthodius et Constantin (qui prit à la fin de sa vie le nom de Cyrille), envoyés par l'empereur byzantin Michel II, à la demande, semble-t-il, de Rostislav (5). Ils appartenaient à une famille grecque ou slave grécisée, fixée à Thessalonique. Méthodius était, croit-on, gouverneur en pays slave ; il devint plus tard moine et abbé. Constantin, d'abord secrétaire du patriarche de Constantinople, avait enseigné la théologie et la philosophie, d'où son surnom de « philosophe ». Arrivé en Moravie, Constantin traduisit en langue slovène (slave du Sud) les Évangiles, les Actes des Apôtres, le Psautier, d'autres éléments de l'Ancien Testament, des textes liturgiques et divers ouvrages. Il inventa, à cet effet, une écriture spéciale, dépendant du grec, dite glagolitique. Cette traduction inquiéta Nicolas 1er. D'après l'opinion courante, les documents sacrés ne pouvaient être édités qu'en trois langues, l'hébreu, le grec et le latin : de plus, l'usage de cette liturgie en langue populaire n'allait-il pas faciliter l'entrée des Slaves dans l'Église grecque ? Le pape cita les deux frères à comparaître à Rome (867). Hadrien II, son successeur, régla l'affaire en refusant de sanctionner cette liturgie (6). Le noble apôtre des Slaves mourut à Rome (869), et il fut inhumé dans l'église de saint Clément dont il avait découvert les ossements près de Kherson.

Quant à Méthodius, il vit son activité en Moravie arrêtée quand Sventopelk devint duc (de 870 à 894), ;après avoir trahi son oncle Rostislav, et se fut lui-même rattaché à l'empire et à l'Église d'Occident. Il se rendit alors auprès de Kozel, prince de Pannonie, qui s'était pris d'enthousiasme pour sa liturgie, mais il se trouva en conflit avec l'archevêque de Salzbourg qui regardait ce pays comme partie de son diocèse. Pourtant, Hadrien II, à la demande de Kozel, nomma Méthodius archevêque de Sirmium (Mitrovitza). Il comptait soustraire ainsi les Slaves du Danube à la fois à l'influence de Constantinople et à celle de Salzbourg. Mais l'archevêque de cotte dernière ville, Adalwin, fit déposer l'évangéliste par un synode à cause de sa liturgie (fin 870). Méthodius dut rester deux ans et demi dans un couvent, mais le pape l'en fit sortir avec défense d'employer le rituel incriminé (873). Mais, l'année suivante, le duc de Moravie se rendit indépendant de l'État germanique et renvoya les prêtres qui en étaient venus. Méthodius put reprendre son oeuvre dans ce pays, mais il attira sur lui la colère de ce duc en lui reprochant les désordres de sa vie privée. Accusé à Rome de faire toujours usage de sa liturgie et de rejeter le filioque. il comparut devant Jean VIII en 879, mais il lui fournit la preuve de son orthodoxie. Il obtint un auxiliaire ainsi que le droit de célébrer la messe et de prêcher en langue slave, à condition de commencer par la lecture du rituel latin. Mais, rebuté par la concurrence des prêtres de ce rite, il se rattacha plus tard à Constantinople. Après sa mort (885), le pape Étienne V ne reconnut pas le successeur qu'il avait choisi. le Morave Gosrad, et il condamna la liturgie slave quand il eut constaté, que Méthodius avait servi la cause des Byzantins. Peu de temps après, Gosrad et ses amis, chassés de Moravie, allèrent évangéliser les Bulgares. En 899, Jean IX, répondant au désir du prince Moimir II, envoya trois évêques dans ce pays, et, malgré la protestation de l'archevêque de Salzbourg, l'Église morave, comme celle de Pannonie, échappant à l'influence allemande, resta soumise aux directions de Rome. À cette époque, elle envoya des missionnaires en Bohême.

Les Bulgares (7), que visitèrent les disciples de Méthodius, étaient un peuple d'origine finnoise, qui avait profité de la décadence des Byzantins pour se tailler un empire à leurs dépens. En 802, sous la conduite du terrible Kroum, ils avaient envahi la Serbie, et pris peu à peu une partie de la Thrace et le sud de la Yougoslavie. Boris Il, son petit-fils, se rapprochant de Byzance, fit reconnaître les conquêtes obtenues et accepter le christianisme dans ses États. Toutefois, pour garder son indépendance, il pria Nicolas 1er et Louis le Germanique de lui envoyer des prêtres (8). Mais la mission échoua, et l'Église bulgare devint une Église grecque, malgré tous les efforts d'Adrien II et de Jean VIII. Cette Église nationale fut dirigée par l'archevêque Josèphe, consacré par le patriarche Ignace (870). Un peu plus tard les disciples de Méthodius vinrent le seconder. En 889, Boris se retira dans un monastère, où il devait mourir en 907. Le règne de son second fils, le « tsar » Siméon (893-927), Fut marqué par la soumission de tribus serbes et macédoniennes et par le premier essor de la littérature ecclésiastique slave. La paix que son fils Pierre conclut en 927 enregistra «, la grande Bulgarie », et fit accorder à l'archevêque bulgare le titre de patriarche.
Le mouvement littéraire religieux suscité par Charlemagne se poursuivit au IXe siècle.

En Allemagne, il eut pour centre les monastères. Le plus important fut celui de Fulda, ville du Hesse-Nassau en Prusse, illustré par Raban Maur (mort en 856), qui en fut l'abbé pendant vingt ans pour devenir en 847 archevêque de Mayence, sa ville natale (9). Son enseignement a l'École de Fulda eut un succès croissant, et grâce à lui la bibliothèque devint une des plus riches de l'Europe en classiques et en manuscrits des Pères. On lui doit une Éducation des Clercs en trois livres, des commentaires copieux sur presque tous les livres de la Bible, des poésies religieuses, un Livre de Pénitence qui demeura longtemps en usage, et une encyclopédie en vingt-deux livres (L'Univers) sur le modèle des Étymologies d'Isidore de Séville. On voit en lui un des pères de la langue et de la culture germanique, en même temps qu'un propagateur de civilisation chrétienne. Parmi ses élèves, il faut nommer Walafrid dit Strabon (le loucheur), abbé de Reichenau, qui fi! des poésies, un traité d'archéologie chrétienne et une compilation de la littérature exégétique antérieure à son époque (Glosa ordinaria), qui devait être étudiée partout en Occident pendant cinq siècles. L'École de Reichenau rayonna pendant quelque temps, pour être éclipsée par celle de Saint-Gall.

Ce monastère, fondé au VIe siècle par Gall, disciple de Colomban (cf. notre T. II, p. 300), continua, au IXe, à se distinguer par son goût des études et son esprit d'indépendance, Il prospéra sous Gozbert (816-837) qui fit construire l'église et copier de nombreux manuscrits. On enseignait à Saint-Gall le latin, le grec, les sciences, la médecine, la géographie. La bibliothèque était considérable. À la fin du IXe siècle, l'abbé Salomon Ill, grand orateur, instruit mais fastueux, fit copier beaucoup de manuscrits richement enluminés, aux lettres argentées ou dorées. Le plus illustre savant de ce monastère fut Notker, surnommé « le Règne » (Balbulus), ascète austère, mort en 912, auteur d'un martyrologe et d'un commentaire.
« Il est l'inventeur des poésies dites séquences et il a exercé une grande influence sur le chant sacré et la musique religieuse... Son hymne Medio vitae in morte sumus, si apprécié au Moyen Âge, a passé, grâce à Luther, dans les recueils protestants » (10).

Moins étroitement cantonnée dans les milieux monastiques, la culture religieuse des provinces occidentales se montra plus forte et plus durable que celle de l'Est. On peut même parler d'une nouvelle Renaissance sous Charles le Chauve. Cependant, ici encore, clercs et moines tendent à monopoliser cette culture, car l'École de la Cour a cessé d'occuper le premier rang. Parmi les écoles monacales qui la supplantent, il faut citer celles de Tours et de Corbie. D'ailleurs, l'esprit libre et hostile aux basses pratiques superstitieuses, qui avait été celui de Charlemagne, resta longtemps en vigueur dans le haut clergé, chez Agobard, archevêque de Lyon (mort en 840), et Claude, espagnol comme lui, évêque de Turin (mort vers 832). Le premier, énergique adversaire des superstitions, repoussa l'explication magique de l'orage et de la grêle, et condamna le duel judiciaire, le culte de% images, des reliques, des saints et des anges. Critique biblique, il niait l'inspiration littérale des Saintes Écritures. Il s'occupa également de réforme liturgique. De son côté, Claude de Turin combattit la vénération des reliques et des saints, et il fit enlever des églises de son diocèse les images et même les croix. Au sujet de l'évêque de Rome, il professait que seul peut être appelé « apostolique celui qui agit comme un apôtre. Nommons encore Jonas, évêque d'Orléans (mort en 844), qui écrivit un traité sur les images et deux ouvrages d'éducation, pleins (lie détails précieux sur les moeurs ecclésiastiques de son temps.

La pensée religieuse devint plus active encore sous Charles le Chauve, stimulée par le pape Nicolas 1er, protecteur des lettres et des arts. Hincmar excella dans le droit ecclésiastique. Les études augustiniennes furent poursuivies à l'abbaye de Corbie, fondée au VIIe siècle dans le diocèse d'Amiens, célèbre par sa grande bibliothèque et par les théologiens Paschase Radbert, moine puis abbé (mort vers 860), et son adversaire Batramne. Il faut mentionner aussi Prudence, évêque de Troyes, poète religieux formé à l'École de la Cour, et le diacre Florus, de Lyon, auteur de poésies latines et de traités estimés, connu surtout par ses Additions au Martyrologue de Bède le Vénérable (11).

Cette période marque un essor nouveau de la littérature hagiographique, qui s'était développée à partir du IVe siècle, avec les biographies des saints composées par Athanase et Jérôme, l'Histoire lausiaque de Palladius, la Vie de saint Martin de Tours par Sulpice Sévère, les Sept livres des Miracles de Grégoire de Tours (12), la Vie de saint Boniface, l'apôtre de Frise, par Willibald, celle de saint Benoît par Grégoire le Grand, celle de saint Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil, par son disciple Jonas. Sous Charlemagne et ses successeurs, l'habitude se prit de remanier d'anciennes biographies de saints pour les parer (les élégances du style et leur ajouter des embellissements. C'est ainsi qu'Alain refit la vie de saint Waast. On en composa de nouvelles dans un but de gloriole ou de lucre, avec des détails inventés. Hincmar écrivit une vie fantaisiste de saint Rémi. Les moines de Saint-Denis rédigèrent celle du roi Dagobert, dans leur désir de reconstituer leurs titres de propriété, de l'abbaye dont les Normands les avaient chassés en 895. Il y eut aussi des biographies de saint Denis l'Aréopagite, de saint Trophime, de saint Julien, inspirées par la prétention de certaines Églises (Paris, Arles, Le Mans), de faire remonter leur fondation à l'âge apostolique (13). De là des supercheries que Guibert de Nogent devait signaler avec énergie, au XIIe siècle, dans son traité Les Preuves des Saints (De Pignoribus Sanctorum). Toute cette littérature, devait atteindre son apogée, à la fin du XIIIe siècle, dans la Légende dorée (Aurea Legenda Sanctorum) de Jacques de Voragine (d'après Varagium en Ligurie, où il naquit en 1230), dominicain instruit et conciliant qui devint archevêque de Gênes.
Cet ouvrage célèbre, lu et traduit avec passion, n'est guère qu'un recueil désordonné de traditions naïves, parfois touchantes, souvent absurdes, qui couraient sur les saints depuis l'antiquité.

La personnalité la plus originale du temps de Charles le Chauve fut Jean Scot Erigène (c'est-à-dire d'Irlande). très versé dans la langue et la théologie grecques (mort vers 890). Il résida à la cour de ce roi dès avant 847, comme directeur de l'École. Il y resta Jusque vers 880, et passa sans doute ses dernières années en Angleterre. Tributaire d'Augustin et plus encore des Pères grecs, il exposa dans son principal ouvrage, La Division de la Nature, en cinq livres, des vues empruntées à Augustin ainsi qu'au Pseudo-Denys l'Aréopagite, oeuvre d'un illuminé du Ve siècle (cf. notre T. II, p. 263), dont il traduisit les oeuvres Il reste aussi de lui un exposé de la Hiérarchie céleste de cet écrivain. Scot assignait à la philosophie une sphère indépendante là côté de la théologie, et il a ravivé le panthéisme néo-platonicien en Occident. Ses contemporains ne le comprirent pas.

Le IVe siècle fut marqué par de vigoureuses controverses dogmatiques, suscitées par diverses tentatives de remettre en honneur les vues de saint Augustin. La victoire devait rester aux tendances générales de la foule, qui va d'instinct au sacramentalisme et au semi-pélagianisme. Tel fut le son des discussions sur l'eucharistie et la prédestination.

La première fut provoquée par l'écrit de Paschase Radbert (14), abbé de Corbie, le De Corpore et sanguine Domini (Migne, T. CXX), composé en 831 et dédié à Charles le Chauve, le plus ancien traité dogmatique d'Occident sur la Sainte-Cène. C'est un essai de conciliation entre la notion spiritualiste d'Augustin (le spiritualiter manducare) et l'idée réaliste d'Ambroise.

D'après Radbert, le Christ, le vrai pain de vie. nourrit à la fois l'âme et le corps. Il vient habiter « corporellement » dans le communiant : le pain et le vin sont changés (convertuntur) en chair et en sang du Sauveur, tout en gardant leur aspect (figura) et leur goût. Cette présence réelle de son corps dans la Cène est un miracle, analogue à celui de la multiplication des pains. Ce corps est créé sans cesse par la parole divine toute-puissante, quand le prêtre répète l'affirmation du Christ lui-même : « Ceci est ,mon corps ». Ce miracle, en réalité, continue l'Incarnation. Cette « nourriture et boisson spirituelle » (spiritualis esca et potus) a pour résultat de fortifier, non le corps, mais la spiritualité. Seuls, les communiants qui s'élèvent par la foi dans le « réfectoire de vie » (coenaculum vitae), où Christ distribue la nourriture céleste de son corps, peuvent recevoir le contenu substantiel du sacrement, les indignes n'obtenant qu'un simple signe extérieur.

Cette doctrine, acceptée par Hincmar, Rémi d'Auxerre et d'autres, fut combattue par Raban Maur, Scot Erigène et surtout Ratramne, moine de Corbie, ponte-parole de la saine raison et de l'Évangile. Invité par Charles le Chauve à examiner l'ouvrage de Radbert, il écrivit en 844 le traité (15) De corpore et sanguine Domini (Migne, T. CXXI). À ses yeux, le corps matériel du Christ étant dans le ciel depuis l'Ascension, le pain et le vin consacrés n'en peuvent être qu'une représentation symbolique. S'ils sont appelés « corps, et sang », ce n'est qu'avec un sens spirituel, grâce à « la vertu sanctifiante du Saint-Esprit ». En les recevant avec foi, le fidèle obtient « la substance de la vie éternelle ». La controverse n'aboutit à aucun résultat officiel immédiat au IXe siècle, aucun synode ne se prononça sur cette question, mais l'idée prévalut dans certains esprits, en accord avec les tendances superstitieuses de la foule, que (les forces vitales d'origine céleste résidaient dans les éléments consacrés (16).

La seconde controverse Importante, au IXe siècle, se rattache au nom de Gottschalk.
Fils d'un comte saxon, ce théologien avait été confié tout jeune au monastère de Fulda. l'eu enclin à la vie monastique, il avait obtenu d'un synode le droit de la quitter (829), mais cette décision fut annulée par Louis le Pieux, à la demande de Raban Maur, abbé de Fulda, et le jeune moine reçut simplement l'autorisation de changer de couvent. Il choisit celui d'Orbais, près de Soissons, C'est là que, en lisant les oeuvres d'Augustin et de Fulgence, il se pénétra de la doctrine de la prédestination absolue, celle des élus et celle des réprouvés (17). Devenu prêtre, il essaya de propager sa doctrine à Rome et dans le Frioul et, au synode de Mayence (848), il accusa de semi-pélagianisme son adversaire, Raban Maur, devenu archevêque de cette ville (18). Mais l'assemblée le condamna comme « moine vagabond et hérétique », et le fit remettre à Hincmar, son métropolitain. Jugé de nouveau, l'année suivante, au synode de Quiercy, il fut déposé, cruellement fouetté et enfermé au couvent de Hautvilliers, près de Reims. Il resta fidèle à ses vues, qu'on trouve exposées dans sa Confessio brevior et sa Confessio prolixior (849). Il fut soutenu par Prudence, évêque de Troyes, Rémi, archevêque de Lyon, et surtout Ratramne, qui, dans son traité en deux livres, adressé à Charles le Chauve, La Prédestination, défendit sa doctrine par des citations empruntées aux Écritures et aux Pères. Mais il eut contre lui Hincmar, Scot Erigène et d'autres théologiens. Le premier fit adopter au synode de Quiercy (853), en présence de Charles le Chauve, quatre chapitres semi-pélagiens, affirmant que la damnation des réprouvés est l'objet non de la prédestination mais de la simple prescience de Dieu, et que Christ est mort, non pour les seuls élus, mais pour tous les hommes. Rémi, de Lyon, répliqua eu faisant décréter par le synode de Valence (855) l'augustinisme le plus strict. Une assemblée, réunie près de Toul par Charles le Chauve et Lothaire II, n'aboutit pas, et ce schisme dogmatique se prolongea. Hincmar composa an traité étendu De Ici Prédestination de Dieu et du libre arbitre (859-860), auquel personne ne répondit. Invité par Nicolas 1er, que Gottschalk avait sollicité, à justifier son attitude au concile de Metz (862), Hincmar refusa de se présenter, et il réussit à faire tomber l'enquête. Gottschalk mourut en 868, après vingt ans de réclusion, mais, en raison de son refus de céder, il fut privé des sacrements de l'Église et enseveli, sans cérémonie religieuse, en terre non consacrée.

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(1) Ce terme qui, d'après Muratori, désignait à l'origine tous les clercs, fut appliqué de préférence, à partir du VIIIe siècle, à ceux qui, sans prononcer de voeux, pratiquaient la vie commune d'après certaines règles. 
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(2) Le terme de chapitre désigna ces réunions et, plus tard, la communauté des chanoines présidée par l'évêque. 
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(3) Paul Fournier, Étude sur les Pénitentiels (Revue d'Hist. et de Littér. relig., 1901, 1902, 1903 et 1904). 
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(4) L. Bril, Les premiers Temps du Christianisme en Suède (Revue d'Hist. ecclés., 1911). 
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(5) Louis Léger, Cyrille et Méthode, Paris 1868 ; Jagie, Conversion of the Slavs (Cambridge Medioeval History, T. IV), Cambridge 1923. 
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(6) La Vita Methodii attribuée à Hadrien est inauthentique.
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(7) Bury, Hist. of the Eastern Roman Empire (802-867), Londres 1912 ; Niederle, Manuel de l'Antiquité slave, T. 1, Paris 1923. 
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(8) Il existe un document de droit canon, la lettre de Nicolas 1er à Boris 1er, qui l'avait interrogé sur divers points de doctrine et de liturgie (Responsio Nicolaii ad Bulgaros).
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(9) Le surnom de « Maur » lui fut donné par Alcuin, qui l'eut pour élève à son école de Tours. C'était le nom du disciple bien-aimé de saint Benoît. 
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(10) A. Paumier, Encycl. Licht., art. Saint-Gall. 
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(11) L'oeuvre de Bède fut complétée aussi par Ado, archevêque de Vienne, connu par sa Chronologie universelle. 
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(12) Se reporter à notre T. II, p. 59-60, 114-115. 146. 243-244, 313.
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(13) Cf. Henri Quentin, Les Martyrologues historiques du Moyen Âge, Paris 1908. 
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(14) Eugène Choisy, professeur à Genève, P. Radbert : étude historique sur le IXe siècle et le dogme de la Cène, 1889. 
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(15) Cet ouvrage, attribué à Scot Erigène, fut brûlé en 1050 par le synode de Verceil. 
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(16) Ratramne critiqua également un autre traité de Radbert, l'Enfantement de la Vierge (De partu Virginis), qui, dans le désir de soustraire le Christ à la loi de malédiction proclamée dans la Genèse (3, 16), soutenait (lue marie avait mis son Fils au monde « sans que sa chair fût endommagée ». Dans son livre Christ né de la Vierge, Ratramne, tout en admettant la virginité de Marie, prétendit que cette naissance n'avait rien eu de miraculeux.
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(17) Contrairement à l'accusation de Raban Maur, il enseignait la prédestination des réprouvés, non pas au péché, mais à la damnation. 
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(18) Libellus ad Rabanum (il en reste des fragments).
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