Sous les successeurs de Charlemagne, la vie
ecclésiastique, en Occident, fut marquée par un réveil de,
l'ascétisme.
Louis le Pieux, plus favorable que son père à cette tendance,
l'encouragea sous l'action de son confident Benoît d'Aniane. Ce moine,
dont le vrai nom était Witiza, originaire du Languedoc, avait servi
dans l'armée carolingienne. Bouleversé par un grand danger qu'il avait
couru en sauvant son frère, il avait fondé, en 782, un couvent dans la
vallée d'Aniane, près de l'Hérault. Il faisait des guérisons
surprenantes et il initiait les religieux à l'étude des Écritures et
au
chant sacré. Chargé par Louis le Pieux, alors simple roi d'Aquitaine,
d'inspecter les monastères du pays, il eut soin d'y faire revivre la
règle stricte des Bénédictins. Plus tard, ce roi devenu empereur le
nomma abbé d'Inde (près d'Aix-la-Chapelle), où il mourut en 821.
Quatre
ans avant, avait paru son Capitulare monasticum, en quatre-vingts
articles, composé sur l'ordre de Louis le Pieux, en accord avec les
décisions du synode d'Aix-la-Chapelle (816) et avec les conseils des
abbés. La règle de saint Benoît renforcée devenait obligatoire pour
tous les couvents. En 816, la même assemblée en avait édicté une,
destinée à réformer la vie des chanoines ou canonici (1).
Elle reprenait et allongeait
la règle en trente-deux chapitres rédigée en 760 par Chrodegang,
évêque
de Metz, destinée à être lue (un chapitre par jour) dans les réunions
quotidiennes (2).
C'était celle de saint Benoît, avec deux additions : l'établissement
d'une hiérarchie et l'autorisation de posséder. Celle des chanoinesses
(canonissae) fut instituée sur le même modèle. Ces réformes furent
sérieuses et efficaces, bien que Louis le Pieux manquât à sa promesse
de respecter la liberté, d'élection des abbés. En Saxe, il faut
signaler l'établissement du couvent de femmes de Herford et la
création, sur les bords du Weser, du monastère de Corvey, filiale de
celui de Corbie en Picardie. Initiative féconde, qui décida plusieurs
familles saxonnes à fonder quelques couvents.
Le VIIIe siècle vit s'achever
l'organisation des siècles métropolitains, chère à Charlemagne. Son
fils introduisit ce système en Germanie. Il érigea Hambourg en
archevêché, en vue surtout des missions en Scandinavie (831). Vers le
milieu de ce siècle, l'Armorique, se séparant de la province
ecclésiastique de l'ours, eut son archevêque à Dol, avec plusieurs
évêchés suffragants. On vit, à cette époque, se généraliser la coutume
de la confession, avec un sérieux effort pour réformer les moeurs. On
renforça la discipline de la pénitence par des manuels pratiques et
tarifés, les pénitentiels (3).
D'autre part, les tribunaux
épiscopaux itinérants contribuèrent au relèvement moral du clergé.
L'activité missionnaire de l'Église d'Occident, au
VIIIe siècle, fut persévérante et assez féconde.
Elle s'exerça en Danemark à la suite
de compétitions politiques qui
avaient amené le prétendant Harald à demander l'appui de Louis le
Pieux. Un premier essai, tenté en 822 par Ebbon, archevêque de Reims,
échoua. Ansgar, moine de Corvey, fut plus heureux. Devenu chapelain de
Harald, qui s'était fait baptiser à Mayence en 826 avec sa suite, il
évangélisa le Danemark, mais il dut le quitter (lès 827, en même temps
que ce roi. Deux ans après, sur le désir de l'empereur, Ansgar
entreprit une mission en Suède (4).
Il y construisit une église à Birka
(Björkö), sur le lac Maler. Élevé à l'épiscopat en 831, il obtint de
la
papauté le titre de légat pour la Suède, le Danemark et les pays
slaves. Il reçut, en outre, de Louis le Pieux l'abbaye de Thorhout, au
sud de Bruges, dont les revenus soutinrent ses missions. De son côté,
Ebbon envoya en Suède son parent, l'évêque Simon, qui y bâtit une
seconde église. Mais une réaction païenne et la dévastation de
Hambourg
par les Normands (845) vinrent arrêter son activité.
Revenu en Suède vers 852, Ansgar put
y fonder plusieurs centres de propagande. Ascète, admirateur de saint
Martin de Tours, auteur de courtes et ferventes prières réunies sous
le
titre de Pigmenta (baume), il fut une des figures religieuses les plus
attachantes de son temps. L'archevêque qui lui succéda, le flamand
Rimbert (mort en 888 à Brême), son disciple favori, visita les églises
de Suède et de Danemark, mais cette expansion allait être refoulée par
les invasions des Normands, des Slaves et des Hongrois.
L'oeuvre missionnaire réussit mieux
dans le nord-est et l'est de l'empire. Tout autour de Salzbourg, au
bord du lac de Platten, en Pannonie (ouest de la Hongrie), se forma
une
principauté slave chrétienne, gouvernée par Priwina, qui la tenait de
Louis le Germanique (847). Quand il eut été tué par les Moraves (vers
860), son fils Kozel resta fidèlement attaché à l'Allemagne et à
l'Église allemande de Salzbourg. En Bohême, le christianisme pénétra superficiellement
en 845, avec le
baptême purement politique reçu par quatorze chefs de la noblesse
tchèque, devant Louis le Germanique. Le diocèse de Regensbourg
embrassa
ce pays.
L'Évangile s'implanta plus fortement
dans la Moravie, gouvernée par Rostislav, prince chrétien nommé par
Louis le Germanique. Des prêtres allemands, venus de Bavière, surtout
de Passau, se répandirent dans ce pays, mais des missionnaires
italiens
et grecs se joignirent à eux, et quand Rostislav se fut proclamé
indépendant de l'empire, en 855, l'influence de ces derniers supplanta
celle des premiers. L'action de Byzance prévalut d'abord, avec deux
frères, Méthodius et Constantin (qui prit à la fin de sa vie le nom de
Cyrille), envoyés par l'empereur byzantin Michel II, à la demande,
semble-t-il, de Rostislav (5). Ils
appartenaient à une famille
grecque ou slave grécisée, fixée à Thessalonique. Méthodius était,
croit-on, gouverneur en pays slave ; il devint plus tard moine et
abbé.
Constantin, d'abord secrétaire du patriarche de Constantinople, avait
enseigné la théologie et la philosophie, d'où son surnom de «
philosophe ». Arrivé en Moravie, Constantin traduisit en langue
slovène
(slave du Sud) les Évangiles, les Actes des Apôtres, le Psautier,
d'autres éléments de l'Ancien Testament, des textes liturgiques et
divers ouvrages. Il inventa, à cet effet, une écriture spéciale,
dépendant du grec, dite glagolitique. Cette traduction inquiéta
Nicolas
1er. D'après l'opinion courante, les documents sacrés ne pouvaient
être
édités qu'en trois langues, l'hébreu, le grec et le latin : de plus,
l'usage de cette liturgie en langue populaire n'allait-il pas
faciliter
l'entrée des Slaves dans l'Église grecque ? Le pape cita les deux
frères à comparaître à Rome (867). Hadrien II, son successeur, régla
l'affaire en refusant de sanctionner cette liturgie (6).
Le noble apôtre des Slaves mourut à Rome (869), et
il fut inhumé dans
l'église de saint Clément dont il avait découvert les ossements près
de
Kherson.
Quant à Méthodius, il vit son
activité en Moravie arrêtée quand Sventopelk devint duc (de 870 à
894),
;après avoir trahi son oncle Rostislav, et se fut lui-même rattaché à
l'empire et à l'Église d'Occident. Il se rendit alors auprès de Kozel,
prince de Pannonie, qui s'était pris d'enthousiasme pour sa liturgie,
mais il se trouva en conflit avec l'archevêque de Salzbourg qui
regardait ce pays comme partie de son diocèse. Pourtant, Hadrien II, à
la demande de Kozel, nomma Méthodius archevêque de Sirmium
(Mitrovitza). Il comptait soustraire ainsi les Slaves du Danube à la
fois à l'influence de Constantinople et à celle de Salzbourg. Mais
l'archevêque de cotte dernière ville, Adalwin, fit déposer
l'évangéliste par un synode à cause de sa liturgie (fin 870).
Méthodius
dut rester deux ans et demi dans un couvent, mais le pape l'en fit
sortir avec défense d'employer le rituel incriminé (873). Mais,
l'année
suivante, le duc de Moravie se rendit indépendant de l'État germanique
et renvoya les prêtres qui en étaient venus. Méthodius put reprendre
son oeuvre dans ce pays, mais il attira sur lui la colère de ce duc en
lui reprochant les désordres de sa vie privée. Accusé à Rome de faire
toujours usage de sa liturgie et de rejeter le filioque. il comparut
devant Jean VIII en 879, mais il lui fournit la preuve de son
orthodoxie. Il obtint un auxiliaire ainsi que le droit de célébrer la
messe et de prêcher en langue slave, à condition de commencer par la
lecture du rituel latin. Mais, rebuté par la concurrence des prêtres
de
ce rite, il se rattacha plus tard à Constantinople. Après sa mort
(885), le pape Étienne V ne reconnut pas le successeur qu'il avait
choisi. le Morave Gosrad, et il condamna la liturgie slave quand il
eut
constaté, que Méthodius avait servi la cause des Byzantins. Peu de
temps après, Gosrad et ses amis, chassés de Moravie, allèrent
évangéliser les Bulgares. En 899, Jean IX, répondant au désir du
prince
Moimir II, envoya trois évêques dans ce pays, et,
malgré la protestation de l'archevêque de Salzbourg, l'Église morave,
comme celle de Pannonie, échappant à l'influence allemande, resta
soumise aux directions de Rome. À cette époque, elle envoya des
missionnaires en Bohême.
Les Bulgares (7), que
visitèrent les disciples de
Méthodius, étaient un peuple d'origine finnoise, qui avait profité de
la décadence des Byzantins pour se tailler un empire à leurs dépens.
En
802, sous la conduite du terrible Kroum, ils avaient envahi la Serbie,
et pris peu à peu une partie de la Thrace et le sud de la Yougoslavie.
Boris Il, son petit-fils, se rapprochant de Byzance, fit reconnaître
les conquêtes obtenues et accepter le christianisme dans ses États.
Toutefois, pour garder son indépendance, il pria Nicolas 1er et Louis
le Germanique de lui envoyer des prêtres (8).
Mais la mission échoua, et l'Église
bulgare devint une Église grecque, malgré tous les efforts d'Adrien II
et de Jean VIII. Cette Église nationale fut dirigée par l'archevêque
Josèphe, consacré par le patriarche Ignace (870). Un peu plus tard les
disciples de Méthodius vinrent le seconder. En 889, Boris se retira
dans un monastère, où il devait mourir en 907. Le règne de son second
fils, le « tsar » Siméon (893-927), Fut marqué par la soumission de
tribus serbes et macédoniennes et par le premier essor de la
littérature ecclésiastique slave. La paix que son fils Pierre conclut
en 927 enregistra «, la grande Bulgarie », et fit accorder à
l'archevêque bulgare le titre de patriarche.
Le mouvement littéraire religieux
suscité par Charlemagne se poursuivit au IXe siècle.
En Allemagne, il eut pour centre les
monastères. Le plus important fut celui de Fulda, ville du
Hesse-Nassau
en Prusse, illustré par Raban Maur (mort en 856), qui en fut l'abbé
pendant vingt ans pour devenir en 847 archevêque de Mayence, sa ville
natale (9).
Son enseignement a l'École de Fulda eut un succès croissant, et grâce
à
lui la bibliothèque devint une des plus riches de l'Europe en
classiques et en manuscrits des Pères. On lui doit une Éducation des
Clercs en trois livres, des commentaires copieux sur presque tous les
livres de la Bible, des poésies religieuses, un Livre de Pénitence qui
demeura longtemps en usage, et une encyclopédie en vingt-deux livres
(L'Univers) sur le modèle des Étymologies d'Isidore de Séville. On
voit
en lui un des pères de la langue et de la culture germanique, en même
temps qu'un propagateur de civilisation chrétienne. Parmi ses élèves,
il faut nommer Walafrid dit Strabon (le loucheur), abbé de Reichenau,
qui fi! des poésies, un traité d'archéologie chrétienne et une
compilation de la littérature exégétique antérieure à son époque
(Glosa
ordinaria), qui devait être étudiée partout en Occident pendant cinq
siècles. L'École de Reichenau rayonna pendant quelque temps, pour être
éclipsée par celle de Saint-Gall.
Ce monastère, fondé au VIe siècle
par Gall, disciple de Colomban (cf. notre T. II, p. 300), continua, au
IXe, à se distinguer par son goût des études et son esprit
d'indépendance, Il prospéra sous Gozbert (816-837) qui fit construire
l'église et copier de nombreux manuscrits. On enseignait à Saint-Gall
le latin, le grec, les sciences,
la médecine, la géographie. La bibliothèque était considérable. À la
fin du IXe siècle, l'abbé Salomon Ill, grand orateur, instruit mais
fastueux, fit copier beaucoup de manuscrits richement enluminés, aux
lettres argentées ou dorées. Le plus illustre savant de ce monastère
fut Notker, surnommé « le Règne » (Balbulus), ascète austère, mort en
912, auteur d'un martyrologe et d'un commentaire.
« Il est l'inventeur des poésies
dites séquences et il a exercé une grande influence sur le chant sacré
et la musique religieuse... Son hymne Medio vitae in morte sumus, si
apprécié au Moyen Âge, a passé, grâce à Luther, dans les recueils
protestants » (10).
Moins étroitement cantonnée dans les
milieux monastiques, la culture religieuse des provinces occidentales
se montra plus forte et plus durable que celle de l'Est. On peut même
parler d'une nouvelle Renaissance sous Charles le Chauve. Cependant,
ici encore, clercs et moines tendent à monopoliser cette culture, car
l'École de la Cour a cessé d'occuper le premier rang. Parmi les écoles
monacales qui la supplantent, il faut citer celles de Tours et de
Corbie. D'ailleurs, l'esprit libre et hostile aux basses pratiques
superstitieuses, qui avait été celui de Charlemagne, resta longtemps
en
vigueur dans le haut clergé, chez Agobard, archevêque de Lyon (mort en
840), et Claude, espagnol comme lui, évêque de Turin (mort vers 832).
Le premier, énergique adversaire des superstitions, repoussa
l'explication magique de l'orage et de la grêle, et condamna le duel
judiciaire, le culte de% images, des reliques, des saints et des
anges.
Critique biblique, il niait l'inspiration littérale des Saintes
Écritures. Il s'occupa également de réforme liturgique. De son côté,
Claude de Turin combattit la vénération des reliques et des saints, et
il fit enlever des églises de son diocèse les images et même les
croix.
Au sujet de l'évêque de Rome, il professait que seul peut être appelé
«
apostolique celui qui agit comme
un apôtre. Nommons encore Jonas, évêque d'Orléans (mort en 844), qui
écrivit un traité sur les images et deux ouvrages d'éducation, pleins
(lie détails précieux sur les moeurs ecclésiastiques de son temps.
La pensée religieuse devint plus
active encore sous Charles le Chauve, stimulée par le pape Nicolas
1er,
protecteur des lettres et des arts. Hincmar excella dans le droit
ecclésiastique. Les études augustiniennes furent poursuivies à
l'abbaye
de Corbie, fondée au VIIe siècle dans le diocèse d'Amiens, célèbre par
sa grande bibliothèque et par les théologiens Paschase Radbert, moine
puis abbé (mort vers 860), et son adversaire Batramne. Il faut
mentionner aussi Prudence, évêque de Troyes, poète religieux formé à
l'École de la Cour, et le diacre Florus, de Lyon, auteur de poésies
latines et de traités estimés, connu surtout par ses Additions au
Martyrologue de Bède le Vénérable (11).
Cette période marque un essor
nouveau de la littérature hagiographique, qui s'était développée à
partir du IVe siècle, avec les biographies des saints composées par
Athanase et Jérôme, l'Histoire lausiaque de Palladius, la Vie de saint
Martin de Tours par Sulpice Sévère, les Sept livres des Miracles de
Grégoire de Tours (12), la Vie de
saint Boniface, l'apôtre
de Frise, par Willibald, celle de saint Benoît par Grégoire le Grand,
celle de saint Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil, par son
disciple Jonas. Sous Charlemagne et ses successeurs, l'habitude se
prit
de remanier d'anciennes biographies de saints pour les parer (les
élégances du style et leur ajouter des embellissements. C'est ainsi
qu'Alain refit la vie de saint Waast. On en composa de nouvelles dans
un but de gloriole ou de lucre, avec des détails inventés. Hincmar
écrivit une vie fantaisiste de saint Rémi.
Les moines de Saint-Denis rédigèrent celle du roi Dagobert, dans leur
désir de reconstituer leurs titres de propriété, de l'abbaye dont les
Normands les avaient chassés en 895. Il y eut aussi des biographies de
saint Denis l'Aréopagite, de saint Trophime, de saint Julien,
inspirées
par la prétention de certaines Églises (Paris, Arles, Le Mans), de
faire remonter leur fondation à l'âge apostolique (13).
De là des supercheries que Guibert
de Nogent devait signaler avec énergie, au XIIe siècle, dans son
traité
Les Preuves des Saints (De Pignoribus Sanctorum). Toute cette
littérature, devait atteindre son apogée, à la fin du XIIIe siècle,
dans la Légende dorée (Aurea Legenda Sanctorum) de Jacques de Voragine
(d'après Varagium en Ligurie, où il naquit en 1230), dominicain
instruit et conciliant qui devint archevêque de Gênes.
Cet ouvrage célèbre, lu et traduit
avec passion, n'est guère qu'un recueil désordonné de traditions
naïves, parfois touchantes, souvent absurdes, qui couraient sur les
saints depuis l'antiquité.
La personnalité la plus originale du
temps de Charles le Chauve fut Jean Scot Erigène (c'est-à-dire
d'Irlande). très versé dans la langue et la théologie grecques (mort
vers 890). Il résida à la cour de ce roi dès avant 847, comme
directeur
de l'École. Il y resta Jusque vers 880, et passa sans doute ses
dernières années en Angleterre. Tributaire d'Augustin et plus encore
des Pères grecs, il exposa dans son principal ouvrage, La Division de
la Nature, en cinq livres, des vues empruntées à Augustin ainsi qu'au
Pseudo-Denys l'Aréopagite, oeuvre d'un illuminé du Ve siècle (cf.
notre
T. II, p. 263), dont il traduisit les oeuvres Il reste aussi de lui un
exposé de la Hiérarchie céleste de cet écrivain. Scot assignait à la
philosophie une sphère indépendante là côté de la théologie, et il a
ravivé le panthéisme néo-platonicien en Occident. Ses contemporains ne
le comprirent pas.
Le IVe siècle fut marqué par de
vigoureuses controverses dogmatiques, suscitées par diverses
tentatives
de remettre en honneur les vues de saint Augustin. La victoire devait
rester aux tendances générales de la foule, qui va d'instinct au
sacramentalisme et au semi-pélagianisme. Tel fut le son des
discussions
sur l'eucharistie et la prédestination.
La première fut provoquée par
l'écrit de Paschase Radbert (14),
abbé de Corbie, le De Corpore et
sanguine Domini (Migne, T. CXX), composé en 831 et dédié à Charles le
Chauve, le plus ancien traité dogmatique d'Occident sur la
Sainte-Cène.
C'est un essai de conciliation entre la notion spiritualiste
d'Augustin
(le spiritualiter manducare) et l'idée réaliste d'Ambroise.
D'après Radbert, le Christ, le vrai
pain de vie. nourrit à la fois l'âme et le corps. Il vient habiter «
corporellement » dans le communiant : le pain et le vin sont changés
(convertuntur) en chair et en sang du Sauveur, tout en gardant leur
aspect (figura) et leur goût. Cette présence réelle de son corps dans
la Cène est un miracle, analogue à celui de la multiplication des
pains. Ce corps est créé sans cesse par la parole divine
toute-puissante, quand le prêtre répète l'affirmation du Christ
lui-même : « Ceci est ,mon corps ». Ce miracle, en réalité, continue
l'Incarnation. Cette « nourriture et boisson spirituelle »
(spiritualis
esca et potus) a pour résultat de fortifier, non le corps, mais la
spiritualité. Seuls, les communiants qui s'élèvent par la foi dans le
«
réfectoire de vie » (coenaculum vitae), où Christ distribue la
nourriture céleste de son corps, peuvent recevoir le contenu
substantiel du sacrement, les indignes n'obtenant qu'un simple signe
extérieur.
Cette doctrine, acceptée par
Hincmar, Rémi d'Auxerre et
d'autres, fut combattue par Raban Maur, Scot Erigène et surtout
Ratramne, moine de Corbie, ponte-parole de la saine raison et de
l'Évangile. Invité par Charles le Chauve à examiner l'ouvrage de
Radbert, il écrivit en 844 le traité (15)
De corpore et sanguine Domini
(Migne, T. CXXI). À ses yeux, le corps matériel du Christ étant dans
le
ciel depuis l'Ascension, le pain et le vin consacrés n'en peuvent être
qu'une représentation symbolique. S'ils sont appelés « corps, et sang
», ce n'est qu'avec un sens spirituel, grâce à « la vertu sanctifiante
du Saint-Esprit ». En les recevant avec foi, le fidèle obtient « la
substance de la vie éternelle ». La controverse n'aboutit à aucun
résultat officiel immédiat au IXe siècle, aucun synode ne se prononça
sur cette question, mais l'idée prévalut dans certains esprits, en
accord avec les tendances superstitieuses de la foule, que (les forces
vitales d'origine céleste résidaient dans les éléments consacrés (16).
La seconde controverse Importante,
au IXe siècle, se rattache au nom de Gottschalk.
Fils d'un comte saxon, ce théologien
avait été confié tout jeune au monastère de Fulda. l'eu enclin à la
vie
monastique, il avait obtenu d'un synode le droit de la quitter (829),
mais cette décision fut annulée par Louis le Pieux, à la demande de
Raban Maur, abbé de Fulda, et le jeune moine reçut simplement
l'autorisation de changer de couvent. Il choisit celui d'Orbais, près
de Soissons, C'est là que, en lisant les oeuvres d'Augustin et de
Fulgence, il se pénétra de la
doctrine de la prédestination absolue, celle des élus et celle des
réprouvés (17).
Devenu prêtre, il essaya de propager sa doctrine à Rome et dans le
Frioul et, au synode de Mayence (848), il accusa de semi-pélagianisme
son adversaire, Raban Maur, devenu archevêque de cette ville (18).
Mais
l'assemblée le condamna comme « moine vagabond et hérétique », et
le fit remettre à Hincmar, son métropolitain. Jugé de nouveau, l'année
suivante, au synode de Quiercy, il fut déposé, cruellement fouetté et
enfermé au couvent de Hautvilliers, près de Reims. Il resta fidèle à
ses vues, qu'on trouve exposées dans sa Confessio brevior et sa
Confessio prolixior (849). Il fut soutenu par Prudence, évêque de
Troyes, Rémi, archevêque de Lyon, et surtout Ratramne, qui, dans son
traité en deux livres, adressé à Charles le Chauve, La Prédestination,
défendit sa doctrine par des citations empruntées aux Écritures et aux
Pères. Mais il eut contre lui Hincmar, Scot Erigène et d'autres
théologiens. Le premier fit adopter au synode de Quiercy (853), en
présence de Charles le Chauve, quatre chapitres semi-pélagiens,
affirmant que la damnation des réprouvés est l'objet non de la
prédestination mais de la simple prescience de Dieu, et que Christ est
mort, non pour les seuls élus, mais pour tous les hommes. Rémi, de
Lyon, répliqua eu faisant décréter par le synode de Valence (855)
l'augustinisme le plus strict. Une assemblée, réunie près de Toul par
Charles le Chauve et Lothaire II, n'aboutit pas, et ce schisme
dogmatique se prolongea. Hincmar composa an traité étendu De Ici
Prédestination de Dieu et du libre arbitre (859-860), auquel personne
ne répondit. Invité par Nicolas 1er, que Gottschalk avait sollicité, à
justifier son attitude au concile de Metz (862), Hincmar refusa de se
présenter, et il réussit à faire tomber
l'enquête. Gottschalk mourut en 868, après vingt ans de réclusion,
mais, en raison de son refus de céder, il fut privé des sacrements de
l'Église et enseveli, sans cérémonie religieuse, en terre non
consacrée.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |