Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

La Papauté et l'Empire germanique aux XI et XI siècles.

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Le Xe siècle s'ouvrit en plein crépuscule humiliant du pouvoir royal en France et de la dignité papale en Italie (1).

Dans le premier de ces deux pays, la dynastie carolingienne, très affaiblie, luttait péniblement contre l'ambition des seigneurs. Éclipsée pendant onze ans (887-898) par la royauté d'Eudes, fils aîné de Robert le Fort, elle remonta sur le trône de France avec Charles le Simple, fils posthume de Louis le Bègue. Ce prince, qui ne manquait ni d'initiative ni de courage, arrêta la vague normande à Saint-Clair-sur-Epte et acquit La Lorraine, où il résida souvent et qui resta française une douzaine d'années, Mais son étoile pâlit devant celle de Robert, frère d'Eudes, proclamé roi par le clergé, puis celle de Raoul, le puissant duc de Bourgogne, qui succéda à son beau-frère en 923. Attiré dans un guet-apens, il fut retenu captif à Péronne et y mourut en 929. À la mort de Raoul (936), Hugues le Grand, son beau-frère, ambitieux mais circonspect, fit revenir d'Angleterre le fils de Charles le Simple, Louis IV d'Outremer, et il y eut ainsi une restauration des Carolingiens pendant un demi-siècle (936-987), avec Louis IV, son fils Lothaire et son petit-fils Louis V. Le nouveau roi lutta contre son protecteur avec le concours d'Artaud, archevêque de Reims, qu'il avait pris pour chancelier, mais Lothaire, qui le remplaça en 954, dut subir la tutelle de Hugues le Grand, puis celle de Brunon, archevêque de Cologne... Devenu seul maître, il essaya vainement de reprendre la Lorraine et il mourut en 986, bientôt suivi par Louis V, victime d'un accident. Le pouvoir passe à la dynastie des Capétiens, avec Hugues Capet, fils de Hugues le Grand, proclamé roi à Noyon (987) et sacré, par Adalbéron, archevêque de Reims.

Pendant que la royauté française se débattait dans les compétitions sans gloire, la papauté végétait à Rome, impuissante et humiliée, au point que cette décadence a valu au Xe siècle le titre de « siècle de plomb » (2).

Le second des papes qui succédèrent à Formose (mort en 896), Étienne VI, docile instrument d'Algitrude, veuve de Guy de Spolète, fit déterrer, sur son ordre, le pontife qu'elle poursuivait de sa haine. Revêtu de l'habit d'apparat, le cadavre putréfié de Formose fut jugé par un synode romain, excommunié et traîné par la populace jusqu'au Tibre où on le jeta. Peu après, Étienne VI fut arrêté et étranglé (897). Son successeur cassa la condamnation de Formose; le suivant fit inhumer à Saint-Pierre ses pauvres restes rejetés par une crue du fleuve; le troisième réhabilita sa Mémoire dans plusieurs conciles.

À partir du pontificat de Serge III (904-911), Rome tomba entre les mains impures de Théodora, femme d'un fonctionnaire pontifical, et de ses deux filles, Théodora la Jeune et Marozia. La première, trafiquant de sa beauté, acquit une grande influence politique et de vastes domaines. Marozia, femme du marquis Albéric, enrichie aussi honteusement que sa mère, s'établit au château Saint-Ange, où, d'après certains chroniqueurs du Xe siècle, tels que Flodoard et Luitprand (3) et même le Liber pontificalis, elle fut la maîtresse du pape. Serge III, d'ailleurs, ne fut pas sans mérite. Lettré et artiste, il fit restaurer magnifiquement la basilique de Latran. Il favorisa le mouvement monastique, en particulier l'essor de l'Ordre de Cluny, pépinière des réformateurs de la papauté.

Après deux pontifes insignifiants, Jean X, archevêque de Ravenne, élu, comme ses prédécesseurs, grâce à l'influence de Théodora et de Marozia (914), se distingua par sa lutte énergique et heureuse contre les Sarrasins. Mais son indépendance à l'égard de Marozia le perdit : empoisonné, il périt étouffé sous un oreiller (928). À la suite de deux papes obscurs qui moururent assez vite, Marozia fit élire son propre fils qui devint Jean XI (931). Son second fils, Albéric, qui détestait le troisième mari de sa mère, prit d'assaut le château de Saint-Ange. Son beau-père put s'enfuir, mais Marozia fut arrêtée et elle mourut peu de temps après. Le vainqueur devint dictateur, avec le titre de « prince et sénateur de tous les Romains ».

À la fin du premier tiers du Xe siècle survint un événement politique d'une portée immense, l'accession de la dynastie saxonne à l'empire, avec Otton 1er surnommé le Grand (936-973). Il était fils d'Henri II, l'Oiseleur, prince énergique et habile, qui avait été proclamé en 919 « roi des Saxons et des Francs » (4).
Ce relèvement du pouvoir royal devait entraîner celui de la papauté, mais en la tenant asservie pendant plus d'un siècle.

Otton (5), jeune roi de Saxe, sacré solennellement à Aix-la-Chapelle en 936, en présence des quatre ducs qui gouvernaient la Bavière, la Franconie, la Lorraine et la Souabe, était un ambitieux très résolu, à la forte carrure, au regard léonin. Par la puissance des armes ou par des mariages politiques, il finit par annexer ces quatre provinces. Une grande révolte contre « le tyran » éclata en 952, mais la lourde menace hongroise refit l'unité des forces germaniques, et ce faisceau assura la victoire à leur grand chef.

Les hardis cavaliers hongrois (6), descendus de l'Asie centrale, après avoir dévasté l'Europe centrale l'Italie et enfin la Bourgogne et le Languedoc, arrêtèrent leurs incursions pendant sept ans, date d'une trêve qu'Arnulf de Bavière et Henri l'Oiseleur avaient obtenue d'eux au prix d'un tribut annuel. Mais elles reprirent avec violence à partir de 937. Toujours insaisissables, les cavaliers magyars visitèrent l'Allemagne, la Bourgogne et l'Italie jusqu'à ce qu'Otton II, leur eût infligé une grande défaite au Lech, près d'Augsbourg (955).

Étranger à l'idéal de Charlemagne, le roi chercha non pas à propager la foi chrétienne, mais à étendre sa propre puissance. Il peupla les évêchés et les abbayes d'hommes dévoués à sa cause (7), et il leur confia de véritables principautés féodales qu'il se réservait de contrôler. Il s'appliqua surtout à fortifier son pouvoir par d'opportunes et fructueuses interventions.

En Occident, il aida Louis IV d'Outremer à quérir Reims, où il installa son candidat, l'archevêque Artaud. Il reçut avec condescendance l'infortuné carolingien dans son palais d'Aix-la-Chapelle, et il assista avec lui à un synode qui jugea l'attitude de Hugues le Grand à l'égard de son souverain, le roi de France, et le descendant de Charlemagne dut accepter que sa propre conduite fût aussi examinée. Otton 1er finit par obtenir la soumission de l'ambitieux révolté. Il intervint aussi dans « le royaume de Bourgogne » (8). Il profita de la faiblesse du jeune roi Conrad pour lui arracher une sorte de serment de vassalité.
Il s'immisça également dans les affaires de la péninsule. Elle comprenait, à cette époque, trois États : le « royaume d'Italie » (regnun italicum), ancienne monarchie lombarde, dont la capitale était toujours Pavie; l'Italie du Sud, remplie de Sarrasins; au centre, Rome et la province romaine, où le Saint-Siège était dominé par Albéric, second fils de Marozia. En terre lombarde, les compétitions au trône se succédaient. La veuve d'un de ses rois, la gracieuse Adélaïde de Bourgogne, ayant été mise en prison par un usurpateur, Otton, appelé a son aide, la délivra, et, en l'épousant, se fit couronner à Milan roi d'Italie (951). Mais ramené en Germanie par la grande révolte de l'année suivante, il dut laisser la couronne à l'usurpateur, non sans le réduire au rang de vassal.

Il fut rappelé à Rome par la succession d'Albéric (954) et celle du pape Agapit (955). Le fils d'Albéric, Octavien, enfant de seize ans, était devenu « prince des Romains », puis vicaire de saint Pierre, sous le nom de Jean. XII (9). « Sa vie, dit l'abbé Mouret, fut le plus monstrueux des scandales ». Il passait ses jours et ses nuits au jeu, à la chasse, et dans les orgies. Seul et sans appui, tremblant devant Béranger, le jeune roi d'Italie, Jean XII supplia Otton de le secourir. Le roi franchit les Alpes au mois d'août 961, rentre à Pavie, s'y fait acclamer pour la seconde fois souverain d'Italie, puis, visant Rome, vient camper au Monte-Mario, en vue de Saint-Pierre, où, deux jours plus tard (9 février 962), il est couronné par le pape et salué par les assistants des titres d' « empereur » et « Auguste ». L'Empire romain carolingien était ainsi rétabli à son profit (10). Nouveau Charlemagne, Otton 1er confirme et renouvelle les avantages que son glorieux prédécesseur avait accordés à la papauté, mais il remet en vigueur l'acte de Louis le Pieux (824), et il stipule qu'aucune nomination papale n'aura lieu « en dehors du consentement et de l'élection d'Otton et de son fils ».




L'année suivante, irrité par la duplicité de Jean XII qui négociait avec ses ennemis, le roi d'Italie Adalbert et l'empereur de Byzance, Otton II, vint présider à Saint-Pierre de Rome un synode qui le déposa et lui donna pour successeur Léon VIII. À cette occasion, il promulgua de nouveau son privilège de 962 : le nouveau pontife doit lui prêter serment de fidélité. Cette assemblée était irrégulière, et Jean XII fit annuler cette élection par un concile romain. À cette nouvelle, l'empereur se disposait à marcher sur Rome quand il apprit l'assassinat mystérieux du pontife. Sans l'avertir, les Romains élurent un diacre savant et de bonnes moeurs, Benoît le Grammairien, qui prit le nom de Benoît V (22 mai 964), mais, peu après, assiégés par Otton, accablés par la famine et la peste, ils lui livrèrent le nouveau pape, qui fut exilé en Germanie et mourut l'année suivante à Hambourg. Léon VIII fut rétabli, mais il ne tarda pas à mourir. Jean XIII, fils de Théodora la jeune, à peine installé, dut fuir devant une révolte populaire, mais une armée impériale le rétablit le 14 novembre 966. L'année d'après, Otton lui rendit la ville et le territoire de Ravenne, que le Saint-Siège avait perdus depuis longtemps. Le jour de Noël 967, le pape conféra le sacre impérial au fils d'Otton 1er, qui fut ainsi associé à son père, sous le nom d'Otton II, ainsi qu'à sa femme la belle Théophano, petite-fille d'un empereur bysantin. Il profita de la paix relative dont l'Église et l'empire jouissaient à cette époque pour faire une série de réformes, en particulier contre l'indiscipline des clercs et les entreprises des laïques sur les monastères.

Après son couronnement, le règne d'Otton 1er brilla d'un vif éclat. À l'exemple de Charlemagne, il tint de grandes assemblées politiques, où venaient des rois voisins et même des envoyés de pays lointains, qui lui apportaient des présents. L'empereur grec, Jean Tzimiscès, après l'avoir méprisé, finit par reconnaître son titre impérial. L'époque d'Otton 1er fut marquée par un renouveau d'activité intellectuelle (11).

S'il a de la peine à comprendre le latin, Brunon, son frère, est un lettré. Les couvents reconstituent leurs bibliothèques. On recopie des manuscrits pour remplacer ceux que les invasions ont détruits. Les écoles épiscopales prospèrent, en particulier à Liège, avec les évêques Rathier, théologien réputé, et Notger (972-1008). La nonne Rowwitha, du couvent de Gandersheim (diocèse de Mayence), composa, sur l'ordre de son abbesse Gerberge, elle-même assez cultivée, un poème héroïque qui ne manque pas d'intérêt sur les exploits d'Otton 1er (968). Elle chanta aussi les fastes de son monastère et divers saints, et elle fit des comédies chrétiennes à l'imitation de Térence. L'une d'elles représente un gouverneur romain atteint de folie au moment où il s'approche de jeunes chrétiennes enfermées dans une arrière-cuisine, et embrassant les ustensiles jusqu'à ce que le démon vienne le chasser. Le moine Widukind, du couvent de Corvey, écrivit une histoire des Saxons, en trois livres, où il s'inspirait des procédés d'Eginhard et de Paul Diacre. Adalbert, moine de Saint-Maximin, à Trêves, devenu en 968 archevêque de Magdebourg, continua jusqu'à l'an 967 la Chronique de Regino, abbé de Prum, qui s'arrêtait en 906. Signalons enfin le Waltharius, poème épique qui semble avoir été composé (Halphen) dans le monastère de Saint-Gall, vers le milieu du Xe siècle, récit des exploits du preux Walther, prototype de Roland, où un vrai sentiment poétique s'exprima, sous une forme empruntée à Virgile Strecker, Berlin, 1924).




À la mort d'Otton 1er (7 mai 973), l'agitation anti-allemande se ralluma en Italie. Le pape d'alors, Benoît VI (972-974), qui avait été nommé par l'empereur fut détrôné par la noblesse romaine, conduite par Crescentius, fils de Théodora la Jeune. Enfermé au château Saint-Ange, il y périt étranglé, « à l'instigation, dit le Liber pontificalis, du diacre Boniface, qu'on avait déjà fait pape, lui vivant ». Mais cet ambitieux, vite expulsé par les impériaux, s'enfuit à Constantinople non sans emporter les trésors du Vatican. L'évêque de Sutri fut élu, avec l'assentiment d'Otton Il (974). Il multiplia les conciles contre la simonie et fut plein de sollicitude pour les monastères. Son successeur Pierre, évêque de Pavie, hommes d'État apprécié par l'empereur, échangea son nom contre celui de Jean XIV (983-984), par respect pour le prince des apôtres. Pontificat éphémère, troublé par la mort prématurée d'Otton Il à Rome (7 décembre 983) ! Tandis que l'Allemagne était agiter par l'ambition d'Henri de Bavière, Boniface put rentrer à Rome avec l'appui d'une armée byzantine, et il enferma Jean XIV au château Saint-Ange. Pendant plusieurs mois, d'après le Liber pontificalis, l'infortuné « souffrit atrocement de la maladie et de la faim, et, selon certains récits, il y mourut assassiné, le 20 août 984 ». Mais le vainqueur, devenu pape, mourut un an plus tard, et les Romains, qui le haïssaient pour sa rapacité, s'acharnèrent sur son cadavre.

Avec Jean XV (965-996), ce fut le triomphe de la puissante famille des Crescentius, dont il était issu, et en particulier de Crescentius Il qui avait pris le titre de patrice des Romains. L'élection fut, d'ailleurs, acceptée par Théophano, régente de son jeune fils Otton III. Le pontificat de Jean XV fut marqué par des événements importants : le traité de paix qu'il fit signer entre Ethelred, roi d'Angleterre, et le duc de Normandie, la conversion du czar Vladimir 1er (978), qui mit fin aux persécutions endurées par les chrétiens de Russie, la fondation (vers 995) par saint Bernard de Menthon des deux célèbres monastères du Grand et du Petit Saint-Bernard. Il mourut en avril 996, au moment où il venait d'appeler Otton III à Rome pour le délivrer de la tyrannie des Crescentius.

Le jeune roi inaugura son règne personnel en donnant la tiare (le 3 mai) à l'un de ses cousins, Brunon, distingué, instruit et généreux, mais qui n'avait que vingt-trois ans. Ce pape, le premier de race allemande, prit le nom de Grégoire V (996-999). Son premier acte fut de couronner son cousin empereur (21 mai). Trois mois après, Crescentius le chassait de Rome comme pro-allemand et faisait nommer un antipape, mais Otton III fit décapiter l'agitateur avec douze chefs de la noblesse romaine, et son pontife fut atrocement mutilé par la foule (998). Après ces débuts si tragiques, Grégoire V put affirmer en paix son autorité. Il mit fin à la rivalité qui séparait Gerbert, archevêque de Reims, et Arnulf, bâtard de Lothaire III, déposé par le synode de Reims (991). Dans un concile tenu à Rome, il rétablit ce dernier, et, à la prière d'Otton III, il nomma Gerbert au siège de Ravenne. Il annula, dans un autre synode romain, le mariage de Robert le Pieux, roi de France, et de Berthe, sa parente à un degré prohibé. Les époux furent condamnés à sept mois de pénitence, et les évêques qui avaient autorisé cette union momentanément suspendue. Toutefois, Grégoire V se montra serviteur docile d'Otton III. Ce monarque, élevé par sa grand'mère Adélaïde et par sa mère Théophano dans le culte de Charlemagne et l'amour du fastueux cérémonial byzantin, délaissa Aix-la-Chapelle pour Rome, en raison des grands souvenirs qui y étaient attachés. Installé dans un palais qu'il s'est bâti sur l'Aventin, il dirige la ville et le monde. Il s'intitule avec une fausse humilité : « Otton III, Romain, Saxon. et Italien, serviteur des apôtres, par la grâce de Dieu empereur auguste du monde romain ».

À la mort de Grégoire V, il remit la tiare à son ancien précepteur Gerbert, qui prit le nom de Silvestre II (999-1003). Ce fut le premier pape français. Choix excellent en vérité. Savant, théologien, médecin, poète et fin lettré (12), ce prélat était très renommé. Il se montra lui aussi énergique et actif. Défenseur de la discipline, il condamna Étienne, qui s'était assuré l'évêché du Puy, grâce à la protection des seigneurs du Velay, et il ratifia l'élection canonique de son compétiteur Théobard. Il écrivit une lettre sévère à Ascelin, évêque de Laon, calomniateur d'Odilon, abbé de Cluny. « Sous le nom d'évêque, lui disait-il, vous avez à force de crimes cessé d'être un homme ». Il le manda à Rome et obtint, à ce qu'il semble, sa soumission. À l'égard de son ancien compétiteur Arnulf, il fit preuve de tact. Tout en lui rappelant les excès qui lui avaient valu la déposition, il lui accorda la plénitude des « prérogatives attachées au siège de Reims ». Silvestre Il donna un élan nouveau à la propagande chrétienne, surtout en Pologne et en Hongrie. Il créa l'évêché dû Gnesen, et il sacra Étienne, récemment converti, premier roi de Hongrie (999). Il songea même à la protection des pèlerins chrétiens de Jérusalem, et il lança, en vain d'ailleurs, le premier appel aux armes pour délivrer les Lieux saints. En dépit des terreurs de l'an mil, son temps fut marqué par un regain de civilisation dont les centres furent, avec la cour papale et celle de l'empereur, les grandes abbayes de Saint-Gall, de Cluny et de Fleury (près d'Orléans). On vit apparaître les débuts de l'art roman et peut-être les Chansons de Gestes. Mais, tout en maintenant les prérogatives de la papauté, Silvestre Il subit la tutelle impériale, et il laissa son grand protecteur proclamer sa souveraineté sur les biens de l'Église romaine. Cependant, en 1001, la noblesse frémissante sous le joug allemand suscita des troubles à Tivoli et à Rome. Le jeune despote dut quitter précipitamment l'Aventin, en emmenant le pape. Il mourut, le 24 janvier de l'année suivante, à l'âge de vingt-deux ans. Silvestre II, son ami fidèle, le rejoignit dans la tombe le 12 mai 1003.

Le successeur d'Otton III, son cousin Henri Il (1002-1024), reconnu roi de Germanie, grâce à l'influence de l'archevêque de Mayence, fut absorbé longtemps par sa lutte contre la féodalité allemande, à laquelle les absences de son prédécesseur avaient laissé le champ libre. Il fortifia son pouvoir en allant à Pavie, en 1004, ceindre la couronne des rois lombards, et à Rome, en 1014, recevoir le diadème d'empereur. Il se distingua par son zèle religieux, qui lui valut le surnom de « saint ». Scrupuleux et digne dans sa vie privée, il s'efforça sincèrement de réformer l'Église minée par la simonie et le désordre des moeurs, et il la défendit contre l'avance des Byzantins en Italie méridionale. Mais il n'alla pas jusqu'à lui rendre la liberté que les Ottons avaient confisquée. Comme eux, il nommait les évêques, il peuplait les diocèses de ses parents et de ses créatures.

Il déposa des prélats qui, comme Adalbert de Ravenne ou Jérôme de Vicence, ne lui avaient pas montré une fidélité suffisante. Il s'efforça de briser l'indépendance des abbayes en les plaçant sous la juridiction ordinaire. Il exigea d'elles l'obéissance stricte à la règle, il accrut la productivité économique de leurs biens et en utilisa les revenus an profit de l'État.

Son intervention fut décisive pour régler diverses questions contentieuses, en particulier le long conflit du couvent de femmes de Gandersheim. Quand Sophie, la fille d'Otton II, y entra comme nonne, l'évêque d'Ildesheim, sous prétexte que le premier siège de cette maison avait été à Brunshausen, dans son diocèse, prétendit présider sa consécration, à la place de Willigis, archevêque de Mayence. L'impératrice Théophano trancha le différend en priant les deux dignitaires de présider en commun cette cérémonie. Mais plus tard, le deuxième successeur d'Osdag, Bernward, éleva de nouvelles prétentions sur Gandersheim. Le conflit atteignit son paroxysme en l'an mil, à propos de la consécration de la nouvelle église du monastère. Un synode, tenu dans cette ville le 28 novembre, se prononça pour Willigis, mais le pape Silvestre Il annula cette décision et remit le jugement à un synode saxon, qui ne put résoudre la difficulté, pas plus que celui qui fut convoqué par Willigis. La mort d'Otton III et celle du pape vinrent encore prolonger le débat. Henri Il finit par le trancher en faveur d'Ildesheim (Noël 1006). Il mourut en 1024, sans laisser d'héritiers directs, à demi-vaincu par ses grands vassaux qui avaient obtenu de lui la reconnaissance de l'hérédité des bénéfices et leur participation au gouvernement du royaume. À la demande de l'archevêque de Mayence, les évêques et les seigneurs lui donnèrent pour successeur Conrad Il de Franconie, dont la maison devait conserver le pouvoir pendant un siècle (1021-1125).

À cette époque, depuis la mort de Silvestre Il (1003), Rome et la papauté étaient dominées par deux grandes familles rivales, celle des Crescentius et celle des comtes de Tusculum, toutes deux issues d'Albéric. Jean Crescentius, fils de celui qui avait été exécuté en 998, avait pris le titre de patrice des Romains. À la mort de Serge IV, successeur transitoire de deux papes insignifiants, les deux familles romaines, qui soutenaient avec violence deux candidats rivaux, prirent Henri Il pour arbitre. Il se prononça en faveur du jeune Théophylacte, présenté par les comtes de Tusculum, et il arriva à Rome en 1014. Le nouveau pape, Benoît VIII (1014-1024), vint à sa rencontre, en grande pompe et lui offrit un globe d'or, orné de gemmes et surmonté d'une croix, image du pouvoir exercé par le soldat du Christ, et il le couronna empereur (le 14 février). Henri Il lui remit une charte dirigée contre la féodalité italienne, au profit de l'empire allemand dont elle confirmait le droit de surveillance sur les élections pontificales. Benoît VIII, confiant le gouvernement des États de l'Église à son frère Romain, excellent administrateur se consacra tout entier à son oeuvre spirituelle.

Le synode de Pavie qu'il présida (1018) promulgua sept canons pour la réforme des moeurs du clergé. Le pape s'efforça aussi de travailler à la paix universelle, en accord avec Henri II, Robert le Pieux, roi de France, et Rodolphe II, roi de Bourgogne.

Conrad Il (1024-1039), continuant la politique d'Henri II, fortifia la puissance allemande. Désireux de lui donner un autre fondement que l'autorité de l'Église, il favorisa le développement des villes et réglementa les finances, non sans tirer de grandes ressources de la simonie. Il gouverna son Église en maître, tenant en servitude l'épiscopat allemand. Il se fit couronner empereur, en 1027, par le frère et successeur de Benoît VII, Romain, dénommé Jean XIX (1024-1033). Mais il se désintéressa des réformes spirituelles, et il laissa sur le trône pontifical le déplorable Benoît IX (1033-1045). Cet enfant de douze ans déjà corrompu, élu à prix d'or et sous la menace, chassé de Rome à deux reprises, combattu par un antipape, fut forcé enfin d'abdiquer en faveur de l'archiprêtre Gratien, qui dut lui payer une forte somme d'argent.

Conrad Il mourut en 1039, au retour d'une expédition infructueuse en Lombardie, où l'archevêque de Milan, Aribert, avait fomenté une révolte contre lui. Son fils Henri III (1039-1056), à l'encontre de son père, se montra hostile à la simonie, et préoccupé de la réforme des moeurs cléricales. Persuadé du caractère spirituel de son autorité royale, il prit le droit canonique pour norme de son activité. Son ardeur réformatrice redoubla après son mariage (en 1043) avec Agnès, princesse d'Aquitaine, très dévoué à l'illustre abbaye de Cluny. Mais ce zèle ne l'empêcha pas de régenter l'Église. En 1046, il descendit en Italie, et convoqua deux synodes. Celui de Sutri convainquit Gratien (Grégoire VI) de simonie et le contraignit d'abdiquer; celui de Rome déposa le misérable Benoît IX. Henri III désigna comme pape Suidger, évêque de Bamberg (Clément II), qui, sans tarder, le couronna empereur et lui conféra le titre de patrice romain, comportant la voix décisive dans l'élection des pontifes. Grégoire VI fut emmené captif en Allemagne, avec son secrétaire, Je jeune Italien Hildebrand, qui devait devenir illustre sous le nom de Grégoire VII. Après la mort de Clément Il (octobre 1047), l'empereur continua à disposer du siège pontifical en y plaçant de préférence des Allemands, qui lui restèrent soumis : Damase Il (1047-1048), Léon IX (1049-1051) et Victor Il (1055-1057).

Le premier de ces trois papes, après avoir chassé Benoît IX qui, avec l'appui des Tusculum, s'était réinstallé au Vatican, se retira en Sabine. Accablé par les chaleurs de l'été, il y mourut, peut-être empoisonné. L'Alsacien Brunon, évêque de Toul, ancien chapelain de Conrad II, agréé par l'assemblée de Worms et par l'empereur, fut élu par les Romains, sous le nom de Léon IX. Avide de réformes, il eut la sagesse de prendre pour conseiller Hildebrand. Il le nomma cardinal sous-diacre et le chargea de réorganiser les finances. Sur l'initiative de l'ardent pontife, un concile romain, dès 1049, dépose les clercs démoniaques et renouvelle les lois sur le célibat ecclésiastique. Pour s'assurer de l'exécution de ces décrets, il parcourt la chrétienté sans tarder. Il tient des conciles à Pavie, à Mayence, à Reims, partout acclamé. Dans cette dernière ville, il déclare que nul ne peut devenir évêque sans l'élection du clergé et du peuple, mais il n'ose pas protester contre les violations de ce principe par l'empereur, dont il a besoin pour résister aux Normands. En 1052, il conclut avec lui un traité, où il obtenait quelques territoires et un contingent de troupes. Mais, en mai 1053, abandonné par elles en pleine expédition, il tomba entre les mains des soldats de Robert Guiscard, à la défaite de Civitate. Il fut bien traité, d'ailleurs, et obtint d'eux un serment de fidélité.

Le pontificat de Léon IX fut marqué par son conflit, dont nous parlerons plus loin, avec Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, et par sa lutte contre l'hérésie de Bérenger, de Tours, qui niait la présence réelle dans la Cène. Quand il mourut, Hildebrand, qui, au concile de Tours, cherchait à obtenir la rétractation de ce docteur, rentra d'urgence à Rome pour y calmer les électeurs qui réclamaient un pape italien. Ils voulurent le nommer, mais Henri III ayant exigé que le pontife fût allemand, il s'effaça et il réussit non sans peine à faire nommer Gebhard, évêque d'Eichstadt, qui devint Victor Il (1055-1057).

Ce pape aida l'empereur, en échange de certains avantages, à fortifier sa souveraineté politique en Italie, et, à sa mort (1056), il exerça le pouvoir au nom de l'impératrice régente Agnès et du jeune Henri IV, comme le monarque défunt ne lui avait demandé. Désireux de continuer les réformes commencées, il convoqua plusieurs conciles contre la simonie et le mariage des prêtres, aidé par Hildebrand et Pierre Damien, personnage remuant et autoritaire qui fut nommé cardinal et évêque d'Ostie. Après sa mort, suivie au bout de quelques mois par celle de son successeur Étienne IX, honorablement connu par sa réprobation des prêtres simoniaques, on vit le parti de Crescentius s'unir à celui de Tusculum pour faire élire par la populace, à la suite de scandaleuses orgies, un membre de cette dernière famille (mars 1058). Heureusement, Hildebrand, soutenu par l'impératrice et par Gottfried de Toscane, réunit à Sutri les cardinaux et les représentants du clergé et du peuple romain, et fit nommer en décembre 1058 l'évêque de Florence, Gérard, qui prit le nom de Nicolas Il.




Avec ce pontife va se lever une aube nouvelle pour l'Église et pour le monde. C'est la fin de la sujétion de la papauté au césaropapisme germanique. Il lui a rendu service en l'arrachant au joug des factions romaines, mais son zèle, trop souvent intéressé, infidèle à l'idéal de Charlemagne, a pesé lourdement sur son indépendance et sa dignité. « La géniale énergie de Nicolas Il va l'affranchir des tutelles laïques qui l'ont empêchée de remplir sa mission, préparant ainsi les voies à Grégoire VII et ses successeurs, qui à la chrétienté impériale substitueront la chrétienté romaine » (Fliche, Chrétiente, 268).

Nicolas II, ému par les troubles qui avaient déjà vicié les élections pontificales, se préoccupa tout d'abord de les réglementer. Un grand concile tenu au Latran en avril 1039, reprenant une idée de Léon IX, décida que le droit d'élection serait réservé aux dignitaires qu'on appelait les cardinaux (cardines, pivots) de l'Église de Rome, et que le clergé et le peuple seraient invités à donner leur assentiment.

On spécifia aussi que le nouvel élu devait être choisi dans le clergé romain. Quant aux droits de l'empereur, le décret les mentionnait en termes imprécis.
Cette décision causa une vive émotion en Allemagne.

Le cardinal Étienne, chargé de la notifier à l'impératrice, fut éconduit. Mais le nouveau pape, conseillé par Hildebrand, dont il avait fait son coadjuteur en le nommant cardinal-archidiacre de l'Église romaine, conclut diverses alliances propres à accroître son autorité. Il reçut le serment de fidélité de Robert Guiscard, chef des Normands, dont il avait reconnu la domination sur l'Apulie, la Calabre et une partie du Latium, ainsi que celui de Philippe de France, fils d'Henri 1er, le futur Philippe 1er. Secondé par Damien, il songeait à la réforme de l'Église quand la mort le surprit (27 juillet 1061). La cour allemande s'entendit alors avec la noblesse romaine, mais en vain, pour faire échec à Anselme évêque de Lucques, devenu, par le choix des cardinaux, le pape Alexandre Il. Il fut reconnu de tous (1064), et, s'il vint à une politique d'entente avec l'empire, il ne sacrifia rien des avantages acquis au Saint-Siège, et ne craignit pas d'excommunier les conseillers simoniaques de l'empereur. Lorsqu'il mourut (le 21 avril 1073), les acclamations populaires désignèrent Hildebrand, et les cardinaux, s'inclinant devant ce voeu qui répondait au leur, l'élurent sous le nom illustre de Grégoire VII.

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(1) Cf. Lot, Les derniers Carolingiens : Lothaire, Louis V, Charles de Lorraine, Paris 1891 ; Christian Pfister, Hist. de France (direction Lavisse), T. II, 1903 ; Fliche, Chrétienté, p, 252 ss. ; Hayward, Papes, p. 169-210 ; Petit-Dutaillis, La Monarchie féodale en France et en Angleterre (Xe-XIIIe siècle), Paris 1933. 
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(2) Rappelons les déclarations du cardinal Baronius (XVIe siècle), dans ses Annales ecclésiastiques « Saecuium quod sua asperitate ac boni sterilitate ferreum, malique exundantis deforinitate plumbeum, atque inopia scriptorum appellari consuevit obscurum ». 
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(3) Flodoard, chanoine de Reims (mort en 966), auteur d'une Chronique de 877 à 966 (éditée par Pithou et Duchesne dans leurs Recueils des Écrivains de l'Hist. de France, T. Il. p, 590 ss. ; Luitprand, ancien ambassadeur à Constantinople (mort en 972), auteur d'une Historia rerum in Europa, etc. de 862 à 964, en six livres, éditée à Bâle en 1532. 
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(4) A la place de Conrad 1er de Franconie, élu roi en 911 par les nobles à la mort de Louis l'Enfant, le dernier roi carolingien de Germanie. 
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(5) Hauck, Kircheng. Deutschlands, T. III, Leipzig, 3e éd. 1906 ; Gebhardt, Handbuch der deutschen Geschichte, 6, éd., Stuttgart 1922.
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(6) Edouard Sayous, Hist. génér. des Hongrois, deux vol., 2e éd., Paris-Budapest, 1900 ; Luttich, Ungarzüge in Europa in Xen lahrhundert, Berlin 1910.
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(7) Il nomma son frère Brunon archevêque de Cologne et duc de Lorraine. 
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(8) Il comprenait alors, en plus de la région de la Saône et de l'Aar, le royaume de Provence. 
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(9) C'est le premier cas connu du changement de nom d'un candidat élevé au pontificat. 
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(10) Ce n'est que plus tard que ce titre sera remplacé par celui de « saint empire » ou plutôt « empire sacré » (sacrum imperium), puis (pas avant le XVe siècle) par celui de « saint empire romain de nation germanique ». Il devait durer jusqu'en 1806 (cf. Halphen, ouvr. cité, p. 347-348).
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(11) Cf. Manitius, Gesch. der Lateinischen Literatur des Mittelalters, Tome II, Munich 1923 ; Tonnelat, Hist. de la Littér. all. des Origines au XVII, siècle, Payot, Paris 1923. Voir aussi Kurth, Notger de Liège et la Civilisation au XI siècle, Paris 1905. 
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(12) Lettres de Gerbert, éd. J. Havet, Paris 1889. 
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