Le Xe siècle s'ouvrit en plein crépuscule
humiliant du pouvoir royal en France et de la dignité papale en Italie
(1).
Dans le premier de ces deux pays, la
dynastie carolingienne, très affaiblie, luttait péniblement contre
l'ambition des seigneurs. Éclipsée pendant onze ans (887-898) par la
royauté d'Eudes, fils aîné de Robert le Fort, elle remonta sur le
trône
de France avec Charles le Simple, fils posthume de Louis le Bègue. Ce
prince, qui ne manquait ni d'initiative ni de courage, arrêta la vague
normande à Saint-Clair-sur-Epte et acquit La Lorraine, où il résida
souvent et qui resta française une douzaine d'années, Mais son étoile
pâlit devant celle de Robert, frère d'Eudes, proclamé roi par le
clergé, puis celle de Raoul, le puissant duc de Bourgogne, qui succéda
à son beau-frère en 923. Attiré dans un guet-apens, il fut retenu
captif à Péronne et y mourut en 929. À la mort de Raoul (936), Hugues
le Grand, son beau-frère, ambitieux mais circonspect, fit revenir
d'Angleterre le fils de Charles le Simple, Louis IV d'Outremer, et il
y eut ainsi une
restauration des Carolingiens pendant un demi-siècle (936-987), avec
Louis IV, son fils Lothaire et son petit-fils Louis V. Le nouveau roi
lutta contre son protecteur avec le concours d'Artaud, archevêque de
Reims, qu'il avait pris pour chancelier, mais Lothaire, qui le
remplaça
en 954, dut subir la tutelle de Hugues le Grand, puis celle de Brunon,
archevêque de Cologne... Devenu seul maître, il essaya vainement de
reprendre la Lorraine et il mourut en 986, bientôt suivi par Louis V,
victime d'un accident. Le pouvoir passe à la dynastie des Capétiens,
avec Hugues Capet, fils de Hugues le Grand, proclamé roi à Noyon (987)
et sacré, par Adalbéron, archevêque de Reims.
Pendant que la royauté française se
débattait dans les compétitions sans gloire, la papauté végétait à
Rome, impuissante et humiliée, au point que cette décadence a valu au
Xe siècle le titre de « siècle de plomb » (2).
Le second des papes qui succédèrent
à Formose (mort en 896), Étienne VI, docile instrument d'Algitrude,
veuve de Guy de Spolète, fit déterrer, sur son ordre, le pontife
qu'elle poursuivait de sa haine. Revêtu de l'habit d'apparat, le
cadavre putréfié de Formose fut jugé par un synode romain, excommunié
et traîné par la populace jusqu'au Tibre où on le jeta. Peu après,
Étienne VI fut arrêté et étranglé (897). Son successeur cassa la
condamnation de Formose; le suivant fit inhumer à Saint-Pierre ses
pauvres restes rejetés par une crue du fleuve; le troisième réhabilita
sa Mémoire dans plusieurs conciles.
À partir du pontificat de Serge III
(904-911), Rome tomba entre les mains impures de Théodora, femme d'un
fonctionnaire pontifical, et de ses deux filles, Théodora la Jeune et
Marozia. La première, trafiquant de sa beauté, acquit une grande
influence politique et de vastes domaines. Marozia, femme du marquis
Albéric, enrichie aussi honteusement que sa mère, s'établit au château
Saint-Ange, où, d'après certains chroniqueurs du Xe siècle, tels que
Flodoard et Luitprand (3) et même
le Liber pontificalis, elle
fut la maîtresse du pape. Serge III, d'ailleurs, ne fut pas sans
mérite. Lettré et artiste, il fit restaurer magnifiquement la
basilique
de Latran. Il favorisa le mouvement monastique, en particulier l'essor
de l'Ordre de Cluny, pépinière des réformateurs de la papauté.
Après deux pontifes insignifiants,
Jean X, archevêque de Ravenne, élu, comme ses prédécesseurs, grâce à
l'influence de Théodora et de Marozia (914), se distingua par sa lutte
énergique et heureuse contre les Sarrasins. Mais son indépendance à
l'égard de Marozia le perdit : empoisonné, il périt étouffé sous un
oreiller (928). À la suite de deux papes obscurs qui moururent assez
vite, Marozia fit élire son propre fils qui devint Jean XI (931). Son
second fils, Albéric, qui détestait le troisième mari de sa mère, prit
d'assaut le château de Saint-Ange. Son beau-père put s'enfuir, mais
Marozia fut arrêtée et elle mourut peu de temps après. Le vainqueur
devint dictateur, avec le titre de « prince et sénateur de tous les
Romains ».
À la fin du premier tiers du Xe
siècle survint un événement politique d'une portée immense,
l'accession
de la dynastie saxonne à l'empire, avec Otton 1er surnommé le Grand
(936-973). Il était fils d'Henri II, l'Oiseleur, prince énergique et
habile, qui avait été proclamé en 919 « roi des Saxons et des Francs »
(4).
Ce relèvement du pouvoir royal
devait entraîner celui de la papauté, mais en la tenant asservie
pendant plus d'un siècle.
Otton (5), jeune roi
de Saxe, sacré
solennellement à Aix-la-Chapelle en 936, en présence des quatre ducs
qui gouvernaient la Bavière, la Franconie, la Lorraine et la Souabe,
était un ambitieux très résolu, à la forte carrure, au regard léonin.
Par la puissance des armes ou par des mariages politiques, il finit
par
annexer ces quatre provinces. Une grande révolte contre « le tyran »
éclata en 952, mais la lourde menace hongroise refit l'unité des
forces
germaniques, et ce faisceau assura la victoire à leur grand chef.
Les hardis cavaliers hongrois (6),
descendus
de l'Asie centrale, après avoir dévasté l'Europe centrale
l'Italie et enfin la Bourgogne et le Languedoc, arrêtèrent leurs
incursions pendant sept ans, date d'une trêve qu'Arnulf de Bavière et
Henri l'Oiseleur avaient obtenue d'eux au prix d'un tribut annuel.
Mais
elles reprirent avec violence à partir de 937. Toujours
insaisissables,
les cavaliers magyars visitèrent l'Allemagne, la Bourgogne et l'Italie
jusqu'à ce qu'Otton II, leur eût
infligé une grande défaite au Lech, près d'Augsbourg (955).
Étranger à l'idéal de Charlemagne,
le roi chercha non pas à propager la foi chrétienne, mais à étendre sa
propre puissance. Il peupla les évêchés et les abbayes d'hommes
dévoués
à sa cause (7), et il
leur confia de véritables
principautés féodales qu'il se réservait de contrôler. Il s'appliqua
surtout à fortifier son pouvoir par d'opportunes et fructueuses
interventions.
En Occident, il aida Louis IV
d'Outremer à quérir Reims, où il installa son candidat, l'archevêque
Artaud. Il reçut avec condescendance l'infortuné carolingien dans son
palais d'Aix-la-Chapelle, et il assista avec lui à un synode qui jugea
l'attitude de Hugues le Grand à l'égard de son souverain, le roi de
France, et le descendant de Charlemagne dut accepter que sa propre
conduite fût aussi examinée. Otton 1er finit par obtenir la soumission
de l'ambitieux révolté. Il intervint aussi dans « le royaume de
Bourgogne » (8). Il
profita de la faiblesse du jeune
roi Conrad pour lui arracher une sorte de serment de vassalité.
Il s'immisça également dans les
affaires de la péninsule. Elle comprenait, à cette époque, trois États
: le « royaume d'Italie » (regnun italicum), ancienne monarchie
lombarde, dont la capitale était toujours Pavie; l'Italie du Sud,
remplie de Sarrasins; au centre, Rome et la province romaine, où le
Saint-Siège était dominé par Albéric, second fils de Marozia. En terre
lombarde, les compétitions au trône se succédaient. La veuve d'un de
ses rois, la gracieuse Adélaïde de Bourgogne, ayant été mise en prison
par un usurpateur, Otton, appelé a son aide, la délivra, et, en
l'épousant, se fit couronner à Milan roi d'Italie (951). Mais ramené
en
Germanie par la grande révolte de
l'année suivante, il dut laisser la couronne à l'usurpateur, non sans
le réduire au rang de vassal.
Il fut rappelé à Rome par la
succession d'Albéric (954) et celle du pape Agapit (955). Le fils
d'Albéric, Octavien, enfant de seize ans, était devenu « prince des
Romains », puis vicaire de saint Pierre, sous le nom de Jean. XII (9).
«
Sa vie, dit l'abbé Mouret, fut le plus monstrueux des scandales ». Il
passait ses jours et ses nuits au jeu, à la chasse, et dans les
orgies.
Seul et sans appui, tremblant devant Béranger, le jeune roi d'Italie,
Jean XII supplia Otton de le secourir. Le roi franchit les Alpes au
mois d'août 961, rentre à Pavie, s'y fait acclamer pour la seconde
fois
souverain d'Italie, puis, visant Rome, vient camper au Monte-Mario, en
vue de Saint-Pierre, où, deux jours plus tard (9 février 962), il est
couronné par le pape et salué par les assistants des titres d' «
empereur » et « Auguste ». L'Empire romain carolingien était ainsi
rétabli à son profit (10).
Nouveau Charlemagne, Otton 1er
confirme et renouvelle les avantages que son glorieux prédécesseur
avait accordés à la papauté, mais il remet en vigueur l'acte de Louis
le Pieux (824), et il stipule qu'aucune nomination papale n'aura lieu
«
en dehors du consentement et de l'élection d'Otton et de son fils ».
L'année suivante, irrité par la duplicité de Jean
XII qui négociait avec ses ennemis, le roi d'Italie Adalbert et
l'empereur de Byzance, Otton II, vint présider à Saint-Pierre de Rome
un synode qui le déposa et lui
donna pour successeur Léon VIII. À cette occasion, il promulgua de
nouveau son privilège de 962 : le nouveau pontife doit lui prêter
serment de fidélité. Cette assemblée était irrégulière, et Jean XII
fit
annuler cette élection par un concile romain. À cette nouvelle,
l'empereur se disposait à marcher sur Rome quand il apprit
l'assassinat
mystérieux du pontife. Sans l'avertir, les Romains élurent un diacre
savant et de bonnes moeurs, Benoît le Grammairien, qui prit le nom de
Benoît V (22 mai 964), mais, peu après, assiégés par Otton, accablés
par la famine et la peste, ils lui livrèrent le nouveau pape, qui fut
exilé en Germanie et mourut l'année suivante à Hambourg. Léon VIII fut
rétabli, mais il ne tarda pas à mourir. Jean XIII, fils de Théodora la
jeune, à peine installé, dut fuir devant une révolte populaire, mais
une armée impériale le rétablit le 14 novembre 966. L'année d'après,
Otton lui rendit la ville et le territoire de Ravenne, que le
Saint-Siège avait perdus depuis longtemps. Le jour de Noël 967, le
pape
conféra le sacre impérial au fils d'Otton 1er, qui fut ainsi associé à
son père, sous le nom d'Otton II, ainsi qu'à sa femme la belle
Théophano, petite-fille d'un empereur bysantin. Il profita de la paix
relative dont l'Église et l'empire jouissaient à cette époque pour
faire une série de réformes, en particulier contre l'indiscipline des
clercs et les entreprises des laïques sur les monastères.
Après son couronnement, le règne
d'Otton 1er brilla d'un vif éclat. À l'exemple de Charlemagne, il tint
de grandes assemblées politiques, où venaient des rois voisins et même
des envoyés de pays lointains, qui lui apportaient des présents.
L'empereur grec, Jean Tzimiscès, après l'avoir méprisé, finit par
reconnaître son titre impérial. L'époque d'Otton 1er fut marquée par
un
renouveau d'activité intellectuelle (11).
S'il a de la peine à comprendre le
latin, Brunon, son frère, est un lettré. Les couvents reconstituent
leurs bibliothèques. On recopie des manuscrits pour remplacer ceux que
les invasions ont détruits. Les écoles épiscopales prospèrent, en
particulier à Liège, avec les évêques Rathier, théologien réputé, et
Notger (972-1008). La nonne Rowwitha, du couvent de Gandersheim
(diocèse de Mayence), composa, sur l'ordre de son abbesse Gerberge,
elle-même assez cultivée, un poème héroïque qui ne manque pas
d'intérêt
sur les exploits d'Otton 1er (968). Elle chanta aussi les fastes de
son
monastère et divers saints, et elle fit des comédies chrétiennes à
l'imitation de Térence. L'une d'elles représente un gouverneur romain
atteint de folie au moment où il s'approche de jeunes chrétiennes
enfermées dans une arrière-cuisine, et embrassant les ustensiles
jusqu'à ce que le démon vienne le chasser. Le moine Widukind, du
couvent de Corvey, écrivit une histoire des Saxons, en trois livres,
où
il s'inspirait des procédés d'Eginhard et de Paul Diacre. Adalbert,
moine de Saint-Maximin, à Trêves, devenu en 968 archevêque de
Magdebourg, continua jusqu'à l'an 967 la Chronique de Regino, abbé de
Prum, qui s'arrêtait en 906. Signalons enfin le Waltharius, poème
épique qui semble avoir été composé (Halphen) dans le monastère de
Saint-Gall, vers le milieu du Xe siècle, récit des exploits du preux
Walther, prototype de Roland, où un vrai sentiment poétique s'exprima,
sous une forme empruntée à Virgile Strecker, Berlin, 1924).
À la mort d'Otton 1er (7 mai 973), l'agitation
anti-allemande se ralluma en Italie. Le pape d'alors, Benoît VI
(972-974), qui avait été nommé par l'empereur fut détrôné par la
noblesse romaine, conduite par Crescentius, fils de Théodora la Jeune.
Enfermé au château Saint-Ange, il y périt étranglé, « à l'instigation,
dit le Liber pontificalis, du diacre Boniface, qu'on
avait
déjà fait pape, lui vivant ». Mais cet ambitieux, vite expulsé
par les impériaux, s'enfuit à Constantinople non sans emporter les
trésors du Vatican. L'évêque de Sutri fut élu, avec l'assentiment
d'Otton Il (974). Il multiplia les conciles contre la simonie et fut
plein de sollicitude pour les monastères. Son successeur Pierre,
évêque
de Pavie, hommes d'État apprécié par l'empereur, échangea son nom
contre celui de Jean XIV (983-984), par respect pour le prince des
apôtres. Pontificat éphémère, troublé par la mort prématurée d'Otton
Il
à Rome (7 décembre 983) ! Tandis que l'Allemagne était agiter par
l'ambition d'Henri de Bavière, Boniface put rentrer à Rome avec
l'appui
d'une armée byzantine, et il enferma Jean XIV au château Saint-Ange.
Pendant plusieurs mois, d'après le Liber pontificalis, l'infortuné «
souffrit atrocement de la maladie et de la faim, et, selon certains
récits, il y mourut assassiné, le 20 août 984 ». Mais le vainqueur,
devenu pape, mourut un an plus tard, et les Romains, qui le haïssaient
pour sa rapacité, s'acharnèrent sur son cadavre.
Avec Jean XV (965-996), ce fut le
triomphe de la puissante famille des Crescentius, dont il était issu,
et en particulier de Crescentius Il qui avait pris le titre de patrice
des Romains. L'élection fut, d'ailleurs, acceptée par Théophano,
régente de son jeune fils Otton III. Le pontificat de Jean XV fut
marqué par des événements importants : le traité de paix qu'il fit
signer entre Ethelred, roi d'Angleterre, et le duc de Normandie, la
conversion du czar Vladimir 1er (978), qui mit fin aux persécutions
endurées par les chrétiens de Russie, la fondation (vers 995) par
saint
Bernard de Menthon des deux célèbres monastères du Grand et du Petit
Saint-Bernard. Il mourut en avril 996, au moment où il venait
d'appeler
Otton III à Rome pour le délivrer de la tyrannie des Crescentius.
Le jeune roi inaugura son règne
personnel en donnant la tiare (le 3 mai) à l'un de ses cousins, Brunon,
distingué, instruit et
généreux, mais qui n'avait que vingt-trois ans. Ce pape, le premier de
race allemande, prit le nom de Grégoire V (996-999). Son premier acte
fut de couronner son cousin empereur (21 mai). Trois mois après,
Crescentius le chassait de Rome comme pro-allemand et faisait nommer
un
antipape, mais Otton III fit décapiter l'agitateur avec douze chefs de
la noblesse romaine, et son pontife fut atrocement mutilé par la foule
(998). Après ces débuts si tragiques, Grégoire V put affirmer en paix
son autorité. Il mit fin à la rivalité qui séparait Gerbert,
archevêque
de Reims, et Arnulf, bâtard de Lothaire III, déposé par le synode de
Reims (991). Dans un concile tenu à Rome, il rétablit ce dernier, et,
à
la prière d'Otton III, il nomma Gerbert au siège de Ravenne. Il
annula,
dans un autre synode romain, le mariage de Robert le Pieux, roi de
France, et de Berthe, sa parente à un degré prohibé. Les époux furent
condamnés à sept mois de pénitence, et les évêques qui avaient
autorisé
cette union momentanément suspendue. Toutefois, Grégoire V se montra
serviteur docile d'Otton III. Ce monarque, élevé par sa grand'mère
Adélaïde et par sa mère Théophano dans le culte de Charlemagne et
l'amour du fastueux cérémonial byzantin, délaissa Aix-la-Chapelle pour
Rome, en raison des grands souvenirs qui y étaient attachés. Installé
dans un palais qu'il s'est bâti sur l'Aventin, il dirige la ville et
le
monde. Il s'intitule avec une fausse humilité : « Otton III, Romain,
Saxon. et Italien, serviteur des apôtres, par la grâce de Dieu
empereur
auguste du monde romain ».
À la mort de Grégoire V, il remit la
tiare à son ancien précepteur Gerbert, qui prit le nom de Silvestre II
(999-1003). Ce fut le premier pape français. Choix excellent en
vérité.
Savant, théologien, médecin, poète et fin lettré (12),
ce prélat était très renommé. Il
se montra lui aussi énergique et actif. Défenseur de la discipline, il
condamna Étienne, qui s'était
assuré l'évêché du Puy, grâce à la protection des seigneurs du Velay,
et il ratifia l'élection canonique de son compétiteur Théobard. Il
écrivit une lettre sévère à Ascelin, évêque de Laon, calomniateur
d'Odilon, abbé de Cluny. « Sous le nom d'évêque, lui disait-il, vous
avez à force de crimes cessé d'être un homme ». Il le manda à Rome et
obtint, à ce qu'il semble, sa soumission. À l'égard de son ancien
compétiteur Arnulf, il fit preuve de tact. Tout en lui rappelant les
excès qui lui avaient valu la déposition, il lui accorda la plénitude
des « prérogatives attachées au siège de Reims ». Silvestre Il donna
un
élan nouveau à la propagande chrétienne, surtout en Pologne et en
Hongrie. Il créa l'évêché dû Gnesen, et il sacra Étienne, récemment
converti, premier roi de Hongrie (999). Il songea même à la protection
des pèlerins chrétiens de Jérusalem, et il lança, en vain d'ailleurs,
le premier appel aux armes pour délivrer les Lieux saints. En dépit
des
terreurs de l'an mil, son temps fut marqué par un regain de
civilisation dont les centres furent, avec la cour papale et celle de
l'empereur, les grandes abbayes de Saint-Gall, de Cluny et de Fleury
(près d'Orléans). On vit apparaître les débuts de l'art roman et
peut-être les Chansons de Gestes. Mais, tout en maintenant les
prérogatives de la papauté, Silvestre Il subit la tutelle impériale,
et
il laissa son grand protecteur proclamer sa souveraineté sur les biens
de l'Église romaine. Cependant, en 1001, la noblesse frémissante sous
le joug allemand suscita des troubles à Tivoli et à Rome. Le jeune
despote dut quitter précipitamment l'Aventin, en emmenant le pape. Il
mourut, le 24 janvier de l'année suivante, à l'âge de vingt-deux ans.
Silvestre II, son ami fidèle, le rejoignit dans la tombe le 12 mai
1003.
Le successeur d'Otton III, son
cousin Henri Il (1002-1024), reconnu roi de Germanie, grâce à l'influence
de l'archevêque de Mayence,
fut absorbé longtemps par sa lutte contre la féodalité allemande, à
laquelle les absences de son prédécesseur avaient laissé le champ
libre. Il fortifia son pouvoir en allant à Pavie, en 1004, ceindre la
couronne des rois lombards, et à Rome, en 1014, recevoir le diadème
d'empereur. Il se distingua par son zèle religieux, qui lui valut le
surnom de « saint ». Scrupuleux et digne dans sa vie privée, il
s'efforça sincèrement de réformer l'Église minée par la simonie et le
désordre des moeurs, et il la défendit contre l'avance des Byzantins
en
Italie méridionale. Mais il n'alla pas jusqu'à lui rendre la liberté
que les Ottons avaient confisquée. Comme eux, il nommait les évêques,
il peuplait les diocèses de ses parents et de ses créatures.
Il déposa des prélats qui, comme
Adalbert de Ravenne ou Jérôme de Vicence, ne lui avaient pas montré
une
fidélité suffisante. Il s'efforça de briser l'indépendance des abbayes
en les plaçant sous la juridiction ordinaire. Il exigea d'elles
l'obéissance stricte à la règle, il accrut la productivité économique
de leurs biens et en utilisa les revenus an profit de l'État.
Son intervention fut décisive pour
régler diverses questions contentieuses, en particulier le long
conflit
du couvent de femmes de Gandersheim. Quand Sophie, la fille d'Otton
II,
y entra comme nonne, l'évêque d'Ildesheim, sous prétexte que le
premier
siège de cette maison avait été à Brunshausen, dans son diocèse,
prétendit présider sa consécration, à la place de Willigis, archevêque
de Mayence. L'impératrice Théophano trancha le différend en priant les
deux dignitaires de présider en commun cette cérémonie. Mais plus
tard,
le deuxième successeur d'Osdag, Bernward, éleva de nouvelles
prétentions sur Gandersheim. Le conflit atteignit son paroxysme en
l'an
mil, à propos de la consécration de la nouvelle église du monastère.
Un
synode, tenu dans cette ville le 28 novembre, se prononça pour
Willigis, mais le pape Silvestre Il annula cette décision et remit le
jugement à un synode saxon, qui ne
put résoudre la difficulté, pas plus que celui qui fut convoqué par
Willigis. La mort d'Otton III et celle du pape vinrent encore
prolonger
le débat. Henri Il finit par le trancher en faveur d'Ildesheim (Noël
1006). Il mourut en 1024, sans laisser d'héritiers directs, à
demi-vaincu par ses grands vassaux qui avaient obtenu de lui la
reconnaissance de l'hérédité des bénéfices et leur participation au
gouvernement du royaume. À la demande de l'archevêque de Mayence, les
évêques et les seigneurs lui donnèrent pour successeur Conrad Il de
Franconie, dont la maison devait conserver le pouvoir pendant un
siècle
(1021-1125).
À cette époque, depuis la mort de
Silvestre Il (1003), Rome et la papauté étaient dominées par deux
grandes familles rivales, celle des Crescentius et celle des comtes de
Tusculum, toutes deux issues d'Albéric. Jean Crescentius, fils de
celui
qui avait été exécuté en 998, avait pris le titre de patrice des
Romains. À la mort de Serge IV, successeur transitoire de deux papes
insignifiants, les deux familles romaines, qui soutenaient avec
violence deux candidats rivaux, prirent Henri Il pour arbitre. Il se
prononça en faveur du jeune Théophylacte, présenté par les comtes de
Tusculum, et il arriva à Rome en 1014. Le nouveau pape, Benoît VIII
(1014-1024), vint à sa rencontre, en grande pompe et lui offrit un
globe d'or, orné de gemmes et surmonté d'une croix, image du pouvoir
exercé par le soldat du Christ, et il le couronna empereur (le 14
février). Henri Il lui remit une charte dirigée contre la féodalité
italienne, au profit de l'empire allemand dont elle confirmait le
droit
de surveillance sur les élections pontificales. Benoît VIII, confiant
le gouvernement des États de l'Église à son frère Romain, excellent
administrateur se consacra tout entier à son oeuvre spirituelle.
Le synode de Pavie qu'il présida
(1018) promulgua sept canons pour la réforme des moeurs du clergé. Le
pape s'efforça aussi de travailler à la paix universelle, en accord
avec Henri II, Robert le Pieux, roi de France, et Rodolphe II, roi de
Bourgogne.
Conrad Il (1024-1039), continuant la
politique d'Henri II, fortifia la puissance allemande. Désireux de lui
donner un autre fondement que l'autorité de l'Église, il favorisa le
développement des villes et réglementa les finances, non sans tirer de
grandes ressources de la simonie. Il gouverna son Église en maître,
tenant en servitude l'épiscopat allemand. Il se fit couronner
empereur,
en 1027, par le frère et successeur de Benoît VII, Romain, dénommé
Jean
XIX (1024-1033). Mais il se désintéressa des réformes spirituelles, et
il laissa sur le trône pontifical le déplorable Benoît IX (1033-1045).
Cet enfant de douze ans déjà corrompu, élu à prix d'or et sous la
menace, chassé de Rome à deux reprises, combattu par un antipape, fut
forcé enfin d'abdiquer en faveur de l'archiprêtre Gratien, qui dut lui
payer une forte somme d'argent.
Conrad Il mourut en 1039, au retour
d'une expédition infructueuse en Lombardie, où l'archevêque de Milan,
Aribert, avait fomenté une révolte contre lui. Son fils Henri III
(1039-1056), à l'encontre de son père, se montra hostile à la simonie,
et préoccupé de la réforme des moeurs cléricales. Persuadé du
caractère
spirituel de son autorité royale, il prit le droit canonique pour
norme
de son activité. Son ardeur réformatrice redoubla après son mariage
(en
1043) avec Agnès, princesse d'Aquitaine, très dévoué à l'illustre
abbaye de Cluny. Mais ce zèle ne l'empêcha pas de régenter l'Église.
En
1046, il descendit en Italie, et convoqua deux synodes. Celui de Sutri
convainquit Gratien (Grégoire VI) de simonie et le contraignit
d'abdiquer; celui de Rome déposa le misérable Benoît IX. Henri III
désigna comme pape Suidger, évêque de Bamberg (Clément II), qui, sans
tarder, le couronna empereur et lui conféra le titre de patrice
romain,
comportant la voix décisive dans l'élection des pontifes. Grégoire VI
fut emmené captif en Allemagne, avec son secrétaire, Je jeune
Italien Hildebrand, qui devait
devenir illustre sous le nom de Grégoire VII. Après la mort de Clément
Il (octobre 1047), l'empereur continua à disposer du siège pontifical
en y plaçant de préférence des Allemands, qui lui restèrent soumis :
Damase Il (1047-1048), Léon IX (1049-1051) et Victor Il (1055-1057).
Le premier de ces trois papes, après
avoir chassé Benoît IX qui, avec l'appui des Tusculum, s'était
réinstallé au Vatican, se retira en Sabine. Accablé par les chaleurs
de
l'été, il y mourut, peut-être empoisonné. L'Alsacien Brunon, évêque de
Toul, ancien chapelain de Conrad II, agréé par l'assemblée de Worms et
par l'empereur, fut élu par les Romains, sous le nom de Léon IX. Avide
de réformes, il eut la sagesse de prendre pour conseiller Hildebrand.
Il le nomma cardinal sous-diacre et le chargea de réorganiser les
finances. Sur l'initiative de l'ardent pontife, un concile romain, dès
1049, dépose les clercs démoniaques et renouvelle les lois sur le
célibat ecclésiastique. Pour s'assurer de l'exécution de ces décrets,
il parcourt la chrétienté sans tarder. Il tient des conciles à Pavie,
à
Mayence, à Reims, partout acclamé. Dans cette dernière ville, il
déclare que nul ne peut devenir évêque sans l'élection du clergé et du
peuple, mais il n'ose pas protester contre les violations de ce
principe par l'empereur, dont il a besoin pour résister aux Normands.
En 1052, il conclut avec lui un traité, où il obtenait quelques
territoires et un contingent de troupes. Mais, en mai 1053, abandonné
par elles en pleine expédition, il tomba entre les mains des soldats
de
Robert Guiscard, à la défaite de Civitate. Il fut bien traité,
d'ailleurs, et obtint d'eux un serment de fidélité.
Le pontificat de Léon IX fut marqué
par son conflit, dont nous parlerons plus loin, avec Michel Cérulaire,
patriarche de Constantinople, et par sa lutte contre l'hérésie de
Bérenger, de Tours, qui niait la présence réelle dans la Cène. Quand
il
mourut, Hildebrand, qui, au concile de Tours, cherchait à obtenir la
rétractation de ce docteur, rentra d'urgence à Rome
pour y calmer les électeurs qui réclamaient un pape italien. Ils
voulurent le nommer, mais Henri III ayant exigé que le pontife fût
allemand, il s'effaça et il réussit non sans peine à faire nommer
Gebhard, évêque d'Eichstadt, qui devint Victor Il (1055-1057).
Ce pape aida l'empereur, en échange
de certains avantages, à fortifier sa souveraineté politique en
Italie,
et, à sa mort (1056), il exerça le pouvoir au nom de l'impératrice
régente Agnès et du jeune Henri IV, comme le monarque défunt ne lui
avait demandé. Désireux de continuer les réformes commencées, il
convoqua plusieurs conciles contre la simonie et le mariage des
prêtres, aidé par Hildebrand et Pierre Damien, personnage remuant et
autoritaire qui fut nommé cardinal et évêque d'Ostie. Après sa mort,
suivie au bout de quelques mois par celle de son successeur Étienne
IX,
honorablement connu par sa réprobation des prêtres simoniaques, on vit
le parti de Crescentius s'unir à celui de Tusculum pour faire élire
par
la populace, à la suite de scandaleuses orgies, un membre de cette
dernière famille (mars 1058). Heureusement, Hildebrand, soutenu par
l'impératrice et par Gottfried de Toscane, réunit à Sutri les
cardinaux
et les représentants du clergé et du peuple romain, et fit nommer en
décembre 1058 l'évêque de Florence, Gérard, qui prit le nom de Nicolas
Il.
Avec ce pontife va se lever une aube nouvelle pour
l'Église et pour le monde. C'est la fin de la sujétion de la papauté
au
césaropapisme germanique. Il lui a rendu service en l'arrachant au
joug
des factions romaines, mais son zèle, trop souvent intéressé, infidèle
à l'idéal de Charlemagne, a pesé lourdement sur son indépendance et sa
dignité. « La géniale énergie de Nicolas Il va l'affranchir des
tutelles laïques qui l'ont empêchée de remplir sa mission, préparant
ainsi les voies à Grégoire VII et ses
successeurs, qui à la chrétienté impériale substitueront la chrétienté
romaine » (Fliche, Chrétiente, 268).
Nicolas II, ému par les troubles qui
avaient déjà vicié les élections pontificales, se préoccupa tout
d'abord de les réglementer. Un grand concile tenu au Latran en avril
1039, reprenant une idée de Léon IX, décida que le droit d'élection
serait réservé aux dignitaires qu'on appelait les cardinaux (cardines,
pivots) de l'Église de Rome, et que le clergé et le peuple seraient
invités à donner leur assentiment.
On spécifia aussi que le nouvel élu
devait être choisi dans le clergé romain. Quant aux droits de
l'empereur, le décret les mentionnait en termes imprécis.
Cette décision causa une vive
émotion en Allemagne.
Le cardinal Étienne, chargé de la
notifier à l'impératrice, fut éconduit. Mais le nouveau pape,
conseillé
par Hildebrand, dont il avait fait son coadjuteur en le nommant
cardinal-archidiacre de l'Église romaine, conclut diverses alliances
propres à accroître son autorité. Il reçut le serment de fidélité de
Robert Guiscard, chef des Normands, dont il avait reconnu la
domination
sur l'Apulie, la Calabre et une partie du Latium, ainsi que celui de
Philippe de France, fils d'Henri 1er, le futur Philippe 1er. Secondé
par Damien, il songeait à la réforme de l'Église quand la mort le
surprit (27 juillet 1061). La cour allemande s'entendit alors avec la
noblesse romaine, mais en vain, pour faire échec à Anselme évêque de
Lucques, devenu, par le choix des cardinaux, le pape Alexandre Il. Il
fut reconnu de tous (1064), et, s'il vint à une politique d'entente
avec l'empire, il ne sacrifia rien des avantages acquis au
Saint-Siège,
et ne craignit pas d'excommunier les conseillers simoniaques de
l'empereur. Lorsqu'il mourut (le 21 avril 1073), les acclamations
populaires désignèrent Hildebrand, et les cardinaux, s'inclinant
devant
ce voeu qui répondait au leur, l'élurent sous le nom illustre de
Grégoire VII.
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