Le monde
chrétien latin, illustré par le nom prestigieux d'Augustin, compta
aussi, au Ve siècle, des écrivains beaucoup moins glorieux sans doute
mais estimables.
Parmi les poètes, on doit citer avec
éloge Prudence et Paulin de Nole.
Avant eux, il n'y avait eu -que des
essais poétiques imparfaits (1) :
l'Heptateuque (Heptateuchoï), mise
en vers - peu corrects - par un Cyprien inconnu, des sept premiers
livres de l'Ancien Testament ; la Croix (De Cruce), poésie anonyme
chantant « l'arbre de vie » qui sauve les âmes ; les Natures des
Choses
(De Naturis Rerum), célébrant l'oeuvre du créateur ; le Poème contre
Marcion (Carmen adversus Marcionem), aux vers corrects mais sans éclat
; le Poème sur l'oiseau Phénix (De ave Phoenice), qui raconte la
légende de cet oiseau, prêtre du soleil, mourant volontairement sur un
palmier de Phénicie pour renaître plus tard, symbole expressif de la
Résurrection ;l'idylle sur La Mort des Boeufs (De mortibus Boum), où
un
ami de Paulin de Nole explique qu'une croix placée au front des boeufs
les a préservés de la peste.
Quant aux inscriptions métriques
composées par Damase pour les catacombes et les sanctuaires (2),
leur
simplicité grave est d'une pauvreté poétique flagrante, et, au
dire d'un spécialiste éminent, Mgr Duchesne, « ils sont vides
d'histoire et obscurs » (3). Seuls,
l'Histoire évangélique du
prêtre espagnol Juvencus, ainsi que les Instructions et le Poème
apologétique de Commodien (4), ont
quelque souffle poétique, mais
leurs défauts empêchent d'y voir des chefs-d'oeuvre. Pour en trouver,
chez les chrétiens de langue latine, il faut descendre jusqu'à la fin
du IVe siècle.
Espagnol, comme Juvencus, né en 348 d'une famille
distinguée, de Saragosse peut-être, Prudence (5),
après de fortes études, devint
avocat puis gouverneur de province et, avec la protection de Théodose,
haut fonctionnaire du palais impérial. Mais en plein âge mûr, sentant
à
la fois le dégoût de sa jeunesse folle et le vide des honneurs (6),
il
consacra son talent à chanter Dieu. Sa vie est peu connue. On sait
seulement qu'il fit un voyage à Rome vers 400, et que, en 405, il
publia lui-même la collection de ses poésies,
Voici d'abord ses deux poèmes
lyriques, le Cathémérinon et le Péristéphanon.
Le premier (racine heméra, jour),
contient six hymnes destinées à sanctifier les différentes heures
mystiques de la journée du chrétien. Deux autres célèbrent le jeûne.
L'hymne IX (hymnus omni horoe) est un cantique d'actions de grâces en
l'honneur du Christ. Le XI chante la Résurrection, et les deux
derniers, les fêtes de Noël et de l'Épiphanie. Ces diverses pièces
n'ont guère été utilisées dans la liturgie catholique (7). Elles sont
longues, en effet (de 80 à 220 vers), et leurs mètres sont compliqués.
Le souci du développement littéraire trahit, au jugement de Puech, «
un
sentiment qui n'est pas chrétien, celui de la gloire humaine, un amour
qui n'est pas chrétien, celui de l'art compris et recherché pour
lui-même » (p. 97).
Le Péristéphanon (racine stéphanos,
couronne), est un recueil de quatorze hymnes consacrées à divers
martyrs espagnols ou autres. Prudence y célèbre, entr'autres, sainte
Eulalie, de Mérida, dix-huit « confesseurs » de Coesaraugusta
(Saragosse), Fructuosus, évêque de Tarraco (Tarragone) et ses deux
diacres, les martyrs de Calaguris (Calahorra), et enfin saint Cyprien.
Plusieurs pièces lui furent inspirées par un voyage qu'il fit à Rome
vers 402. Il y exprime son admiration pour la grande capitale -
pulcherrima Roma - et surtout pour ses sanctuaires, ses catacombes et
ses martyrs, et les récits des passions de Laurent et d'Hippolyte, et
de celles de saint Pierre et de saint Paul, etc., sont rehaussés par
de
précieuses descriptions. L'ouvrage est plein de morceaux brillants,
écrits dans des mètres variés et savants, mais il est déparé par la
verbosité prêtée aux martyrs et par
le réalisme - bien espagnol - des récits de supplices.
Les autres poèmes de Prudence se
rattachent au genre didactique, cher aux Romains et heureusement
adopté
par les chrétiens. Dans son ouvrage contre Symmaque (vers 402), qu'il
traite avec déférence, il chante, en hexamètres vibrants, la foi
chrétienne qui a pour elle l'avenir. Tout en célébrant Rome, dont il
affirme l'éternité (8),
et qu'il remercie d'avoir « préparé la voie pour la venue du Christ »,
en unifiant le monde sous son propre sceptre, il réfute point par
point
le mémoire présenté par Symmaque à Valentinien IL Le poème intitulé
Apothéose (Apothéosis) affirme la divinité du Christ et la
Résurrection, et chante « la force pénétrante » de la parole
évangélique. « Sa chaleur, s'écrie-t-il, a dissipé les froids
brouillards de l'Hyrcanie... Le Gélon farouche emplit d'un lait pur sa
coulpe vide de sang,... et, chez les fils d'Enée, la pourpre se
prosterne suppliante devant les autels du Christ » !
L'Origine du Mal (Hamartigenia, rac.
hamartia, péché), est une réfutation claire et passionnée de Marcion,
où l'on sent l'influence du fougueux Tertullien. Pour Prudence,
l'auteur du mal est, non pas un dieu inférieur, mais le démon, ange
déchu, corrupteur de l'homme et de la nature. Si Dieu a permis le mal,
c'est pour laisser à l'activité humaine son libre choix. On trouve
dans
cet ouvrage des pages brillantes et vigoureuses contre les vices de
l'époque, et sur les tourments de l'enfer et les joies du paradis.
Tout
autre est l'aspect du poème allégorique Psychomachia (Combat de
l'Âme).
On y assiste à une série de duels, entre la Foi et l'Idolâtrie, la
Pudeur et la Débauche, la Patience et la Colère, l'Humilité et
l'Orgueil. Ils se terminent par la victoire des Vertus. Arrive la
Mollesse (Luxuria), avec « sa voix languissante.» et des pétales
de rose qu'elle fait pleuvoir
sur ses adversaires, mais elle est frappée à mort par la Sobriété
(Sobrietas), et son armée s'enfuit, laissant un butin, que l'Avarice
emporterait si la Miséricorde ne venait pas le lui arracher. La
Concorde donne le signal de la rentrée au camp, mais, en route, elle
est blessée par la Discorde qui, sommée de dire son nom, avoue qu'elle
est l'Hérésie et expose ses vues gnostiques et ariennes. La Foi lui
perce la langue d'un javelot et invite ses compagnes à élever au
Christ
un temple tout constellé de gemmes et de saphirs. « Le poème, dit
Labriolle, laisse une impression de pédantisme lourd, qui tient au
pastiche grec presque continuel du style épique de Virgile... Que
d'éloquence dépensée dans ces joutes fictives, où coule un sang trop
pâle pour émouvoir 1 » (p. 619). Cet ouvrage inaugure la littérature
d'allégories qui a charmé le Moyen-Age, et inspiré souvent ses
miniaturistes et ses sculpteurs (9).
Signalons enfin la Double
nourriture, Dittochoeon (10),
recueil de quarante-neuf
inscriptions, de quatre hexamètres chacune, médiocres en général,
destinées à expliquer des tableaux inspirés par la Bible : Adam et
Eve,
Moïse recevant la Loi, la Passion du Sauveur, etc.
Artiste à l'imagination vive et au
style chaud et coloré, très versé dans la technique du vers latin,
étudiée chez Virgile et Horace, Prudence a été le meilleur poète de
son
temps. Il serait même un grand poète, s'il avait su éviter l'emphase,
les longueurs, les anachronismes et le mauvais goût.
Sénateur et propriétaire de vastes domaines en
Gaule et en Italie, Paulin (11)
se décida, vers l'an 393, à l'âge
de quarante ans, en plein accord avec Thérasia, sa femme, à mener une
vie de continence et de pauvreté. Il vendit une grande partie de ses
biens, en distribua le produit en libéralités, et alla passer quatre
ans en Espagne, d'où sa femme était originaire. Cette grave
résolution,
qui semble avoir été hâtée par les menaces de l'usurpateur Maxime,
ardent à confisquer les grandes richesses, surprit douloureusement ses
amis, en particulier Ausone (12),
son ancien maître à, Bordeaux. Le
vieux rhéteur, dont le christianisme était superficiel (13),
lui écrivit quatre lettres en vers
pour le supplier de revenir à la vie normale. Paulin, qui finit par
lui
répondre, en vers lui aussi, lui déclara que « son coeur consacré à
Dieu n'avait plus de place pour Apollon et pour les Muses ». Il
ajoutait : « Si tu condamnes ma décision, il me suffit qu'elle soit
approuvée par le Christ » (14).
D'ailleurs, il n'était plus temps
de reculer. Le jour de Noël, en
394 ou 395, les chrétiens de Barcelone, enthousiasmés par ses vertus,
le contraignirent à recevoir la prêtrise.
Peu de temps après, Paulin résolut
de se fixer à Nole, en Campanie, près du tombeau de saint Félix. dont
il se croyait le protégé. Il y passa les trente-cinq dernières années
de sa vie dans des exercices de mortification et de prière. Il
consacra
le reste de son patrimoine à bâtir pour son saint une nouvelle
basilique, qui fut consacrée en 403. Six ans après, il était nommé
évêque de Nole. En 110, après la chute de Rome, il devint le soutien
de
ses paroissiens épouvantés, même celui des fuyards qui passaient dans
son diocèse, chassés par les hordes d'Alaric. Il fut même leur
sauvegarde, car la réputation de ce saint et celle de sa femme étaient
telles que les Barbares n'osèrent pas dévaster son pays. Il mourut
très
âgé le 22 juin 431, après avoir fait de Nole « une des villes saintes
de l'Occident » (15).
Paulin, dit Villemain, « est moins
puissant par la méditation que par la charité... Plus pieux que
théologien, et apportant du commerce du monde un reste de tolérance,
il
ne se mêla pas aux grandes controverses et ne fut ni l'adversaire ni
l'appui d'aucun dissident » (Tableau, p. 363-364). Bien qu'orthodoxe,
il resta fidèle à Pélage, qu'il tenait pour un serviteur du Christ.
Ajoutons que sa piété était superstitieuse. « Il croyait au miracle du
bois de la sainte croix qui se renouvelle de lui-même ; il attachait
une importance excessive aux reliques » (16).
Paulin écrivit beaucoup de lettres,
dont plusieurs aux chrétiens les plus éminents de son temps (17).
Elles
furent très admirées. « Dans le genre épistolaire, lui écrivait
Jérôme, tu représentes presque Cicéron
». En réalité, cette correspondance est parsemée de fleurs oratoires
et
alourdie par l'abus des citations bibliques (18).
Pourtant, ces lettres sont élevées
et instructives, surtout celle qu'il adressa à Sulpice Sévère, pour
lequel il fut un guide spirituel, et l'épure à Jovien, chrétien lettré
qu'il exhorte à n'user de la littérature profane qu'avec précaution,
en
la mettant au service de la foi. 'Mais ce qui a fait sa réputation
littéraire, c'est son oeuvre poétique (19).
Les pièces qui nous Sont parvenues
se distinguent par la facture classique et la variété des mètres. Si
elles n'ont, pas l'originalité, la puissance et le coloris de celles
de
Prudence, elles leur sont supérieures par la simplicité et le goût. Le
vers de Paulin est facile et harmonieux, mais sous les agréments du
style et les réminiscences profanes transparaît un esprit nouveau,
rafraîchi aux sources bibliques. Ses poésies les plus connues sont les
quatorze qui chantent la vie et les miracles de son Saint. « Mon
printemps, écrivait-il, c'est la fête de saint Félix ».
Avec quelle fierté il s'écriait, en
voyant les foules accourir : « Ce sont plusieurs villes qui se serrent
dans une seule » Il chantait les guérisons de possédés. Il décrivait
avec amour (non 27 et 28) la nouvelle basilique de Nole, en donnant de
précieux détails sur l'abside, les croix entourées de colombes
symboliques, les autels multiples qui remplaçaient déjà l'unique autel
du choeur. Mentionnons encore les deux lettres de Paulin à Ausone (N°
10 et 11), la consolation à des parents accablés par la mort de leur
fils Celse (n° 31), et l'épithalame (n° 25), exempt de la sensualité
de
Catulle ou de Claudien, qu'il composa pour le mariage de Julien (le
futur Julien d'Eclane). Il fit aussi des inscriptions explicatives en
vers, dans le genre de celles de Damase (20).
Parmi les autres poètes chrétiens secondaires du
Ve siècle, nous ne citerons que Dracontius et Sidoine Apollinaire (21).
Issu d'une bonne famille africaine,
Dracontius, avocat à Carthage, fut jeté en prison par le roi vandale
Gunthamund (22),
irrité de ce qu'il avait célébré dans une poésie l'empereur de
Byzance.
N'ayant pu réussir à fléchir le tyran par une supplique (Satisfactio)
en vers élégiaques, il entreprit un grand poème didactique en trois
livres, les Louanges de Dieu (De laudibus Dei). S'élevant au-dessus de
sa condition misérable de captif « pressé par le poids de ses chaînes
», Dracontius chante l'action de Dieu dans l'univers par la création
(L. I.) et l'Incarnation (L. II, et il proclame le devoir de la
confiance (L. III). Le livre 1, détaché du poème, au vue siècle, par
un
évêque de Tolède, a circulé à part sous le titre Hexaemeron creationis
mundi (les six jours de la création) (23).
il est remarquable, en effet. « on
a relevé, dit Labriolle, de frappantes analogies entre le chant VIII
du
Paradis perdu de Milton et l'heureux développement où Dracontius
montre
les émerveillements d'Adam... Il y a de réelles beautés de détail dans
ce poème, très apprécié au Moyen-Age » (Littér. lat., p. 632).
Avec Sidoine Apollinaire (24),
évêque
d'Arverna (Clermont-Ferrand), on est en présence d'un des
meilleurs représentants de la noblesse gallo-romaine du Ve siècle. Il
avait commencé par être un poète panégyriste. Il avait loué en vers
(en
456) son beau-père, Avit, sénateur d'Auvergne, porté au siège
impérial,
et ce poème, qui glorifiait Rome en un style ampoulé, lui avait valu
une statue de bronze érigée sur le Forum de Trajan. Après la chute
d'Avit, il fit aussi le panégyrique des deux empereurs successifs,
Majorien et Anthémius. Ce dernier le nomma préfet de Rome et lui
conféra ensuite le titre de patrice. Devenu évêque d'Auvergne, vers
471, il se signala par son ministère charitable et par la résistance
qu'il opposa à l'arien Euric, roi des Wisigoths. Vaincu, par suite de
la défection des Romains, et jeté en prison, il fut rendu à, la
liberté
grâce à un poème qu'il avait adressé à Euric.
Sidoine a laissé 24 poèmes, parfois
artificiels et recherchés, où perce un latin de décadence, mais où
l'on
trouve des tableaux pittoresques, tels que le portrait des Huns ou
celui des Francs, et 147 lettres qu'il avait publiées, à la demande de
ses amis, à partir de 477, en neuf livres successifs. On y sent
éclater
la douleur du patriote, déchiré par la séparation brutale de
l'Auvergne
d'avec Rome, qu'il appelait « la cité unique du monde entier, la
patrie
de la liberté, le domicile des fois, le gymnase des lettres » (L. VII,
lettre 7). Cette correspondance, adressée à des orateurs, des
philosophes ou des poètes gallo-romains, traite de nombreux sujets
littéraires, parfois futiles. On y a relevé l'abus de la mythologie,
des réminiscences classiques et des louanges hyperboliques (25).
D'autre
part, elle est précieuse pour les historiens. « Son esprit est
charmant, dit Paul Allard, il raconte à merveille, et son latin est
très pur si on le compare à la prose de Grégoire de Tours » (p.
196-197).
À côté des poètes chrétiens de langue latine, au
Ve siècle, nommons quelques prosateurs de mérite.
Le plus ancien est Sulpice Sévère (26).
Avocat
renommé, originaire d'Aquitaine, dans l'accablement où le jeta
la mort de sa jeune femme, il forma le dessein d'imiter son ami Paulin
de Nole. Après divers voyages, en particulier à Tours, où il était
venu
voir l'évêque saint Martin, il se retira, en 399, à Primuliac près de
Port-Vendres, avec sa belle-mère, Bassula, qui lui était très
attachée,
et un groupe d'amis.
Il y composa une Chronique, d'un
style animé et pur, inspirée par celle d'Eusèbe, où il retraçait
l'histoire juive et chrétienne depuis la Création jusqu'au consulat de
Stilicon (400). Il avait publié, en 397, une Vie de saint Martin,
qu'il
compléta par deux Dialogues où sont racontées quelques actions
merveilleuses de cet évêque si populaire. Les mérites littéraires de
la
Vita Martini sont réels, mais sa valeur historique est contestable. E.
Ch. Bahut a montré, dans son Saint Martin de Tours (p. 73 ss), que
Sulpice Sévère avait mis an compte de son héros des traits empruntés à
d'autres vies de saints. L'activité réelle de Martin
est
donc peu connue, mais sa grande notoriété en Gaule fait penser
qu'il avait de belles qualités. Né en Pannonie, d'une famille noble et
païenne, il avait été destiné à l'état militaire. Chevalier à l'âge de
dix-huit ans, il partagea son manteau avec un mendiant à la porte
d'Amiens. Attiré par la vie monacale, il 6e retira dans un couvent
près
de Poitiers, non loin du grand évêque Hilaire. C'est là que les
chrétiens de Tours l'envoyèrent chercher. En dépit de sa tenue
négligée, ils le prirent pour évêque. Martin, après avoir habité une
cellule, se construisit un monastère près de Tours, à Marmoutier. Il
passa sa vie à détruire les temples païens et à faire le bien. « Il
priait toujours, assure Sulpice Sévère ; personne ne le vit jamais
irrité, agité, pleurant ni riant ». Il était, dit Gaston Boissier, «
un
saint démocratique », de mise peu soignée, assis à l'église sur une
petite chaise, doux et familier avec les humbles, mais sachant exiger
le respect des grands. Il mourut au cours d'une visite pastorale à
l'âge de quatre-vingts ans. Les Poitevins disputèrent sa dépouille aux
Tourangeaux qui l'emportèrent par surprise et l'inhumèrent auprès de
leur ville, en un lieu où son successeur éleva une petite chapelle
remplacée par la basilique dite « de Saint Martin de Tours » (27).
Tels
sont les principaux traits qu'on peut retenir de la Vita Martini.
Ajoutons qu'elle fut lue avec avidité et souvent copiée, et que son
auteur fut regardé comme le modèle des hagiographes.
Venons-en à un groupe d'écrivains dont l'activité
s'exerça dans le sillage de saint Augustin, pour combattre ou soutenir
ses vues sur la prédestination.
La tendance à les mitiger, en leur
donnant la forme d'un pélagianisme modéré, se montre chez Jean Cassien
et certains moines de Lérins
Cassien (28), ancien
diacre de Jean Chrysostome,
avait rapporté d'un long séjour à Bethléem et en Égypte le goût de la
vie ascétique et fondé les deux monastères de Saint Victor, à
Marseille, où il devait mourir en 435. Il reste de lui deux ouvrages
importants. Le plus ancien, Institutions des Monastères (De Institutis
Coenobiorum), achevé en 426, traite des vêtements monastiques et des
oraisons (L. I-IV). Dans une deuxième partie (L. V-XII), il énumère
les
remèdes à employer contre les huit vices principaux (octo principalia
vitia). Plus intéressantes encore sont ses Conférences (Collationes
summorum patrum) sur les principaux solitaires qu'il avait rencontrés
en Égypte. Parues en trois séries successives, de 426 à 428, et très
répandues (29)
ces vingt-quatre conférences roulent sur la vie spirituelle des
moines.
C'est là qu'apparaît sa tendance semi-pélagienne (30).
Pour Cassien, l'initiative du bien
appartenait à la liberté humaine, et le rôle de la Grâce était
simplement de lui donner l'« accroissement » (incrementum).
Même tendance chez Vincent, le plus
célèbre des moines de Lérins, où il mourut vers 450 (31).
Il est connu par son Aide-mémoire
(Commonitorium), publié en 434, où il indique les critères de la
vérité. Il les résume dans l'appel à la tradition, définie « ce qui a
été cru partout, toujours et par tous » (Quod ubique, quod semper,
quod
ab omnibus creditum, est), critère discutable et dangereux qui a été
souvent réfuté (32).
Dans une deuxième partie, Vincent
de Lérins appliquait ces principes au nestorianisme et à d'autres
hérésies. il y critique la doctrine de la Grâce, selon laquelle
l'homme
reçoit « une grâce spéciale sans travail, sans effort, sans chercher
ni
heurter » ; il met en garde contre ce point de vue, qui est simple
opinion individuelle (privata opiniuneula, ch. 28 § 8), impuissante à
éclipser la tradition unanime de l'antiquité chrétienne. Ce traité,
écrit en un style élégant, a été souvent utilisé dans les
controverses,
et réédité jusque dans les temps modernes.
Plus marquée fut l'opposition
d'Arnobe le Jeune (33), qui
vivait à Rome vers 450 (34).
Dans ses Commentaires sur les Psaumes et surtout son Prédestiné -
Proedestinatus - (35),
tout en multipliant les marques de respect pour Augustin, il attaquait
ses vues sur la Grâce. D'après dom Morin, il devait se dégager du
pélagianisme et écrire un traité favorable à la prédestination (36).
D'autre part, Augustin eut de
chaleureux partisans, surtout Marius Mercator et Prosper d'Aquitaine
Le premier, d'origine africaine, qui
vécut surtout à Constantinople, poursuivit les pélagiens de ses traites,
en particulier son Liber
subnotationum, in verba Juliani, dirigé contre l'évêque d'Eclane, vers
431 (37).
Aussi fougueux fut Prosper (38),
né en Aquitaine, connu par la
lettre qu'il écrivit en 429 à Augustin pour l'informer de l'opposition
qu'on faisait, au sud de la Gaule, à, sa doctrine. Il attaqua les
pélagiens stricts ou modérés dans son ingénieux poème les Ennemis de
la
Grâce (De Ingratis), et dans deux ouvrages fervents, ses Réponses pour
Augustin (pro Augustino responsiones), répliques à, des libelles
écrits
par des moines provençaux. Après avoir échoué à les faire condamner
par
le pape Célestin, il s'en prit à Cassien et écrivit, vers 433, un
traité contre lui (39). Plus
tard, il publia un recueil de
392 sentences extraites d'Augustin. Prosper était un esprit vigoureux
et cultivé (40).
Le disciple le plus remarquable de
saint Augustin fut Paul Orose, prêtre espagnol.
Venu à Hippone, en 414, pour le
visiter, il devint son admirateur et ami. Chargé par lui de porter à
Jérôme un message sur le problème de l'origine de l'âme, il seconda ce
fougueux polémiste, et écrivit, à la fin de 415, un Liber apologeticus
contre les pélagiens, à l'usage d'un concile tenu à Diospolis, sur le
littoral du Pont-Euxin. Découragé par la sympathie de ces évêques pour
Pélage, il revint à Hippone, et, sur le conseil de saint Augustin, il
composa l'ouvrage qui l'a rendu célèbre, le Contre les Païens
(Adversum
Paganos libri VII). Orose s'appuie sur la Chronique
d'Eusèbe,
continuée par Jérôme, sur les histoires profane et la Cité de
Dieu de son maître, et, dans un esprit apologétique parfois ingénu,
s'attache à montrer que ses contemporains, malgré leurs dures
épreuves,
ne sont pas beaucoup plus à plaindre que leurs ancêtres, et que, à
certains égards, ils sont plus favorisés qu'eux. Il soutient, par
exemple, que les invasions de sauterelles qui les désolent ne sont pas
comparables à celle de l'an 125 avant J.-C. (41).
Il y a, il est vrai, les
angoissantes invasions des Barbares, mais, en dépit de leur cruauté,
ils sont capables de repentance et de progrès. La conclusion qui s'en
dégage est qu'il serait injuste de rendre le christianisme responsable
des calamités du temps.
Après avoir retracé l'histoire de
l'univers, Orose raconte celle de Rome depuis sa fondation en l'an 752
avant J.-C. jusqu'à l'an 417, date où son ouvrage fut achevé. «
Écrites, dit Labriolle, avec une certaine chaleur d'éloquence, dans
une
langue où l'imitation des classiques, en particulier de Virgile, a
laissé maintes traces, les Histoires d'Orose ont joui au Moyen-Age
d'une large influence. Nous en possédons plus de deux cents manuscrits
» (42).
Trente-cinq ans environ après cet
ouvrage, parut un livre destiné à censurer et à rassurer les croyants
qui, devant les progrès terrifiants des Barbares, accusaient la
Providence de se désintéresser du sort de l'empire chrétien. Il était
l'oeuvre de Salvien (43).
Ce prêtre, après un séjour au
monastère de Lérins, s'était fixé à Marseille, où il mourut à un âge avancé,
vers 470, entouré du respect
de tous (44).
« C'était, dit Tixeront, une âme très forte, austère et légèrement
impérieuse ». Il reste de lui un petit traité, Ad Ecclesiam, où il
prescrit aux fidèles de léguer leurs biens à l'Église, et un grand
ouvrage en huit livres, écrit en une langue assez pure, avec une
éloquence parfois déclamatoire, le Gouvernement de Dieu (De
Gubennatione Dei), publié vers 445. Il rappelle aux chrétiens
terrifiés
et prompts aux murmures que le service de Dieu ne doit pas leur
assurer
un traitement de faveur, et il leur déclare avec fougue que leurs
maux,
loin d'être un grief contre lui, sont la preuve de son action. « Il
nous les laisse souffrir, dit-il, parce que nous les méritons ». Il
trace alors un parallèle coloré entre les vices des Romains et les
qualités de leurs vainqueurs. « Nous sommes, s'écrie-t-il, pires que
les barbares, tout hérétiques ou païens qu'ils soient, à l'exception
des religieux (religiosi) et de quelques laïques (soeculares) qui leur
ressemblent ». La loi orthodoxe est bonne, mais la vie des chrétiens
est mauvaise. Quant aux Barbares, ils ont de mâles vertus. Ils
pratiquent l'amour mutuel, ils sont chastes, ils ont aboli, en Afrique
surtout, des infamies que les Romains trouvaient naturelles. Ils sont
ariens, il est vrai, mais la responsabilité en retombe sur les
chrétiens chez qui a pris naissance cette hérésie. Ils servent donc «
à
corriger nos turpitudes ». 'Dans son désir de réconforter les fidèles
scandalisés, Salvien exagère les vertus des Barbares, mais cette
sympathie dénote, chez certains chrétiens, une tendance à accepter,
malgré les souffrances qu'il multipliait, le régime politique nouveau.
Bien différente est la note qui
résonne dans l'Histoire de la persécution de la province africaine aux
temps de Geiserich et de Hunerich, rois des Vandales (45),
rédigée, au cours de son exil,
vers 486, aux confins de la
Tripolitaine, par l'évêque Victor, de Vita en Byzacène (sud de la
Tunisie). Elle raconte, en une langue incorrecte, les affreuses
souffrances infligées par les Barbares ariens aux populations
catholiques de la province d'Afrique, depuis l'invasion de 429 jusqu'à
la mort d'Hunerich. On y trouve des pièces officielles, telles que
l'édit de ce roi donnant la liberté de prédication aux évêques ariens,
et un second édit contre les catholiques.
Nommons enfin Gennadius, prêtre à
Marseille, qui vivait encore au temps du pape Gélase (492-496). Son De
Viris illustribus, qui continue le catalogue de Jérôme, contient 97
notices d'écrivains chrétiens (46).
On s'accorde à y voir une source
historique précieuse et une réelle impartialité, en dépit de ses
tendances, semi-pélagiennes. La notice 97, qui lui a été consacrée par
une main inconnue, lui attribue huit livres contre toutes les
hérésies,
cinq contre Nestorius, dix contre Eutychès et trois contre Pélage,
ainsi qu'une profession de foi à Gélase.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |