Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

Les Écrivains secondaires, de langue latine, au Ve siècle.

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Le monde chrétien latin, illustré par le nom prestigieux d'Augustin, compta aussi, au Ve siècle, des écrivains beaucoup moins glorieux sans doute mais estimables.

Parmi les poètes, on doit citer avec éloge Prudence et Paulin de Nole.

Avant eux, il n'y avait eu -que des essais poétiques imparfaits (1) : l'Heptateuque (Heptateuchoï), mise en vers - peu corrects - par un Cyprien inconnu, des sept premiers livres de l'Ancien Testament ; la Croix (De Cruce), poésie anonyme chantant « l'arbre de vie » qui sauve les âmes ; les Natures des Choses (De Naturis Rerum), célébrant l'oeuvre du créateur ; le Poème contre Marcion (Carmen adversus Marcionem), aux vers corrects mais sans éclat ; le Poème sur l'oiseau Phénix (De ave Phoenice), qui raconte la légende de cet oiseau, prêtre du soleil, mourant volontairement sur un palmier de Phénicie pour renaître plus tard, symbole expressif de la Résurrection ;l'idylle sur La Mort des Boeufs (De mortibus Boum), où un ami de Paulin de Nole explique qu'une croix placée au front des boeufs les a préservés de la peste.
Quant aux inscriptions métriques composées par Damase pour les catacombes et les sanctuaires (2), leur simplicité grave est d'une pauvreté poétique flagrante, et, au dire d'un spécialiste éminent, Mgr Duchesne, « ils sont vides d'histoire et obscurs » (3). Seuls, l'Histoire évangélique du prêtre espagnol Juvencus, ainsi que les Instructions et le Poème apologétique de Commodien (4), ont quelque souffle poétique, mais leurs défauts empêchent d'y voir des chefs-d'oeuvre. Pour en trouver, chez les chrétiens de langue latine, il faut descendre jusqu'à la fin du IVe siècle.




Espagnol, comme Juvencus, né en 348 d'une famille distinguée, de Saragosse peut-être, Prudence (5), après de fortes études, devint avocat puis gouverneur de province et, avec la protection de Théodose, haut fonctionnaire du palais impérial. Mais en plein âge mûr, sentant à la fois le dégoût de sa jeunesse folle et le vide des honneurs (6), il consacra son talent à chanter Dieu. Sa vie est peu connue. On sait seulement qu'il fit un voyage à Rome vers 400, et que, en 405, il publia lui-même la collection de ses poésies,

Voici d'abord ses deux poèmes lyriques, le Cathémérinon et le Péristéphanon.
Le premier (racine heméra, jour), contient six hymnes destinées à sanctifier les différentes heures mystiques de la journée du chrétien. Deux autres célèbrent le jeûne. L'hymne IX (hymnus omni horoe) est un cantique d'actions de grâces en l'honneur du Christ. Le XI chante la Résurrection, et les deux derniers, les fêtes de Noël et de l'Épiphanie. Ces diverses pièces n'ont guère été utilisées dans la liturgie catholique (7). Elles sont longues, en effet (de 80 à 220 vers), et leurs mètres sont compliqués. Le souci du développement littéraire trahit, au jugement de Puech, « un sentiment qui n'est pas chrétien, celui de la gloire humaine, un amour qui n'est pas chrétien, celui de l'art compris et recherché pour lui-même » (p. 97).

Le Péristéphanon (racine stéphanos, couronne), est un recueil de quatorze hymnes consacrées à divers martyrs espagnols ou autres. Prudence y célèbre, entr'autres, sainte Eulalie, de Mérida, dix-huit « confesseurs » de Coesaraugusta (Saragosse), Fructuosus, évêque de Tarraco (Tarragone) et ses deux diacres, les martyrs de Calaguris (Calahorra), et enfin saint Cyprien. Plusieurs pièces lui furent inspirées par un voyage qu'il fit à Rome vers 402. Il y exprime son admiration pour la grande capitale - pulcherrima Roma - et surtout pour ses sanctuaires, ses catacombes et ses martyrs, et les récits des passions de Laurent et d'Hippolyte, et de celles de saint Pierre et de saint Paul, etc., sont rehaussés par de précieuses descriptions. L'ouvrage est plein de morceaux brillants, écrits dans des mètres variés et savants, mais il est déparé par la verbosité prêtée aux martyrs et par le réalisme - bien espagnol - des récits de supplices.

Les autres poèmes de Prudence se rattachent au genre didactique, cher aux Romains et heureusement adopté par les chrétiens. Dans son ouvrage contre Symmaque (vers 402), qu'il traite avec déférence, il chante, en hexamètres vibrants, la foi chrétienne qui a pour elle l'avenir. Tout en célébrant Rome, dont il affirme l'éternité (8), et qu'il remercie d'avoir « préparé la voie pour la venue du Christ », en unifiant le monde sous son propre sceptre, il réfute point par point le mémoire présenté par Symmaque à Valentinien IL Le poème intitulé Apothéose (Apothéosis) affirme la divinité du Christ et la Résurrection, et chante « la force pénétrante » de la parole évangélique. « Sa chaleur, s'écrie-t-il, a dissipé les froids brouillards de l'Hyrcanie... Le Gélon farouche emplit d'un lait pur sa coulpe vide de sang,... et, chez les fils d'Enée, la pourpre se prosterne suppliante devant les autels du Christ » !

L'Origine du Mal (Hamartigenia, rac. hamartia, péché), est une réfutation claire et passionnée de Marcion, où l'on sent l'influence du fougueux Tertullien. Pour Prudence, l'auteur du mal est, non pas un dieu inférieur, mais le démon, ange déchu, corrupteur de l'homme et de la nature. Si Dieu a permis le mal, c'est pour laisser à l'activité humaine son libre choix. On trouve dans cet ouvrage des pages brillantes et vigoureuses contre les vices de l'époque, et sur les tourments de l'enfer et les joies du paradis. Tout autre est l'aspect du poème allégorique Psychomachia (Combat de l'Âme). On y assiste à une série de duels, entre la Foi et l'Idolâtrie, la Pudeur et la Débauche, la Patience et la Colère, l'Humilité et l'Orgueil. Ils se terminent par la victoire des Vertus. Arrive la Mollesse (Luxuria), avec « sa voix languissante.» et des pétales de rose qu'elle fait pleuvoir sur ses adversaires, mais elle est frappée à mort par la Sobriété (Sobrietas), et son armée s'enfuit, laissant un butin, que l'Avarice emporterait si la Miséricorde ne venait pas le lui arracher. La Concorde donne le signal de la rentrée au camp, mais, en route, elle est blessée par la Discorde qui, sommée de dire son nom, avoue qu'elle est l'Hérésie et expose ses vues gnostiques et ariennes. La Foi lui perce la langue d'un javelot et invite ses compagnes à élever au Christ un temple tout constellé de gemmes et de saphirs. « Le poème, dit Labriolle, laisse une impression de pédantisme lourd, qui tient au pastiche grec presque continuel du style épique de Virgile... Que d'éloquence dépensée dans ces joutes fictives, où coule un sang trop pâle pour émouvoir 1 » (p. 619). Cet ouvrage inaugure la littérature d'allégories qui a charmé le Moyen-Age, et inspiré souvent ses miniaturistes et ses sculpteurs (9).

Signalons enfin la Double nourriture, Dittochoeon (10), recueil de quarante-neuf inscriptions, de quatre hexamètres chacune, médiocres en général, destinées à expliquer des tableaux inspirés par la Bible : Adam et Eve, Moïse recevant la Loi, la Passion du Sauveur, etc.

Artiste à l'imagination vive et au style chaud et coloré, très versé dans la technique du vers latin, étudiée chez Virgile et Horace, Prudence a été le meilleur poète de son temps. Il serait même un grand poète, s'il avait su éviter l'emphase, les longueurs, les anachronismes et le mauvais goût.




Sénateur et propriétaire de vastes domaines en Gaule et en Italie, Paulin (11) se décida, vers l'an 393, à l'âge de quarante ans, en plein accord avec Thérasia, sa femme, à mener une vie de continence et de pauvreté. Il vendit une grande partie de ses biens, en distribua le produit en libéralités, et alla passer quatre ans en Espagne, d'où sa femme était originaire. Cette grave résolution, qui semble avoir été hâtée par les menaces de l'usurpateur Maxime, ardent à confisquer les grandes richesses, surprit douloureusement ses amis, en particulier Ausone (12), son ancien maître à, Bordeaux. Le vieux rhéteur, dont le christianisme était superficiel (13), lui écrivit quatre lettres en vers pour le supplier de revenir à la vie normale. Paulin, qui finit par lui répondre, en vers lui aussi, lui déclara que « son coeur consacré à Dieu n'avait plus de place pour Apollon et pour les Muses ». Il ajoutait : « Si tu condamnes ma décision, il me suffit qu'elle soit approuvée par le Christ » (14). D'ailleurs, il n'était plus temps de reculer. Le jour de Noël, en 394 ou 395, les chrétiens de Barcelone, enthousiasmés par ses vertus, le contraignirent à recevoir la prêtrise.

Peu de temps après, Paulin résolut de se fixer à Nole, en Campanie, près du tombeau de saint Félix. dont il se croyait le protégé. Il y passa les trente-cinq dernières années de sa vie dans des exercices de mortification et de prière. Il consacra le reste de son patrimoine à bâtir pour son saint une nouvelle basilique, qui fut consacrée en 403. Six ans après, il était nommé évêque de Nole. En 110, après la chute de Rome, il devint le soutien de ses paroissiens épouvantés, même celui des fuyards qui passaient dans son diocèse, chassés par les hordes d'Alaric. Il fut même leur sauvegarde, car la réputation de ce saint et celle de sa femme étaient telles que les Barbares n'osèrent pas dévaster son pays. Il mourut très âgé le 22 juin 431, après avoir fait de Nole « une des villes saintes de l'Occident » (15).

Paulin, dit Villemain, « est moins puissant par la méditation que par la charité... Plus pieux que théologien, et apportant du commerce du monde un reste de tolérance, il ne se mêla pas aux grandes controverses et ne fut ni l'adversaire ni l'appui d'aucun dissident » (Tableau, p. 363-364). Bien qu'orthodoxe, il resta fidèle à Pélage, qu'il tenait pour un serviteur du Christ. Ajoutons que sa piété était superstitieuse. « Il croyait au miracle du bois de la sainte croix qui se renouvelle de lui-même ; il attachait une importance excessive aux reliques » (16).

Paulin écrivit beaucoup de lettres, dont plusieurs aux chrétiens les plus éminents de son temps (17). Elles furent très admirées. « Dans le genre épistolaire, lui écrivait Jérôme, tu représentes presque Cicéron ». En réalité, cette correspondance est parsemée de fleurs oratoires et alourdie par l'abus des citations bibliques (18). Pourtant, ces lettres sont élevées et instructives, surtout celle qu'il adressa à Sulpice Sévère, pour lequel il fut un guide spirituel, et l'épure à Jovien, chrétien lettré qu'il exhorte à n'user de la littérature profane qu'avec précaution, en la mettant au service de la foi. 'Mais ce qui a fait sa réputation littéraire, c'est son oeuvre poétique (19). Les pièces qui nous Sont parvenues se distinguent par la facture classique et la variété des mètres. Si elles n'ont, pas l'originalité, la puissance et le coloris de celles de Prudence, elles leur sont supérieures par la simplicité et le goût. Le vers de Paulin est facile et harmonieux, mais sous les agréments du style et les réminiscences profanes transparaît un esprit nouveau, rafraîchi aux sources bibliques. Ses poésies les plus connues sont les quatorze qui chantent la vie et les miracles de son Saint. « Mon printemps, écrivait-il, c'est la fête de saint Félix ».
Avec quelle fierté il s'écriait, en voyant les foules accourir : « Ce sont plusieurs villes qui se serrent dans une seule » Il chantait les guérisons de possédés. Il décrivait avec amour (non 27 et 28) la nouvelle basilique de Nole, en donnant de précieux détails sur l'abside, les croix entourées de colombes symboliques, les autels multiples qui remplaçaient déjà l'unique autel du choeur. Mentionnons encore les deux lettres de Paulin à Ausone (N° 10 et 11), la consolation à des parents accablés par la mort de leur fils Celse (n° 31), et l'épithalame (n° 25), exempt de la sensualité de Catulle ou de Claudien, qu'il composa pour le mariage de Julien (le futur Julien d'Eclane). Il fit aussi des inscriptions explicatives en vers, dans le genre de celles de Damase (20).




Parmi les autres poètes chrétiens secondaires du Ve siècle, nous ne citerons que Dracontius et Sidoine Apollinaire (21).

Issu d'une bonne famille africaine, Dracontius, avocat à Carthage, fut jeté en prison par le roi vandale Gunthamund (22), irrité de ce qu'il avait célébré dans une poésie l'empereur de Byzance. N'ayant pu réussir à fléchir le tyran par une supplique (Satisfactio) en vers élégiaques, il entreprit un grand poème didactique en trois livres, les Louanges de Dieu (De laudibus Dei). S'élevant au-dessus de sa condition misérable de captif « pressé par le poids de ses chaînes », Dracontius chante l'action de Dieu dans l'univers par la création (L. I.) et l'Incarnation (L. II, et il proclame le devoir de la confiance (L. III). Le livre 1, détaché du poème, au vue siècle, par un évêque de Tolède, a circulé à part sous le titre Hexaemeron creationis mundi (les six jours de la création) (23). il est remarquable, en effet. « on a relevé, dit Labriolle, de frappantes analogies entre le chant VIII du Paradis perdu de Milton et l'heureux développement où Dracontius montre les émerveillements d'Adam... Il y a de réelles beautés de détail dans ce poème, très apprécié au Moyen-Age » (Littér. lat., p. 632).

Avec Sidoine Apollinaire (24), évêque d'Arverna (Clermont-Ferrand), on est en présence d'un des meilleurs représentants de la noblesse gallo-romaine du Ve siècle. Il avait commencé par être un poète panégyriste. Il avait loué en vers (en 456) son beau-père, Avit, sénateur d'Auvergne, porté au siège impérial, et ce poème, qui glorifiait Rome en un style ampoulé, lui avait valu une statue de bronze érigée sur le Forum de Trajan. Après la chute d'Avit, il fit aussi le panégyrique des deux empereurs successifs, Majorien et Anthémius. Ce dernier le nomma préfet de Rome et lui conféra ensuite le titre de patrice. Devenu évêque d'Auvergne, vers 471, il se signala par son ministère charitable et par la résistance qu'il opposa à l'arien Euric, roi des Wisigoths. Vaincu, par suite de la défection des Romains, et jeté en prison, il fut rendu à, la liberté grâce à un poème qu'il avait adressé à Euric.

Sidoine a laissé 24 poèmes, parfois artificiels et recherchés, où perce un latin de décadence, mais où l'on trouve des tableaux pittoresques, tels que le portrait des Huns ou celui des Francs, et 147 lettres qu'il avait publiées, à la demande de ses amis, à partir de 477, en neuf livres successifs. On y sent éclater la douleur du patriote, déchiré par la séparation brutale de l'Auvergne d'avec Rome, qu'il appelait « la cité unique du monde entier, la patrie de la liberté, le domicile des fois, le gymnase des lettres » (L. VII, lettre 7). Cette correspondance, adressée à des orateurs, des philosophes ou des poètes gallo-romains, traite de nombreux sujets littéraires, parfois futiles. On y a relevé l'abus de la mythologie, des réminiscences classiques et des louanges hyperboliques (25). D'autre part, elle est précieuse pour les historiens. « Son esprit est charmant, dit Paul Allard, il raconte à merveille, et son latin est très pur si on le compare à la prose de Grégoire de Tours » (p. 196-197).




À côté des poètes chrétiens de langue latine, au Ve siècle, nommons quelques prosateurs de mérite.

Le plus ancien est Sulpice Sévère (26). Avocat renommé, originaire d'Aquitaine, dans l'accablement où le jeta la mort de sa jeune femme, il forma le dessein d'imiter son ami Paulin de Nole. Après divers voyages, en particulier à Tours, où il était venu voir l'évêque saint Martin, il se retira, en 399, à Primuliac près de Port-Vendres, avec sa belle-mère, Bassula, qui lui était très attachée, et un groupe d'amis.

Il y composa une Chronique, d'un style animé et pur, inspirée par celle d'Eusèbe, où il retraçait l'histoire juive et chrétienne depuis la Création jusqu'au consulat de Stilicon (400). Il avait publié, en 397, une Vie de saint Martin, qu'il compléta par deux Dialogues où sont racontées quelques actions merveilleuses de cet évêque si populaire. Les mérites littéraires de la Vita Martini sont réels, mais sa valeur historique est contestable. E. Ch. Bahut a montré, dans son Saint Martin de Tours (p. 73 ss), que Sulpice Sévère avait mis an compte de son héros des traits empruntés à d'autres vies de saints. L'activité réelle de Martin est donc peu connue, mais sa grande notoriété en Gaule fait penser qu'il avait de belles qualités. Né en Pannonie, d'une famille noble et païenne, il avait été destiné à l'état militaire. Chevalier à l'âge de dix-huit ans, il partagea son manteau avec un mendiant à la porte d'Amiens. Attiré par la vie monacale, il 6e retira dans un couvent près de Poitiers, non loin du grand évêque Hilaire. C'est là que les chrétiens de Tours l'envoyèrent chercher. En dépit de sa tenue négligée, ils le prirent pour évêque. Martin, après avoir habité une cellule, se construisit un monastère près de Tours, à Marmoutier. Il passa sa vie à détruire les temples païens et à faire le bien. « Il priait toujours, assure Sulpice Sévère ; personne ne le vit jamais irrité, agité, pleurant ni riant ». Il était, dit Gaston Boissier, « un saint démocratique », de mise peu soignée, assis à l'église sur une petite chaise, doux et familier avec les humbles, mais sachant exiger le respect des grands. Il mourut au cours d'une visite pastorale à l'âge de quatre-vingts ans. Les Poitevins disputèrent sa dépouille aux Tourangeaux qui l'emportèrent par surprise et l'inhumèrent auprès de leur ville, en un lieu où son successeur éleva une petite chapelle remplacée par la basilique dite « de Saint Martin de Tours » (27). Tels sont les principaux traits qu'on peut retenir de la Vita Martini. Ajoutons qu'elle fut lue avec avidité et souvent copiée, et que son auteur fut regardé comme le modèle des hagiographes.




Venons-en à un groupe d'écrivains dont l'activité s'exerça dans le sillage de saint Augustin, pour combattre ou soutenir ses vues sur la prédestination.

La tendance à les mitiger, en leur donnant la forme d'un pélagianisme modéré, se montre chez Jean Cassien et certains moines de Lérins

Cassien (28), ancien diacre de Jean Chrysostome, avait rapporté d'un long séjour à Bethléem et en Égypte le goût de la vie ascétique et fondé les deux monastères de Saint Victor, à Marseille, où il devait mourir en 435. Il reste de lui deux ouvrages importants. Le plus ancien, Institutions des Monastères (De Institutis Coenobiorum), achevé en 426, traite des vêtements monastiques et des oraisons (L. I-IV). Dans une deuxième partie (L. V-XII), il énumère les remèdes à employer contre les huit vices principaux (octo principalia vitia). Plus intéressantes encore sont ses Conférences (Collationes summorum patrum) sur les principaux solitaires qu'il avait rencontrés en Égypte. Parues en trois séries successives, de 426 à 428, et très répandues (29) ces vingt-quatre conférences roulent sur la vie spirituelle des moines. C'est là qu'apparaît sa tendance semi-pélagienne (30). Pour Cassien, l'initiative du bien appartenait à la liberté humaine, et le rôle de la Grâce était simplement de lui donner l'« accroissement » (incrementum).

Même tendance chez Vincent, le plus célèbre des moines de Lérins, où il mourut vers 450 (31). Il est connu par son Aide-mémoire (Commonitorium), publié en 434, où il indique les critères de la vérité. Il les résume dans l'appel à la tradition, définie « ce qui a été cru partout, toujours et par tous » (Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum, est), critère discutable et dangereux qui a été souvent réfuté (32). Dans une deuxième partie, Vincent de Lérins appliquait ces principes au nestorianisme et à d'autres hérésies. il y critique la doctrine de la Grâce, selon laquelle l'homme reçoit « une grâce spéciale sans travail, sans effort, sans chercher ni heurter » ; il met en garde contre ce point de vue, qui est simple opinion individuelle (privata opiniuneula, ch. 28 § 8), impuissante à éclipser la tradition unanime de l'antiquité chrétienne. Ce traité, écrit en un style élégant, a été souvent utilisé dans les controverses, et réédité jusque dans les temps modernes.

Plus marquée fut l'opposition d'Arnobe le Jeune (33), qui vivait à Rome vers 450 (34). Dans ses Commentaires sur les Psaumes et surtout son Prédestiné - Proedestinatus - (35), tout en multipliant les marques de respect pour Augustin, il attaquait ses vues sur la Grâce. D'après dom Morin, il devait se dégager du pélagianisme et écrire un traité favorable à la prédestination (36).

D'autre part, Augustin eut de chaleureux partisans, surtout Marius Mercator et Prosper d'Aquitaine

Le premier, d'origine africaine, qui vécut surtout à Constantinople, poursuivit les pélagiens de ses traites, en particulier son Liber subnotationum, in verba Juliani, dirigé contre l'évêque d'Eclane, vers 431 (37). Aussi fougueux fut Prosper (38), né en Aquitaine, connu par la lettre qu'il écrivit en 429 à Augustin pour l'informer de l'opposition qu'on faisait, au sud de la Gaule, à, sa doctrine. Il attaqua les pélagiens stricts ou modérés dans son ingénieux poème les Ennemis de la Grâce (De Ingratis), et dans deux ouvrages fervents, ses Réponses pour Augustin (pro Augustino responsiones), répliques à, des libelles écrits par des moines provençaux. Après avoir échoué à les faire condamner par le pape Célestin, il s'en prit à Cassien et écrivit, vers 433, un traité contre lui (39). Plus tard, il publia un recueil de 392 sentences extraites d'Augustin. Prosper était un esprit vigoureux et cultivé (40).

Le disciple le plus remarquable de saint Augustin fut Paul Orose, prêtre espagnol.
Venu à Hippone, en 414, pour le visiter, il devint son admirateur et ami. Chargé par lui de porter à Jérôme un message sur le problème de l'origine de l'âme, il seconda ce fougueux polémiste, et écrivit, à la fin de 415, un Liber apologeticus contre les pélagiens, à l'usage d'un concile tenu à Diospolis, sur le littoral du Pont-Euxin. Découragé par la sympathie de ces évêques pour Pélage, il revint à Hippone, et, sur le conseil de saint Augustin, il composa l'ouvrage qui l'a rendu célèbre, le Contre les Païens (Adversum Paganos libri VII). Orose s'appuie sur la Chronique d'Eusèbe, continuée par Jérôme, sur les histoires profane et la Cité de Dieu de son maître, et, dans un esprit apologétique parfois ingénu, s'attache à montrer que ses contemporains, malgré leurs dures épreuves, ne sont pas beaucoup plus à plaindre que leurs ancêtres, et que, à certains égards, ils sont plus favorisés qu'eux. Il soutient, par exemple, que les invasions de sauterelles qui les désolent ne sont pas comparables à celle de l'an 125 avant J.-C. (41). Il y a, il est vrai, les angoissantes invasions des Barbares, mais, en dépit de leur cruauté, ils sont capables de repentance et de progrès. La conclusion qui s'en dégage est qu'il serait injuste de rendre le christianisme responsable des calamités du temps.

Après avoir retracé l'histoire de l'univers, Orose raconte celle de Rome depuis sa fondation en l'an 752 avant J.-C. jusqu'à l'an 417, date où son ouvrage fut achevé. « Écrites, dit Labriolle, avec une certaine chaleur d'éloquence, dans une langue où l'imitation des classiques, en particulier de Virgile, a laissé maintes traces, les Histoires d'Orose ont joui au Moyen-Age d'une large influence. Nous en possédons plus de deux cents manuscrits » (42).

Trente-cinq ans environ après cet ouvrage, parut un livre destiné à censurer et à rassurer les croyants qui, devant les progrès terrifiants des Barbares, accusaient la Providence de se désintéresser du sort de l'empire chrétien. Il était l'oeuvre de Salvien (43).

Ce prêtre, après un séjour au monastère de Lérins, s'était fixé à Marseille, où il mourut à un âge avancé, vers 470, entouré du respect de tous (44). « C'était, dit Tixeront, une âme très forte, austère et légèrement impérieuse ». Il reste de lui un petit traité, Ad Ecclesiam, où il prescrit aux fidèles de léguer leurs biens à l'Église, et un grand ouvrage en huit livres, écrit en une langue assez pure, avec une éloquence parfois déclamatoire, le Gouvernement de Dieu (De Gubennatione Dei), publié vers 445. Il rappelle aux chrétiens terrifiés et prompts aux murmures que le service de Dieu ne doit pas leur assurer un traitement de faveur, et il leur déclare avec fougue que leurs maux, loin d'être un grief contre lui, sont la preuve de son action. « Il nous les laisse souffrir, dit-il, parce que nous les méritons ». Il trace alors un parallèle coloré entre les vices des Romains et les qualités de leurs vainqueurs. « Nous sommes, s'écrie-t-il, pires que les barbares, tout hérétiques ou païens qu'ils soient, à l'exception des religieux (religiosi) et de quelques laïques (soeculares) qui leur ressemblent ». La loi orthodoxe est bonne, mais la vie des chrétiens est mauvaise. Quant aux Barbares, ils ont de mâles vertus. Ils pratiquent l'amour mutuel, ils sont chastes, ils ont aboli, en Afrique surtout, des infamies que les Romains trouvaient naturelles. Ils sont ariens, il est vrai, mais la responsabilité en retombe sur les chrétiens chez qui a pris naissance cette hérésie. Ils servent donc « à corriger nos turpitudes ». 'Dans son désir de réconforter les fidèles scandalisés, Salvien exagère les vertus des Barbares, mais cette sympathie dénote, chez certains chrétiens, une tendance à accepter, malgré les souffrances qu'il multipliait, le régime politique nouveau.
Bien différente est la note qui résonne dans l'Histoire de la persécution de la province africaine aux temps de Geiserich et de Hunerich, rois des Vandales (45), rédigée, au cours de son exil, vers 486, aux confins de la Tripolitaine, par l'évêque Victor, de Vita en Byzacène (sud de la Tunisie). Elle raconte, en une langue incorrecte, les affreuses souffrances infligées par les Barbares ariens aux populations catholiques de la province d'Afrique, depuis l'invasion de 429 jusqu'à la mort d'Hunerich. On y trouve des pièces officielles, telles que l'édit de ce roi donnant la liberté de prédication aux évêques ariens, et un second édit contre les catholiques.

Nommons enfin Gennadius, prêtre à Marseille, qui vivait encore au temps du pape Gélase (492-496). Son De Viris illustribus, qui continue le catalogue de Jérôme, contient 97 notices d'écrivains chrétiens (46). On s'accorde à y voir une source historique précieuse et une réelle impartialité, en dépit de ses tendances, semi-pélagiennes. La notice 97, qui lui a été consacrée par une main inconnue, lui attribue huit livres contre toutes les hérésies, cinq contre Nestorius, dix contre Eutychès et trois contre Pélage, ainsi qu'une profession de foi à Gélase.

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(1) Cf G. Boissier, La Fin du paganisme, T. II, L. IV. 
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(2) Édition lhm, Damasi Effigrammata, Leipzig 1895. 
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(3) Duchesne, Hist. de l'Église, T. II, p. 482. 
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(4) Voir notre Tome 1er p. 320-321
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(5) Cf Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, T. II, p. 123-177 ; Aimé Puech, Prudence : étude sur ta Poésie latine chrétienne au IVe siècle, Paris 1888 ; Maigret, Le poète chrétien Prudence, Paris 1903 ; Labriolle, Littér. lat., p. 598-622. 
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(6) Voir ces aveux dans la Préface de ses Poésies. 
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(7) La dernière, pourtant, lui a fourni les hymnes Quicunque Christum quoeritis Transfiguration), 0 sola magnarum urbium (Épiphanie), Audit tyrannus anxius et le gracieux Salvete, flores martyrum (Saints innocents).
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(8) Cf. P. Chavanne, Le patriotisme de Prudence, Revue Loisy 1899. 
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(9) Cf. Mâle, L'Art religieux au XIIIe siècle en France, 3e éd. 1910, p. 124 ss, et L. Bréhier, L'Art chrétien, Paris 1918, p. 203 ss. 
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(10) Titre obscur qui paraît tiré de deux mots grecs, qui (ont ce sens (dittos, Okhé), par allusion à l'A. T. et au N. T. 
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(11) G. Boissier, La Fin du Paganisme, T. II, p. 57-121 ; Lagrange, Histoire de S. Paulin de Nole, deux vol. Paris 1882; A. Baudrillart, S. Paulin de Note, Paris 1905 (coll. Les Saints) ; Kraus, Die poelische Sprache des Paulinus Nolanus, Augsbourg 1918 ; Labriolle, Littér, lat., p. 431-444. Oeuvres : éd. Hartel (Corpus de Vienne, T. 29 et 30) Vienne 1894. 
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(12) Sur Ausone, cf. R. Pichon, les derniers Écrivains profanes, appendices III et IV, Paris 1906, et Fréd. Plessis, la Poésie latine, Paris 1909, p. 679 ss. 
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(13) Il reste de lui pourtant quelques poésies religieuses (Prière pascale, Prière du matin, etc.). Cf Villani, Quelques observations sur les chants chrétiens d'Ausone, dans la Revue des Études anciennes, 1906. 
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(14) Voir A. Puech, De Paulini Nolani Ausoniique epistulorum commercio, Paris 1887 , Labriolle, La correspondance d'Ausone et de Paulin de Nole, Bloud, Paris 1910. 
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(15) H. Delehaye, Les Origines du Culte des Martyrs, Bruxelles 1912, p. 317. 
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(16) Encycl, Licht. art. Paulin de Noie, par Paumier. 
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(17) Il n'en reste que 51 (éd. Hartel). 
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(18) E.-Ch. Babut, Revue Loisy, 1910, p. 129. 
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(19) Clément, Les Poètes chrétiens, Paris 1857, p. 88-161. 
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(20) Il en écrivit pour les constructions élevées à Primuliac par Sulpice Sévère, en l'honneur de saint Martin. 
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(21) On trouvera encore quelques noms dans l'Appendice 1. 
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(22) Ce roi régna de 484 à 496. Cf. G. Boissier, L'Afrique romaine, Paris 1901, p. 309 ss. 
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(23) Le poème en entier n'a été publié qu'en 1791 par le jésuite Arevalo, d'après deux mss de la Bibliothèque du Vatican, (éd. Vollmer, Berlin 1905). 
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(24) Eugène Baret, Oeuvres de Sidoine A., Paris 1879 ; Manitius, Geschichte, etc., p. 218-225 ; Mommsen. S. A. und seine Zeit (dans Reden und Aufsatze), Berlin 1905 ; Paul AIlard, S. S. A. (coll. : Les Saints), Paris 1910. Trad. franç. de Beret (coll. : Nisard), Paris 1887. 
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(25) Roger, des Lettres classiques d'Ausone à Alcuin, Paris 1905, p. 65-75. 
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(26) Il. Goelzer, Gramm. in S. Severum Obseruationes, Paris 1883 ; Vita Martini, éd. Dubner-Lejay, Paris 1890 ; Lavertujon, La Chronique de S. Sévère, Paris 1896-1899 ; Mouret, S. Sévère à Primuliac, Paris 1907.
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(27) Nobilleau, La Collégiale de S. Martin de Tours, 1869. 
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(28) Édition Petschenig, Corpus de Vienne, XIII et XVII, 1886-1888. 
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(29) Elles eurent l'honneur - très rare - d'être traduites en grec. 
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(30) Laugier, S. Jean Cassien et sa doctrine de la Grâce, Lyon 1908. 
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(31) Il est mentionné par Gennadius (De Viris, 65). 
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(32) Trad. avec introd. et notes par F. Brunetière et P. de Labriolle, dans leur Saint Vincent de Lérins (La Pensée chrétienne), Paris 1906. Voir aussi A. Louis, Étude sur Saint Vincent de Lérins et ses ouvrages (Revue du Clergé français. 
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(33) Ainsi appelé pour le distinguer du rhéteur Arnobe, maître de Lactance. 
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(34) Cf. G. Morin, Études, textes, découvertes, Arnobe le jeune ; Kayser, Die Schriften des... A. junior, Gutersloh 1912. 
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(35) Traité en trois livres, découvert par le jésuite Sirmond dans un ms de la cathédrale de Reims, et publié en 1643. 
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(36) On a relevé aussi la tendance semi-pélagienne chez Hilaire d'Arles, et dans le traité sur la Grâce de Fauste, ancien moine de Lérins, évêque de Riez (Provence). 
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(37) Il lutta aussi contre le nestorianisme. 
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(38) Abbé Valentin, S. Prosper d'A., Paris 1900. 
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(39) Le De Gratia Dei et libero arbitrio. 
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(40) Il reste de lui une Chronique, conduite jusqu'en 433 et prolongée à deux reprises.
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(41) Actuellement, dit-il, « leurs ravages sont modérés » (tolerabiliter loedunt). 
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(42) Édition Zangemeister, Corpus de Vienne, T. V, 1882. Cf. E. Méjean, Paul Orose et son Apologétique contre les Païens, Strasbourg 1862 ; G. Boissier, La Fin du Paganisme, T. II, p. 398 ss. 
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(43) Cf. G. Boissier, La Fin du Paganisme, p. 410 ss. Édition Pauly, Corpus de Vienne, T. VIII, 1883. 
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(44) Gennadius l'appelle « maître des évêques » (episceporum magister), dans son De Viris, 67.
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(45) Ferrère, Des Victoris vitensis Historia, Paris 1898.
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(46) Édition Richardson, Leipzig 1896.
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