Justinien (1),
comme son oncle Justin, se posa en défenseur de l'orthodoxie et en
restaurateur de l'Empire romain. Singulier personnage que ce paysan
macédonien frotté de culture hybride ! « Intelligence médiocre mais
travailleur acharné - on le surnomma « l'empereur qui ne dort jamais »
- animé d'un perpétuel besoin d'agir, de tout faire lui-même, tarit
par
défiance que par souci du détail ; avec cela, caractère
mal
équilibré, dépourvu de sang-froid, parfois d'énergie, mais poussé
par Théodora (2),
une fille ramassée au cirque, dont l'ambition sans scrupules était
doublée d'une volonté obstinée : tel était l'homme qui, durant près de
quarante ans (527-565), allait présider aux destinées de l'Empire » (3).
Justinien neutralise le Perse
Chosroès, embarrassé dans, des difficultés intérieures, en signant
avec
lui un traité de paix « perpétuelle » (532), puis il se tourne, contre
les Vandales, commandés par Gelimer. En juin 533, une flotte de cinq
cents navires transporte en Afrique quinze mille soldats. Leur chef,
l'illustre Bélisaire, prend Carthage le 15 septembre et détruit le
royaume vandale. Envoyé ensuite contre les Ostrogoths d'Italie, à la
fin de 536, il s'empare de Naples et de Rome, mais leur résistance va
prolonger les hostilités pendant dix-huit ans (4).
Elle s'incarne en Totila, chef assez
chevaleresque, qui réussit à reprendre Renie (546) ainsi que l'Italie
et les îles. En 551, Justinien, tentant un suprême effort, envoie
l'eunuque Narsès, vieillard énergique, avec vingt mille mercenaires.
Totila est vaincu et tué en Ombrie (552). Les Goths furent encore
battus et leurs garnisons capitulèrent. L'Italie redevint province
romaine, avec un vice-roi, l'exarque, résidant à Ravenne (554).
En Espagne, Justinien soutint un
seigneur wisigoth, Athanagild, candidat au trône. Vainqueur (554), le
nouveau roi prit Tolède pour capitale. Son successeur, Léovigild
(567),
demanda à Justin Il, qui avait remplacé Justinien en 565, de confirmer
sa nomination. Mais, à part cet hommage et à l'exception des côtes, la
péninsule échappait à l'Empire. En Gaule, Justinien ne fit aucune
tentative. Il abandonna même aux
Francs, en 536, la Provence que les Ostrogoths avaient possédée comme
annexe de l'Italie (5).
Quoi qu'il en soit, la Méditerranée
était redevenue un a lac romain », et l'empereur, qui avait pris les
titres de Vandalicus et de Gothicus, pouvait croire son rêve réalisé.
Mais « cette grandeur était factice, et son oeuvre fut caduque et même
malfaisante » (6).
En Afrique, les Berbères restèrent irréductibles,
et leurs soulèvements furent continuels et ruineux pour le pays.
L'Italie était sortie épuisée de la lutte. Rome prise et reprise cinq
fois, avait perdu les neuf dixièmes de sa population et de nombreux
monuments. Le Sénat avait disparu. Le préfet de la ville était tombé
sous l'autorité du pape. « Une nuit profonde, dit un historien,
s'étendit sur le monde latin, et, dans ces ténèbres, aucune lumière ne
brillait plus que les cierges des églises et la lampe solitaire du
moine au fond des monastères » (7).
L'Italie allait devenir la proie des
Lombards.
D'autre part, du côté de l'Orient,
la sécurité de l'Empire était bien précaire. Constantinople même fut
menacée (558). Antioche avait été ruinée de fond en comble par
Chosroès
(554). Justinien dut lui acheter à prix d'or une trêve de cinq ans
(545), renouvelée à deux reprises et le traité de 561 ne fut pas à son
avantage.
Quant à la réforme intérieure, elle
échoua, L'administration resta corrompue, vendant la justice,
s'appropriant les deniers publics. Les finances étaient aux abois. La
plèbe était toujours misérable, sans idéal ni patriotisme, prête aux
émeutes, passionnée par les jeux de cirque et les querelles
théologiques.
C'est dans son oeuvre de législation
qu'est la gloire de Justinien. Le célèbre jurisconsulte Tribonien,
grand chancelier et ministre de la justice, publia en 529, (2e édition
534), avec une commission impériale, un Codex Justinianeus, en douze
livres, fusion des codes antérieurs. C'est une collection de 4.652
constitutions, depuis le règne d'Hadrien jusqu'à, l'année 534. On
édita
trois autres recueils : le Digeste (ou Pandectes), compilation des
commentaires de quarante jurisconsultes romains (533) ; les
Institutes,
manuel de droit (533), et les Nouvelles, réunion de 168 constitutions
de Justinien, postérieures à la seconde édition du Codex (de 534 à
565). Ce Corpus Juris civilis exerça une grande influence sur la
civilisation, qu'il pénétra de l'idée du droit.
Un autre titre de gloire de Justinien fut l'essor
de l'art byzantin (8).
Ses origines premières sont en
Syrie, où collaboraient, selon la remarque de Ch. Diehl, « ces trois
forces : le christianisme, l'hellénisme et l'Orient ». Ce peuple si
bien doué, auquel le culte chrétien doit d'heureuses innovations,
avait
substitué la pierre à la brique et construit des églises à coupoles,
invention empruntée, semble-t-il, à la Perse (9).
Pour bien mettre en lumière
l'originalité de l'art byzantin, il est nécessaire de rappeler les
traits essentiels du style latin qui l'a précédé, en particulier à
Rome.
Sous Constantin, les monuments
chrétiens s'étaient multipliés dans cette ville (10)
: le mausolée d'Hélène, sa mère, et
celui de ses filles (11) ; la basilique
de
saint Pierre et celle de saint Paul, élevées sur les tombeaux
supposés des apôtres, l'une à l'ouest de la ville, sur la via Cornelia
(rive droite du Tibre), au pied de la colline du Vatican, l'autre au
sud, au milieu du cimetière qui bordait la route d'Ostie ; la
basilique
de saint Laurent hors les murs, érigée sur la tombe de ce martyr dans
le cimetière de I'Ager Veranus (nord-est de Rome), et celle de Latran,
par Constantin près du palais de ce nom qui devait devenir la
résidence
des papes. Les éléments de cette architecture étaient empruntés au
style païen. Délaissant la coupole chère à l'Orient, elle comportait
en
général, un plan rectangulaire. La basilique de saint Pierre, qui fut
démolie au XVIe siècle pour laisser la place du chef-d'oeuvre de
Michel-Ange, avait un péristyle, grande cour carrée entourée de
portiques, au milieu desquels jaillissait une fontaine où les fidèles
se trempaient les mains et les pieds. Elle était ouverte aux
catéchumènes et aux pénitents. L'église elle-même était une salle
immense, divisée en cinq nefs par
quatre files de colonnes (12). La
nef centrale était bien plus
élevée que les autres. Elles avaient toutes un plafond de bois (13).
Au
bout de la nef principale, une grande arcade (qu'on appela plus tard
l'arc triomphal), s'ouvrait sur une nef transversale (le transept),
aboutissant à, un mur percé d'une énorme niche voûtée (l'abside).
Quelles sont les origines de cette
architecture ?
Dérive-t-elle des basiliques
civiles, celle d'Auguste par exemple, caractérisées par des portiques
?
On a objecté avec raison qu'ils faisaient le tour de l'édifice, sans
se
diriger vers un sanctuaire unique, et que l'abside et le transept y
manquaient (Berteaux, ouvrage cité, p. 27). D'après la science
allemande, les églises seraient la copie des maisons particulières où
le culte se célébrait au début (14).
Elles seraient le développement de
l'atrium, cour d'honneur entourée de portiques, et du tablinum, salle
de réception ouverte au fond de cette cour, où se plaçait l'officiant.
Mais il manquait à ces maisons la nef centrale et le transept, bras
d'une croix très élevée. Il paraît plus naturel de voir dans la
basilique, avec Berteaux, un emprunt aux édifices des cultes
dionysiaques et orientaux, dans le genre d'une chapelle retrouvée, il
y
a un siècle, sur la côte du Janicule.
Les églises romaines étaient très
simples à l'extérieur : de longs murs eu briques, percés de fenêtres
sans ornements (15), mais, à
l'intérieur, quelle
majesté La décoration en était d'une richesse éblouissante : clôtures
de marbre, mosaïques, tentures de soie, venues d'Orient, de Perse
surtout, brodées d'images ou de scènes sacrées, tissus alourdis par
For
et les pierreries, bas-reliefs ou statues d'argent et d'or. On y
voyait
aussi des sculptures très délicates d'ivoire et de bois (16),
des
fresques d'inspiration ,orientale, et surtout de belles mosaïques,
telles que celles de l'église sainte Marie Majeure (de Libère),
reconstruite et décorée, entre 432 et 440, par le pape Sixte III, en
l'honneur de Marie (17), celles
de l'abside de la basilique
Pudentienne, de la fin du IVe siècle (18),
et celles de l'arc triomphal de
saint Paul hors les murs, datant du Ve siècle (19).
Les artistes chrétiens ont imité
le pavé des maisons romaines, mais ils ont remplacé la petite
marqueterie de marbre découpé (opus sectile) par une peinture
incrustée
aux murs touche par touche, en cubes d'émaux, d'après le genre
oriental
(opus vermiculatum).
À Constantinople, à partir du Ve
siècle, on préféra à la longue salle rectangulaire la forme ronde ou
polygonale employée pour certains temples romains, tels que ceux de
Vénus à Rome et à Tivoli. Elle comportait
la voûte en coupole. Pour gagner de la place, on fut amené à percer le
mur circulaire qui devait la porter et à y mettre des colonnes rangées
en cercle, au nombre de huit ou douze. On obtint ainsi des bas-côtés
où
les fidèles pouvaient se placer. On créa même deux étages superposés
de
ces colonnes, afin d'avoir des galeries supérieures, réservées aux
femmes. Avec l'église de Sainte-Sophie, élevée par Justinien, apparut
le style dit byzantin (20). Il
est caractérisé par la
multiplicité. des coupoles. La plus grande, reposant sur des voûtes
triangulaires (pendentifs) jaillies de vastes piliers, est placée au
centre d'une croix grecque, à quatre branches à, peu près égales.
Cette
croix est formée de quatre nefs couvertes par de petites coupoles. La
nef d'Occident part de l'entrée principale, celle d'en face renferme
le
sanctuaire, les nefs latérales sont coupées, à une certaine hauteur,
par des galeries réservées aux femmes. Des couronnes de petites
fenêtres cintrées sont percées à la base de la grande coupole et des
coupoles latérales.
On y joignit l'ornementation
orientale, petites sculptures représentant des feuillages
fantastiques,
mosaïques brillantes à fond d'or et incrustations de métaux précieux,
qui honorent les artistes de Constantinople. Ce style devait être
définitivement adopté par l'Église grecque lors de sa séparation
d'avec
l'Église latine, et se maintenir à peu près intact. Uri grand nombre
d'églises furent construites sur ce modèle en Russie et en Grèce (21).
On
le retrouve dans le dôme d'Aix-la-Chapelle, à Saint-Marc de Venise,
et à Saint-Front de Périgueux, quoique les détails de ces deux
derniers
édifices n'appartiennent pas au style byzantin. On le retrouve
surtout,
du moins pour les grandes lignes, dans certaines mosquées musulmanes,
celle d'Hassan au Caire (1356) et d'Achmet, à Constantinople (1610).
Justinien, épris d'ordre et d'unité, se posa en
champion ou plutôt en législateur de l'orthodoxie (22),
mais il commença par favoriser,
sans s'en. douter, la tendance monophysite, égaré par Théodora qui s'y
était ralliée en secret (23). Il
était, en effet, peu apte à
comprendre les subtilités dogmatiques où se complaisait l'esprit grec,
au détriment de la paix religieuse. L'impératrice l'amena tout d'abord
à introduire dans la liturgie officielle la formule monophysite « Dieu
crucifié pour nous », qui laissait dans l'ombre la nature humaine du
Christ. Elle le décida ensuite à nommer un de ses protégés au siège de
Constantinople ; mais, informé par Agapet, évêque de Rome, alors
présent à la cour, des véritables opinions du nouveau patriarche,
Justinien le remplaça par Mennas. Cette mesure fut le signal de
persécutions dirigées contre les monophysites. Elles eurent pour effet
de décider de nombreux partisans de cette doctrine, en Arménie, à
ouvrir leur pays à Chosroès, roi de Perse.
Pour réparer cet échec,
l'impératrice forma un nouveau plan de campagne avec deux évêques, qui
affichaient un grand zèle pour l'orthodoxie. Mennas essaya de
provoquer
leur disgrâce en faisant condamner Origène, dont ils étaient grands
admirateurs ; mais les deux prélats déjouèrent son attaque en signant
bravement - ou lâchement - les quinze formules d'anathème qu'un
synode,
réuni en 544 à Constantinople, avait lancées contre le célèbre docteur
alexandrin. Prenant à leur tour l'offensive, ils décidèrent
Justinien
à se prononcer contre trois partisans renommés de la théorie
des deux natures en Christ, Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr,
et
lbas, d'Edesse. Ils pensaient porter ainsi atteinte à l'autorité du
concile de Chalcédoine, qui avait proclamé l'orthodoxie des deux
derniers. L'empereur condamna, dans un édit (544), ce qu'on appela «
les trois chapitres » (grec céphalaïa), c'est-à-dire les vues
christologiques de ces trois docteurs. Mennas et les évêques d'Orient
donnèrent leur adhésion à cette sentence, mais ceux d'Occident la
refusèrent. Vigile, que Théodora avait fait nommer évêque de Rome à
condition qu'il soutînt sa théologie, suivit leur exemple. Mandé à
Constantinople, il finit par signer une formule ambiguë (le
Judicatum),
où il approuvait la condamnation des « trois chapitres », non sans
réserver « en toutes choses » l'autorité du concile de Chalcédoine ;
mais l'opposition faite à cette formule par l'épiscopat d'Occident fut
si énergique que Vigile demanda à Justinien de la lui rendre. Il
l'obtint, mais après avoir promis de favoriser ses projets d'union.
Désireux de donner à son oeuvre la
sanction ecclésiastique, l'empereur convoqua, en 353, à
Constantinople,
le cinquième concile oecuménique. L'assemblée ratifia son édit.
Vigile,
après avoir refusé d'y souscrire, céda sous la menace d'être
excommunié, et il obtint l'autorisation de regagner son diocèse, mais
il mourut en route (555). Pélage 1er, son successeur, souscrivit aux
décrets de 553, mais les Églises de l'Italie septentrionale, d'Illyrie
et d'Afrique, refusant de l'imiter, tirent un schisme qui ne devait
cesser que sous l'influence du pape Grégoire le Grand (fin du VIe
siècle). Justinien voulut continuer sa malencontreuse politique
autoritaire de paix religieuse, mais la mort l'en empêcha (565).
L'édit
de tolérance publié par Justin II, son successeur, devait permettre au
monophysitisme de subsister sans être inquiété. Il s'est maintenu
jusqu'à nos jours en Syrie et en Mésopotamie, en Arménie, en Égypte et
en Abyssinie (voir l'Appendice I).
Si les décisions du concile de
Chalcédoine eurent des adversaires acharnés, elles eurent aussi des
défenseurs passionnés (24) -
Macédonius, patriarche de
Constantinople, de 496 à 511, auteur d'un recueil d'opinions des Pères
défavorables à la foi monophysite ; Ephrem, patriarche d'Antioche, qui
écrivit un ouvrage en quatre livres en faveur du concile, et surtout
Léonce de Byzance (25), qui,
d'après le cardinal Mai,
premier éditeur de ses oeuvres, fut le premier théologien de son temps
(dcd. vers 543). Son esprit pénétrant, apte à trouver les formules
heureuses, s'est appliqué à montrer, dans le Christ, à la fois deux
natures et une seule personne. Les écrits qu'on peut lui attribuer
sont
deux réfutations de Sévère d'Antioche et un traité contre les
nestoriens et les eutychiens. Il faut nommer aussi Justinien lui-même,
qui écrivit un traité contre les monophysites (vers 542), un mémoire
contre Origène (543), suivi en 553, d'un rapport au cinquième concile
oecuménique sur le même sujet, et deux ordonnances contre « les trois
chapitres » (26).
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