Parmi les
personnalités chrétiennes qui ont joue un rôle dans le grand conflit
arien, il en est plusieurs dont l'activité littéraire mérite une étude
spéciale et détaillée.
Le plus ancien et le plus important
de ces écrivains est Eusèbe, évêque de Césarée (1).
Son oeuvre est considérable (2),
et,
par bonheur, elle a été conservée en grande partie, le plus souvent
dans le texte grec, parfois grâce à des traductions latines, syriaques
ou arméniennes.
Philologue, selon la tradition
d'Origène et de Pamphile, Eusèbe eut un véritable atelier, où des
calligraphes copiaient des manuscrits, en particulier le texte des
Écritures (3).
Mais ce qui lui a surtout valu la reconnaissance de l'Église, ce sont
ses ouvrages d'histoire, si
riches en précieux extraits. S'il a sacrifié à la déclamation dans ses
discours et même dans sa Vie de Constantin, il a mis beaucoup de
conscience dans la composition de son Histoire universelle (ou
Chronique) et de son Histoire ecclésiastique.
Le premier de ces écrits (4)
énumère, dans une première partie, les divers systèmes chronologiques,
dont il souligne le caractère très approximatif, et donne un abrégé de
l'histoire des principaux peuples : Chaldéens, Assyriens, Hébreux
(d'après la Bible, Josèphe et Clément d'Alexandrie), Égyptiens et
Romains, en citant largement de nombreux auteurs. La seconde partie
est
une suite de tableaux synchroniques (chronicoï canones), où, dans
l'esprit de Jules Africain, mais avec une érudition plus étendue et
moins arbitraire, Eusèbe présente les principaux événements de
l'histoire générale, surtout de l'histoire sainte. D'après lui, Moïse
vivait un demi-siècle avant la guerre de Troie, et le prophète Esaïe
était contemporain de la première Olympiade (an 776 avant J.-C.). Il
résultait de ce parallélisme que Moïse et la sagesse hébraïque.
étaient
antérieurs à l'apparition de la civilisation grecque.
L'Histoire ecclésiastique (5),
composée
après la Chronique, est, comme elle, une oeuvre apologétique.
Elle raconte les progrès du christianisme jusqu'à sa victoire. Telle
est l'idée générale qui met un peu d'unité
dans cette mosaïque de matériaux (6),
choisis d'ailleurs avec soin. La
méthode d'Eusèbe, comme Schwartz l'a montré, ressemble à celle des
grammairiens d'Alexandrie ou de Pergame, qui préparèrent une histoire
de la littérature profane : il dresse des listes de succession
d'évêques, comme les grammairiens établissaient des listes de
succession pour les chefs des grandes écoles philosophiques. L'ouvrage
est divisé en dix livres (7).
Eusèbe raconte l'histoire du Christ
(L. 1.), celle des apôtres jusqu'à la guerre de Judée (II) et de
l'Eglise jusqu'à Origène (III-V), la vie et l'oeuvre de ce Père (VI),
la période de 260 à 300 (VII), l'histoire contemporaine jusqu'à l'édit
de tolérance du 30 avril 311 (VIII), et enfin les événements de 311 à
324 (IX et X). Ce vaste ouvrage n'est pas sans erreurs ni lacunes,
mais
il révèle la sincérité d'Eusèbe et la sûreté relative de son sens
critique qui lui a fait écarter des écrits apocryphes, et « on ne peut
s'empêcher, selon la remarque de l'éminent historien Chastel, de lui
accorder un haut degré de confiance ».
Dans les manuscrits de l'Histoire
ecclésiastique est inséré, tantôt après le VIIIe livre tantôt après le
Xe (8),
un ouvrage intitulé Sur ceux qui ont rendu leur témoignage
(martyrèsantés) en Palestine (surtout à Césarée), pendant la longue
persécution de Dioclétien (9).
Fidèle à sa méthode, Eusèbe classe
les martyres par année et indique le contenu des édits. Ses narrations
sont précises, vivantes et même émues, non sans quelque rhétorique,
surtout quand il parle de Pamphile et de ses compagnons.
Mentionnons encore un traité de
géographie biblique, qui contenait une description de la Palestine
ancienne, un plan de Jérusalem et du temple, et un dictionnaire « sur
les noms des lieux qui sont dans la divine Écriture ». Cette dernière
partie seule nous est parvenue, sous le titre d'Onomasticon, (liste de
noms). Sa vogue fut grande et méritée (édition Klostermann, Berlin
1904).
Venons-en aux écrits directement
apologétiques d'Eusèbe. Tout en s'inspirant de ses prédécesseurs (10),
il
les complète en donnant à leur dialectique la base solide d'une
riche documentation. Mais, si sa composition est nette dans les
grandes
lignes, elle est flottante dans le détail, et son style est souvent
terne, verbeux et enchevêtré.
Signalons d'abord son traité, (11)
contre Hiéroclès, gouverneur de Bithynie au début du IVe siècle,
auteur
d'un pamphlet intitulé Discours ami de la vérité (Logos philalèthès),
dont le titre et l'esprit rappelaient le fameux ouvrage de Celse. Il y
comparait Apollonius de Tyane au Christ. Il traitait d'ignorants les
historiens de ce dernier, et plaçait au-dessus d'eux Philostrate et
d'autres, qui avaient raconté la vie du premier. Il reprochait encore
aux chrétiens de faire de Jésus un Dieu au lieu d'imiter les païens
qui
voyaient simplement en Apollonius un homme supérieur. Eusèbe, en un
langage choisi et avec une grande modération, objecte que l'histoire
du
sage de Tyane n'est pas mieux
garantie que celle du Christ et qu'elle est même légendaire, et, tout
en rendant hommage à son caractère et à la noblesse de son
inspiration,
il proclame la supériorité du fondateur de l'Église, en l'étayant sur
l'excellence de sa morale et le triomphe de sa cause persécutée.
Arrêtons-nous davantage sur les
grandes apologies d'Eusèbe. La plus ancienne, est son Introduction
générale élémentaire, qui comptait au moins neuf livres. Ils sont
perdus, sauf les livres VI-IX, qui se sont conserves sous le titre
d'Extraits des Prophètes, (prophéticaï eclogaï), recueil abondant de
textes de l'Ancien Testament annonçant, d'après Eusèbe, la venue du
Christ (édition Gaisford, Oxford 1842). Plus tard, entre 315 et 320
(d'après Schwartz), il tira de cet ouvrage deux traités qui se font
suite l'un à l'autre, la Préparation évangélique (12)
et la Démonstration évangélique (13).
Dans le premier de ces deux écrits,
Eusèbe justifie les chrétiens d'avoir préféré le judaïsme à la
religion
païenne. Dans les six premiers livres, il fait le procès des cultes
polythéistes. Il condamne leurs cosmogonies, leurs mythes, leurs dieux
qui sont imaginaires ou diaboliques ; il s'élève contre les oracles
trompeurs et l'accablante fatalité, et il étudie la législation de
Moïse et la Sagesse hébraïque dont les Grecs, d'après lui, se sont
inspirés. Loin d'être un pamphlet, ce traité est empreint de
modération. L'auteur y déclare, par exemple, qu'il « admire beaucoup
Platon et le tient pour ami » (L. XIII, ch. 18).
La Démonstration évangélique, en
vingt livres, dirigée contre la religion juive et la polémique de
Porphyre, disculpe les chrétiens du reproche d'avoir dénaturé le
judaïsme. Elle établit que le christianisme lui est bien supérieur.
N'a-t-il pas, en particulier, rejeté
la polygamie patriarcale et les sacrifices ? Eusèbe examine longuement
les prophéties qui ont annoncé la conversion des païens et la mission
du Christ. il faut noter la critique de la divination païenne (L. V),
en réponse au livre de Porphyre sur la Philosophie des Oracles, les
aperçus (L. IV et V) sur les rapports entre le Père et le Logos
incarné, la discussion (L. VI-X) sur la vie et l'oeuvre du Christ (14).
L'ouvrage
abonde en citations bibliques (d'après les Hexaples
d'Origène) et en extraits de Josèphe et d'auteurs profanes.
Mentionnons enfin la Théophanie (ou
« manifestation de Dieu »), en cinq livres (15),
où Eusèbe parle de nouveau, en
style assez oratoire, du Logos et de son rôle dans la création du
monde
et dans l'histoire avant son incarnation en Jésus, et l'Apologie
d'Origène, composée en collaboration avec Pamphile, sauf le Vle livre,
qu'il écrivit seul après la mort de son maître. Le livre 1er (16),
le
seul qui nous soit parvenu (dans la traduction de Rufin), justifie
Origène du reproche d'hérésie que lui avaient décoché des critiques «
ignorants et vaniteux ». Les auteurs invoquent des textes formels,
tirés en particulier du célèbre traité Des Principes, qui
distinguaient
entre la tradition apostolique, règle de foi, et les sujets où une
certaine liberté est laissée à la recherche.
Parmi les écrits exégétiques
d'Eusèbe, il faut citer son commentaire sur les Psaumes (17),
où,
comme on pouvait s'y attendre, il pratique l'interprétation
littérale, et historique, sans exclure les développements homilétiques
; une commentaire, en dix livres, sur Esaïe (mentionné par Jérôme) ;
un
traité sur le Désaccord des Évangiles (dont il reste un abrégé), où il
examinait les variantes de leurs récits sur la naissance de Jésus et
sur sa résurrection, et un écrit sur la Pâque (18),
où il expliquait ce rite à
Constantin et se prononçait contre la coutume orientale de célébrer la
Pâque chrétienne le dimanche consécutif à la Pâque juive.
Terminons cette revue de l'oeuvre
d'Eusèbe en signalant deux de ses discours qui ont été conservés (19)
: l'un pour la dédicace de la basilique de Tyr, dont l'évêque Paulin
était son ami (20),
un autre en l'honneur des martyrs (version syriaque), et enfin sa Vie
(te Constantin, en quatre livres (21).
Cette histoire est plutôt un
panégyrique. Son auteur affirme, en un style souvent oratoire, que
l'empereur a été le ministre de Dieu sur terre, plus grand que Cyrus
ou
Alexandre. Laissant de côté la plupart de ses exploits militaires et
les bienfaits de son administration, il a voulu célébrer en lui
l'homme
religieux, même un nouveau Moïse.
Le livre 1er retrace la jeunesse de
Constantin et son expédition contre Maxence. Il le montre gagné à la foi
en Jésus et confirmé dans cette
croyance par la vision que l'on sait. Le livre Il exalte, non sans
emphase, sa victoire sur Licinius, et reproduit, entre autres
documents, la lettre de Constantin, aux habitants de la province de
Palestine, où le nouvel empereur se présente comme le protégé et le
serviteur de Dieu. Dans le livre III, on trouve le récit du concile de
Nicée, la description des monuments élevés par Constantin à Jérusalem,
à Constantinople et ailleurs, et trois lettres de lui, l'une à
l'église
d'Antioche troublée par le bannissement d'Eustathe, une autre à Eusèbe
pour l'approuver d'être resté à Césarée au lieu (le succéder à cet
évêque exilé, -une troisième dirigée contre les principales hérésies.
Dans le livre IV, l'auteur met en lumière les marques de sympathie
données par l'empereur à la foi chrétienne, la prière qu'il a composée
pour ses soldats, le rôle de prédicateur qu'il a volontiers assumé (22),
mais
il avoue la faiblesse qu'il a montrée à l'égard de fonctionnaires
trop cupides. Il termine en racontant sa mort, après son baptême, le
22
mai 337, jour de la Pentecôte.
L'ouvrage est suivi de trois
appendices, dont le plus important est le discours prononcé par
Eusèbe,
le 25 juillet 335, dans le palais de Constantinople, pour le trentième
anniversaire de l'avènement de Constantin (tricennalia), morceau très
orné qui peint, avec des traits empruntés à l'Écriture, le bon prince,
serviteur de Dieu, qu'il est censé avoir été, et célèbre ses
nombreuses
victoires sur les Barbares et les démons (23).
Cette Vie de Constantin n'est pas
sans valeur historique : elle contient des faits exacts, tels que le
récit de la fameuse vision, qu'Eusèbe déclare tenir de l'empereur (L.
1, 28). Mais les vues tendancieuses n'y manquent pas, aggravées
peut-être par des interpolations postérieures. Quant aux crimes de
Constantin, elle s'abstient de les raconter.
Bien différente de celle d'Eusèbe
fut la forme littéraire adoptée par Athanase (24).
Sans doute, « ce n'est pas
l'éloquence qu'il faut chercher en lui, dit Villemain, mais la sévère
exactitude du langage dans l'exposition des dogmes... On dirait, à
l'entendre, un législateur plutôt qu'un apôtre. C'est le dialecticien
des mystères ». Mais soit style n'est ni terne ni traînant. C'est la
phrase de combat, appuyée sur des textes et (les documents,
passionnée,
parfois imagée ou pathétique, remarquable par l'ampleur et le
mouvement, exempte des coquetteries de la rhétorique d'Asie.
Le plus ancien de ses ouvrages est
celui qui, d'après Jérôme, était intitulé Les deux livres contre les
Païens, oeuvre de jeunesse, semble-t-il, d'un caractère très général
et
d'une vigoureuse ferveur, Le premier reproduit la polémique courante
contre la mythologie et les rites impurs. On y sent aussi l'influence
d'Origène et celle du néoplatonisme. Dieu y est représenté comme
transcendant, et la chute est décrite comme l'abandon par les âmes de
la contemplation des Intelligibles. Le second livre, désigné dans un
manuscrit sous le titre d'Incarnation, exalte l'oeuvre du Logos
incarné
: défaite du démon, retour de l'humanité à la vérité, triomphe de la
vie sur la mort.
Insistons davantage sur les trois
discours contre les Ariens, composés, comme on sait, au cours de
l'exil
de 356 à 362.
Le premier expose l'éternité du Fils
et l'unité substantielle qu'il forme avec le Père. Athanase raille la
Thalie, et reproche à son auteur sa position instable entre
le
rationalisme et l'orthodoxie. Qu'est-ce, en effet, que ce Fils qui
est une créature et qui existait « avant les temps » ? Et puis,
comment
Arius ose-t-il soutenir que sa nature est sujette au changement et
que,
en étant glorifié, il a reçu la récompense de son mérite ? Ne voit-il
pas qu'il ruine la Trinité en affirmant que la « Monade » (la divinité
unique) l'a précédée ? L'ardent polémiste reproche enfin aux ariens de
s'adresser surtout aux enfants et aux femmes et de les troubler par
des
questions captieuses.
Dans le second discours, Athanase
s'en prend à leur exégèse. Il insiste sur le fameux texte des
Proverbes
(8,22),
qu'ils invoquaient volontiers
contre l'éternité du Fils : « L'Eternel m'a créée (c'est la Sagesse
qui
parle) dès le commencement de ses voies ». il conteste le sens du
verbe
grec ctidzô (créer), qu'il traduit arbitrairement par établir. La
discussion se poursuit, plus véhémente que décisive, dans le troisième
discours, où Athanase continue l'examen des textes, tels que Jean,
14,10 ; Luc,
2,52 ; Matth.,
26,38. La « croissance » de
Jésus en sagesse et ses pleurs en Gethsémané constituent, en effet,
une
difficulté qu'il n'écarte pas. Quant aux textes de l'Ancien Testament
qui enseignent la monarchie (le Dieu unique), il prétend qu'ils
impliquent simplement la négation du polythéisme. Puis, abordant les
relations de l'Esprit avec les deux autres personnes, il affirme que «
tout ce que l'Esprit possède, il le tient du Logos ». Enfin, il
s'attaque à, ce qu'il appelle le dernier argument des ariens, «
l'encre
de la seiche qu'ils projettent pour aveugler les innocents », l'idée
que le Fils a été créé par la volonté du Père. Il explique, avec une
subtilité vraiment excessive, qu'il a été agréé par lui, mais non créé
par une décision volontaire.
À côté de ces traités, mentionnons
diverses épîtres théologiques d'Athanase, tout d'abord celle qu'il
adressa, vers 350, à un ami, sur les décrets du synode de Nicée. Il y
prétend que, si le terme de « consubstantiel » n'est pas textuellement
dans le Nouveau Testament, le
sens s'y trouve, Il soutient, contre les ariens, que « si le Fils de
Dieu a commencé d'être, il ne peut différer en rien des autres par
nature », et il leur oppose l'unité, qu'il croit immuable, de la
tradition chrétienne sur la Trinité (25).
Dans ses quatre lettres à Sérapion
sur le Saint-Esprit, écrites au désert, entre 356 et 362, il esquisse
une doctrine qui était encore loin d'être formulée par l'Église, celle
de la divinité du Saint-Esprit. Il y invoque la tradition
ecclésiastique qui a commencé avec la formule du baptême (Matth.,
28, 19) institué, croit-il, par
Jésus lui-même. Dans la quatrième lettre, il discute certaines
objections des ariens, celle-ci en particulier : si l'Esprit dérive du
Fils, le Père devient un grand-père (26).
La lettre à Sérapion sur la mort
d'Arius, écrite en 358, raconte, d'après le prêtre Macaire, qui
assistait Alexandre, évêque de Constantinople, sa fin soudaine, qui
prouve bien que « son hérésie est haïe de Dieu ». La lettre sur les
synodes de Rimini et de Séleucie (27),
rédigée en 359, a une réelle
importance historique, car elle est riche en citations et en
documents.
Notons-y l'attitude hostile d'Athanase à l'égard des ariens stricts,
dont il rejette la « démence », mais conciliante envers les
semi-ariens, parmi lesquels il nomme Basile d'Ancyre, et qu'il cherche
à ramener à la foi de Nicée.
On doit aussi à Athanase une Vie
d'Antoine, qu'il écrivit, à la demande de quelques moines. Ce
solitaire
s'était retiré, dès sa jeunesse, au désert égyptien, et il y était
mort
en 356, à l'âge de cent-cinq ans, après avoir
dépassé les autres anachorètes par ses austérités. Athanase l'avait
connu pendant ses exils, et il avait recueilli de la bouche de ses
visiteurs des détails déjà touchés par la légende. Dans cette vie,
écrite sous la forme d'une lettre, qui obtint le plus vif succès (28),
il
retrace la jeunesse d'Antoine, ses premiers exercices ascétiques,
ses luttes contre le démon, ses exhortations et ses prodiges.
Ce qui frappe dans cet ouvrage,
c'est le rôle attribué au diable et à ses suppôts, contre lesquels
Antoine soutint d'héroïques combats. Il conte le vacarme des démons,
qui, revêtus des apparences de bêtes féroces, tourmentaient rudement
son corps, jusqu'à ce qu'ils fussent chassés par un rayon de lumière
et
une voix céleste. Plus loin, est esquissée une théorie sur la matière
ténue dont serait formé le corps de ces êtres malfaisants. Cette
démonologie jette du discrédit sur le livre. « Aucune autre oeuvre,
dit
Harnack, n'a eu d'effet plus abêtissant sur l'Égypte, l'Asie
occidentale et la Syrie ». Pourtant, l'ouvrage est édifiant. Il
célèbre, en effet, un héros de la volonté qui s'expose à la souffrance
pour se purifier, et qui, à l'occasion, sait se dévouer (29),
sans
jamais pécher contre l'humilité. Dans la description de cet idéal
ascétique, qu'il exalte à l'excès, Athanase a introduit des éléments
venus du stoïcisme, du néo-pythagorisme et de la philosophie cynique.
De même, dans le récit des miracles, on a trouvé des traces d'idées
égyptiennes, révélées par les papyrus magiques (30).
Esquissons à présent l'activité littéraire d'Hilaire de Poitiers (31), qui a reçu le titre de premier « docteur » de l'Église latine (32). Elle est, comme chez Athanase, celle d'un homme de foi et d'action. Il écrivit tout d'abord de l'exil pour soutenir le credo de Nicée. C'est la flamme qui anime son profond traité, eu douze livres, sur la Trinité, où il dénonce la subtilité arienne et apporte des documents précieux, tels que la lettre d'Arius à Alexandre (L. VI, ch. 5). Son style est ample, oratoire, imagé, parfois artificiel.
« C'est, dit Labriolle, un classique, formé à,
l'école de Quintilien ». Même ferveur dans son traité des Synodes,
sinon dans la première partie, pleine de formules dogmatiques
orientales, du moins dans la seconde, qui conjure les semi-ariens de
se
rallier à la foi de Nicée. Ses dernières années, passées dans son
diocèse de Poitiers, furent fécondes en oeuvres exégétiques et
historiques. On a de lui un commentaire sur Matthieu, à peu près
complet, un autre sur les Psaumes, partiellement conservé. Disciple
d'Origène, il usait de la méthode allégorique, et, comme on peut le
lire dans son traité des Mystères (33),
il prétendait que dans chaque fait
et chaque personnage de l'Ancien Testament « se reflète, comme en un
miroir, l'image de la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ, de sa
prédication, de sa résurrection et de notre Église».
Plus intéressants sont ses Fragments
historiques, où sont rassemblés des lettres d'évêques et d'empereurs,
des actes et décrets de
conciles et des professions de foi. D'après le Père Feder, chargé de
les éditer dans le Corpus de Vienne (34),
ces Fragments comprennent deux ou
trois morceaux du livre d'Hilaire contre Valens et Ursace, mentionné
par Jérôme (De Viris, 100), écrit peu après le concile de Béziers
(356)
: deux documents qui ont survécu sous le titre inexact de livre
premier
à Constance (lettre du concile de Sardique à cet empereur et texte
narratif qui la complète). Dans une seconde partie, Feder croit
reconnaître des fragments d'un ouvrage écrit par Hilaire après les
synodes de, Rimini et de Séleucie. Tous ces extraits, et d'autres
encore, auraient été réunis, dès la fin du IVe siècle, par un chrétien
désireux de donner un exposé du conflit.
D'après Isidore de Séville, Hilaire
fut le premier à composer des hymnes d'église en latin. Il fit un
liber
hymnorum (Jérôme, De Viris, 100), en s'inspirant des chants orientaux,
mais ces chants n'étaient guère populaires et ils eurent peu de
succès... (35).
Insistons enfin sur un savant
champion de l'orthodoxie, Didyme (36),
surnommé l'Aveugle, parce qu'il
avait perdu la vue à l'âge de quatre ans. Il fut chargé par Athanase,
admirateur de son savoir encyclopédique, de diriger l'École
catéchétique d'Alexandrie, dont il fut le dernier maître connu (37).
Ascète
plein de piété et de
bienveillance (38),
respecté des ariens eux-mêmes, il mourut vers la fin du IVe siècle,
laissant un nombre considérable d'écrits dogmatiques et exégétiques.
Dictés à des secrétaires par un auteur incapable de se relire, ils
avaient les mérites et les défauts de l'enseignement oral, et leur
style est, en général, prolixe et sans relief.
Le plus ancien ouvrage de Didyme qui
nous soit parvenu (dans la traduction latine qu'en fit Jérôme est le
traité Sur le Saint-Esprit, antérieur à l'ancien 381, date du célèbre
ouvrage d'Ambroise, évêque de Milan, qui l'a beaucoup utilisé.
Disciple
d'Athanase, il présente le Saint-Esprit comme -un élément de l'essence
divine, différent, du Père et du Fils, mais participant à leur
substance. L'argumentation en est claire et paisible, et le ton est
celui d'une piété ardente et d'une touchante humilité. Le grand traité
Sur la trinité, une des dernières oeuvres de Didyme, a été conservé
dans le texte grec (à peu près intégral). Le premier livre défend,
contre les ariens, la notion orthodoxe du Fils ; le second réfute les
«
Macédoniens » (39)
expression par laquelle il désigne les négateurs de la divinité du
Saint-Esprit ; le troisième résume les deux premiers et examine les
textes scripturaires qui y sont invoqués. Didyme a prodigué dans ce
traité les citations poétiques et les souvenirs de Platon et des
néoplatoniciens, mais il s'inspire surtout de la Bible, dont il avait
une connaissance surprenante. Sa discussion est habile, son style est
simple, non sans quelques envolées lyriques, comme la prosopopée du
Logos, s'écriant : « Le Père est Dieu : je le suis aussi... » (L. 1,
26). Sa doctrine est celle de Nicée. « Son originalité principale, dit
Puech (T. III, p. 157), paraît être d'avoir, sinon employé le premier
-
la chose reste douteuse - du
moins employé couramment et fait entrer dans l'usage la formule : une
ousie, trois hypostases (une essence, trois personnes) ».
On a conservé encore, de Didyme, un
ouvrage Contre les Manichéens, qui semble n'être qu'un abrégé ou un
recueil d'extraits, ainsi que des fragments de commentaires où, tout
en
faisant une place à l'interprétation littérale, il recourait, surtout
dans ceux des Psaumes à, la méthode allégorique, chère aux
Alexandrins.
Parmi ses ouvrages perdus, il en est
deux qui révèlent des emprunts à la théorie d'Origène sur la
préexistence des âmes et le rétablissement final : un commentaire sur
le traité des Principes de ce Père, et un écrit sur le problème de la
mort des petits enfants. Malgré cette hérésie, Didyme fut longtemps
honoré, mais il fut englobé dans la condamnation portée contre Origène
par le concile de Constantinople (553), défaveur qui explique que son
oeuvre immense n'ait guère survécu.
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