Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

Les grands Cappadociens

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Il nous faut consacrer une étude spéciale, à cause de leur importance, à trois grands évêques de Cappadoce, continuateurs de l'oeuvre d'Athanase : Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse.

Basile (1) surnommé le Grand, naquit vers l'an 330, probablement à Césarée, capitale de la province de Cappadoce. Issu d'une famille chrétienne, il ressentit à un haut degré l'influence de sa grand-mère, Macrine, élève de Grégoire le Thaumaturge, et celle de son père, rhéteur estimé. Il eut quatre frères, dont Grégoire, le futur évêque de Nysse, et Pierre, qui devait être appelé à l'évêché de Sébaste (en Arménie), et cinq soeurs, dont Macrine, devenue religieuse. Il reçut une forte éducation à Césarée, ville cultivée, où il semble avoir fait la connaissance de Grégoire de Nazianze qu'il devait retrouver à Athènes, autour de la chaire du rhéteur Himérios (voir Appendice 1), comme ce dernier le raconte dans l'oraison funèbre de Basile, après être passé par les écoles de Constantinople. De retour à Césarée, il y enseigna la rhétorique avec succès. Mais bientôt, sous l'influence de sa soeur Macrine qui, dit Villemain, « fut pour lui une Jacqueline Pascal » (2), il délaissa les carrières profanes. Baptisé par l'évêque de Césarée, il alla visiter les monastères du Pont et de l'Arménie, fondés par Eustathe, évêque de Sébaste, puis il établit des communautés dans son pays, sur les bords de l'Iris (3). Grégoire de Nazianze y fit un assez long séjour (vers 358). C'est alors que les deux amis composèrent le recueil de morceaux choisis d'Origène qui a reçu le nom de Philocalie, et qu'ils rédigèrent des règles pour les communautés.

Devenu prêtre et auxiliaire de l'évêque de Césarée, Basile lui succéda en 370. Il avait alors quarante ans. Soit teint était pâle, et son visage encadré par une barbe de philosophe. Sa santé était médiocre, mais il unissait à une finesse d'esprit déjà mûre et à une prudence pleine de sagesse une grande énergie, avec une bonté à laquelle la ville de Césarée tout entière rendit hommage lors de ses obsèques, d'après le récit émouvant de Grégoire de Nazianze. Pendant ses neuf ans d'épiscopat, son activité, telle qu'elle ressort de ses lettres, fut considérable. Il fit construire, aux abords de Césarée, des abris pour les infirmes et les étrangers, avec des médecins et des infirmiers, ainsi qu'un « réfectoire des pauvres », et bientôt, autour de ces fondations charitables, s'éleva toute une ville industrielle que le peuple reconnaissant désigna sous le nom de Basiliade.

Le meilleur de ses forces fut consacré à la défense de l'orthodoxie, dont il devint le chef a la mort d'Athanase (373). Valens étant venu à Césarée pour l'en détourner, Basile lui tint tête avec tant de fermeté et de prudence que l'empereur, effrayé d'ailleurs par une maladie de son fils Galatès, n'osa pas insister (4). Mais il prit une mesure destinée à lui faire échec. Il scinda la Cappadoce en créant une seconde province de ce nom, formée de la partie méridionale et occidentale de la première, avec Tyane pour chef-lieu. Aux difficultés que l'ambitieux évêque, de cette ville, Anthime, causa à Basile, vint s'ajouter la tristesse de sa rupture avec Eustathe, partisan de l'homéisme. Pour réagir contre cette tendance il essaya de liguer les Églises d'Orient avec celles de l'Occident restées fidèles à la foi de Nicée. Mais celles-ci soutenaient Paulin, dans le schisme qui divisait à Antioche le parti nicéen, et se défiaient de Mélèce. De plus, elles restaient attachées à Marcel d'Ancyre, que les catholiques d'Orient accusaient d'être sabellien. Les efforts de Basile échouèrent, et il mourut (le 1er janvier 379) sans avoir vu le triomphe de l'orthodoxie avec Théodose.

Son oeuvre littéraire est remarquable. Elle comprend des discours, des traités dogmatiques et ascétiques et une vaste correspondance.
La série la plus importante de ses homélies exégétiques est celle des neuf qu'il prêcha, pendant un carême, sur la Création en six jours : Hexaéméron (5). Le ton en est simple, souvent austère, parfois familier, comme le comportait ce genre (6). Cette exégèse s'inspire de fortes préoccupations grammaticales et philosophiques, cite des variantes, fait appel au texte hébreu. Évitant les abus de l'allégorie, elle s'applique avant tout à fixer le sens littéral. Il faut y noter le recours à la philosophie profane. Tout en plaçant la foi au-dessus des preuves logiques et de la science, Basile manie volontiers la dialectique. Il fait des emprunts à la cosmogonie du Timée de Platon, d'après le célèbre commentaire de Posidonius (7), et il puise des faits dans l'Histoire des Animaux d'Aristote. Les exhortations morales tiennent aussi une large place dans ces homélies. Leurs mérites littéraires sont réels. C'est avec plaisir que le lecteur se laisse conduire, comme il le dit, « à travers les merveilles de la grande cité de l'univers ». Il admire ce don de tout embellir par l'imagination et le sentiment, « le choix heureux et le développement lucide de l'image, l'ampleur de la phrase et la simplicité forte du style » (Puech, p. 260). Certaines pages portent la marque de la sophistique du temps, avec les procédés de la description » et du « récit » (8).

Les dix-huit homélies (9) de Basile sur les Psaumes sont pleines d'explications historiques et philosophiques sur les titres de ces divers chants et les circonstances de leur composition. On y trouve le sens mystique et des exhortations morales souvent pressantes. La plus remarquable est celle qui, à propos du Psaume 15, 5, condamne non seulement l'usure mais le prêt à intérêt. Elle trace des portraits saisissants du riche impitoyable et du misérable débiteur, coupable plus d'une fois d'imprévoyance et de gaspillage. Il y a encore, dans l'édition bénédictine, dix-sept homélies sur des sujets moraux ou théologiques : deux sur le jeûne, une sur le baptême, que les fidèles. tardent trop à demander, trois contre la richesse ou plutôt contre ses abus, car Basile ne condamne pas la propriété (10). Il y décrit en termes impressifs la misère de l'affamé, le luxe féminin, le désespoir du pauvre réduit à vendre ses enfants ; il y fait de vibrants appels à la charité et il menace de la colère divine les riches qui ferment leurs greniers. D'autres homélies attaquent l'ivresse, l'envie, la colère familière aux rudes populations de la Cappadoce (11).

Parmi les discours de Basile, quatre sont des panégyriques, imitation d'un genre (l'éloge, encômion) cher à l'éloquence profane, dont les procédés s'y montrent, malgré la réserve de l'orateur, par les verbeuses allocutions prêtées aux martyrs. Le premier célèbre une femme, Julitta, qui avait marché au bûcher en exhortant la foule, et dont la tombe avait été honorée par un jaillissement de sources. Le second vante l'héroïsme du centurion Gordios qui se fit arrêter pendant une grande fête. Basile raconte aussi le martyre du berger Mamas et celui de quarante « confesseurs » de Sébaste, qui, pendant la persécution de Licinius en 320, avaient été exposés tout nus à, un froid des plus vifs, puis brûlés et jetés à l'eau.




Venons-en aux traités dogmatiques de Basile. Il écrivit, vers 363, un ouvrage en trois livres contre l'Apologie d'Eunome, porte-parole des anoméens, évêque de Cyzique, qui n'avait pas tardé à être déposé à cause de son hérésie. Dans cette Apologie, qui a été conservée, Eunome exposait sa foi, en une série de déductions serrées, en un style élégant mais sec. Pour lui, le Fils n'est pas consubstantiel pu Père; il a été engendré (tandis que l'essence de Dieu est d'être inengendré), sans que, pour cela, on doive l'assimiler aux autres créatures. S'appuyant sur des textes comme Actes 2, 36, il niait aussi, contre les Homéens, la similitude de substance du Père et du Fils. Quant au Saint-Esprit, il disait qu'il est le troisième par la divinité, le rang et la nature. Basile, répliquant à Eunome, lui reproche (L. I) de vouloir définir l'essence de Dieu qui est impénétrable, et de recourir au terme inengendré qui n'est pas biblique (12). Il maintient (L. II) la doctrine orthodoxe du Fils, en l'appuyant surtout sur le 1er chapitre de Jean. « Ne cesseras-tu pas de dire, ô athée, s'écrie-t-il, qu'il n'était pas (de toute éternité) celui qui est la source de la vie, qui a donné l'être à tout ce qui est ? » Enfin, dans le Livre III, invoquant l'exemple des anges, dissemblables par leurs fonctions mais non par leur nature, il affirme que le Saint-Esprit, s'il est troisième par la dignité et le rang, est de la même substance que les deux autres personnes de la Trinité
Basile reprit cette dernière question en 375, dans son traité Du Saint-Esprit (13).

Le concile de Nicée avait laissé dans le vague la formule sur le Saint-Esprit. Faut-il l'appeler Dieu et le regarder comme consubstantiel ? Ce problème s'imposa peu à peu à la pensée orthodoxe (14). Athanase, on s'en souvient, lui avait fait donner une solution affirmative par le concile d'Alexandrie (362). En Asie, il restait très discuté. Nombreux y étaient les adversaires de la divinité du Saint-Esprit (15). Basile, qui avait évité, par prudence, d'exprimer son opinion, se décida à l'exposer dans un traité. Partant de la formule baptismale (Matth. 28, 19), il déclare, en un style vigoureux et brillant, que le Saint-Esprit est inséparable du Père et du Fils dans la Création, l'Incarnation et le Jugement dernier. Il soutient, avec plus d'ardeur que de logique, que la foi aux trois hypostases s'accorde avec le dogme de la monarchie divine. Puis il s'engage dans des discussions exégétiques ardues, mais les textes qu'il invoque ne sont guère concluants (16). Il termine par une vive peinture du désarroi où les hérésies ont précipité toute l'Église d'Orient, lamentable comme une bataille navale dont une tempête viendrait aggraver l'horreur.

À côté de ces deux traités dogmatiques figure dans les manuscrits, un Discours adressé aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des Lettres helléniques, qui a été souvent édité, surtout au temps de la Renaissance (17) C'est une agréable causerie rédigée pour des neveux de Basile, déjà âgé. il y examine, dans un esprit libéral, la littérature profane, surtout la poésie, en particulier celle d'Homère, dont il loue le caractère moral. Il extrait des livres païens diverses anecdotes propres à édifier.




Il écrivit aussi des règles ascétiques. Le grand ouvrage intitulé Institutions monastiques (18), qui lui a été attribué, est, en réalité, un recueil de morceaux d'origines diverses. On y trouve d'abord trois discours dont le style ne ressemble guère à celui de Basile, puis une collection de quatre-vingts Préceptes de morale (Ethica) sur la pénitence et les devoirs des chrétiens, introduits par deux petits écrits, l'un sur le Jugement de Dieu, l'autre sur la Foi, et suivis de deux discours ascétiques. D'après Puech, l'authenticité (le ces divers écrits est possible mais non certaine. Le corps de l'ouvrage se compose de Règles développées, au nombre de cinquante-cinq, sous forme de questions et de réponses. Ici, le style, entraînant, la foi ardente, les emprunts à la philosophie grecque indiquent bien la main de Basile. On peut lui attribuer aussi la plus grande partie des Règles abrégées (313) qui suivent les autres, et où sont tranchés des cas de casuistique ascétique. Il n'en est pas de même (pour des raisons de langue et de ton) des écrits qui terminent le recueil : une liste de sanctions (epitimia) pour les fautes commises par les moines et les religieuses, et un exposé qui est une réponse aux questions d'un ascète.

La collection des lettres de Basile qui nous est parvenue a eu pour point de départ un recueil dû à Grégoire de Nazianze. Il s'y ajouta peu à peu d'autres lettres, adressées en général à des inconnus (19). Les 366 épîtres dont se compose l'édition Migne ne sont pas toutes authentiques. On rejette la correspondance avec Julien et avec Apollinaire et, partiellement, celle avec Libanius. Ces lettres traitent de sujets très variés, et sont adressées à des personnages très divers, surtout à Grégoire de Nazianze et à Amphiloque, évêque d'Iconium. Elles sont pleines de bonne grâce, et la coquetterie littéraire s'y montre parfois. Basile y développe, avec sa vive sensibilité, souvent avec éloquence, les questions qui lui tiennent à coeur: discipline, orthodoxie, droit ecclésiastique (20), vie monastique, etc. On y trouve des descriptions idylliques (celle du vallon de l'Iris) ou pathétiques, comme celle des tribulations des Églises, persécutées pour avoir refusé « le mauvais levain d'Arius » (21).

Il existe , sous le nom de Basile, une Liturgie qui est encore employée, en certaines occasions, par l'Église grecque. Certains éléments peuvent provenir de lui (22).

En lui, dit un éminent critique (23), « l'écrivain et l'orateur sont de premier ordre. Saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostome peuvent seuls, au IVe siècle, lui être comparés. Ils sont très différents de lui ; peut-être ne lui sont-ils pas supérieurs. Par la maîtrise de soi, par l'équilibre et la justesse, il regagne ce qui lui manque, quand on le compare à eux, d'abondance fraîche et d'imagination hardie. Sa langue, d'abord, est remarquablement pure pour l'époque... Elle révèle un lecteur assidu de Platon et de Démosthène... Si son pathétique n'évite pas quelque outrance, s'il y a dans ses homélies emploi de ce style coupé, construit en membres de phrases parallèles ou antithétiques et relevé par des effets de sonorité ou de rythme (qui remonte, en dernière analyse, à la première sophistique, celle de Gorgias), d'ordinaire il réussit à se dégager des faux ornements à la mode, et s'élève à la grande éloquence. Il a le souffle, il sait trouver l'expression vraie, il se plaît aux images et les développe avec une aisance brillante ».




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(1) Sa vie est connue par ses lettres et par les oraisons funèbres de son frère Grégoire de Nysse et de son ami Grégoire de Nazianze (pour cette dernière, éd. Boulanger, coll. Lejay 1908). Édition de ses oeuvres : celle de Saint Maur, commencée par Garnier et terminée par Maran trois vol. Paris 1721-1730). - Bibliographie : E. Fialon, Étude historique et littéraire sur S. Basile. 2e éd. Paris 1869 ; A. Bayle, S. Basile, Avignon 1878 ; Vasson, S. Basile le Grand, ses oeuvres oratoires et ascétiques, Paris 1894 ; P. Allard, S. Basile. Paris 1889 (colt. . Les Saints» ; Clark, S. Basile the Great, a study on Monasticism, Cambridge 1913 ; J. Rivière, S. Basile, Paris 1925 (coll. : Les Moralistes chrétiens), Puech, T. III, L. NI, ch. Il. 
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(2) Cette action est signalée par Grégoire de Nysse dans sa Vie de sainte Macrine. 
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(3) Si Basile recommandait la vie monastique, c'était à l'exclusion de celle d'anachorète. 
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(4) Duchesne, Hist. anc. de l'Église, T. II, p. 392. 
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(5) Traduction française dans le livre de Fialon. 
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(6) Cf. Frank Egleston Robbins. The hexaemeral Literature, Chicago 1912. 
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(7) Voir Gronau, Poseidonios und die jüdisch - christliche Genesis - exegese, Leipzig 1911. 
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(8) Campbell, The influence of the second sophistic on the style of the sermons of B. Washington 1922. 
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(9) Garnier et Maran n'en admettent que treize. 
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(10) L'une d'elles fut prononcée au temps d'une famine qui ravagea la Cappadoce en 368. 
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(11) Il y a aussi quatre homélies dogmatiques de Basile, dont une sur la Foi, où il combat la rage de dispute théologique, et une contre les sabelliens, les ariens et les anoméens. 
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(12) Le mot consubstantiel ne l'est pas non plus. 
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(13) Édition Johnston, Oxford 1892. 
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(14) Voir Duchesne, Hist. anc. de l'Église, T. II, p. 367 ss. 
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(15) On les appelait soit Pneumatomaques (adversaires de l'Esprit), soit Macédoniens. 
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(16) Celui qui lui paraît le plus probant (2 Cor. III, 17) « le Seigneur est l'Esprit », parle simplement du Christ spirituel. 
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(17) Cf. Delaruelle, Guillaume Budé, Paris 1907. - Éditions Frémion, Paris 1819, J. Martin, Paris 1879, etc. 
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(18) Rufin les traduisit ; Grégoire de Nazianze les mentionne. dans l'Oraison funèbre (ch. 34) ; Photius en parle avec éloge, Cf. Morison, S. Basil and his Rule, Oxford 1912. 
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(19) Cf. abbé Bessières, La, tradition manuscrite de la correspondance de S. Basile, Oxford 1923.
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(20) Dans les trois épîtres canoniques à Amphiloque. 
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(21) Lettre 242, aux occidentaux.
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(22) Orlov, La Liturgie de S. Basile, Saint-Pétersbourg, 1909.
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(23) Puech (conclusion de son magnifique chapitre sur Basile).
 
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