Il nous faut
consacrer une étude spéciale, à cause de leur importance, à trois
grands évêques de Cappadoce, continuateurs de l'oeuvre d'Athanase :
Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse.
Basile (1) surnommé le
Grand, naquit vers l'an
330, probablement à Césarée, capitale de la province de Cappadoce.
Issu
d'une famille chrétienne, il ressentit à un haut degré l'influence de
sa grand-mère, Macrine, élève de
Grégoire le Thaumaturge, et celle de son père, rhéteur estimé. Il eut
quatre frères, dont Grégoire, le futur évêque de Nysse, et Pierre, qui
devait être appelé à l'évêché de Sébaste (en Arménie), et cinq soeurs,
dont Macrine, devenue religieuse. Il reçut une forte éducation à
Césarée, ville cultivée, où il semble avoir fait la connaissance de
Grégoire de Nazianze qu'il devait retrouver à Athènes, autour de la
chaire du rhéteur Himérios (voir Appendice 1), comme ce dernier le
raconte dans l'oraison funèbre de Basile, après être passé par les
écoles de Constantinople. De retour à Césarée, il y enseigna la
rhétorique avec succès. Mais bientôt, sous l'influence de sa soeur
Macrine qui, dit Villemain, « fut pour lui une Jacqueline Pascal » (2),
il
délaissa les carrières profanes. Baptisé par l'évêque de Césarée, il
alla visiter les monastères du Pont et de l'Arménie, fondés par
Eustathe, évêque de Sébaste, puis il établit des communautés dans son
pays, sur les bords de l'Iris (3).
Grégoire de Nazianze y fit un assez
long séjour (vers 358). C'est alors que les deux amis composèrent le
recueil de morceaux choisis d'Origène qui a reçu le nom de Philocalie,
et qu'ils rédigèrent des règles pour les communautés.
Devenu prêtre et auxiliaire de
l'évêque de Césarée, Basile lui succéda en 370. Il avait alors
quarante
ans. Soit teint était pâle, et son visage encadré par une barbe de
philosophe. Sa santé était médiocre, mais il unissait à une finesse
d'esprit déjà mûre et à une prudence pleine de sagesse une grande
énergie, avec une bonté à laquelle la ville de Césarée tout entière
rendit hommage lors de ses obsèques, d'après le récit émouvant de
Grégoire de Nazianze. Pendant ses neuf ans d'épiscopat, son activité,
telle qu'elle ressort de ses
lettres, fut considérable. Il fit construire, aux abords de Césarée,
des abris pour les infirmes et les étrangers, avec des médecins et des
infirmiers, ainsi qu'un « réfectoire des pauvres », et bientôt, autour
de ces fondations charitables, s'éleva toute une ville industrielle
que
le peuple reconnaissant désigna sous le nom de Basiliade.
Le meilleur de ses forces fut
consacré à la défense de l'orthodoxie, dont il devint le chef a la
mort
d'Athanase (373). Valens étant venu à Césarée pour l'en détourner,
Basile lui tint tête avec tant de fermeté et de prudence que
l'empereur, effrayé d'ailleurs par une maladie de son fils Galatès,
n'osa pas insister (4).
Mais il prit une mesure destinée à lui faire échec. Il scinda la
Cappadoce en créant une seconde province de ce nom, formée de la
partie
méridionale et occidentale de la première, avec Tyane pour chef-lieu.
Aux difficultés que l'ambitieux évêque, de cette ville, Anthime, causa
à Basile, vint s'ajouter la tristesse de sa rupture avec Eustathe,
partisan de l'homéisme. Pour réagir contre cette tendance il essaya de
liguer les Églises d'Orient avec celles de l'Occident restées fidèles
à
la foi de Nicée. Mais celles-ci soutenaient Paulin, dans le schisme
qui
divisait à Antioche le parti nicéen, et se défiaient de Mélèce. De
plus, elles restaient attachées à Marcel d'Ancyre, que les catholiques
d'Orient accusaient d'être sabellien. Les efforts de Basile
échouèrent,
et il mourut (le 1er janvier 379) sans avoir vu le triomphe de
l'orthodoxie avec Théodose.
Son oeuvre littéraire est
remarquable. Elle comprend des discours, des traités dogmatiques et
ascétiques et une vaste correspondance.
La série la plus importante de ses
homélies exégétiques est celle des neuf qu'il prêcha, pendant un
carême, sur la Création en six jours : Hexaéméron (5).
Le ton en est simple, souvent
austère, parfois familier, comme le comportait ce genre (6).
Cette exégèse s'inspire de fortes
préoccupations grammaticales et philosophiques, cite des variantes,
fait appel au texte hébreu. Évitant les abus de l'allégorie, elle
s'applique avant tout à fixer le sens littéral. Il faut y noter le
recours à la philosophie profane. Tout en plaçant la foi au-dessus des
preuves logiques et de la science, Basile manie volontiers la
dialectique. Il fait des emprunts à la cosmogonie du Timée de Platon,
d'après le célèbre commentaire de Posidonius (7),
et il puise des faits dans
l'Histoire des Animaux d'Aristote. Les exhortations morales tiennent
aussi une large place dans ces homélies. Leurs mérites littéraires
sont
réels. C'est avec plaisir que le lecteur se laisse conduire, comme il
le dit, « à travers les merveilles de la grande cité de l'univers ».
Il
admire ce don de tout embellir par l'imagination et le sentiment, « le
choix heureux et le développement lucide de l'image, l'ampleur de la
phrase et la simplicité forte du style » (Puech, p. 260). Certaines
pages portent la marque de la sophistique du temps, avec les procédés
de la description » et du « récit » (8).
Les dix-huit homélies (9)
de Basile sur les Psaumes sont pleines d'explications historiques et
philosophiques sur les titres de ces divers chants et les
circonstances
de leur composition. On y trouve le sens mystique
et des exhortations morales souvent pressantes. La plus remarquable
est
celle qui, à propos du Psaume
15,
5, condamne non seulement l'usure mais le prêt à intérêt.
Elle trace des portraits saisissants du riche impitoyable et du
misérable débiteur, coupable plus d'une fois d'imprévoyance et de
gaspillage. Il y a encore, dans l'édition bénédictine, dix-sept
homélies sur des sujets moraux ou théologiques : deux sur le jeûne,
une
sur le baptême, que les fidèles. tardent trop à demander, trois contre
la richesse ou plutôt contre ses abus, car Basile ne condamne pas la
propriété (10).
Il y décrit en termes impressifs la misère de l'affamé, le luxe
féminin, le désespoir du pauvre réduit à vendre ses enfants ; il y
fait
de vibrants appels à la charité et il menace de la colère divine les
riches qui ferment leurs greniers. D'autres homélies attaquent
l'ivresse, l'envie, la colère familière aux rudes populations de la
Cappadoce (11).
Parmi les discours de Basile, quatre
sont des panégyriques, imitation d'un genre (l'éloge, encômion) cher à
l'éloquence profane, dont les procédés s'y montrent, malgré la réserve
de l'orateur, par les verbeuses allocutions prêtées aux martyrs. Le
premier célèbre une femme, Julitta, qui avait marché au bûcher en
exhortant la foule, et dont la tombe avait été honorée par un
jaillissement de sources. Le second vante l'héroïsme du centurion
Gordios qui se fit arrêter pendant une grande fête. Basile raconte
aussi le martyre du berger Mamas et celui de quarante « confesseurs »
de Sébaste, qui, pendant la persécution de Licinius en 320, avaient
été
exposés tout nus à, un froid des plus vifs, puis brûlés et jetés à
l'eau.
Venons-en aux traités dogmatiques de Basile. Il
écrivit, vers 363, un ouvrage en trois livres contre l'Apologie
d'Eunome, porte-parole des anoméens, évêque de Cyzique, qui n'avait
pas
tardé à être déposé à cause de son hérésie. Dans cette Apologie, qui a
été conservée, Eunome exposait sa foi, en une série de déductions
serrées, en un style élégant mais sec. Pour lui, le Fils n'est pas
consubstantiel pu Père; il a été engendré (tandis que l'essence de
Dieu
est d'être inengendré), sans que, pour cela, on doive l'assimiler aux
autres créatures. S'appuyant sur des textes comme Actes
2,
36, il niait aussi, contre les Homéens, la similitude de
substance du Père et du Fils. Quant au Saint-Esprit, il disait qu'il
est le troisième par la divinité, le rang et la nature. Basile,
répliquant à Eunome, lui reproche (L. I) de vouloir définir l'essence
de Dieu qui est impénétrable, et de recourir au terme inengendré qui
n'est pas biblique (12). Il
maintient (L. II) la doctrine
orthodoxe du Fils, en l'appuyant surtout sur le 1er chapitre de Jean.
«
Ne cesseras-tu pas de dire, ô athée, s'écrie-t-il, qu'il n'était pas
(de toute éternité) celui qui est la source de la vie, qui a donné
l'être à tout ce qui est ? » Enfin, dans le Livre III, invoquant
l'exemple des anges, dissemblables par leurs fonctions mais non par
leur nature, il affirme que le Saint-Esprit, s'il est troisième par la
dignité et le rang, est de la même substance que les deux autres
personnes de la Trinité
Basile reprit cette dernière
question en 375, dans son traité Du Saint-Esprit (13).
Le concile de Nicée avait laissé
dans le vague la formule sur le Saint-Esprit. Faut-il l'appeler Dieu
et le regarder comme
consubstantiel ? Ce problème s'imposa peu à peu à la pensée orthodoxe
(14).
Athanase, on s'en souvient, lui avait fait donner une solution
affirmative par le concile d'Alexandrie (362). En Asie, il restait
très
discuté. Nombreux y étaient les adversaires de la divinité du
Saint-Esprit (15).
Basile, qui avait évité, par prudence, d'exprimer son opinion, se
décida à l'exposer dans un traité. Partant de la formule baptismale (Matth.
28, 19), il déclare, en un style
vigoureux et brillant, que le Saint-Esprit est inséparable du Père et
du Fils dans la Création, l'Incarnation et le Jugement dernier. Il
soutient, avec plus d'ardeur que de logique, que la foi aux trois
hypostases s'accorde avec le dogme de la monarchie divine. Puis il
s'engage dans des discussions exégétiques ardues, mais les textes
qu'il
invoque ne sont guère concluants (16).
Il termine par une vive peinture
du désarroi où les hérésies ont précipité toute l'Église d'Orient,
lamentable comme une bataille navale dont une tempête viendrait
aggraver l'horreur.
À côté de ces deux traités
dogmatiques figure dans les manuscrits, un Discours adressé aux jeunes
gens sur la manière de tirer profit des Lettres helléniques, qui a été
souvent édité, surtout au temps de la Renaissance (17)
C'est une agréable causerie rédigée
pour des neveux de Basile, déjà âgé. il y examine, dans un esprit
libéral, la littérature profane, surtout la poésie, en particulier
celle d'Homère, dont il loue le caractère moral. Il extrait des livres
païens diverses anecdotes propres à édifier.
Il écrivit aussi des règles ascétiques. Le grand
ouvrage intitulé Institutions monastiques (18),
qui lui a été attribué, est, en
réalité, un recueil de morceaux d'origines diverses. On y trouve
d'abord trois discours dont le style ne ressemble guère à celui de
Basile, puis une collection de quatre-vingts Préceptes de morale
(Ethica) sur la pénitence et les devoirs des chrétiens, introduits par
deux petits écrits, l'un sur le Jugement de Dieu, l'autre sur la Foi,
et suivis de deux discours ascétiques. D'après Puech, l'authenticité
(le ces divers écrits est possible mais non certaine. Le corps de
l'ouvrage se compose de Règles développées, au nombre de
cinquante-cinq, sous forme de questions et de réponses. Ici, le style,
entraînant, la foi ardente, les emprunts à la philosophie grecque
indiquent bien la main de Basile. On peut lui attribuer aussi la plus
grande partie des Règles abrégées (313) qui suivent les autres, et où
sont tranchés des cas de casuistique ascétique. Il n'en est pas de
même
(pour des raisons de langue et de ton) des écrits qui terminent le
recueil : une liste de sanctions (epitimia) pour les fautes commises
par les moines et les religieuses, et un exposé qui est une réponse
aux
questions d'un ascète.
La collection des lettres de Basile
qui nous est parvenue a eu pour point de départ un recueil dû à
Grégoire de Nazianze. Il s'y ajouta peu à peu d'autres lettres,
adressées en général à des inconnus (19).
Les 366 épîtres dont se compose
l'édition Migne ne sont pas toutes authentiques. On rejette la correspondance
avec Julien et avec
Apollinaire et, partiellement, celle avec Libanius. Ces lettres
traitent de sujets très variés, et sont adressées à des personnages
très divers, surtout à Grégoire de Nazianze et à Amphiloque, évêque
d'Iconium. Elles sont pleines de bonne grâce, et la coquetterie
littéraire s'y montre parfois. Basile y développe, avec sa vive
sensibilité, souvent avec éloquence, les questions qui lui tiennent à
coeur: discipline, orthodoxie, droit ecclésiastique (20),
vie monastique, etc. On y trouve
des descriptions idylliques (celle du vallon de l'Iris) ou
pathétiques,
comme celle des tribulations des Églises, persécutées pour avoir
refusé
« le mauvais levain d'Arius » (21).
Il existe , sous le nom de Basile,
une Liturgie qui est encore employée, en certaines occasions, par
l'Église grecque. Certains éléments peuvent provenir de lui (22).
En lui, dit un éminent critique (23),
«
l'écrivain et l'orateur sont de premier ordre. Saint Grégoire de
Nazianze et saint Jean Chrysostome peuvent seuls, au IVe siècle, lui
être comparés. Ils sont très différents de lui ; peut-être ne lui
sont-ils pas supérieurs. Par la maîtrise de soi, par l'équilibre et la
justesse, il regagne ce qui lui manque, quand on le compare à eux,
d'abondance fraîche et d'imagination hardie. Sa langue, d'abord, est
remarquablement pure pour l'époque... Elle révèle un lecteur assidu de
Platon et de Démosthène... Si son pathétique n'évite pas quelque
outrance, s'il y a dans ses homélies emploi de ce style coupé,
construit en membres de phrases parallèles ou antithétiques et relevé
par des effets de sonorité ou de rythme (qui remonte, en dernière
analyse, à la première
sophistique, celle de Gorgias), d'ordinaire il réussit à se dégager
des
faux ornements à la mode, et s'élève à la grande éloquence. Il a le
souffle, il sait trouver l'expression vraie, il se plaît aux images et
les développe avec une aisance brillante ».
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