L'influence des idées hellénistiques sur la foi
des premiers chrétiens, surtout sur celle du plus instruit d'entre
eux,
l'apôtre Paul, constitue un problème aussi ardu qu'intéressant, que
nous allons examiner (1).
Essayons de mesurer d'abord l'action
de la Philosophie grecque.
Au milieu du 1er siècle, comme des
fleuves qui viendraient se perdre dans le même estuaire en quête de la
mer, ses différents systèmes étaient en train de se fondre, malgré la
diversité de leurs Principes, dans une commune recherche du bonheur.
Le
Stoïcisme enseignait que la paix se trouve dans le détachement des
biens terrestres et l'attente de la vie éternelle. Ce point de vue a
inspiré à Sénèque de hautes pensées sur la dignité et l'unité
humaines.
« L'homme, disait-il, est une chose sacrée pour l'homme » (épître 19).
« Nous reconnaissons le monde entier pour notre patrie », écrivait-il
encore dans son traité de la Tranquillité de l'Âme (eh. 3). Il a
plaidé
la cause de l'esclave, flétri les horribles brutalités du cirque (7e
lettre à Lucilius), prêché et pratiqué un certain ascétisme. Cette
prédication de dignité et de détachement devait être reprise un peu
plus tard par Epictète, dont la philosophie Peut se résumer dans la
devise fameuse : « Supporte et abstiens-toi ». Au sage stoïcien
correspondait le sage épicurien, vertueux par intérêt
plus
que par principe, qui s'interdisait tout plaisir traînant à, sa
suite une peine plus grande que lui, et qui cherchait le bonheur dans
le renoncement à la vie sociale.
De son côté, le platonisme, pour
lequel le moyen de salut consistait à se détacher de la prison qui
s'appelle le corps (2),
allait aussi dans le même sens. D'autre part, le néo-platonisme qui
commençait à poindre, bien que son principe de la transcendance des
Idées fût incompatible avec le panthéisme matérialiste des Stoïciens
ou
l'atomisme d'Épicure, se rapprochait d'eux par la tendance
moralisante,
sensible surtout chez Plutarque (fin du 1er siècle). Une aspiration
assez semblable, le désir d'une vie sanctifiée, qui cherchait à se
satisfaire par l'ascétisme, la théologie et la magie, tel était encore
le trait distinctif du mouvement néo-pythagoricien, provenant des
groupes orphiques d'Égypte (IIIe siècle avant J.-C.) et représenté par
Apollonius de Tyane (en Cappadoce), prêtre réformateur et noble
moraliste religieux, qui prêchait la fraternité humaine et fut après
sa
mort, l'objet d'un culte (1er siècle). Signalons enfin l'activité
convergente des philosophes cyniques, désireux de soustraire les
hommes
à la tyrannie des besoins inutiles.
Tous ces courants de pensée
circulaient à travers les foules. Celui du stoïcisme, il est vrai,
était assez réservé. « La doctrine stoïcienne de l'insensibilité du
sage, qui le rend plus grand que Jupiter, l'isolait sur la cime glacée
de son orgueil » (3).
D'ailleurs, « rien n'était plus loin de la pensée de Sénèque que de
créer une sorte d'église large et populaire » (4).
En réalité, le stoïcisme a été la
religion d'une élite, et il est allé en s'affaiblissant. Son
chef-d'oeuvre, au IIe siècle, les Pensées de Marc-Aurèle, a été «
comme
une exquise fleur d'automne, à la tête penchée, aux teintes
pâles,
à la grâce fragile, que porta, dans un élan suprême de vitalité,
mais avec une sève déjà presque tarie, la sagesse païenne » (5).
Il n'en était Pas de même de l'école
épicurienne, qu'on devrait plutôt appeler une communauté, car son
maître, en entretenant une vaste correspondance avec ses disciples,
les
avait rapprochés. Elle était assez florissante, et elle devait le
rester encore puisque, cent ans plus tard, Marc-Aurèle lui accorda son
appui. Le groupe le plus remuant fut celui des Cyniques, devenus
rapidement populaires. Tout en riant de leurs allures, on les
écoutait,
et leurs maximes se gravaient aisément dans les esprits. Il en circula
même des recueils progressivement accrus. Devant ce succès, les autres
écoles adoptèrent les mêmes méthodes. Ainsi fut créée la diatribe (6),
«
variété simplifiée du dialogue, où le philosophe doit exprimer
lui-même les objections qu'il a lues en quelque sorte sur les visages
de ses auditeurs » (Wendland). Ces missionnaires itinérants
attaquaient
les vices et insistaient sur une juste appréciation des biens
d'ici-bas. Ils s'efforçaient aussi d'améliorer la religion nationale,
en présentant une notion spiritualisée de la divinité et en plaçant la
pureté du coeur au-dessus des cérémonies.
Quelle put être l'action de ces
différents systèmes sur Paul et ses compagnons ?
Celle du stoïcisme paraît
vraisemblable, à première vue, car il prédominait dans la ville natale
de Paul. On a même cru la discerner dans sa pensée (7).
C'est là une illusion. D'abord, son
lexique ne ressemble guère à celui des stoïciens. 'Des quatre vertus
cardinales, le courage (Andréia) et la tempérance (sôphrosuné)
ne
sont pas même nommés par l'apôtre ; quant à la prudence (phronésis)
et à la justice (dicaïosuné), il applique l'une à Dieu et il prend
l'autre dans un sens non pas moral mais théologique. Pas de trace non
plus chez lui des vertus secondaires qui divisent et subdivisent les
autres. Les doctrines diffèrent encore plus que le langage (8).
«
Les stoïciens, dit Prat, parlent souvent de Dieu, de l'âme, de la
providence, de la prière, de la bienfaisance, mais ces termes n'ont
presque rien de commun avec les idées chrétiennes correspondantes.
Leur
dieu est le grand Tout. L'âme se dissout avec le corps... Quelques-uns
lui accordaient bien une survie plus ou moins longue, mais pas
l'immortalité. On devine ce que seront alors la providence et la
prière... La prière typique du stoïcien est la formule de Cléanthe,
l'acte d'abandon au Destin » (9).
Il faut tenir pour légendaires les
prétendus rapports entre Sénèque et Paul (10).
Quant à ceux du paulinisme avec la
doctrine d'Epictète, au point de vue du vocabulaire et des idées, les
ressemblances relevées (11)
paraissent peu importantes (12).
En tout cas, on ne peut guère faire état du mot « divin » (grec
théion)
qu'on trouve dans le discours de l'apôtre à l'Aréopage, car cette
scène
est très contestée. En réalité, ce qu'il doit au stoïcisme, ce sont
divers artifices de discussion, interrogations brusques, réponses
brèves, répétitions de mots (13).
Il dut rencontrer, en effet, ses
prédicateurs itinérants, écouter
leurs diatribes et même les réfuter. Il put en retirer une
confirmation
de son idéal de renoncement et de fraternité, mais ce n'est pas à
elles
qu'il l'a emprunté. Il était trop nourri de froment hébraïque et de
sève chrétienne, et il avait trop réfléchi sur les idées qu'il y avait
puisées pour aller demander d'autres lumières à la sagesse profane,
qu'il mettait bien au-dessous de ce qu'il appelait « folie de Dieu ».
Pourtant, il est juste de signaler,
avec E. de Faye, (Saint Paul, p. VlIl-IX), l'emprunt qu'il fit à.
Philon, et par suite à la philosophie grecque, de l'idée du Logos pour
exprimer l'impression que le Christ lui avait faite et l'incomparable
grandeur qu'il lui reconnaissait. S'il ne lui a pas donné ce nom,
comme
s'y est risqué le IVe évangile, il lui en a attribué les qualités
divines et les fonctions cosmiques
Plus grande a été sa dette envers les « mystères »
des religions helléniques.
Ces mystères (14)
étaient des cultes à l'usage
d'initiés, auxquels ils passaient pour assurer le salut et
l'immortalité bienheureuse par des systèmes de dogmes et de rites (15).
Ils
apparurent au sein des religions
nationales de la Grèce et de Rome, dont ils imitaient les cérémonies
de
purification, les formules sacrées, les sacrifices accompagnés de
repas
religieux. Mais tandis qu'elles s'intéressaient surtout à la
prospérité
de la cité et se contentaient des hommages officiels offerts à leurs
divinités, les mystères, préoccupés du bien spirituel des fidèles,
leur
proposaient, en dehors de toute question de nationalité, l'union
mystique avec un dieu sauveur, qui était censé mourir pour ressusciter
peu après. D'origine différente, mais rapprochés par des échanges
fréquents, ils avaient fini par prendre une sorte d'air de famille, en
un syncrétisme, qui avait (d'après Harnack, Mission ... ) les traits
suivants : exaltation de l'esprit auquel le dieu procuré la vie
éternelle, discrédit de la chair, vêtement souillé dont la rédemption
doit le délivrer, action plus ou moins magique des rites ou
sacrements,
prédication de l'ascétisme, le tout aboutissant à l'individualisme et
à
l'humanitarisme, érigés sur les ruines des tendances nationalistes de
la cité antique.
Le mythe du dieu qui meurt et
ressuscite est d'origine naturiste. Il a été inspiré par la vue du
soleil et de la végétation qui semblent mourir à l'entrée de l'hiver
pour renaître au printemps. Par suite d'une évolution du sentiment
religieux, il est devenu le symbole de la destinée humaine, du salut
communiqué par le dieu. Vainqueur de la mort, il assure la vie
éternelle et bienheureuse au fidèle qui, par une fiction rituelle et
mystique, s'identifie à lui au moyen d'une série de pratiques
rituelles, surtout l'aspersion et le repas de communion.
Ces mystères apparaissent, dès
l'origine, comme des cultes de
confréries secrètes, où l'on n'entrait qu'à la suite d'abstinences et
où l'union des fidèles entre eux et avec leurs dieux s'effectuait dans
les repas sacrés. On les constate surtout dans les colonies étrangères
qui s'établirent en Grèce, en particulier dans les ports. Au IVe
siècle
avant J.-C., des Égyptiens élevèrent au Pirée un temple à Isis. À
Athènes, un siècle avant, puis à Délos et à Rhodes, s'étaient montrés
des adorateurs de Cybèle, la grande Mère des dieux, d'Attis et
d'Adonis. Ils essaimèrent largement, au point d'inquiéter Platon.
Pourtant, les aspirations de ces divers adeptes étaient élevées,
surtout dans les cultes de Mithra et d'Orphée. Ainsi s'explique leur
influence sur les philosophes et les poètes d'esprit religieux,
Empédocle, Platon, Pindare, les Stoïciens et les Néoplatoniciens.
Parmi ces mystères, nommons d'abord
ceux d'Attis (16),
pratiqués en Phrygie, d'où ils furent importés à Rome, en 204 avant
J.-C. À l'équinoxe de mars, on jeûnait et on pleurait la mort d'Attis
autour d'un pin abattu, parce que c'était sous un pin qu'il avait
expiré. Le lendemain, on fêtait sa résurrection au bruit des cymbales
et des tambourins, instruments chers, l'un à Attis, l'autre à Cybèle,
qui s'était affligée de sa mort. Ils servaient de coupe et de plat
dans
un repas mystique qui unissait le fidèle au ressuscité, sauvé devenu
sauveur. « J'ai mangé au tambourin, disait-il, j'ai bu à la cymbale,
je
suis devenu myste d'Attis ». Ce culte comportait aussi un baptême
sanglant, importé de Cappadoce, le taurobole (17),
où l'initié, couché dans une
fosse, recevait la pluie de sang découlant d'un taureau, égorgé sur
une grille. Régénéré par
cet étrange baptême qui symbolisait la mort du dieu, il était appelé à
une vie nouvelle, in oeternum renatus, comme le porte, une inscription
du IVe siècle après J.-C.
Les mystères de Dionysos, pratiqués
chez les Crétois, étaient célébrés en Cilicie au début de l'ère
chrétienne. Es étaient basés sur le mythe de Dionysos-Zagreus, fils de
Zeus, dépecé et dévoré par les Titans, mais ressuscité sous l'aspect
d'un bel adolescent. Les initiés déchiraient avec leurs dents -un
taureau vivant, symbole de Dionysos, qui, en leur conférant
l'immortalité, méritait le nom de Sauveur (Sôter). Les mystères
orphiques (18),
issus des précédents, se distinguaient par une liturgie riche en
cérémonies de purification et par des règles ascétiques.
Les mystères d'Isis, qui, sous
l'influence grecque, remplacèrent l'ancien culte égyptien d'Osiris et
d'Isis, furent en faveur dans l'empire romain jusqu'au IVe siècle
après
J.-C. « L'humanité, d'après eux, était censée sauvée par l'immolation
d'Osiris, dont le corps avait été démembré par son frère Seth. Isis,
sa
soeur et son épouse, en retrouvant ses membres dispersés, l'avait
ressuscité pour la vie immortelle. L'initié était d'abord baptisé,
puis
il se soumettait à, l'épreuve de la mort simulée suivant l'ancien rite
des funérailles d'Osiris, afin de s'associer à la passion d'Osiris et
de communier avec lui. Le nouvel Osiris était alors ramené par Isis de
la mort à la vie : il renaissait ainsi à une vie surhumaine et était
assuré de l'immortalité bienheureuse. La vogue de ces mystères était
justifiée par leurs préoccupations morales. « Souviens-toi par dessus
tout », dit Isis à Lucius, personnage des Métamorphoses d'Apulée,
auquel elle apparut en songe, « que si tu te montres digne de notre
bonne grâce par un culte assidu et une chasteté
persistante, tu sauras que j'ai le pouvoir de prolonger tes jours... »
(19).
Ses fidèles formaient une « milice sainte » (20).
Le culte de Mithra fut d'abord une
religion nationale, chez les Perses (le Mazdéisme). Ce dieu de
lumière,
dont la fête était célébrée le 25 décembre, jour du solstice d'hiver,
passait pour avoir tué le taureau, monstre mythique, dont le sang
serait venu féconder la terre. Ses fidèles l'ont, pour ce motif,
identifié avec le Créateur. Ils ont fait aussi de lui le Médiateur
entre le Dieu inaccessible et les hommes, et le Sauveur qui, à la fin
des temps, renouvellera le monde et l'affranchira de la mort. Ils ont
vu également en lui le Juge suprême chargé de régler le sort des âmes.
Au VIe siècle avant J.-C., cette religion était devenue un culte de
mystères, qui passa en Babylonie et de là en Asie-Mineure. C'est de
Tarse, en Cilicie, que les légions le rapportèrent pour l'introduire
à,
Rome, en 67 avant notre ère. Ils eurent une grande vogue un siècle et
demi plus tard pour rester, jusqu'à la fin du paganisme, son culte le
plus important, rang justifié par la noblesse de son idéal. «
L'initiation mithriaque comporte un baptême destiné à laver les
souillures morales. Au cours de la cérémonie, l'initié est marqué d'un
signe au front : désormais il est voué à, Mithra et combat sous ses
ordres les puissances du mal... Le baptême est suivi de la Cène. On
offre aux mystes un pain, qui est rompu, et une coupe remplie d'une
eau
à laquelle on mêlera ensuite du vin. Le prêtre prononce les formules
sacrées sur ces mets, qui sont une nourriture et un breuvage
d'immortalité parce que, sortis du taureau divin qui représente
Mithra,
ils contiennent la vertu de Mithra... Dans ces églises, les mystes ne
s'interpellent que sous le nom de frères » (21).
Mentionnons enfin les mystères
d'Eleusis, célébrés dans cette ville au IVe siècle avant ainsi qu'à
Sparte, en Crète, à Athènes surtout, où un Eleusinion fut élevé sur
l'Acropole. On y trouve une réelle élévation morale. D'après eux, la
bienveillance des dieux ne restait acquise à l'initié, candidat à
l'immortalité, que s'il persévérait dans la voie de la pureté. Ils
jouirent d'une telle faveur que l'empereur Valentinien dut, en 364,
les
tolérer, mais ils furent abolis, en 395, par Alaric.
La critique s'est appliquée à
mesurer l'influence que ces divers mystères, ou tout au moins certains
d'entre eux, ont pu exercer sur la foi chrétienne primitive, et, en
particulier sur celle de Paul. Niée par Anrich (22),
Harnack (Mission, T. II), Cumont
(ouvrage cité), Clemen (23), elle
a été affirmée par Heitmuller (24),
et
surtout par le grand historien et philologue Reitzenstein, dans son
ouvrage sensationnel, Die hellenistischen Mysterienreligionen (1910,
3e
éd. 1927), complété par Die Gottin Psyché (1917). Il a montré que
diverses notions, dites pauliniennes, se retrouvent dans les mystères,
« esclave, prisonnier ou soldat du Seigneur, illumination, gnose,
métamorphose, nouvelle naissance, nouvelle création » mais il a rendu
hommage à l'originalité de Paul dans cette formule frappante : « Pour
l'hellénisme, le miracle moral de la conversion n'est que la forme,
l'essentiel est le mystère ; pour Paul, le mystère est la forme et le
miracle est l'essentiel ». Ce point de vue a été combattu par
Heinrici,
qui a soutenu (Die Hermesmystik und das N. T. 1918), que le paulinisme
n'avait emprunté aux mystères que
certaines expressions, et par des savants tels que Schweitzer, Toutain
et Jacquier (25),
mais il a été adopté, à des degrés divers, par Bousset (Kyrios
Christos
et Jesus der Herr, 1916), Loisy (Les Mystères païens et le Mystère
chrétien, 1919), Guignebert (Christianisme), Goguel (Jésus de
Nazareth), E. de Faye, Saint Paul, 3e éd. 1929
(26).
Si l'on veut préciser l'action des
mystères sur la pensée de Paul, on peut affirmer tout d'abord qu'il
leur a, emprunté certaines expressions religieuses, en premier lieu le
terme de mystère, dans le sens de « culte pour initiés » (27).
«
Nous prêchons, écrit-il aux Corinthiens, la sagesse de Dieu en
mystère (28),
celle qui a été -cachée... (1
Cor. 2, 7). Ailleurs (Col.
1,
26-27) il parle du « mystère caché aux éons et aux
générations à), et de « la richesse de la gloire de de mystère », (-Cf
aussi Rom. 16, 25 ss), qui se résume en Jésus-Christ (Col.
2,
2 ; 4,
3), sa personne et son oeuvre et la, méthode de salut à
suivre. Dans un autre passage (1 Cor. 13, 2), l'apôtre donne le nom de
mystère (avec celui de gnose, grec gnôsis) à l'ensemble des
connaissances nécessaires au salut. S'il oppose aux cultes
hellénistiques le « mystère de vérité », il ne leur en a pas moins
emprunté cette expression. Elle revient dans des écrits appartenant à
la génération qui a suivi Paul et où sa pensée se retrouve (Ephés.
6,
19 ; 1
Tim. 3, 9 et 16).
Au
IIIe siècle, elle est encore employée par Clément d'Alexandrie. Ce
grand docteur présentait la foi chrétienne aux païens comme le mystère
véritable, évinçant les contrefaçons dues aux démons (Protreptique,
12,
120). Il disait aussi que, la transmission de certains de ces éléments
réclamait des précautions de mystère.
Paul a pris encore aux cultes
hellénistiques le terme de parfait (grec teleios) et d'autres - enfant
(népios), lait (gala) - qui s'y rapportent. Chez eux, teleios,
signifiait l'homme qui, par le don de l'Esprit, a pénétré jusqu'au
fond
des mystères (teleia mysteria) et possède toute la connaissance
(gnôsis), Quant à la comparaison du lait, elle leur était familière (29).
Mais,
si l'apôtre emprunte ces termes (1
Cor, 3, 1-2), il leur donne un sens
bien à lui. Il n'est pas question, à ses yeux, de deux catégories
d'initiés recevant un enseignement différent. Pour lui, pas de
distinctions tranchées entre les fidèles, comme celles qu'établiront
plus tard les Gnostiques. « Paul, dit très bien Charles Guignebert, ne
songe pas à un ésotérisme ni à une initiation à degrés. Prêcher le
Christ aux Gentils, c'est leur révéler le mystère, lequel ne comporte
pas d'étages ; c'est leur offrir virtuellement toute la sagesse et la
perfection» (30).
L'«enfant», c'est le fidèle qui n'a pas dépassé le minimum de doctrine
et de vertu chrétiennes nécessaire au salut, point de départ d'un
progrès continu jusqu'à la perfection dans la sagesse (Sophia), selon
l'intensité de la vie de l'Esprit qu'il s'efforce d'accroître en lui.
La perfection, pour Paul, est le terme d'une ascension, non pas
rituelle mais morale et spirituelle. De même, comme le fait remarquer
Weinel, il a adapté à Jésus les images de Sauveur, Seigneur et
Médiateur que lui fournissaient les mystères. Celle de la vierge «
fiancée au Seigneur » (2
Cor. 11, 2) rappelle la métaphore du
mariage mystique de l'âme avec le dieu, propre aux mystères de
Dionysos. La façon dont l'apôtre décrit ses moments d'extase (2
Cor, 12, 2-4) fait penser à la
liturgie de Mithra, où le mystique prie son corps céleste de le ravir
dans le monde divin et ordonne à son corps terrestre de rester en
arrière.
Après avoir reconnu ces
ressemblances verbales, il faut aller plus loin et constater que sa
pensée même a été influencée par les mystères.
Ce n'est pas qu'il leur ait emprunté
délibérément certaines notions ou certains rites. Il avait une trop
forte personnalité et des expériences religieuses trop profondes, avec
une trop vive antipathie pour le paganisme (cf 2
Cor. 6,14-16), pour le copier
servilement. Au reste, c'est dans la tradition juive et chrétienne
qu'il a puisé les éléments de sa théologie. Si donc les mystères ont
inspiré sa pensée religieuse, c'est à son insu et à la façon de la
greffe mêlée à une sève vigoureuse qui garde ses propriétés.
Signalons d'abord cette influence
dans la notion capitale de la foi. On sait combien cette notion
diffère, chez Paul, de celle de la piété juive et de celle de Jésus
pour qui elle consistait dans la confiance en Dieu (31).
Il y a introduit un élément
mystique, l'idée d'une pénétration de la personnalité humaine par une
force divine, qui l'inonde de biens spirituels. S'il est vrai, comme
l'a fait remarquer Weinel, qu'il a, résumé cette idée en une formule
originale, « en Christ » (en Christô), comment échapper, d'autre part,
à l'impression que cette foi a été fortifiée par le mysticisme
hellénique respiré à Tarse et ailleurs ? Mais cette influence ne doit
pas être exagérée. Dans les
mystères, la vie spirituelle était subordonnée au sacrement, dont
l'efficacité plus ou moins mécanique était affirmée. Les traces de
cette notion réaliste, que nous avons déjà relevées chez Paul,
paraissent bien avoir en eux leur origine (32),
mais ils ont à peine entamé le
spiritualisme foncier qu'il tenait de ses expériences personnelles et
de la tradition évangélique.
Si l'idée sacramentaire a peu agi
sur lui, en est-il de même de certains rites orientaux, tels que le
baptême et la Cène ?
L'idée que Paul s'est faite du
baptême a-t-elle été influencée Par le souvenir du taurobole ? Au dire
de certains critiques, ce rite impressionnant l'a poussé à y découvrir
un symbolisme profond, celui de, l'ensevelissement du fidèle avec
Christ (Rom.,
6, 4). C'est oublier que l'apôtre a trouvé dans la tradition
chrétienne la notion du baptême de l'Esprit, complément du baptême
d'eau tenu pour insuffisant (Actes,
8,
16-17), et qu'il y a versé toute la lave de son
mysticisme. Le souvenir du taurobole a pu encourager cette conception,
mais ce n'est pas à lui qu'il la doit (33).
Le baptême pour les morts (1
Cor. 15, 29) est peut-être une
imitation d'une cérémonie orphique en faveur des défunts, mais, si
Paul
y fait allusion, il n'est pas prouvé qu'il l'ait administré ou
simplement adopté. Quant à l'adjonction au baptême chrétien du signe
de
croix (signatio) fait par le prêtre sur le front du néophyte, si elle
dérive, comme il est probable, du culte de Mithra, où l'initié était
marqué d'un signe au front, cette forme évoluée est en dehors de
l'horizon de l'apôtre.
On a prétendu aussi que la Cène
chrétienne avait été inspirée à Paul par le repas mystique d'Attis et
celui de Mithra. L'analogie est frappante, en effet, surtout
avec
ce dernier, mais la dépendance de la Cène à son égard n'a guère de
vraisemblance. Comme nous l'avons déjà remarqué (p.
53), elle
vient en ligne directe de Jésus, ou, en tous cas, elle se rattache aux
grands souvenirs du dernier souper. D'ailleurs, sous la ressemblance
des rites, quelle différence d'esprit ! Tandis que le païen offrait un
sacrifice, le chrétien rendait témoignage à celui. que Jésus avait
déjà
accompli.
L'influence des mystères sur l'idée
que Paul s'est faite du Christ semble avoir été insignifiante. Ce
n'est
pas, il est vrai, au Maître lui-même qu'il l'a empruntée. Jésus, en
prenant le titre de « Fils de Dieu », s'était reconnu simplement,
rappelons-le (cf p. 40), une parenté morale exceptionnelle avec le
Père, qui devait l'élever à sa droite et l'appelera présider le
Jugement dernier, conception exprimée, à l'aurore de l'Église, par
cette formule remarquable : « homme approuvé de Dieu » (Actes,
2,
22). L'idée, toute différente, du « Seigneur »
préexistant, développée par Paul à la suite des chrétiens hellénistes,
vient, comme nous l'avons déjà dit, de la philosophie grecque, de la
vague mais sublime notion du Lagos et non de celle des dieux païens.
Quel besoin aurait-il eu, en effet, après un emprunt aussi grandiose,
d'aller copier l'un d'entre eux ?
Quant à l'idée d'une expiation
offerte par Jésus sur la croix, ce n'est pas non plus des mystères
qu'elle procède. Elle se rattache à deux notions hébraïques : les
souffrances du «serviteur de Yahvé » (Esaïe,
53) et le sacrifice expiatoire annuel (Rom.
3,
21-26).
La mort et la résurrection du Christ
présentent, il est vrai, un parallélisme frappant avec celles des
dieux
sauveurs, mais sous ces analogies quelle différence! « La mort
d'Attis,
celle du Taureau de Mithra, de Dionysos Zagreus, sont des meurtres.
Celle de Jésus est un sacrifice volontaire ». De plus, « le sacrifice
et la renaissance de ces Dieux se renouvellent incessamment, taudis
que
le Christ est mort une fois pour toutes» (H. Monnier, Essai... p.
96,). Loin d'emprunter aux
mystères sa doctrine du salut, Paul l'a opposée à leurs fables, avec
d'autant plus de conviction que, selon une heureuse expression de
Goguel, le Sauveur qu'il prêchait à s'insérait dans la réalité de
l'histoire ».
Les mystères n'ont pas davantage
inspiré ses grandes idées de la religion universelle et de la
fraternité humaine. il les a trouvées proclamées par Jésus (voir plus
haut, p. 41 et 47) et par les stoïciens. Elles ont dû cependant être
fortifiées par l'ambiance de certains cultes païens, surtout celui de
Mithra, par le rayonnement de ce syncrétisme international qui
rapprochait les âmes dans la commune et fiévreuse recherche du salut.
En résumé, léger enrichissement de
son vocabulaire religieux, faible infiltration d'esprit sacramentaire,
encouragement donné à son mysticisme et à sa tendance universaliste,
c'est à ces quelques éléments que nous parait s'être réduite l'action
des mystères sur l'apôtre Paul. Ce n'est que plus tard qu'apparaîtra
leur influence sur le culte chrétien.
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