Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

Les Idées hellénistiques et la Foi chrétienne primitive

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L'influence des idées hellénistiques sur la foi des premiers chrétiens, surtout sur celle du plus instruit d'entre eux, l'apôtre Paul, constitue un problème aussi ardu qu'intéressant, que nous allons examiner (1).
Essayons de mesurer d'abord l'action de la Philosophie grecque.

Au milieu du 1er siècle, comme des fleuves qui viendraient se perdre dans le même estuaire en quête de la mer, ses différents systèmes étaient en train de se fondre, malgré la diversité de leurs Principes, dans une commune recherche du bonheur. Le Stoïcisme enseignait que la paix se trouve dans le détachement des biens terrestres et l'attente de la vie éternelle. Ce point de vue a inspiré à Sénèque de hautes pensées sur la dignité et l'unité humaines. « L'homme, disait-il, est une chose sacrée pour l'homme » (épître 19). « Nous reconnaissons le monde entier pour notre patrie », écrivait-il encore dans son traité de la Tranquillité de l'Âme (eh. 3). Il a plaidé la cause de l'esclave, flétri les horribles brutalités du cirque (7e lettre à Lucilius), prêché et pratiqué un certain ascétisme. Cette prédication de dignité et de détachement devait être reprise un peu plus tard par Epictète, dont la philosophie Peut se résumer dans la devise fameuse : « Supporte et abstiens-toi ». Au sage stoïcien correspondait le sage épicurien, vertueux par intérêt plus que par principe, qui s'interdisait tout plaisir traînant à, sa suite une peine plus grande que lui, et qui cherchait le bonheur dans le renoncement à la vie sociale.
De son côté, le platonisme, pour lequel le moyen de salut consistait à se détacher de la prison qui s'appelle le corps (2), allait aussi dans le même sens. D'autre part, le néo-platonisme qui commençait à poindre, bien que son principe de la transcendance des Idées fût incompatible avec le panthéisme matérialiste des Stoïciens ou l'atomisme d'Épicure, se rapprochait d'eux par la tendance moralisante, sensible surtout chez Plutarque (fin du 1er siècle). Une aspiration assez semblable, le désir d'une vie sanctifiée, qui cherchait à se satisfaire par l'ascétisme, la théologie et la magie, tel était encore le trait distinctif du mouvement néo-pythagoricien, provenant des groupes orphiques d'Égypte (IIIe siècle avant J.-C.) et représenté par Apollonius de Tyane (en Cappadoce), prêtre réformateur et noble moraliste religieux, qui prêchait la fraternité humaine et fut après sa mort, l'objet d'un culte (1er siècle). Signalons enfin l'activité convergente des philosophes cyniques, désireux de soustraire les hommes à la tyrannie des besoins inutiles.

Tous ces courants de pensée circulaient à travers les foules. Celui du stoïcisme, il est vrai, était assez réservé. « La doctrine stoïcienne de l'insensibilité du sage, qui le rend plus grand que Jupiter, l'isolait sur la cime glacée de son orgueil » (3). D'ailleurs, « rien n'était plus loin de la pensée de Sénèque que de créer une sorte d'église large et populaire » (4). En réalité, le stoïcisme a été la religion d'une élite, et il est allé en s'affaiblissant. Son chef-d'oeuvre, au IIe siècle, les Pensées de Marc-Aurèle, a été « comme une exquise fleur d'automne, à la tête penchée, aux teintes pâles, à la grâce fragile, que porta, dans un élan suprême de vitalité, mais avec une sève déjà presque tarie, la sagesse païenne » (5).

Il n'en était Pas de même de l'école épicurienne, qu'on devrait plutôt appeler une communauté, car son maître, en entretenant une vaste correspondance avec ses disciples, les avait rapprochés. Elle était assez florissante, et elle devait le rester encore puisque, cent ans plus tard, Marc-Aurèle lui accorda son appui. Le groupe le plus remuant fut celui des Cyniques, devenus rapidement populaires. Tout en riant de leurs allures, on les écoutait, et leurs maximes se gravaient aisément dans les esprits. Il en circula même des recueils progressivement accrus. Devant ce succès, les autres écoles adoptèrent les mêmes méthodes. Ainsi fut créée la diatribe (6), « variété simplifiée du dialogue, où le philosophe doit exprimer lui-même les objections qu'il a lues en quelque sorte sur les visages de ses auditeurs » (Wendland). Ces missionnaires itinérants attaquaient les vices et insistaient sur une juste appréciation des biens d'ici-bas. Ils s'efforçaient aussi d'améliorer la religion nationale, en présentant une notion spiritualisée de la divinité et en plaçant la pureté du coeur au-dessus des cérémonies.

Quelle put être l'action de ces différents systèmes sur Paul et ses compagnons ?

Celle du stoïcisme paraît vraisemblable, à première vue, car il prédominait dans la ville natale de Paul. On a même cru la discerner dans sa pensée (7). C'est là une illusion. D'abord, son lexique ne ressemble guère à celui des stoïciens. 'Des quatre vertus cardinales, le courage (Andréia) et la tempérance (sôphrosuné) ne sont pas même nommés par l'apôtre ; quant à la prudence (phronésis) et à la justice (dicaïosuné), il applique l'une à Dieu et il prend l'autre dans un sens non pas moral mais théologique. Pas de trace non plus chez lui des vertus secondaires qui divisent et subdivisent les autres. Les doctrines diffèrent encore plus que le langage (8). « Les stoïciens, dit Prat, parlent souvent de Dieu, de l'âme, de la providence, de la prière, de la bienfaisance, mais ces termes n'ont presque rien de commun avec les idées chrétiennes correspondantes. Leur dieu est le grand Tout. L'âme se dissout avec le corps... Quelques-uns lui accordaient bien une survie plus ou moins longue, mais pas l'immortalité. On devine ce que seront alors la providence et la prière... La prière typique du stoïcien est la formule de Cléanthe, l'acte d'abandon au Destin » (9).

Il faut tenir pour légendaires les prétendus rapports entre Sénèque et Paul (10). Quant à ceux du paulinisme avec la doctrine d'Epictète, au point de vue du vocabulaire et des idées, les ressemblances relevées (11) paraissent peu importantes (12). En tout cas, on ne peut guère faire état du mot « divin » (grec théion) qu'on trouve dans le discours de l'apôtre à l'Aréopage, car cette scène est très contestée. En réalité, ce qu'il doit au stoïcisme, ce sont divers artifices de discussion, interrogations brusques, réponses brèves, répétitions de mots (13). Il dut rencontrer, en effet, ses prédicateurs itinérants, écouter leurs diatribes et même les réfuter. Il put en retirer une confirmation de son idéal de renoncement et de fraternité, mais ce n'est pas à elles qu'il l'a emprunté. Il était trop nourri de froment hébraïque et de sève chrétienne, et il avait trop réfléchi sur les idées qu'il y avait puisées pour aller demander d'autres lumières à la sagesse profane, qu'il mettait bien au-dessous de ce qu'il appelait « folie de Dieu ».

Pourtant, il est juste de signaler, avec E. de Faye, (Saint Paul, p. VlIl-IX), l'emprunt qu'il fit à. Philon, et par suite à la philosophie grecque, de l'idée du Logos pour exprimer l'impression que le Christ lui avait faite et l'incomparable grandeur qu'il lui reconnaissait. S'il ne lui a pas donné ce nom, comme s'y est risqué le IVe évangile, il lui en a attribué les qualités divines et les fonctions cosmiques




Plus grande a été sa dette envers les « mystères » des religions helléniques.
Ces mystères (14) étaient des cultes à l'usage d'initiés, auxquels ils passaient pour assurer le salut et l'immortalité bienheureuse par des systèmes de dogmes et de rites (15). Ils apparurent au sein des religions nationales de la Grèce et de Rome, dont ils imitaient les cérémonies de purification, les formules sacrées, les sacrifices accompagnés de repas religieux. Mais tandis qu'elles s'intéressaient surtout à la prospérité de la cité et se contentaient des hommages officiels offerts à leurs divinités, les mystères, préoccupés du bien spirituel des fidèles, leur proposaient, en dehors de toute question de nationalité, l'union mystique avec un dieu sauveur, qui était censé mourir pour ressusciter peu après. D'origine différente, mais rapprochés par des échanges fréquents, ils avaient fini par prendre une sorte d'air de famille, en un syncrétisme, qui avait (d'après Harnack, Mission ... ) les traits suivants : exaltation de l'esprit auquel le dieu procuré la vie éternelle, discrédit de la chair, vêtement souillé dont la rédemption doit le délivrer, action plus ou moins magique des rites ou sacrements, prédication de l'ascétisme, le tout aboutissant à l'individualisme et à l'humanitarisme, érigés sur les ruines des tendances nationalistes de la cité antique.

Le mythe du dieu qui meurt et ressuscite est d'origine naturiste. Il a été inspiré par la vue du soleil et de la végétation qui semblent mourir à l'entrée de l'hiver pour renaître au printemps. Par suite d'une évolution du sentiment religieux, il est devenu le symbole de la destinée humaine, du salut communiqué par le dieu. Vainqueur de la mort, il assure la vie éternelle et bienheureuse au fidèle qui, par une fiction rituelle et mystique, s'identifie à lui au moyen d'une série de pratiques rituelles, surtout l'aspersion et le repas de communion.

Ces mystères apparaissent, dès l'origine, comme des cultes de confréries secrètes, où l'on n'entrait qu'à la suite d'abstinences et où l'union des fidèles entre eux et avec leurs dieux s'effectuait dans les repas sacrés. On les constate surtout dans les colonies étrangères qui s'établirent en Grèce, en particulier dans les ports. Au IVe siècle avant J.-C., des Égyptiens élevèrent au Pirée un temple à Isis. À Athènes, un siècle avant, puis à Délos et à Rhodes, s'étaient montrés des adorateurs de Cybèle, la grande Mère des dieux, d'Attis et d'Adonis. Ils essaimèrent largement, au point d'inquiéter Platon. Pourtant, les aspirations de ces divers adeptes étaient élevées, surtout dans les cultes de Mithra et d'Orphée. Ainsi s'explique leur influence sur les philosophes et les poètes d'esprit religieux, Empédocle, Platon, Pindare, les Stoïciens et les Néoplatoniciens.

Parmi ces mystères, nommons d'abord ceux d'Attis (16), pratiqués en Phrygie, d'où ils furent importés à Rome, en 204 avant J.-C. À l'équinoxe de mars, on jeûnait et on pleurait la mort d'Attis autour d'un pin abattu, parce que c'était sous un pin qu'il avait expiré. Le lendemain, on fêtait sa résurrection au bruit des cymbales et des tambourins, instruments chers, l'un à Attis, l'autre à Cybèle, qui s'était affligée de sa mort. Ils servaient de coupe et de plat dans un repas mystique qui unissait le fidèle au ressuscité, sauvé devenu sauveur. « J'ai mangé au tambourin, disait-il, j'ai bu à la cymbale, je suis devenu myste d'Attis ». Ce culte comportait aussi un baptême sanglant, importé de Cappadoce, le taurobole (17), où l'initié, couché dans une fosse, recevait la pluie de sang découlant d'un taureau, égorgé sur une grille. Régénéré par cet étrange baptême qui symbolisait la mort du dieu, il était appelé à une vie nouvelle, in oeternum renatus, comme le porte, une inscription du IVe siècle après J.-C.

Les mystères de Dionysos, pratiqués chez les Crétois, étaient célébrés en Cilicie au début de l'ère chrétienne. Es étaient basés sur le mythe de Dionysos-Zagreus, fils de Zeus, dépecé et dévoré par les Titans, mais ressuscité sous l'aspect d'un bel adolescent. Les initiés déchiraient avec leurs dents -un taureau vivant, symbole de Dionysos, qui, en leur conférant l'immortalité, méritait le nom de Sauveur (Sôter). Les mystères orphiques (18), issus des précédents, se distinguaient par une liturgie riche en cérémonies de purification et par des règles ascétiques.

Les mystères d'Isis, qui, sous l'influence grecque, remplacèrent l'ancien culte égyptien d'Osiris et d'Isis, furent en faveur dans l'empire romain jusqu'au IVe siècle après J.-C. « L'humanité, d'après eux, était censée sauvée par l'immolation d'Osiris, dont le corps avait été démembré par son frère Seth. Isis, sa soeur et son épouse, en retrouvant ses membres dispersés, l'avait ressuscité pour la vie immortelle. L'initié était d'abord baptisé, puis il se soumettait à, l'épreuve de la mort simulée suivant l'ancien rite des funérailles d'Osiris, afin de s'associer à la passion d'Osiris et de communier avec lui. Le nouvel Osiris était alors ramené par Isis de la mort à la vie : il renaissait ainsi à une vie surhumaine et était assuré de l'immortalité bienheureuse. La vogue de ces mystères était justifiée par leurs préoccupations morales. « Souviens-toi par dessus tout », dit Isis à Lucius, personnage des Métamorphoses d'Apulée, auquel elle apparut en songe, « que si tu te montres digne de notre bonne grâce par un culte assidu et une chasteté persistante, tu sauras que j'ai le pouvoir de prolonger tes jours... » (19). Ses fidèles formaient une « milice sainte » (20).

Le culte de Mithra fut d'abord une religion nationale, chez les Perses (le Mazdéisme). Ce dieu de lumière, dont la fête était célébrée le 25 décembre, jour du solstice d'hiver, passait pour avoir tué le taureau, monstre mythique, dont le sang serait venu féconder la terre. Ses fidèles l'ont, pour ce motif, identifié avec le Créateur. Ils ont fait aussi de lui le Médiateur entre le Dieu inaccessible et les hommes, et le Sauveur qui, à la fin des temps, renouvellera le monde et l'affranchira de la mort. Ils ont vu également en lui le Juge suprême chargé de régler le sort des âmes. Au VIe siècle avant J.-C., cette religion était devenue un culte de mystères, qui passa en Babylonie et de là en Asie-Mineure. C'est de Tarse, en Cilicie, que les légions le rapportèrent pour l'introduire à, Rome, en 67 avant notre ère. Ils eurent une grande vogue un siècle et demi plus tard pour rester, jusqu'à la fin du paganisme, son culte le plus important, rang justifié par la noblesse de son idéal. « L'initiation mithriaque comporte un baptême destiné à laver les souillures morales. Au cours de la cérémonie, l'initié est marqué d'un signe au front : désormais il est voué à, Mithra et combat sous ses ordres les puissances du mal... Le baptême est suivi de la Cène. On offre aux mystes un pain, qui est rompu, et une coupe remplie d'une eau à laquelle on mêlera ensuite du vin. Le prêtre prononce les formules sacrées sur ces mets, qui sont une nourriture et un breuvage d'immortalité parce que, sortis du taureau divin qui représente Mithra, ils contiennent la vertu de Mithra... Dans ces églises, les mystes ne s'interpellent que sous le nom de frères » (21).

Mentionnons enfin les mystères d'Eleusis, célébrés dans cette ville au IVe siècle avant ainsi qu'à Sparte, en Crète, à Athènes surtout, où un Eleusinion fut élevé sur l'Acropole. On y trouve une réelle élévation morale. D'après eux, la bienveillance des dieux ne restait acquise à l'initié, candidat à l'immortalité, que s'il persévérait dans la voie de la pureté. Ils jouirent d'une telle faveur que l'empereur Valentinien dut, en 364, les tolérer, mais ils furent abolis, en 395, par Alaric.

La critique s'est appliquée à mesurer l'influence que ces divers mystères, ou tout au moins certains d'entre eux, ont pu exercer sur la foi chrétienne primitive, et, en particulier sur celle de Paul. Niée par Anrich (22), Harnack (Mission, T. II), Cumont (ouvrage cité), Clemen (23), elle a été affirmée par Heitmuller (24), et surtout par le grand historien et philologue Reitzenstein, dans son ouvrage sensationnel, Die hellenistischen Mysterienreligionen (1910, 3e éd. 1927), complété par Die Gottin Psyché (1917). Il a montré que diverses notions, dites pauliniennes, se retrouvent dans les mystères, « esclave, prisonnier ou soldat du Seigneur, illumination, gnose, métamorphose, nouvelle naissance, nouvelle création » mais il a rendu hommage à l'originalité de Paul dans cette formule frappante : « Pour l'hellénisme, le miracle moral de la conversion n'est que la forme, l'essentiel est le mystère ; pour Paul, le mystère est la forme et le miracle est l'essentiel ». Ce point de vue a été combattu par Heinrici, qui a soutenu (Die Hermesmystik und das N. T. 1918), que le paulinisme n'avait emprunté aux mystères que certaines expressions, et par des savants tels que Schweitzer, Toutain et Jacquier (25), mais il a été adopté, à des degrés divers, par Bousset (Kyrios Christos et Jesus der Herr, 1916), Loisy (Les Mystères païens et le Mystère chrétien, 1919), Guignebert (Christianisme), Goguel (Jésus de Nazareth), E. de Faye, Saint Paul, 3e éd. 1929 (26).

Si l'on veut préciser l'action des mystères sur la pensée de Paul, on peut affirmer tout d'abord qu'il leur a, emprunté certaines expressions religieuses, en premier lieu le terme de mystère, dans le sens de « culte pour initiés » (27). « Nous prêchons, écrit-il aux Corinthiens, la sagesse de Dieu en mystère (28), celle qui a été -cachée... (1 Cor. 2, 7). Ailleurs (Col. 1, 26-27) il parle du « mystère caché aux éons et aux générations à), et de « la richesse de la gloire de de mystère », (-Cf aussi Rom. 16, 25 ss), qui se résume en Jésus-Christ (Col. 2, 2 ; 4, 3), sa personne et son oeuvre et la, méthode de salut à suivre. Dans un autre passage (1 Cor. 13, 2), l'apôtre donne le nom de mystère (avec celui de gnose, grec gnôsis) à l'ensemble des connaissances nécessaires au salut. S'il oppose aux cultes hellénistiques le « mystère de vérité », il ne leur en a pas moins emprunté cette expression. Elle revient dans des écrits appartenant à la génération qui a suivi Paul et où sa pensée se retrouve (Ephés. 6, 19 ; 1 Tim. 3, 9 et 16). Au IIIe siècle, elle est encore employée par Clément d'Alexandrie. Ce grand docteur présentait la foi chrétienne aux païens comme le mystère véritable, évinçant les contrefaçons dues aux démons (Protreptique, 12, 120). Il disait aussi que, la transmission de certains de ces éléments réclamait des précautions de mystère.

Paul a pris encore aux cultes hellénistiques le terme de parfait (grec teleios) et d'autres - enfant (népios), lait (gala) - qui s'y rapportent. Chez eux, teleios, signifiait l'homme qui, par le don de l'Esprit, a pénétré jusqu'au fond des mystères (teleia mysteria) et possède toute la connaissance (gnôsis), Quant à la comparaison du lait, elle leur était familière (29). Mais, si l'apôtre emprunte ces termes (1 Cor, 3, 1-2), il leur donne un sens bien à lui. Il n'est pas question, à ses yeux, de deux catégories d'initiés recevant un enseignement différent. Pour lui, pas de distinctions tranchées entre les fidèles, comme celles qu'établiront plus tard les Gnostiques. « Paul, dit très bien Charles Guignebert, ne songe pas à un ésotérisme ni à une initiation à degrés. Prêcher le Christ aux Gentils, c'est leur révéler le mystère, lequel ne comporte pas d'étages ; c'est leur offrir virtuellement toute la sagesse et la perfection» (30). L'«enfant», c'est le fidèle qui n'a pas dépassé le minimum de doctrine et de vertu chrétiennes nécessaire au salut, point de départ d'un progrès continu jusqu'à la perfection dans la sagesse (Sophia), selon l'intensité de la vie de l'Esprit qu'il s'efforce d'accroître en lui. La perfection, pour Paul, est le terme d'une ascension, non pas rituelle mais morale et spirituelle. De même, comme le fait remarquer Weinel, il a adapté à Jésus les images de Sauveur, Seigneur et Médiateur que lui fournissaient les mystères. Celle de la vierge « fiancée au Seigneur » (2 Cor. 11, 2) rappelle la métaphore du mariage mystique de l'âme avec le dieu, propre aux mystères de Dionysos. La façon dont l'apôtre décrit ses moments d'extase (2 Cor, 12, 2-4) fait penser à la liturgie de Mithra, où le mystique prie son corps céleste de le ravir dans le monde divin et ordonne à son corps terrestre de rester en arrière.

Après avoir reconnu ces ressemblances verbales, il faut aller plus loin et constater que sa pensée même a été influencée par les mystères.

Ce n'est pas qu'il leur ait emprunté délibérément certaines notions ou certains rites. Il avait une trop forte personnalité et des expériences religieuses trop profondes, avec une trop vive antipathie pour le paganisme (cf 2 Cor. 6,14-16), pour le copier servilement. Au reste, c'est dans la tradition juive et chrétienne qu'il a puisé les éléments de sa théologie. Si donc les mystères ont inspiré sa pensée religieuse, c'est à son insu et à la façon de la greffe mêlée à une sève vigoureuse qui garde ses propriétés.

Signalons d'abord cette influence dans la notion capitale de la foi. On sait combien cette notion diffère, chez Paul, de celle de la piété juive et de celle de Jésus pour qui elle consistait dans la confiance en Dieu (31). Il y a introduit un élément mystique, l'idée d'une pénétration de la personnalité humaine par une force divine, qui l'inonde de biens spirituels. S'il est vrai, comme l'a fait remarquer Weinel, qu'il a, résumé cette idée en une formule originale, « en Christ » (en Christô), comment échapper, d'autre part, à l'impression que cette foi a été fortifiée par le mysticisme hellénique respiré à Tarse et ailleurs ? Mais cette influence ne doit pas être exagérée. Dans les mystères, la vie spirituelle était subordonnée au sacrement, dont l'efficacité plus ou moins mécanique était affirmée. Les traces de cette notion réaliste, que nous avons déjà relevées chez Paul, paraissent bien avoir en eux leur origine (32), mais ils ont à peine entamé le spiritualisme foncier qu'il tenait de ses expériences personnelles et de la tradition évangélique.

Si l'idée sacramentaire a peu agi sur lui, en est-il de même de certains rites orientaux, tels que le baptême et la Cène ?

L'idée que Paul s'est faite du baptême a-t-elle été influencée Par le souvenir du taurobole ? Au dire de certains critiques, ce rite impressionnant l'a poussé à y découvrir un symbolisme profond, celui de, l'ensevelissement du fidèle avec Christ (Rom., 6, 4). C'est oublier que l'apôtre a trouvé dans la tradition chrétienne la notion du baptême de l'Esprit, complément du baptême d'eau tenu pour insuffisant (Actes, 8, 16-17), et qu'il y a versé toute la lave de son mysticisme. Le souvenir du taurobole a pu encourager cette conception, mais ce n'est pas à lui qu'il la doit (33). Le baptême pour les morts (1 Cor. 15, 29) est peut-être une imitation d'une cérémonie orphique en faveur des défunts, mais, si Paul y fait allusion, il n'est pas prouvé qu'il l'ait administré ou simplement adopté. Quant à l'adjonction au baptême chrétien du signe de croix (signatio) fait par le prêtre sur le front du néophyte, si elle dérive, comme il est probable, du culte de Mithra, où l'initié était marqué d'un signe au front, cette forme évoluée est en dehors de l'horizon de l'apôtre.

On a prétendu aussi que la Cène chrétienne avait été inspirée à Paul par le repas mystique d'Attis et celui de Mithra. L'analogie est frappante, en effet, surtout avec ce dernier, mais la dépendance de la Cène à son égard n'a guère de vraisemblance. Comme nous l'avons déjà remarqué (p. 53), elle vient en ligne directe de Jésus, ou, en tous cas, elle se rattache aux grands souvenirs du dernier souper. D'ailleurs, sous la ressemblance des rites, quelle différence d'esprit ! Tandis que le païen offrait un sacrifice, le chrétien rendait témoignage à celui. que Jésus avait déjà accompli.

L'influence des mystères sur l'idée que Paul s'est faite du Christ semble avoir été insignifiante. Ce n'est pas, il est vrai, au Maître lui-même qu'il l'a empruntée. Jésus, en prenant le titre de « Fils de Dieu », s'était reconnu simplement, rappelons-le (cf p. 40), une parenté morale exceptionnelle avec le Père, qui devait l'élever à sa droite et l'appelera présider le Jugement dernier, conception exprimée, à l'aurore de l'Église, par cette formule remarquable : « homme approuvé de Dieu » (Actes, 2, 22). L'idée, toute différente, du « Seigneur » préexistant, développée par Paul à la suite des chrétiens hellénistes, vient, comme nous l'avons déjà dit, de la philosophie grecque, de la vague mais sublime notion du Lagos et non de celle des dieux païens. Quel besoin aurait-il eu, en effet, après un emprunt aussi grandiose, d'aller copier l'un d'entre eux ?

Quant à l'idée d'une expiation offerte par Jésus sur la croix, ce n'est pas non plus des mystères qu'elle procède. Elle se rattache à deux notions hébraïques : les souffrances du «serviteur de Yahvé » (Esaïe, 53) et le sacrifice expiatoire annuel (Rom. 3, 21-26).

La mort et la résurrection du Christ présentent, il est vrai, un parallélisme frappant avec celles des dieux sauveurs, mais sous ces analogies quelle différence! « La mort d'Attis, celle du Taureau de Mithra, de Dionysos Zagreus, sont des meurtres. Celle de Jésus est un sacrifice volontaire ». De plus, « le sacrifice et la renaissance de ces Dieux se renouvellent incessamment, taudis que le Christ est mort une fois pour toutes» (H. Monnier, Essai... p. 96,). Loin d'emprunter aux mystères sa doctrine du salut, Paul l'a opposée à leurs fables, avec d'autant plus de conviction que, selon une heureuse expression de Goguel, le Sauveur qu'il prêchait à s'insérait dans la réalité de l'histoire ».

Les mystères n'ont pas davantage inspiré ses grandes idées de la religion universelle et de la fraternité humaine. il les a trouvées proclamées par Jésus (voir plus haut, p. 41 et 47) et par les stoïciens. Elles ont dû cependant être fortifiées par l'ambiance de certains cultes païens, surtout celui de Mithra, par le rayonnement de ce syncrétisme international qui rapprochait les âmes dans la commune et fiévreuse recherche du salut.

En résumé, léger enrichissement de son vocabulaire religieux, faible infiltration d'esprit sacramentaire, encouragement donné à son mysticisme et à sa tendance universaliste, c'est à ces quelques éléments que nous parait s'être réduite l'action des mystères sur l'apôtre Paul. Ce n'est que plus tard qu'apparaîtra leur influence sur le culte chrétien.

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(1) Nous sommes très redevable, pour la rédaction de ce chapitre, au pasteur Jacques Marty, licencié en théologie, dont nous avons utilisé le cours (inédit) d'Histoire du Christianisme. 
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(2) Voir L. Robin, La Pensée grecque, p. 227-228. 
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(3) Ed. de Pressensé, Vie des Chrétiens, p. 402 
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(4) Gaston Boissier, La Religion romaine d'Auguste aux Antonins, Paris 1874, T. Il, p. 504. 
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(5) Victor Delbos, Figures et Doctrines de Philosophes, Plon-Nourrit, Paris 1918, p. 94. 
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(6) Tel est le titre des traités (diatribaï) d'Epictète. Cf Norden, Antike Kunstprosa, 2e éd. 1909, p. 506 ss. 
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(7) Paul Chappuis, La Destinée de l'Homme : de l'influence du Stoïcisme sur la pensée chrétienne primitive, 1927. 
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(8) Voir la critique de la thèse de Chappuis (art. d'Eug. de Faye, B. H. B., juillet-août 1927). 
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(9) Prat, La Théologie de saint Paul, T. II, p. 39-40.
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(10) Cf. Aubertin, Sénèque et saint Paul, 3e éd. Paris 1872, et G. Boissier, La Religion romaine, T. Il.
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(11) Bonhoffer, Epikiet und das N. T., Giessen 1911, p. 136-180.
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(12) Voir Lagrange, La philosophie religieuse d'Epictète et le Christianisme (Revue biblique, 1912, p. 5-21 et 192-212). 
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(13) Bultmann, Der Styl der paulin. Prectigt und die Kynisch-stoische Diatribe, Goettingue 1910. 
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(14) Cf. Jean Réville, La Religion à Rome sous les Sévères, 1886 ; F. Cumont, Les Religions orientales dans le Paganisme romain, 1.906 ; Angus, The Mystery-religions and Christianity, 1925 ; Halliday, The pagan Background of ear ly 1925 et d'autres ouvrages importants cités au cours du présent chapitre. 
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(15) Le mot grec mysterion dérive du verbe myeîn, « initier, consacrer » (à rapprocher d'un verbe similaire qui signifie « fermer les yeux »). Chez les classiques, mysterion signifie un « secret » ou encore le secret d'une chose, par exemple, de la nature. On trouve dans la Bible trois acceptions nouvelles : le sens caché sous un symbole (Apoc. 1, 20), une chose non encore connue (1 Cor. 15, 51), le secret de Dieu relatif au salut, révélé aux hommes (Rom. 16, 25). La Vulgata (version latine faite par Jérôme) traduit ordinairement mysterion par mysterium, mais elle le rend seize fois par sacramentum, dont huit dans le N. T. Mystère en effet, a pris aussi le sens d'initiation religieuse imposant le secret aux initiés, puis de rite d'initiation et de signe sacré. Voir l'art. de von Soden, MYSIERION et SACRAMENTUM dans les deux premiers siècles de l'Église (Zeitschrift für die N. T. Wissenschalt, 1911, p. 188-227), et la monographie de Backer, Sacramentum (Louvain 1911).
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(16) Cf. Frazer, Adonis, Attis, Osiris, 3e éd Londres 1914 Graillot. Le culte de Cybèle, Paris 1912 ; Auguste Hollard, L'Apothéose de Jésus, Leroux, Paris 1921, p. 99-102. 
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(17) Décrit par le poète chrétien Prudence (Peristephanon, X, 1011-1050. il y avait aussi le criobole, ou immolation d'un bouc (grec crios). 
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(18) Macchiero, Orfismo et Paolinismo, 1922 ; Robert Eisler, Orphisch - Dionysische Mysteriengedanken in der Christlichen Antike, Leipzig 1925 ; Boulanger, Orphée : rapports de l'Orphisme et au Christianisme, Rieder, Paris 1925. 
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(19) Hollard, ouvrage cité, p, 102. 
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(20) Harnack, Militia Christi, Leipzig 1905, p. 93. 
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(21) Hollard, ouvrage cité, p. 105-106. 
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(22) Das antike mysterienwesen, Goettingue 1894. 
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(23) Religionsgesch. Erklarung des N. T. Giessen 1909, et Der Einfluss der Mysterien religionen auf das alteste Christentum, Giessen 1913. 
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(24) Taufe und Abendmahl bei Paulus, Tubingue 1903. 
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(25) Schweitzer, Geschichte der paulinischen Forschung, 1911 ; Toutain, Les Cultes païens dans l'Empire romain, parie 1911 ; Jacquier, Les Mystères païens et saint Paul (Dictionnaire apologétique de la Foi catholique, T. III, 1920. On peut nommer aussi Kennedy, Saint Paul and the Mystery Religions, Londres 1913, Henri Monnier, Essai, etc. 
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(26) Ajoutons les noms de Weinel (Biblische Theologie des N. T., 1921) et de Holl (avec réserves).
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(27) Cf Guignebert, Quelques remarques sur la perfection (grec : teleiôsis) et ses voies dans le Mystère paulinien (Revue de Strasbourg, n° 5, sept.-oct. 1921).
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(28) Chez Paul, parler « en mystère » signifie « comme on le fait dans les mystères (Harnack , Heinrici, Guignebert, etc.). 
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(29) Elle paraît même se rapporter à un rite, obscur pour nous (cf Reitzentein, Die hellen. Myst., p. 157, et Loisy, ouvrage cité, p. 256). 
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(30) Guignebert, art. cité, p. 421. Cf. Loisy, p. 256 et Weinel. P. 81
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(31) Dr Hatch, The pauline Idea of Faith (Harvard Théological Studies), Cambridge; Mass. 1917. 
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(32) Goguel, L'Eucharistie.... p. 1888. De même. Weinel. 
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(33) Lagrange, Attis et le Christianisme (Revue Biblique, 1909) et H. Monnier, Essai sur la Rédemption, p. 105.
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