L'histoire de la génération chrétienne qui suivit
le temps des apôtres est assez obscure (1).
Tel est le cas, par exemple, pour
l'importante église de Rome. Les indications données par les Pères sur
deux personnages qui l'ont dirigée (Linus et Anaclet ou Clet), avant
Clément de Rome, sont contradictoires (2).
Par contre, la lettre aux Ephésiens,
les trois épîtres « pastorales », celles dites « de Jacques, de Pierre
et de Jean » et deux chapitres de l'Apocalypse (II et III), datant,
semble-t-il, du dernier quart du 1er siècle, fournissent de précieux
renseignements sur la foi, la vie ecclésiastique, l'attitude morale et
sociale des églises de cette époque.
Le premier trait à signaler dam leur
foi, c'est l'adoucissement du conflit doctrinal qui avait divisé la
chrétienté issue du paganisme et celle qui s'était recrutée parmi les
Juifs. Cette dernière, assurément, garde sa physionomie propre en face
de l'autre, qu'on a nommée, à cause de sa supériorité numérique, « la
grande Église», mais comme son attitude s'est faite conciliante
depuis
que la guerre juive, terminée par l'affreuse destruction de
Jérusalem (en 70), est venue amoindrir l'église-mère, qui, après avoir
fui à Pella, sur les bords du Jourdain, en Pérée, s'est péniblement
reconstituée dans la capitale ravagée ! Quant à la masse
pagano-chrétienne, on la voit s'orienter vers un paulinisme édulcoré.
«
Elle suivait, dit Sabatier, une voie moyenne entre la théologie de
Paul
qu'elle était incapable de comprendre et les prétentions et les rites
des judaïsants qu'elle ne pouvait tolérer. Ainsi se formait une sorte
de doctrine élémentaire et neutre, où entrait, par moitié, la sagesse
rationnelle de la Grèce, et, par moitié, la tradition d'Israël »
(Religions, p. 67-68).
Précisons maintenant les tendances
dogmatiques de cette époque en utilisant les traces qu'elles ont
laissées dans divers livres du Nouveau Testament.
Deux d'entre eux (l'épître aux
Hébreux et celle de Jacques), sont des lettres adressées à des
judéo-chrétiens. Les uns étaient imbus de philosophie alexandrine ;
les
autres, moins cultivés, paraissent avoir vécu en Syrie. Comme on
pouvait s'y attendre, aucun de ces deux écrits ne porte la marque du
paulinisme. Le second est même en conflit avec lui.
L'épître aux Hébreux est muette sur
les sujets si familiers au grand apôtre, la circoncision,
l'évangélisation des païens, l'union du fidèle avec Christ (3).
Elle
parle de foi, mais elle y voit la simple attente de la réalisation
des promesses divines ; elle souligne l'infériorité de la Loi mais non
sa déchéance ; elle enseigne la rédemption, mais « au lieu d'un drame
humain, accompli au plein milieu de l'histoire humaine et dans la
conscience de chaque croyant.... nous avons là une fonction
sacerdotale, une sorte de messe idéale et divine » (4).
La grande image qui la remplit, dit Lyder Brun,
est celle du
grand-prêtre entré dans le sanctuaire céleste, après s'être offert en
sacrifice. « La justification ne joue pas un grand rôle dans cette
épître, qui accentue plutôt les idées de purification et de
perfectionnement moral » (5),
Dans l'épître de Jacques, qui est
surtout pratique, on trouve une polémique contre la foi de tête,
bavarde et inactive (2,
14 -3,
1). « L'homme, s'écrie son auteur,
est justifié par les oeuvres et non par la foi seulement » (2,
24). Il ne faut pas voir dans ce point de vue cette
soi-disant hostilité contre Paul qui a tant indisposé Luther contre
cette épître. Jacques n'attaquait pas la foi telle que l'apôtre la
concevait, de même que ce, dernier, loin d'exclure les bonnes oeuvres,
les prescrivait (Gal.
5, 6, etc.). Pourtant, comme
l'observe Ménégoz dans les Études de Théologie et d'Histoire, on
constate entre eux une sérieuse divergence. Aux yeux de l'apôtre des
Gentils, les oeuvres ne coopèrent pas avec la foi pour justifier ;
elles n'en sont que le fruit. Pour Jacques, elles coopèrent avec elle.
Il lui a manqué la notion paulinienne de la foi, et celle de
l'imputation de la justice de Christ au fidèle. Pour lui, la foi était
la croyance en Dieu.
L'empreinte du paulinisme est
naturellement plus forte dans la grande Église que dans les
communautés
judéo-chrétiennes. Elle est évidente chez l'auteur de l'épître aux
Ephésiens, lettre circulaire adressée à certaines églises de la région
d'Éphèse. Les citations de l'épître aux Colossiens y abondent, et, en
particulier, la doctrine de la rédemption par le sang de Christ y est
clairement affirmée (1,
7). Cette empreinte est visible aussi dans la première épître
de Pierre adressée aux « expatriés de la Dispersion » habitant
l'Asie-Mineure (1,1),
en majorité sortis du paganisme (2,
9 ; 4,
3). L'auteur insiste sur le salut
par la mort expiatoire du Christ (1,
2 et 19
; 2,
24 ; 3,
18) ; il enseigne même la
prédestination (1,
20). On trouve
aussi des allusions à l'expiation par le sang dans l'Apocalypse (7,
14 ; 12,
11) et dans la première épître de
Jean (1, 7
; 2,
2), destinées à un public résidant en Asie-Mineure. Le IVe
évangile, qui est visiblement le frère des trois lettres de Jean,
accentue, comme Paul et plus que lui, peut-être, la grandeur du Christ
en l'appelant le Logos (1,
14). Il faut signaler pourtant l'idée très particulière que
l'auteur de Jean s'est faite de la rédemption. Il présente la mort de
Jésus, non comme un châtiment, mais comme une nécessité morale. Elle
est le résultat inévitable du conflit entre la Lumière et les
ténèbres,
la Sainteté éclatante et les vils pécheurs (3,
19). Elle est le chemin redoutable par lequel il lui a fallu
passer pour parvenir à sa « gloire », de même que le grain de blé doit
mourir pour renaître en épi (12,
24). Elle est enfin le grand moyen de sauver les hommes qui
la contempleront, comme la vue du serpent d'airain au désert, rendait
la vie aux Israélites défaillants (3,
14). L'auteur de Jean figure ce sacrifice par le dévouement
du « bon Berger », qui défend ses brebis au péril de sa vie (10,
11),
sans aller d'ailleurs jusqu'à se faire tuer exprès ou sans subir le
moindre châtiment (6).
Toutefois, à côté des églises
animées par la chaude pensée religieuse de Paul, il y en avait
d'autres
chez qui elle s'était beaucoup affaiblie. Tel est le cas de celles
d'Éphèse et de Crète (vers la fin du 1er siècle), visées par les trois
épîtres pastorales, qui, elles-mêmes, selon le mot de Sabatier, sont
Une forme « refroidie » du paulinisme. La foi y est représentée sans
doute comme un sentiment vivant, une flamme mystique à attiser (2
Tim. 1, 6), mais elle l'est surtout comme une doctrine reçue.
Selon la formule de H.-J. Holtzmann, on dirait qu'elle est, non pas la
foi qui croit, mais celle qui est crue. Elle est un « dépôt », dont
l'église doit assurer la transmission (l
Tim. 6, 20). Les spéculations de Paul sur l'oeuvre du Christ, sans
être supprimées
(cf 1
Tim. 1, 15 ; 2,
5-6), ont fait place à de saines prescriptions morales. La
grâce de Dieu n'est pas oubliée (2
Tim. 1, 9 ; Tite
3, 4-5), mais l'accent est mis sur
les bonnes oeuvres (2
Tim. 2, 21 ; Tite,
2,
7). Cette piété « toute spirituelle » se distingue, au
jugement de Renan, par « -une sorte de sobriété dans le mysticisme »
et
un « admirable bon sens pratique » (7),
mais on n'y sent plus guère palpiter
l'ardente dogmatique du grand apôtre.
À Rome, le refroidissement est
encore plus marqué. « Cette église, dit Sabatier, n'a jamais pu
comprendre ni s'approprier l'évangile paulinien. Clément de Rome avait
lu l'épître aux Romains, mais il en affaiblit la doctrine qui, avec le
Pasteur d'Hermas, tomba en oubli » (8).
Même simplification dogmatique dans
les églises de Syrie, si l'on en juge par la Didakhé, traité moral et
liturgique qui date de l'an 100 environ. Elle ne mentionne en effet,
ni
le corps ni le sang de Christ dans la formule de la prière à prononcer
pour l'eucharistie (ch. IX).
Un second trait à noter dans la foi
de la seconde génération chrétienne, c'est l'affaiblissement graduel
de
la croyance à la parousie. Elle subsiste toujours et même' elle
s'exprime avec violence, avec l'Apocalypse dite « de Jean », dans de
larges fresques richement colorées par des symboles empruntés à la
nature (9),
et, au ne siècle, nous la retrouverons, vivante encore, dans quelques
imaginations mal réglées. Pourtant, dès la fin du 1er siècle, la
vision
du retour glorieux du Christ est en train de pâlir. Le scepticisme de
certains chrétiens, sensible déjà du temps de Paul (l
Cor. 15, 12), s'est étendu, avivé par
le retard du prodigieux
événement attendu. Ce qui l'accroît également, c'est l'entrée dans
l'Église grandissante d'esprits imbus de philosophie grecque, mesurée,
optimiste, peu apte à sentir les iniquités sociales et la nécessité
morale d'une catastrophe vengeresse. D'ailleurs, la conception
hellénique de l'immortalité, qui, chez les Juifs alexandrins, avait
déjà commencé à substituer l'idée de la survivance de l'âme et des
sanctions individuelles ultra-terrestres à celle d'une résurrection
eschatologique, était propre à fortifier dans les âmes chrétiennes les
espérances purement spiritualistes esquissées déjà, par Paul (2
Cor. 5, 1-8). À ces causes
d'affaiblissement venait s'ajouter l'orientation nouvelle imposée aux
églises par la réaction contre le Gnosticisme naissant, étranger à, la
foi en la parousie et disposé à n'admettre qu'une résurrection
spirituelle. Elles furent ainsi entraînées à insister sur le grand
sujet débattu par les gnostiques, la place du Christ dans la série des
éons et son rôle dans l'oeuvre de la création du monde et celle de sa
rédemption (10).
Ce fut dans les écrits johanniques
que se manifesta le mieux l'eschatologie spiritualiste. Déjà l'épître
aux Hébreux, tout en restant fidèle aux conceptions primitives de
l'Église (6,
2 ; 12,
26-29) l'a préparée en substituant à l'idée de la
restauration d'Israël celle de l'Église et en spéculant sur la gloire
céleste du Fils. Avec le IVe évangile et les trois épîtres de Jean,
tombent les décors de l'attente apocalyptique. « Les symboles
s'effacent, dit Causse, il ne reste que l'idée ». La foi au retour de
Christ y subsiste encore (Jean
5,
25, 28,
29 ; 1
Jean 2, 18 ; 4,
3), mais l'apparition glorieuse s'y réduit le plus souvent à
la présence spirituelle de Jésus dans son Église, qu'il fortifie par
l'envoi du Consolateur (11),
l'Esprit de vérité (Jean
14,
16 et 23
; 15,
4). La vie éternelle y est
présentée comme un bien immédiat (Jean 5, 24 ; 1 Jean 2, 17 ; 5,
11-12), et le Jugement, loin d'être conçu comme à venir, s'opère dès
ici-bas par le choix que l'homme, mis en présence du Fils, fait entre
la lumière et les ténèbres (Jean,
3,
18-21).
Un dernier trait à signaler dans la
foi, de cette époque, c'est l'essor de la tradition apostolique (12).
Jésus n'a rien écrit ou n'a rien
laissé, mais nombre de ses paroles, pieusement recueillies et
répétées,
finirent par prendre une forme stable. Il s'y ajouta des récits de. sa
vie, de sa mort et de sa résurrection, faits par les apôtres et les
évangélistes, et enrichis sans cesse de nouveaux souvenirs. Cette
tradition, que l'on peut appeler « apostolique. », se forma
spontanément, sans décision officielle des apôtres ou de leurs
premiers
successeurs (13).
D'abord orale - forme sous laquelle elle se maintint jusqu'au temps de
Polycarpe et de Papias - elle fut partiellement fixée par écrit dès la
seconde génération chrétienne. D'après ce dernier Père, Marc,
interprète de Pierre, écrivit « les choses faites ou dites par le
Christ », et !Matthieu composa, en hébreu, un recueil de ses discours
(logia). De son côté, l'auteur de Luc rédigea un évangile à la suite
d'essais antérieurs à lui (Luc
1,
1-4). Ce qui caractérisait tous ces récits, sous un fond
commun et une même foi, c'était leur diversité, surtout celle des
théologies. Jusqu'à la fin du 1er siècle, la tradition resta
rudimentaire et flottante. Il n'y avait alors aucun credo officiel, à
part quelques professions de foi esquissées dans les épîtres
pastorales (14).
Tout ce qui a été raconté par Ambroise, évêque de Milan (IVe siècle)
et
par Isidore, évêque de Séville (VIIe siècle) sur la composition du
symbole par les apôtres eux-mêmes, n'est que pure fantaisie.
Signalons à présent les
modifications subies par l'organisation ecclésiastique dans le dernier
tiers du premier siècle.
Les églises primitives étaient
parfois des groupes flottants qui frissonnaient au souffle de l'Esprit
avec le beau désordre d'une forêt de chênes poussés au hasard.
Quarante
ans plus tard, elles feront songer aux arbres régulièrement plantés
d'un verger clos.
A Corinthe, par exemple, dans cette
communauté qui rappelait à la fois la synagogue et l'association
grecque (15),
c'était le régime de l'inspiration individuelle, des dons ou charismes
suscités par l'Esprit. Les membres, égaux entre eux, ne se
distinguaient que par la variété de ces dons, fonctions spontanées et
provisoires. Chacun pouvait contribuer au culte (l
Cor. 14, 26) par l'interprétation
d'un texte, la glossolalie ou autrement. Les fidèles, qui
s'acquittaient d'une tâche administrative ou religieuse tenaient leur
autorité d'un appel intérieur (16).
Dans d'autres églises, il est
vrai, ils étaient nommés par le vote populaire (Actes
14,
23).
Mais ces embryons d'organismes
allaient bientôt s'affermir. « Au-dessous ou à côté des apôtres, des
prophètes et des docteurs qui tenaient directement leur vocation de
Dieu seul, et qui étaient essentiellement itinérants, chaque
communauté
dut tirer de son propre sein des ministres sédentaires, anciens
(presbyteroï), épiscopes (episcopoï, surveillants) et diacres
(diaconoï, serviteurs)... Ainsi naquit le fonctionnarisme
ecclésiastique qui, peu à peu, remplacera l'apostolat libre et nomade
et l'absorbera » (Sabatier, Religions, p. 60).
Une idée générale régit cette
évolution qui, en accord avec la définition d'Herbert Spencer, est
bien une concentration de
matière et une dissipation de mouvement - c'est la notion de l'Église.
Ce qui l'implante dans les esprits, ce sont les liens de parenté qui
unissent les communautés fondées par Paul, c'est l'enseignement de
l'apôtre qui parle de l'Église « de Dieu » ou « de Christ », qui voit
en elle le corps même de son chef. Toutefois, « cette unité n'est pas
conçue comme extérieure et visible ; elle n'est pas fondée sur l'unité
du gouvernement, sur des rites ou même des dogmes ; elle est toute
morale et naît de la communion de l'Esprit ; elle se réalise
pratiquement et se maintient par l'amour mutuel » (Sabatier, p. 62).
Cette notion paulinienne apparaît comme un simple idéal qui se
réalisera quand, pareille à une fiancée sortant à la rencontre de son
époux, l'Église fera sa jonction avec le Christ triomphant.
À défaut de cette solution utopique,
cette unité idéale de l'Église deviendra une réalité visible par
l'unité de gouvernement, de culte et de foi. Il faudra pour cela un
principe d'autorité, une règle dogmatique et un centre géographique.
Trois causes principales viendront faciliter cette évolution :
l'accroissement numérique de l'Église, avec ses éléments de qualité
inférieure qui rendront nécessaire une sérieuse discipline, les
persécutions et les hérésies qui feront de l'évêque un centre de
résistance autour duquel se presseront les fidèles, une déviation
dogmatique qui enfermera dans le canal du légalisme les jaillissements
spirituels de la justification par la foi.
Cette tendance de l'Église idéale à
se réaliser est très visible dans les épîtres pastorales (17),
transition
entre l'inspiration individuelle des premiers jours et la
réglementation des siècles qui vont venir. Au temps où elles furent
écrites (vers l'an 90), l'organisation ecclésiastique, il est vrai,
n'est pas encore très développée ni bien fixe, et l'on ne doit pas
dire, avec Batiffol, que c'est
l'époque où l'épiscopat est en train de s'établir. Les fonctions de
chef religieux, en ce qui concerne Timothée et Tite, y sont présentées
comme une délégation émanée de l'apôtre et temporaire (1
Tim. 3, 14-15). Timothée, il est vrai, est placé au-dessus
des anciens (1
Tim. 5, 19-20), mais cette élévation
est amoindrie par le fait qu'il a reçu l'imposition des mains de
l'assemblée des anciens (1
Tim. 4, 14), et par le devoir qui lui est prescrit de tenir
compte du jugement de l'église (l
Tim. 3, 10). En dehors de Timothée et de Tite, la charge
d'épiscope se confond avec celle d'ancien ou presbytre (Tite
1,
5 et 7), comme cela se constate aussi dans l'épître aux
Philippiens (1,
1) et les Actes (20,
17 et 28).
Quant
aux diacres, rien n'indique, dans les prescriptions qui les
concernent, une période très éloignée du temps des apôtres. L'ordre
des
Veuves lui-même (femmes consacrées, à Dieu et assistées) semble n'être
ici qu'à ses débuts (18).
Toutefois, l'organisation
ecclésiastique apparaît dans les Pastorales comme bien plus ferme que
du temps de Paul. L'autorité s'appuie sur une nomination régulière
avec
imposition des mains et se transmet à des hommes choisis (2
Tim. 2, 2). Les présidents (proïstamenoï) et les docteurs
(didascaloï) sont remplacés par les presbytres. Le ministère
itinérant,
à part celui de Timothée, et de Tite, est mal vu, sans doute, comme
l'a
supposé Réville, parce que les hérétiques l'utilisaient ou pouvaient
l'utiliser pour leur propagande. Il y avait même conflit, d'après la
troisième épître de Jean, entre les évangélistes en voyage et tel
personnage ecclésiastique. Cependant, l'esprit clérical et la tendance
à distinguer le sacré du profane ne se montrent pas encore. On peut
même remarquer que « l'auteur anonyme de l'épître aux Hébreux se
propose d'extirper à jamais la racine du cléricalisme en supprimant la
nécessité d'un clergé » (19).
Qu'on
médite, d'autre part, ce texte de 1 Timothée : « Tout ce que Dieu
a créé est bon, et rien ne doit être rejeté » (4,
4).
Le culte chrétien ne fut, dès
l'origine, ni un procédé magique comme dans les religions naturistes,
ni un rituel formaliste comme à Rome, ni une sphère sacrée séparée de
la vie ordinaire comme dans le Judaïsme (20).
Expression de la vie religieuse,
où il s'alimentait sans cesse, il se distinguait par une grande
liberté
et une extrême simplicité, en réaction contre les cérémonies païennes.
Il frappait surtout par sa haute spiritualité. Les premiers chrétiens
de Jérusalem s'entretenaient des grands souvenirs du Maître disparu
mais présent en esprit et ils priaient ensemble (Actes
2,
42). Dans la chrétienté issue du Paganisme, affranchie du
rituel juif et amenée ainsi à organiser son propre culte, à Corinthe
en
particulier, la simplicité première se compliqua. Les réunions de
fidèles devinrent mouvementées, sans rien perdre de l'esprit de
liberté. Si quelqu'un se sentait poussé à chanter un psaume, exhorter,
prier, faire part d'une révélation, laisser échapper une effusion de
glossolalie, il le pouvait, pourvu que ce fût pour l'édification (l
Cor. 14, 26). Avec les années, cette
spontanéité, parfois torrentielle, se canalisa, et le culte prit un
caractère plus solennel, comme on peut en juger par la célèbre lettre
de Pline le Jeune à Trajan au début du IIe siècle (Epistolae, L. X,
lettre 96). Réglé avec soin, il comprenait la lecture des livres
saints, l'enseignement, les chants alternés et la Sainte Cène.
Cette touchante coutume de
l'eucharistie avait été modifiée, en effet, à une époque difficile à,
préciser. Conclusion de l'agape fraternelle qui réunissait le soir des
chrétiens de toute condition autour de tables hospitalières,
elle
en fut détachée, sans doute à cause de difficultés pratiques, pour
être reportée au culte du dimanche matin dont elle devint le
couronnement. On trouve dans la Didakhé (ch. IX), la formule de la
prière à, prononcer pour l'eucharistie, d'abord pour la coupe, ensuite
pour le pain (21).
Le jour qu'on finit par choisir pour
la célébration du culte fut le lendemain du sabbat, « le premier jour
de la semaine » (Actes,
20,
7 ; 1
Cor. 16, 2), appelé aussi « le jour
du Seigneur » (Apoc.
1,
10), qui passait pour être celui de la Résurrection et de
la Pentecôte.
Vers la fin du 1er siècle, le
baptême se pratiquait toujours par immersion, mais, d'après la
Didahké,
on se contentait, au besoin, d'une triple aspersion sur la tête,
accompagnée de cette formule « : au nom du Père, du Fils et du Saint
Esprit » (22).
Le baptême était précédé par le jeûne, pendant un jour ou deux, du
catéchumène et même de l'officiant (23).
Le sens qu'on lui attribuait à
cette époque n'était pas encore très différent de sa signification
primitive. Il avait, au début, une portée, non pas ecclésiastique,
mais
spirituelle. On voyait en lui, non pas un rite d'entrée dans l'Église,
mais un symbole de purification intérieure par la repentance et le
pardon des péchés, en vue du royaume de Dieu. Cette portée spirituelle
était, d'ailleurs, tenue pour insuffisante. Il devait être
complété
par le « baptême de l'Esprit » (Actes,
8,
16-17 ; 19,
5). Parfois même, c'était lui qui le complétait (Actes,
10,
47-48). « Aux yeux de Paul, dit Sabatier, le baptême
d'esprit seul faisait les chrétiens en les unissant au Christ et à,
son
corps qui est l'Eglise ». Mais, ajoute cet historien, « à mesure que
l'Eglise et le Royaume des cieux tendaient à s'identifier, le bain de
purification et l'effusion de l'Esprit devaient se confondre »
(Religions, p. 103). Quand le baptême sera devenu le rite d'entrée
dans
l'Eglise, il s'y ajoutera une teinte sacramentaire, et il passera pour
nécessaire au salut. Mais, vers- la fin du siècle apostolique, il
gardait encore sa valeur toute spirituelle. « Le baptême qui nous
sauve, écrivait un chrétien, c'est l'engagement d'une bonne conscience
devant Dieu » (1
Pierre 3, 21).
L'esquisse que nous venons de faire
de l'organisation ecclésiastique, au premier siècle, montre ce qu'il y
a d'arbitraire dans la prétention des historiens catholiques à
retrouver tout le système romain dans le Christianisme primitif.
Rappelons, à ce propos, les remarques d'Harnack sur l'important
ouvrage
de Mgr Batiffol, L'Eglise naissante et le Catholicisme (Theologische
Literaturzeitung, 16 janvier 1909). Tout en rendant hommage au savoir
de l'éminent prélat français, il lui reproche de passer sous silence
ce
qui distingue, par exemple, le christianisme de Cyprien de celui des
apôtres, et même de celui de Clément de Rome. Il reconnaît que « des
éléments capitaux du catholicisme remontent jusqu'à l'âge apostolique
», mais il ajoute : « Ces éléments ont acquis peu à peu, dans le
catholicisme, une valeur, un -champ d'action, une proportion, tout
différents de ceux qu'ils avaient au début. Et ils ont changé
l'essence
de la piété et la vie de la religion,
à un tel point que le catholicisme romain peut bien prétendre à être
un
État antique avec une idéologie antique, mais qu'il y a en son essence
peu de commun avec la religion chrétienne naissante ».
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