Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

La vie morale et sociale des chrétiens au 1er siècle

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Le Christianisme s'est répandu dans la société païenne comme du levain dans la pâte, ou, selon l'expression de l'épître à Diognète (voir plus loin L. II, ch. II), comme l'âme dans le corps. Il lui a infusé une force nouvelle de dignité et de fraternité.

Pour mieux mesurer son apport à la moralité personnelle et à la morale sociale, il faut rappeler les aspirations et les moeurs du milieu où il a grandi. Assurément, le paganisme n'a pas été fermé à la vertu (1). Plusieurs de ses écrivains ont dénoncé les vices et préconisé la vie honnête. Que l'on songe à Sénèque ou à Juvénal, ou simplement à Valère-Maxime recommandant, dans ses neuf livres d'Actions et Paroles mémorables, toutes les vertus normales. Sénèque a été aussi - et c'est mieux encore - un maître humain et un époux dévoué. Pline l'Ancien et son neveu ont donné également de nobles exemples, et l'on pourrait citer encore, d'après Tacite, pourtant si amer, des cas émouvants d'héroïsme et de fidélité (Histoires, Préface § III). Mais. il faut écarter ce voile brillant des vertus d'une élite, et voir le paganisme tel qu'il a été.

L'ancienne législation romaine était fondée sur l'inégalité et la force. La femme était une perpétuelle mineure (2). Elle ne pouvait hériter en personne, car l'héritage suivait le culte familial qui se transmettait de mâle en mâle. La filiation naturelle ne créait aucun droit à l'enfant, car, pour les Romains, il n'est de la famille que si le père le reconnaît légalement. Il est soumis, d'ailleurs, à son autorité absolue (3). Et que dire des esclaves (4), rangés par Aristote et par Ulpien parmi les animaux, victimes douloureuses et humiliées de tous les caprices des maîtres ! Que de dureté et quelle dépravation des moeurs ! Pour s'en convaincre, il suffit de lire le théâtre de Plaute et de Térence, le Satyricon de Pétrone et de songer aux vices contre nature et aux fresques abominable retrouvées à Pompéi. En vain Auguste, désireux d'enrayer la corruption générale, avait fait des décrets contre l'adultère, et, par la loi Pappia Poppaea, érigé le célibat en délit et encouragé le mariage fécond, son propre exemple et les débordements des deux Julies avaient montré l'impuissance des lois à réformer les moeurs. Ajoutons que, le travail manuel étant déconsidéré et laissé aux esclaves, la plèbe indolente avait pris l'habitude de se faire nourrir de blé égyptien et amuser par les jeux cruels du cirque (5).

La moralité des chrétiens forma de bonne heure un vif contraste avec l'immoralité des païens. Éveillée par les ardentes prédications des évangélistes, elle fut stimulée, comme l'a noté l'historien allemand Dobschütz, dans sa Vie chrétienne dans l'Église primitive (p. 186-187), par le rayonnement des fervents et surtout par le sentiment d'une divine présence. Les églises, sans doute, n'étaient point parfaites, et des taches se montraient sur leurs robes claires de fiancées du Christ ; il y avait de la paresse à Thessalonique, des divisions et un certain laisser-aller à Corinthe, de la médisance et de l'orgueil dans les milieux censurés par l'épître de Jacques, mais, dans l'ensemble de la chrétienté naissante, la pureté des moeurs, la probité et les autres vertus personnelles déployaient leurs floraisons délicates, que l'ascétisme ne venait pas encore assombrir, et c'est ainsi que Paul se sentait pressé d'écrire à ses amis de Thessalonique et de Philippes qu'ils étaient « sa joie et sa couronne glorieuse » (1 Thess. 2, 19 ; Phil. 4, 1). Sur ce fond clair se détachait cette création admirable qui s'appelle la. famille chrétienne, où, selon le modèle esquissé par l'apôtre (Col, 3, 18-19), l'égalité morale se réalisait dans l'obéissance, le respect et la tendresse, sans que la hiérarchie naturelle eût à en souffrir...

Mais ce fut encore plus dans la pratique des vertus sociales qu'éclata la force de l'esprit nouveau.

Est-il besoin d'insister sur les appels fervents à la fraternité, au respect mutuel et à la justice, qui ont jailli de l'âme des prédicateurs évangéliques ? Voici l'auteur de l'épître de Jacques, si sévère pour l'orgueil de la fortune et le mépris du pauvre. Voici Paul qui prêche la solidarité, l'assistance mutuelle, réhabilite le travail manuel en le recommandant comme une vertu (1 Thess. 4, 11), après l'avoir honoré en s'y usant les mains, et, penché avec une intense affection vers les plus misérables - les esclaves - écrit aux Colossiens : « Soyez justes pour eux » (4, 1), au nom du Christ, « devant lequel il n'y a ni esclave ni homme libre » (Gal. 3, 28). Mais il y a eu dans le Christianisme primitif mieux encore que des paroles enflammées, des faits, et surtout, selon l'expression du professeur Rauschenbusch, « une force créatrice » (6)

Elle consista surtout à rapprocher, dans une certaine unité spirituelle, des hommes séparés par la race, la religion et les distinctions de classe. Les premières églises furent « des communautés sociales à base religieuse ». On ne se bornait pas à y prier ensemble, on y prenait aussi des repas en commun, et malgré quelques troubles causés par l'esprit de coterie, ces agapes furent un lien, surtout aussi longtemps que la Cène vint les terminer. Cette force sociale suscita aussi des élans prolongés de bienfaisance qui allèrent jusqu'à, un communisme relatif, ainsi qu'une hospitalité fraternelle offerte avant tout aux « frères en la foi » en voyage (7).

Toutefois, elle s'arrêta devant l'océan périlleux de l'agitation sociale. Elle refusa d'y pousser la barque de l'Église, et fit même tous ses efforts pour l'en détourner. Certains membres de la communauté de Thessalonique ayant cessé tout travail, leur père spirituel, docile à la fois à la pensée de Jésus et à ses propres convictions, se dressa contre ce désordre et leur fit entendre de fermes remontrances (2 Thess. 3, 6-15). À Corinthe, des femmes, invoquant les vues de Paul sur l'abolition des vieilles distinctions de race et de rang, prétendirent prendre la parole dans les assemblées du culte, et l'apôtre dut les exhorter à la réserve (1 Cor 11, 2-16). Dans la même ville, certains foyers furent troublés par la pensée qu'une chrétienne ne pouvait pas vivre avec un païen, et la question du divorce pour cause de religion se posa. Paul dut engager ces ménages à ne pas se dissoudre, car, leur dit-il, « le mari non croyant est sanctifié par sa femme » et réciproquement (1 Cor. 7, 14). L'esprit nouveau suscita des velléités de révolte chez certains esclaves, devenus conscients de leur valeur humaine et altérés de liberté, et l'apôtre dut leur recommander de rester dans leur condition (8), heureux d'avoir l'essentiel, d'être des « affranchis du Seigneur » (1 Cor. 7, 21-24). Les chrétiens paraissent avoir senti la difficulté et le danger d'une propagande sociale, d'un soulèvement populaire ou d'une rébellion d'esclaves qui eussent été atrocement réprimés. « L'idéal de Paul, dit Tiroeltsch, dans son remarquable ouvrage, Les Doctrines sociales des Églises et des groupes chrétiens (p. 68 ss), c'est de changer les relations sociales par l'intérieur sans les toucher extérieurement. Il accepte les inégalités existantes, mais il veut les compenser par l'égalité religieuse. Elle se réalise dans le service de Dieu, où les petits se rencontrent avec les grands, délégués par lui pour prendre soin d'eux... C'est un fait surprenant que les deux principes opposés qui sont à la base de la pensée de Paul, l'individualisme et l'universalisme, prennent une attitude sociale absolument conservatrice et s'expriment par ce qu'on peut appeler le patriarcat chrétien. Et pourtant, malgré toute la soumission qu'elle préconise, cette doctrine, par sa profondeur morale, est une menace pour toute autorité terrestre ».

Ce qui devait, d'ailleurs, refroidir leur zèle révolutionnaire, c'était leur foi en la parousie, excluant une croisade réformatrice de quelque durée, et, plus tard, l'attente de la vie éternelle en laquelle se mua leur espérance eschatologique souvent déçue. La vision de Paul n'avait pas été nettement sociale. Persuadé que le monde allait se volatiliser en esprit, il conseillait d' « en user comme n'en usant pas ». Cette 'attitude, à laquelle ses disciples se conformèrent, fut encouragée par leur hostilité à l'égard de la société païenne. Les chrétiens, en effet, ne pouvaient souffrir son idolâtrie, l'immoralité de ses dieux et celle de leurs fidèles, et cette souillure leur faisait rejeter avec dégoût les chefs-d'oeuvre de l'art grec quand ils étaient entachés d'impudeur (Actes, 17, 16). Aussi cherchèrent-ils à réduire le plus possible leur contact avec elle, à fuir les repas où l'on mangeait, dans les temples, les viandes consacrées aux idoles, et à constituer entre eux, comme l'a dit Rauschenbusch, « un petit monde indépendant ».

Cette répugnance fut accrue par l'antipathie qu'ils éprouvèrent peu à peu pour les autorités romaines (9). Ils avaient commencé par les tolérer. Ils ne participaient pas, il est vrai, au culte rendu aux empereurs (10), mais ils leur obéissaient. Paul, qui avait bénéficié de l'ordre qu'ils avaient établi dans le monde, écrivait aux chrétiens de Rome : « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu... Elles remplissent, de la part de Dieu, un ministère de colère et de vengeance contre celui qui fait le mal » (Rom. 13, 1-4). Plus, tard, l'auteur des épîtres pastorales recommande la soumission aux autorités (Tite, 3, 1 etc.). Le rédacteur de Luc souligne la bienveillance romaine pour Jésus, malheureusement vaincue par le fanatisme juif. Dans les Actes des apôtres, le même auteur insiste aussi sur les dispositions favorables des autorités. Quant à Jean, il montre Pilate cherchant à sauver Jésus. Cette soumission est recommandée encore, même quand les vexations ont commencé (1 Pierre 2, 13-17 ; 4, 12-16). Clément de Rome, dans son épître aux Corinthiens, propose même une prière pour les princes de la terre (eh. 59 et 60). Pourtant, comme l'observe le professeur Causse dans sa brillante étude, « ces déclarations n'étaient pas une reconnaissance de la valeur de l'État, et cette soumission ne saurait être que l'adhésion provisoire à un régime passager. En réalité, le chrétien appartenait à Christ, non à l'État. Il pouvait se soumettre à la loi, mais son âme restait libre.... La Cité de Dieu (qui embrasse toute l'humanité) dominait le cadre de la cité terrestre » (p. 33).

Cette attitude passive se modifia pourtant quand les empereurs se montrèrent trop indignes du titre de dieu qu'on leur décernait. Ce culte, sans doute, s'adressait moins à tel ou tel César qu'à la dignité impériale. Il était un hommage rendu à la puissance romaine et, à certains égards, un remerciement pour sa protection (11). Mais quand le dieu qui réclamait impérieusement l'adoration s'appela Domicien (voir Suétone), l'opposition, sensible déjà, au dire de 'Tacite, chez certains païens d'esprit élevé, et plus encore chez les Juifs dont le monothéisme s'effarouchait (12), ne put qu'être vive dans les âmes chrétiennes. Comment auraient-elles accepté inlassablement que l'on attribuât à des hommes, surtout s'ils s'appelaient Domitien, les titres de « Fils de Dieu » et de « Sauveur » qu'elles réservaient à leur Christ ? L'État romain apparut alors, surtout à celles qui avaient souffert des persécutions, comme la Bête qui devait être vaincue (voir l'Apocalypse). Les églises furent ainsi amenées à créer dans leur sein des institutions judiciaires qui firent un petit État dans l'État. Cette organisation officieuse contribua à indisposer les autorités contre elles, et l'attitude à laquelle furent poussés leurs chefs, désireux de conjurer l'orage en prêchant le loyalisme politique, les détourna encore davantage du devoir de reconstruire l'état social.

À ce courant antisocial s'opposa, d'ailleurs, comme l'a signalé Harnack (Mission), une tendance plus philosophique, la conception d'un peuple nouveau, Issu du Christ « second Adam », « race choisie, nation sainte » (1 Pierre 2, 9), héritière des promesses faites à Israël et bénéficiaire d'un avenir glorieux, appelé à aider l'Empire, comme le dira plus tard Justin Martyr (Apologie, 1, 12), par la moralité supérieure de ses membres et leur pouvoir sur les démons. Cette notion, qui se rattache aux meilleures intuitions du Christ, prit de la force à mesure que l'Église recruta des adeptes plus éclairés, et rajeunit le levain évangélique dont la pâte humaine avait tant besoin.

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(1) Voir sur ce point Denis, Histoire des Théories et des Tuées morales de L'Antiquité, Paris 1856, 2 vol. ; Martha, Les Moralistes sous l'Empire romain, 1865 ; Ern. Havet, Le Christianisme et ses origines, T. Il, Paris. 1873 ; Ch. Guignebert, Tertullien : Étude sur ses sentiments à L'égard de l'Empire et de la Société civile, Leroux, Paris 1901, ch. XIII, en particulier p. 393-394. 
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(2) Elle n'était pas mieux traitée dans la société juive : qu'on se rappelle la facilité du divorce. Mais il ne faudrait pas exagérer ce mépris (cf Klugmann, Die Frau im Talmud, Vienne (1898). 
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(3) Fustel de Coulanges, La Cité antique, p. 80. 
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(4) Cf Wallon, Histoire de l'Esclavage antique 3 vol. Paris 1847 ; G. Boissier, La Relig. rom., T. 1 L III, ch, V ; E. de Pressensé, La Vie des Chrétiens, L. III, ch. III. 
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(5) On comptait environ deux cent mille bénéficiaires. 
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(6) Le Christianisme et la Crise sociale, trad. Vallette, Fischbacher 1919 (voir le ch. III). Cf aussi Hatch, organization of the early christian Churches, 6e éd. Londres 1921. 
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(7) Voir le beau chapitre d'Harnack sur « l'évangile de l'amour et de la charité » (Mission, L. II, ch. III). 
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(8) Pourtant, il suggère à Philémon d'affranchir Onésime (V. 21). 
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(9) Cf Goguel, Les Chrétiens et l'Empire romain à l'époque du N. T., 1906 ; Geffcken, Das Christentum im Kampf und Ausgleich mit der griechisch-raemischen Welt, Teubner, Leipzig, 3e éd. 1920 ; Antonin Causse, Essai sur le Conflit du Christianisme primitif et de la Civilisation, Leroux, Paris 1920. 
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(10) Cf Beurlier, Essai sur le Culte rendu aux Empereurs romains, 1891. On sait que des temples avaient été consacrés à Auguste, et qu'on célébrait le jour de sa naissance et les anniversaires de ses victoires par des sacrifices, des fêtes et des jeux publics. L'adoration de cet empereur se lit déjà dans l'inscription de Priène, en Asie-Mineure récemment découverte, datant de l'an IX avant J.-C. Il est qualifié de Sauveur. Même ton dans celle de Pergame (derniers temps d'Auguste).
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(11) G. Boissier, op. cit. T. 1, p. 173-174, 189-190. 
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(12) Sous Caligula, des Juifs avaient renversé son autel à Jammias, en Palestine. 
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