Le
Christianisme s'est répandu dans la société païenne comme du levain
dans la pâte, ou, selon l'expression de l'épître à Diognète (voir plus
loin L. II, ch. II), comme l'âme dans le corps. Il lui a infusé une
force nouvelle de dignité et de fraternité.
Pour mieux mesurer son apport à la
moralité personnelle et à la morale sociale, il faut rappeler les
aspirations et les moeurs du milieu où il a grandi. Assurément, le
paganisme n'a pas été fermé à la vertu (1).
Plusieurs de ses écrivains ont
dénoncé les vices et préconisé la vie honnête. Que l'on songe à
Sénèque
ou à Juvénal, ou simplement à Valère-Maxime recommandant, dans ses
neuf
livres d'Actions et Paroles mémorables, toutes les vertus normales.
Sénèque a été aussi - et c'est mieux encore - un maître humain et un
époux dévoué. Pline l'Ancien et son neveu ont donné également de
nobles
exemples, et l'on pourrait citer encore, d'après Tacite, pourtant si
amer, des cas émouvants d'héroïsme et de fidélité (Histoires, Préface
§
III). Mais. il faut écarter ce voile brillant des vertus d'une élite,
et voir le paganisme tel qu'il a été.
L'ancienne législation romaine était
fondée sur l'inégalité et la force. La femme était une perpétuelle
mineure (2).
Elle ne pouvait hériter en personne, car l'héritage suivait le culte
familial qui se transmettait de mâle en mâle. La filiation naturelle
ne
créait aucun droit à l'enfant, car, pour les Romains, il n'est de la
famille que si le père le reconnaît légalement. Il est soumis,
d'ailleurs, à son autorité absolue (3).
Et que dire des esclaves (4),
rangés par Aristote et par Ulpien parmi les animaux, victimes
douloureuses et humiliées de tous les caprices des maîtres ! Que de
dureté et quelle dépravation des moeurs ! Pour s'en convaincre, il
suffit de lire le théâtre de Plaute et de Térence, le Satyricon de
Pétrone et de songer aux vices contre nature et aux fresques
abominable
retrouvées à Pompéi. En vain Auguste, désireux d'enrayer la corruption
générale, avait fait des décrets contre l'adultère, et, par la loi
Pappia Poppaea, érigé le célibat en délit et encouragé le mariage
fécond, son propre exemple et les débordements des deux Julies avaient
montré l'impuissance des lois à réformer les moeurs. Ajoutons que, le
travail manuel étant déconsidéré et laissé aux esclaves, la plèbe
indolente avait pris l'habitude de se faire nourrir de blé égyptien et
amuser par les jeux cruels du cirque (5).
La moralité des chrétiens forma de
bonne heure un vif contraste avec l'immoralité des païens. Éveillée
par
les ardentes prédications des évangélistes, elle fut stimulée, comme
l'a noté l'historien allemand Dobschütz, dans sa Vie chrétienne dans
l'Église primitive (p. 186-187), par le rayonnement des fervents et
surtout par le sentiment d'une
divine présence. Les églises, sans doute, n'étaient point parfaites,
et
des taches se montraient sur leurs robes claires de fiancées du Christ
; il y avait de la paresse à Thessalonique, des divisions et un
certain
laisser-aller à Corinthe, de la médisance et de l'orgueil dans les
milieux censurés par l'épître de Jacques, mais, dans l'ensemble de la
chrétienté naissante, la pureté des moeurs, la probité et les autres
vertus personnelles déployaient leurs floraisons délicates, que
l'ascétisme ne venait pas encore assombrir, et c'est ainsi que Paul se
sentait pressé d'écrire à ses amis de Thessalonique et de Philippes
qu'ils étaient « sa joie et sa couronne glorieuse » (1
Thess. 2, 19 ; Phil.
4,
1). Sur ce fond clair se détachait cette création
admirable qui s'appelle la. famille chrétienne, où, selon le modèle
esquissé par l'apôtre (Col,
3,
18-19), l'égalité morale se réalisait dans l'obéissance,
le respect et la tendresse, sans que la hiérarchie naturelle eût à en
souffrir...
Mais ce fut encore plus dans la
pratique des vertus sociales qu'éclata la force de l'esprit nouveau.
Est-il besoin d'insister sur les
appels fervents à la fraternité, au respect mutuel et à la justice,
qui
ont jailli de l'âme des prédicateurs évangéliques ? Voici l'auteur de
l'épître de Jacques, si sévère pour l'orgueil de la fortune et le
mépris du pauvre. Voici Paul qui prêche la solidarité, l'assistance
mutuelle, réhabilite le travail manuel en le recommandant comme une
vertu (1
Thess. 4, 11), après l'avoir honoré
en s'y usant les mains, et, penché avec une intense affection vers les
plus misérables - les esclaves - écrit aux Colossiens : « Soyez justes
pour eux » (4,
1), au nom du Christ, « devant
lequel il n'y a ni esclave ni homme libre » (Gal.
3,
28). Mais il y a eu dans le Christianisme primitif mieux
encore que des paroles enflammées, des faits, et surtout, selon
l'expression du professeur
Rauschenbusch, « une force créatrice » (6)
Elle consista surtout à rapprocher,
dans une certaine unité spirituelle, des hommes séparés par la race,
la
religion et les distinctions de classe. Les premières églises furent «
des communautés sociales à base religieuse ». On ne se bornait pas à y
prier ensemble, on y prenait aussi des repas en commun, et malgré
quelques troubles causés par l'esprit de coterie, ces agapes furent un
lien, surtout aussi longtemps que la Cène vint les terminer. Cette
force sociale suscita aussi des élans prolongés de bienfaisance qui
allèrent jusqu'à, un communisme relatif, ainsi qu'une hospitalité
fraternelle offerte avant tout aux « frères en la foi » en voyage (7).
Toutefois, elle s'arrêta devant
l'océan périlleux de l'agitation sociale. Elle refusa d'y pousser la
barque de l'Église, et fit même tous ses efforts pour l'en détourner.
Certains membres de la communauté de Thessalonique ayant cessé tout
travail, leur père spirituel, docile à la fois à la pensée de Jésus et
à ses propres convictions, se dressa contre ce désordre et leur fit
entendre de fermes remontrances (2
Thess. 3, 6-15). À Corinthe, des
femmes, invoquant les vues de Paul sur l'abolition des vieilles
distinctions de race et de rang, prétendirent prendre la parole dans
les assemblées du culte, et l'apôtre dut les exhorter à la réserve (1
Cor 11, 2-16). Dans la même ville,
certains foyers furent troublés par la pensée qu'une chrétienne ne
pouvait pas vivre avec un païen, et la question du divorce pour cause
de religion se posa. Paul dut engager ces ménages à ne pas se
dissoudre, car, leur dit-il, « le mari non croyant est sanctifié par
sa
femme » et réciproquement (1
Cor. 7, 14). L'esprit nouveau suscita des
velléités de
révolte chez certains esclaves, devenus conscients de leur valeur
humaine et altérés de liberté, et l'apôtre dut leur recommander de
rester dans leur condition (8),
heureux d'avoir l'essentiel, d'être
des « affranchis du Seigneur » (1
Cor. 7, 21-24). Les chrétiens
paraissent avoir senti la difficulté et le danger d'une propagande
sociale, d'un soulèvement populaire ou d'une rébellion d'esclaves qui
eussent été atrocement réprimés. « L'idéal de Paul, dit Tiroeltsch,
dans son remarquable ouvrage, Les Doctrines sociales des Églises et
des
groupes chrétiens (p. 68 ss), c'est de changer les relations sociales
par l'intérieur sans les toucher extérieurement. Il accepte les
inégalités existantes, mais il veut les compenser par l'égalité
religieuse. Elle se réalise dans le service de Dieu, où les petits se
rencontrent avec les grands, délégués par lui pour prendre soin
d'eux... C'est un fait surprenant que les deux principes opposés qui
sont à la base de la pensée de Paul, l'individualisme et
l'universalisme, prennent une attitude sociale absolument
conservatrice
et s'expriment par ce qu'on peut appeler le patriarcat chrétien. Et
pourtant, malgré toute la soumission qu'elle préconise, cette
doctrine,
par sa profondeur morale, est une menace pour toute autorité terrestre
».
Ce qui devait, d'ailleurs, refroidir
leur zèle révolutionnaire, c'était leur foi en la parousie, excluant
une croisade réformatrice de quelque durée, et, plus tard, l'attente
de
la vie éternelle en laquelle se mua leur espérance eschatologique
souvent déçue. La vision de Paul n'avait pas été nettement sociale.
Persuadé que le monde allait se volatiliser en esprit, il conseillait
d' « en user comme n'en usant pas ». Cette 'attitude, à laquelle ses
disciples se conformèrent, fut encouragée par leur hostilité à l'égard
de la société païenne. Les chrétiens, en effet, ne pouvaient souffrir
son idolâtrie, l'immoralité de ses dieux et celle de leurs fidèles, et
cette souillure leur faisait rejeter avec dégoût les chefs-d'oeuvre de
l'art grec quand ils étaient entachés d'impudeur (Actes,
17,
16). Aussi cherchèrent-ils à réduire le plus possible
leur contact avec elle, à fuir les repas où l'on mangeait, dans les
temples, les viandes consacrées aux idoles, et à constituer entre eux,
comme l'a dit Rauschenbusch, « un petit monde indépendant ».
Cette répugnance fut accrue par
l'antipathie qu'ils éprouvèrent peu à peu pour les autorités romaines
(9).
Ils avaient commencé par les tolérer. Ils ne participaient pas, il est
vrai, au culte rendu aux empereurs (10),
mais ils leur obéissaient. Paul,
qui avait bénéficié de l'ordre qu'ils avaient établi dans le monde,
écrivait aux chrétiens de Rome : « Que chacun soit soumis aux
puissances régnantes, car il n'y a point de puissance qui ne vienne de
Dieu... Elles remplissent, de la part de Dieu, un ministère de colère
et de vengeance contre celui qui fait le mal » (Rom.
13,
1-4). Plus, tard, l'auteur des épîtres pastorales
recommande la soumission aux autorités (Tite,
3,
1 etc.). Le rédacteur de Luc souligne la bienveillance
romaine pour Jésus, malheureusement vaincue par le fanatisme juif.
Dans
les Actes des apôtres, le même auteur insiste aussi sur les
dispositions favorables des autorités. Quant à Jean, il montre Pilate
cherchant à sauver Jésus. Cette soumission est recommandée
encore,
même quand les vexations ont commencé (1
Pierre 2, 13-17 ; 4,
12-16). Clément de Rome, dans son épître aux Corinthiens,
propose même une prière pour les princes de la terre (eh. 59 et 60).
Pourtant, comme l'observe le professeur Causse dans sa brillante
étude,
« ces déclarations n'étaient pas une reconnaissance de la valeur de
l'État, et cette soumission ne saurait être que l'adhésion provisoire
à
un régime passager. En réalité, le chrétien appartenait à Christ, non
à
l'État. Il pouvait se soumettre à la loi, mais son âme restait
libre.... La Cité de Dieu (qui embrasse toute l'humanité) dominait le
cadre de la cité terrestre » (p. 33).
Cette attitude passive se modifia
pourtant quand les empereurs se montrèrent trop indignes du titre de
dieu qu'on leur décernait. Ce culte, sans doute, s'adressait moins à
tel ou tel César qu'à la dignité impériale. Il était un hommage rendu
à
la puissance romaine et, à certains égards, un remerciement pour sa
protection (11).
Mais quand le dieu qui réclamait impérieusement l'adoration s'appela
Domicien (voir Suétone), l'opposition, sensible déjà, au dire de
'Tacite, chez certains païens d'esprit élevé, et plus encore chez les
Juifs dont le monothéisme s'effarouchait (12),
ne put qu'être vive dans les âmes
chrétiennes. Comment auraient-elles accepté inlassablement que l'on
attribuât à des hommes, surtout s'ils s'appelaient Domitien, les
titres
de « Fils de Dieu » et de « Sauveur » qu'elles réservaient à leur
Christ ? L'État romain apparut alors, surtout à celles qui avaient
souffert des persécutions, comme la Bête qui devait être vaincue (voir
l'Apocalypse). Les églises furent ainsi amenées à créer dans leur sein
des institutions judiciaires qui firent un petit État dans l'État.
Cette organisation officieuse contribua à indisposer les autorités
contre elles, et l'attitude à laquelle furent poussés
leurs
chefs, désireux de conjurer l'orage en prêchant le loyalisme
politique, les détourna encore davantage du devoir de reconstruire
l'état social.
À ce courant antisocial s'opposa,
d'ailleurs, comme l'a signalé Harnack (Mission), une tendance plus
philosophique, la conception d'un peuple nouveau, Issu du Christ «
second Adam », « race choisie, nation sainte » (1
Pierre 2, 9), héritière des promesses faites à Israël et
bénéficiaire d'un avenir glorieux, appelé à aider l'Empire, comme le
dira plus tard Justin Martyr (Apologie, 1, 12), par la moralité
supérieure de ses membres et leur pouvoir sur les démons. Cette
notion,
qui se rattache aux meilleures intuitions du Christ, prit de la force
à
mesure que l'Église recruta des adeptes plus éclairés, et rajeunit le
levain évangélique dont la pâte humaine avait tant besoin.
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