Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LIVRE II

LE II ème SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER

Les Pères apostoliques

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(1) Le IIe siècle fut pour les églises chrétiennes une époque de croissance régulière, facilitée par la paix relative et la prospérité dont jouit l'Empire sous la sage administration des Antonins (96-192). Rappelons ici brièvement le soin apporté par Nerva (96-98) au rétablissement de la liberté et des finances ; les réformes civiles et l'accroissement de la richesse publique dus à Trajan (98-117), forte personnalité qui abattit la puissance menaçante des Daces et peupla leur territoire de colons romains ancêtres des Roumains, et qui annexa l'Arménie et le nord de la Mésopotamie ; la politique pacifique et les réformes administratives d'Hadrien (117-138), auquel on peut reprocher, d'ailleurs, de cruelles répressions des Juifs (2) ; l'habile gestion et les lois humanitaires d'Antonin-le-Pieux (138-168), qui, d'après Marc-Aurèle, « n'avait en vue que son devoir et était supérieur à la flatterie » ; les mesures en faveur des enfants pauvres et des mères de famille, ainsi que les adoucissements au Code pénal (3), que l'on doit au stoïcien Marc-Aurèle (161-180). Ce noble esprit, pour qui, au dire de Renan, « la morale était le dernier mot de l'existence », eut la douleur de soutenir des guerres prolongées contre les Parthes et les Barbares du Danube, et l'infortune d'avoir pour successeur un gladiateur forcené, son fils Commode, étranglé le 31 décembre 192. Sous les Antonins, les églises purent se développer en paix, si l'on excepte de cruelles mais courtes persécutions. Elles furent dirigées par les Pères apostoliques, défendues contre les païens par les Pères apologistes et contre les hérétiques par des docteurs tels qu'Irénée, et pour mieux résister aux forces de dissolution elles furent amenées à fortifier l'épiscopat et à fixer un canon de leurs livres sacrés.

Au début de IIe siècle, et même un peu avant, leur histoire se concentre dans l'activité de plusieurs personnalités qui ont reçu (du savant Cotelier, en 1672), le nom de Pères apostoliques, parce que tel ou tel d'entre eux passait pour avoir connu des apôtres (4).

Le plus ancien est Clément, qui dirigeait l'église de Rome. Son nom est lié, sur les anciens mss, à une belle épître aux Corinthiens (5), qui eut de bonne heure, une grande vogue (6). D'après Irénée, « il avait vu les bienheureux apôtres et conversé avec eux » (Adv. Hoer. L. III, ch. 2 § 3), mais il faut reconnaître (Puech) qu' « il ne s'exprime nulle part formellement en homme qui les a connus ». On ne peut l'identifier avec le Clément que Paul nomme dans Phil. 4, 3. Selon une tradition, il mourut martyr, mais les Actes de ce supplice, rédigés au IVe siècle, ont un caractère légendaire.

Sans être invité à offrir son arbitrage, et dans le simple mais vif désir de faire cesser un scandale (ch. 47) et de ramener la paix (ch. 63), Clément écrivit, au nom de son église, à celle de Corinthe, dont une partie s'était soulevée contre certains presbytres. Il lui rappelle d'abord les vertus essentielles du chrétien, la bonté surtout, et parle des épreuves subies par Pierre, Paul et une foule d'autres martyrs (4-6). Il insiste sur la pénitence, illustrée par les exemples de Noé, de Jonas, etc. (7-8), l'obéissance, la foi, la piété, l'hospitalité, dont firent preuve Hénoch, Noé, Abraham et d'autres (9-12), l'humilité enseignée par le Christ et, avant lui, par les prophètes, la concorde, la crainte de Dieu, etc. (13-30). Avec toutes ces vertus se réalisera l'unanimité (homonoïa), l'unité, aussi forte que celle des armées romaines, du corps mystique que les chrétiens forment en Christ (31-38). Elle doit être garantie par l'autorité ecclésiastique, issue des apôtres, consacrés par Jésus qui a été envoyé par Dieu. (C'est elle qui doit ordonner les prêtres « avec le consentement de toute l'église » (39-43). Prenant alors l'offensive, Clément reproche à ses lecteurs leur injustice à l'égard de presbytres, qu'on n'a pas le droit de déposer quand ils sont « sans reproche » (44-46). Après les avoir engagés à relire la première épître de Paul aux Corinthiens, il les déclare plus coupables que les chrétiens divisés auxquels s'adressait l'apôtre, car ils n'ont plus, comme alors, l'excuse de mettre leurs préférences à l'abri des grands noms de Paul, de Pierre ou d'Apollos, et il déplore le scandale provoqué par ces « folies » (47-50). Que les coupables se repentent, se sacrifiant pour le bien commun (51-59) ! L'épître se termine par une prière, de forme rythmée, composée de citations bibliques (7), puis par des paroles affectueuses et la recommandation de trois délégués « fidèles et sages », chargée de la remettre aux Corinthiens.

Dans cette lettre bien ordonnée, au style correct et soutenu, on peut voir, avec Renan, « un monument insigne de la sagesse pratique de l'Église de Rome et de son esprit de gouvernement « (Les Evangiles... p. 137). L'affirmation qu'on y trouve du droit divin de la hiérarchie a une réelle importance (8), mais il serait excessif d'appeler, avec Batiffol (L'Église, p. 146), cette admonestation fraternelle « l'épiphanie de la primauté romaine » (9). D'ailleurs, ce doit divin est bien tempéré par le recours tout démocratique au consentement des fidèles. Quant à la dogmatique esquissée dans cette épître, elle se réduit à un paulinisme déjà atténué, où le légalisme se fait sentir.

On s'accorde à penser que la lettre date de l'an 90 environ. Les citations des épîtres de Paul aux Romains et aux Corinthiens supposent un certain temps, nécessaire à leur, diffusion. D'autre part, une date sensiblement plus récente n'est guère possible, car on s'expliquerait mal que l'auteur n'ait pas connu quelque recueil étendu d'épîtres pauliniennes (10).

La deuxième épître de Clément aux Corinthiens (11), ainsi désignée dans les deux mss grecs et le ms syriaque de la première épître, qu'elle accompagne, est, en réalité, une homélie, assez banale et décousue mais pleine de gravité, lue dans une église (XIX, 1), qui a dû être Corinthe, comme on peut le conclure de l'allusion (VII, 1, 3) aux lutteurs qui accourent à toutes voiles. Elle affirme avec énergie la divinité du Christ et exalte le salut qu'il a apporté, et elle prêche la lutte continuelle contre le monde et la pratique des vertus chrétiennes, pénitence, pureté, charité, amour de l'Église. On ne peut l'attribuer à Clément, car elle diffère trop, pour le style et la pensée, de la première épître (Hemmer). Harnack a cru pouvoir l'identifier avec une lettre de l'évêque Soter, adressée vers l'an 170, à, l'église de Corinthe (12). Sans doute, le ton grave de l'écrit et certains traits communs avec Le Pasteur d'Hermas, tels que l'appel à la pénitence, autorisent à admettre son origine romaine, mais il est difficile de regarder cette homélie comme une épître (Puech). Elle semble dater de l'an 150 environ.




Ignace (13), appelé aussi Théophore (« qui porte Dieu »), est connu surtout par le témoignage d'Eusèbe (Il. E. III, 36), qui mentionne son épiscopat à Antioche et son martyre à Rome, où il fut livré aux bêtes. D'après lui, ce vaillant évêque, au cours de son transport dans la capitale, exhortait les églises à rester fidèles aux enseignements apostoliques ; il envoya de Smyrne trois lettres aux Ephésiens, aux Magnésiens et aux Tralliens et surtout la célèbre épître aux chrétiens de Rome, qu'il suppliait de ne rien faire qui pût le préserver du martyre, et, de Troas, il écrivit aux Philadelphiens et aux chrétiens de Smyrne, ainsi qu'à leur évêque Polycarpe. D'autre part, ce dernier, dans son épître aux Philippiens, dit « leur avoir envoyé, comme ils le lui avaient demandé, les lettres qu'Ignace nous avait adressées, et toutes les autres que nous possédions ». Il mourut à Rome, dans la onzième année du règne de Trajan (109-110), si l'on en croit Jérôme (De Viris... 16), mais les détails du supplice nous sont inconnus, car les deux principaux récits parvenus jusqu'à nous ont un caractère légendaire. L'un, appelé Martyre antiochien, parce qu'il place à Antioche la comparution d'Ignace devant Trajan, paraît dater du IVe siècle. L'autre, dit Martyre romain, parce qu'il la place à Rome, est postérieur à Eusèbe, qu'il cite.

Les sept lettres mentionnées par cet historien ont été découvertes par Ussher en 1644 et Voss en 1646. En raison des interpolations qu'elles avaient subies, il a fallu en reconstituer le texte. Le meilleur est celui du ms Mediceus, à Florence (XIe siècle), à compléter par le Colbertinus, à Paris (Xe siècle), pour l'épître aux Romains, qui manque dans l'autre (14).

Cette dernière épître, par son lyrisme et ses effusions ardentes à la saint Paul (voir ch. IV-VI), mérite l'appellation de « joyau de la littérature chrétienne primitive », que Renan lui a donnée. Son style, dit Batiffol, est « rude, obscur, énigmatique, plein de répétitions et d'insistances, mais d'une énergie continue, et çà, et là d'un éclat saisissant ». Écoutons-le réclamer le martyre, avec des formules qui allaient devenir célèbres. « Laissez-moi devenir la pâture des bêtes, par lesquelles je pourrai parvenir à Dieu. Je suis le froment de Dieu, il faut que je sois moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé en sa pureté le pain du Christ. Caressez-les plutôt, pour qu'elles soient mon tombeau... » Les six autres lettres ont un ton différent, bien qu'on puisse y relever des passages brûlants. Elles cherchent à mettre en garde les fidèles contre certains missionnaires, qui prêchaient l'observation des pratiques juives et le docétisme, et formaient des conventicules liturgiques séparés. Ignace, se dressant contre eux comme l'avait déjà fait l'auteur des écrits johanniques, les combat en insistant sur le caractère périmé du Judaïsme et sur la réalité corporelle de Jésus, et surtout en prescrivant aux églises de rester attachées à leurs évêques et aux corps des presbytres et des diacres, dépositaires de l'autorité et gardiens de la vérité. « Honorez les diacres, dit-il, comme Jésus-Christ, et les prêtres comme le sénat de Dieu et le collège des apôtres ».

Ce zèle extraordinaire pour le gouvernement ecclésiastique s'explique par l'amour passionné d'Ignace pour Jésus, tête de l'Église. S'il insiste, contre le docétisme, sur sa réelle humanité, il souligne aussi sa divinité (15). Il l'appelle « Seigneur », « Logos de Dieu », préexistant (ép. aux Magnésiens 6, 1 et 8, 2), devenu homme par une naissance miraculeuse. Pourtant, il ne le fait participer ni à l'Ïuvre de la création ni au gouvernement du monde. Pour lui, les prières des chrétiens ne doivent pas s'adresser à, Jésus mais à Dieu le Père par lui (16). En ce qui touche son Ïuvre rédemptrice, Ignace s'écarte parfois de la pensée paulinienne pour se rapprocher de celle du IVe évangile. À ses yeux, la croix est comme une machine (mécané) qui a élevé les hommes vers la maison du Père. Elle a préparé la résurrection du Christ, garantie de la leur. Le moyen de salut est « l'union mystique » avec lui, en qui l'on a la certitude de la vie éternelle. La Cène est un « antidote contre la mort » (Rouffiac, ouvrage cité, p. 56-58).

On trouve dans ces lettres d'intéressants détails sur le voyage d'Ignace prisonnier. À Smyrne, il fut visité par Polycarpe et ses fidèles et par divers délégués des églises voisines, en particulier l'évêque Onésime et le diacre Burrhus. À Troas, où il se rendit, accompagné par ce dernier qui lui rendit de grands services, il apprit la fin de la persécution en Syrie. À Philippes, les chrétiens écrivirent, sur sa demande, une lettre de félicitations à l'église d'Antioche au sujet de la paix recouvrée, et ils demandèrent à Polycarpe de transmettre ce message en Syrie et de leur envoyer les lettres d'Ignace qu'ils possédaient.

Polycarpe (17), évêque de Smyrne, est surtout connu par le témoignage d'Irénée, évêque de Lyon, qui l'avait vu dans son enfance (18). En un passage touchant (cité par Eusèbe H. E. L. V, ch. 20, 28) de sa lettre à un de ses anciens amis d'Asie-Mineure, Florin, presbytre romain, séduit par les fantaisies du gnostique Valentin, il déclare se rappeler la physionomie, la démarche et les habitudes de Polycarpe et les récits qu'il faisait de « ses relations avec Jean (l'apôtre) et avec les autres qui avaient vu le Seigneur ». Quand Ignace, conduit à Rome, fit un arrêt à Smyrne, Polycarpe vint le voir et le réconforter (épître d'Ignace aux Magnésiens, XV, 1). Irénée (épître à Florin) parle « des lettres qu'il avait adressées aux églises voisines ou à quelques frères », et ce témoignage est confirmé par Pionius, qui raconte que ses nombreux écrits furent dispersés lors de son arrestation. Il ne reste qu'une de ses épîtres, celle aux Philippiens, en réponse à la lettre qu'ils lui avaient écrite au sujet d'Ignace (19).

Dans ce message, adressé à l'église de Philippes, c'est-à-dire aux fidèles, aux presbytres et aux diacres (20), peu de temps après la mort de ce martyr, Polycarpe donne, avec simplicité et onction, en un style assez terne d'ailleurs, des conseils pleins de sagesse. Il leur recommande la douceur, le désintéressement, l'héroïsme dont Ignace et ses deux compagnons Zosime et Rufus viennent de donner l'exemple ; il admoneste un de leurs presbytres qui l'avait mérité. Son ton s'anime pour combattre certains hérétiques, des docètes et des négateurs du « mystère de la croix » et « de la résurrection et du jugement ». Il appelle les uns « fils de Satan » et les autres « Antichrists ». Comme Ignace, il prescrit le respect de la hiérarchie et de la tradition. « Il faut, écrit-il, se soumettre aux presbytres et aux diacres comme à Dieu et au Christ » (V, 3), et n'interpréter les « Logia du Seigneur » que « selon la foi fondée sur l'enseignement de Jésus et des apôtres ». Ce qui ajoute il l'intérêt de cette lettre, ce sont les citations qu'elle fait de Matthieu et de Lue, des Actes des Apôtres, des épîtres de Paul (surtout celle aux Philippiens), de la 1re de Pierre, même de l'épître de Clément de Rome. La dogmatique qu'on y trouve exprimée est un compromis entre le paulinisme et le point de vue judéo-chrétien.

Polycarpe resta longtemps évêque de Smyrne, respecté par tous, même par les Asiarques. D'après Irénée, l'hérétique Marcion lui ayant demandé un jour : « Me reconnais-tu ? ». Il aurait répliqué : « Je reconnais le premier-né de Satan» (21). Partisan convaincu de l'unité de l'Église, il se rendit à Rome (d'après Irénée), sous le pontificat d'Anicet (qui dura environ de 155 à 166), pour y discuter avec lui sur la fixation de la date de la fête pascale. Il y avait, en effet, désaccord entre les chrétiens d'Occident qui la célébraient le dimanche, à une date variable selon les années, et ceux d'Orient qui la fixaient toujours au 14 du mois (juif) de nisan. Anicet accueillit Polycarpe comme un frère, le pria de célébrer l'eucharistie à sa place, mais Il déclara ne pouvoir renoncer à la tradition des presbytres, ses prédécesseurs à Rome. L'évêque de Smyrne, refusant d'être infidèle à la tradition johannique, repartit sans avoir obtenu l'accord qu'il souhaitait.
Il périt au cours d'une persécution. On en trouve le récit dans l'épître de l'église de Smyrne à l'église de Philomélion, en Phrygie et « à toutes les églises pérégrinantes en tout lieu, de la sainte et catholique (22) Église », rédigée, l'année même du martyre de Polycarpe, par un chrétien nommé Marcion. Sobre, avec des détails précis, elle est regardée comme authentique. (Lightfoot, T. II, p. 604-645). Arrêté dans une villa où s'il s'était réfugié, l'évêque fut ramené à Smyrne sur un âne. Le magistrat de police et son père, qui le rencontrèrent, le firent monter dans leur voiture et le supplièrent de sacrifier à César. Sur son refus, il fut condamné au bûcher. On connaît son admirable réponse au proconsul - « Il y a quatre-vingt-six ans que je sers le Christ et il ne m'a jamais fait aucun mal ; comment pourrais-je maudire mon Roi et mon Sauveur ? » Quand il fut brûlé, les fidèles crurent voir les flammes former pendant un moment une voûte autour de lui.. Quelques-uns réussirent à recueillir ses cendres.
La lettre dit qu'il périt sous le proconsulat de Statius Quadratus, le jour du « grand sabbat ». Cette date a été fixée au 22 ou 23 février 155 par Waddington, dans un mémoire pour l'Académie des Inscriptions, en 1867 (23).

Papias (24), évêque d'Hiérapolis, en Phrygie, était, d'après Irénée, un « compagnon de Polycarpe ». Il écrivit un ouvrage d'exégèse en cinq livres. intitulé Explication des discours (logia) du Seigneur, qui a été perdu. Du préambule, reproduit par Eusèbe (H. E. Ill, 39, 2-4), il ressort que Papias avait entendu des anciens (presbytres) ainsi que des compagnons, soit de sept apôtres (André, Pierre, Philippe, Thomas, Jacques, Jean ou Matthieu), soit de « disciples du Seigneur », (Aristion et Jean l'Ancien) encore vivants, dont il préférait le témoignage à celui des livres.

Il ne reste de cet ouvrage que des fragments très courts, reproduits par Irénée, Eusèbe, etc. Les deux plus importants concernent deux évangiles primitifs que Papias devait avoir en mains, l'un de Matthieu, l'autre de Marc. Aux paroles du, Christ, connues par les évangiles, il ajoutait, d'après des traditions orales, des paraboles qu'Eusèbe qualifiait d'étranges, des miracles puérils et des vues millénaristes. Il était bien intentionné il opposait aux « préceptes étrangers » ceux de la tradition qu'il prétendait tenir des apôtres et de leurs successeurs, mais, esprit médiocre, au dire d'Eusèbe, et écrivain malhabile, il n'a, en définitive, rien apporté de précieux.




À côté des Pères apostoliques, les historiens placent trois écrits, qui sont à peu près de leur époque.

Le plus ancien est la Doctrine des douze apôtres, appelée Didakhé ou Doctrine (grec : didakhé, ouvrage de faible valeur littéraire mais bien ordonné, qui projette une précieuse lumière sur la vie ecclésiastique à la fin du or siècle. Ce traité, cité par Clément d'Alexandrie (Stromate I, ch. 20), et mentionné par Eusèbe et Athanase, qui le rangeaient parmi les écrits non canoniques dignes d'être lus, a été découvert en 1875 par un évêque grec, Mgr Bryennios, devenu plus tard archevêque de Nicomédie, dans le manuscrit de Constantinople (25). Il l'a, publié dans cette ville en 1863 (26).

La Didakhé se divise en trois parties. La première est une instruction adressée à des catéchumènes (ch. I-VI). Partant de la distinction des deux chemins, .elle dépeint longuement celui de la vie, orné des vertus chrétiennes, en accord avec le Sermon sur la Montagne, puis celui de la mort, où se pressent les superstitions et les vices. Ce catéchisme est surtout moral : l'élément théologique y est peu marqué. La seconde partie du livre (VII-X) fait connaître la liturgie en usage aux environs de. l'an 100 (27). La troisième partie (XI-XVI) traite de l'organisation ecclésiastique. Elle mentionne les prédicateurs itinérants, qu'il faut recevoir « comme le Seigneur », si du moins leur parole est conforme à la doctrine reçue. Il s'agit des apôtres, pionniers ardents, dont le séjour dans l'église locale doit être bref, et des prophètes « parlant en esprit », qui doivent donner l'exemple des bonnes moeurs et du désintéressement. À côté d'eux, sont nommés les docteurs (didascaloï), 'les évêques et les diacres. Le livre se termine par une courte description apocalyptique et un appel à la vigilance.

Sa pauvreté dogmatique, l'absence de citations des épîtres pauliniennes ou du IVe évangile, le silence sur le Gnosticisme, le caractère rudimentaire de l'organisation ecclésiastique doivent lui faire assigner une origine ancienne. Pourtant, son allusion à « l'évangile » montre que son auteur connaissait au moins un évangile, probablement Matthieu. Il date sans doute des environs de l'an 100 (Puech). Il doit être originaire d'une communauté judéo-chrétienne de Syrie ou de Palestine, comme semblent l'indiquer certains traits de couleur judaïque (le jeûne), et son esprit archaïque, propre à un milieu situé en dehors de la pensée théologique des grandes villes.

L'épître dite de Barnabas (28) se distingue par son hostilité à l'égard de la Loi et par son symbolisme outré. Dans une première partie (I-XVII), au style pesant, l'auteur, plus radical encore que Paul, dénie à la Loi toute valeur, même passagère. N'a-t-elle pas ordonné des sacrifices, aberration que les prophètes ont dénoncée ? Il condamne également le Temple, la circoncision, le sabbat, toutes les cérémonies juives. il va plus loin encore. Usant et abusant de l'allégorie, il soutient que les chrétiens seuls ont l'intelligence de l'Ancien Testament et que toutes ses prescriptions doivent être entendues, non pas au sens matériel et grossier, mais au sens spirituel. Pour lui, le temple c'est le cÏur purifié du chrétien, sanctuaire de Dieu ; le bouc émissaire (Lévit. 16, 7 et 9), c'est l'image de Jésus. Ce dernier parallèle est poussé jusqu'à des détails très puérils. La seconde partie de l'épître est un exposé de morale, qui reproduit - d'après la Didakhé ou un écrit antérieur - la doctrine des deux voies, appelées ici celles de la lumière, et des ténèbres.

Les anciens ont attribué ce traité à Barnabas, compagnon de Paul, bien qu'on le rangeât parmi les Écrits contestés, mais on s'accorde à penser qu'il ne peut être aussi ancien. Ce qui le prouve, c'est la façon dont l'auteur parle des apôtres, antérieur à à, lui, la connaissance qu'il a de Matthieu, cité, semble-t-il, comme « Écriture » (4, 11), et surtout la tendance de sa dogmatique. « Son paulinisme est bien affaibli, et la manière dont il parle de la grâce et de la foi trahit un acheminement vers la conception toute intellectuelle dans laquelle se fixa le dogme catholique » (29). Certains critiques précisent la date. À certains indices ils ont cru reconnaître l'époque - l'an 130 - où Hadrien fit reconstruire Jérusalem, avec un temple consacré à Jupiter Capitolin (Harnack, Puech). L'usage exclusif que l'auteur fait de la Version des Septante, et sa passion pour l'allégorie, qui rappelle la tendance de l'épître aux Hébreux, font croire qu'il était imbu de culture alexandrine.

Le Pasteur d'Hermas (30), en dépit de son aspect apocalyptique, est simplement une exhortation adressée à l'église de Rome, où un certain relâchement s'était glissé jusque dans le clergé. Désireux, non de terroriser mais de persuader, l'auteur a substitué au monstrueux le sérieux mêlé d'enjouement, et aux menaces catastrophiques la prédication de la repentance. Sa sincérité et sa largeur, sa bonne humeur, un mélange intéressant de romanesque et de candeur, de grâce hellénique et de pureté évangélique, sans parler de la finesse de ses remarques, ont rendu son livre populaire chez les anciens chrétiens, en particulier à, Rome, à Lyon et à Alexandrie. « Ce n'est pas que l'auteur soit un lettré et un bien grand esprit... La philosophie lui était absolument étrangère. Son imagination est pauvre. Sa grammaire est très fautive, comme l'a fait observer Lelong, et son style gauche et diffus... Mais ce petit bourgeois a beaucoup observé ; il a l'esprit juste, le cÏur compatissant et possède un sens pratique aiguisé. À ces titres, c'est un moraliste excellent » (Tixeront, Précis, p. 35). Mais, malgré sa popularité, son livre n'a pas été admis dans le Canon.

D'après le témoignage, sérieux et accepté, du Canon de Muratori, le Pasteur « fut écrit dans la ville (le Rome par Hermas, pendant que Pie, son frère, occupait comme évêque le siège de l'église de la ville de Rome » (de l'an 140 à l'an 155). À en croire les confidences qu'il fait dans son écrit, cet Hermas avait été d'abord esclave d'une femme nommée Rhodé, qui l'avait affranchi. Commerçant, il s'était enrichi, puis à peu près ruiné, et l'ingratitude de ses enfants était venue doubler sa déception. Amélioré par l'épreuve, il se sentit pressé de prêcher la repentance à l'église de Rome. Un grand problème se posait alors : comment des chrétiens qui péchaient après leur baptême pourraient-ils recouvrer leur sainteté perdue, puisque ce rite ne pouvait pas se renouveler ? Ils le pourront, assure Hermas, par une pénitence exceptionnelle, avec le secours de la grâce de Dieu.
Le livre se divise en trois parties : les Visions, les Préceptes et les Similitudes.

Dans la première vision, la belle Rhodé apparaît à Hermas et lui reproche une mauvaise pensée qu'il a eue. Vient ensuite une femme âgée (l'Église) qui lui rappelle ses fautes et celles des siens, l'invite à la repentance et s'en va, soutenue par deux anges. L'Église lui apparaît de nouveau à deux reprises (c'est la seconde vision), et lui donne un petit livre, dont il fera deux copies, pour les fidèles de Rome, et ceux du dehors. La troisième vision montre une Tour (l'Église), construite sur les eaux (le baptême), avec sept femmes qui représentent les vertus. La quatrième est celle d'un monstre marin, qu'Hermas évite grâce à la protection d'un ange. Dans la cinquième, il voit entrer dans sa chambre un ange costumé en berger, envoyé pour habiter avec lui. Ce Pasteur l'invite à écrire douze préceptes (grec : entolaï). Cette seconde partie est un petit code de morale pratique, où sont prescrites les vertus nécessaires à l'efficacité de la pénitence. La troisième se compose de dix paraboles, qui se succèdent sous la présidence du Pasteur. Les plus importantes sont la cinquième (celle du vignoble et de l'esclave fidèle), la sixième (les deux troupeaux et les deux bergers, dont l'un est l'ange de la volupté et l'autre l'ange du châtiment), la huitième (le saule dont les rameaux sont distribués aux fidèles) et la neuvième qui revient sur la troisième vision, celle de la Tour dont elle raconte la construction. Dans la dixième parabole, qui est en appendice, l'ange qui avait en envoyé le Pasteur à Hermas engage ce dernier à lui obéir, et lui annonce qu'il le lui enverra de nouveau.

Ce qui frappe dans ce livre, c'est la sobriété de sa théologie. Hermas « se contente d'une croyance très générale en un Dieu unique, qui agit par son Esprit, qui a voulu, dans les derniers temps, que cet Esprit s'incarnât, qui a récompensé, en la divinisant, la chair sans souillure (Jésus homme) où l'Esprit a habité, qui réserve l'immortalité bienheureuse à ceux qui auront vécu saintement ou auront fait, à temps, pénitence, et dont le Fils (c'est-à-dire l'Esprit) est aidé par toute une légion d'anges » (Puech, Littér. grecque, T. Il, p. 82).

Reitzenstein, s'appuyant sur certaines analogies, a soutenu qu'Hermas avait utilisé une rédaction primitive du livre hermétique, Poïmandrès. D'après Puech, cette influence littéraire n'est pas impossible. Hermas a connu la Sibylle juive, il y a fait allusion (c'est même la première mention de la Sibylle dans un texte chrétien) ; il a pu de même connaître Poïmandrès, mais sa doctrine ne s'en est pas inspirée. Il a surtout puisé dans le fonds chrétien.

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(1) Bibliographie : Patrum apostolicorum 0pera édition de Gebhardt, Harnack et Zahn, Leipzig. 1875 (réédition) ; The apostolic Fathers, éd. Lightfoot, 2e. Londres 1890 ; Patres apostolici, éd. Funk, Tubingue 1901 ; Les Pères apostoliques, série Hemmer-Lejay, T. V, X et XII, chez Picard, Paris ; quatre vol du Handbuch zum N. T., dirigé par Lietzmaim ; Goodspeed, Index patristicus, Leipzig 1907. 
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(2) En 130, il résolut de rebâtir Jérusalem, qui fut appelée Aelia Capitolina, et d'y élever un temple à Jupiter Capitolin. La Judée prit le nom de Syrie-Palestine. 
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(3) Renan, Marc-Aurèle, p. 23-29. 
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(4) Nous détachons de ce groupe, comme l'a fait Puech, l'Épître (anonyme) à Diognète, qui se rattache plutôt à celui des Apologies.
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(5) Stahl Patrist Untersuchungen, T. 1, Leipzig 1901 ; Jean Rouifiac, La personne de Jésus chez les Pères. apost. Paris 1908 ; Hemmer, Les Pères apost. (Hemmer-Lejay), T. X, Paris 1909.
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(6) Elle figure dans l'Alexandrinus et dans le Hierosolymitanus, ms daté de 1056, découvert par Mgr Bryennios à Constantinople, en 1875 (il a reçu ce nom parce qu'il a été rendu à la Bibliothèque du Patriarcat grec à Jérusalem). On la trouve aussi dans l'ancienne Version latine, la Version syriaque et la Version copte. 
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(7) Cette prière est étudiée par von der Golz (Das Gebet in der altesten Christenheit, Leipzig 1901).
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(8) Sohm déclare, non sans exagération, dans son Kirchenrecht (p. 160), n'elle est « l'accident le plus considérable de toute l'évolution de l'église ». 
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(9) Polycarpe de Smyrne en fait autant : dans son épître aux Philippiens, il blâme un presbytre coupable. 
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(10) On a attribué à tort à Clément de Rome divers ouvrages : une deuxième épître aux Corinthiens, Les Homélies Clémentines et le roman des Reconnaissances, dont nous parlerons plus loin, et deux lettres sur la Virginité, citées par Jérôme mais inconnues d'Eusèbe, et qui paraissent dater au IVe siècle. 
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(11) Édition Hemmer (Hemmer-Lejay, T. X).
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(12) Mentionnée par Denys de Corinthe (Eusèbe, H. E. IV, 23, 11).
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(13) Bibliographie. - Zahn, Ignatius von Antiochien, Gotha 1873 ; Renan, Les Evangiles... ch. XXII ; Funk, Die Echtheit der ignat. Briefe, Tubingue 1883 ; Lightfoot , ouvrage cité, He partie ; Jean Réville, Les Origines de l'Episcopat, Paris 1894 ; Von der Golz, Ignatius als Christ und Theologe, Leipzig 1894 ; Edouard Bruston, Ignace d'A., ses épîtres, sa vie, sa théologie, Paris 1897 ; Stahl, Ignatius von A. Lipzig 1901 ; de Genouillac, L'Église chrét. au temps de saint Ignace d'A. Beauchêne, Paris 1907 ; Lelong, Ignace d'A. (Hemmer-Lejay, 1910) ; Backl., Die Christologie des Ignatius von A. Fribourg-en-Br. 1914, etc.
(14) Il existe aussi une recension longue et une courte. La première comprend six lettres supplémentaires dont le caractère apocryphe ressort de leur ton général, qui est celui d'un docteur qui discute plus que d'un apôtre qui s'exalte (texte dans les Patres apostalici de Funk). La recension courte, en syriaque, découverte en 1839 par le révérend Tattam dans un couvent de Libye, et éditée par Cureton (Londres 1845) ne comprend que les lettres - abrégées - aux Ephésiens, aux Romains et à Polycarpe. - Les meilleures éditions du texte grec des sept lettres sont celles de Gebhardt, Harnack et Zahn, de Lightfoot, de Funk, et plus récemment, de Hilgenfeld (Berlin, 1902). 
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(15) Rouffiac, La personne de Jésus chez les Pères op. Paris 1908. 
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(16) Von der Golz, ouvrage cité, p. 23 ss. 
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(17) Voir B. Jackson. S, Polycarpe, bishop of Smyrn, Londres 1898, et Aug. Lelong, (Hemmer-Lejay, T. XI?, 1910). 
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(18) Il existe une Vie de Polycarpe par Pionius, datant du IIIe ou IVe siècle et déparée par des éléments légendaires (texte dans les Patres apostolici de Funk, T. II, 3e éd., par Diekamp).
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(19) Le texte grec, découvert par le jésuite espagnol Torrès, fut édité en 1633. Il s'arrête à IX, 2. On a pu compléter avec une traduction latine assez ancienne.
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(20) Il ne mentionne pas d'évêque directeur.
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(21) Adv. Haer. III, 8, 4 (cité par Eusèbe H. B. IV, 14). 
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(22) C'est la deuxième fois que ce terme, qui signifie universel (grec : catholicos), est employé. Funk a fait observer que cette désignation revient au cours de la lettre (XVI, 2), avec le sens d'orthodoxe. Harnack y a vu une interpolation, mais Lightfoot admet que ce second sens a pu se trouver dans le texte, car l'église a dû se distinguer de bonne heure des hérétiques par une épithète. 
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(23) Cette date, longtemps admise, a été contestée. Elle est acceptée par Harnack (et l'édition Lelong, p. XLVI), rejetée par Jean Réville.
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(24) Voir Funk, T. I, p. 346 ss ; J. Chapman, Le témoignage de Jean le presbytre (Revue Bénédictine, 1905, p. 357-376
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(25) Ce ms contenait aussi les deux épîtres dites de Clément de Rome et d'autres écrits. 
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(26) Principales éditions de la Didakhé - Harnack, Leipzig 1884, 2e éd. 1895, ; Schaff, New-York 1885 ; Paul Sabatier, Paris 1885 ; Funk, Tubingue 1887 ; Rendel Harris (avec fac-similé du ms), Londres 1887 -. Jacquier, Lyon et Paris 1891 ; Minasi, Rome 1891. Il subsiste aussi une version latine des six premiers chapitres (éditée par Schlecht, Fribourg-en-Brisgau, 1900).
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(27) Nous l'avons déjà résumée au Livre I, ch. VI. 
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(28) Elle se trouve dans deux mss importants : le Sinaïticus et le Hierosolymitanus. - Bibliographie : édition Heer, Fribourg-en-Brisgau, 1908 ; Ladeuze, L'Épître de Barnabé, Louvain 1900 ; Oger et Laurent, (Hemmer-Lelay, 1907); Haeuser, Der Barnabasbrief, Paderborn 1912. 
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(29) Encycl. Licht. art. Ep. de Barnabas. 
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(30) Longtemps connu par une simple version latine, publiée en 1513 par Lefèvre d'Etaples, et quelques autres versions, le texte (partiel) a été retrouvé dans un ms du XIVe siècle au Mont Athos et dans le Sinaïticus. - Bibliographie récente : Jean Réville, La valeur du Témoignage historique du Pasteur &Hermas Paris 1900 ; Reitzenstein Poïmandrès, Leipzig, 1904 ; Bardy, Le Put. d'H. et les Livres hermétiques (Revue Biblique, 1911) ; d'Alès, La discipline pénitentielle, d'après le P. d'H. (Recherches de Science religieuse, 1911) ; Lelong (Hemmer-Lejay, 1912) ; Baumeister, Die Ethik des P. d'H., Fribourg-en-B., 1912 ; Batiffol, Études d'Histoire..., Paris 1924 ; Loisy, Revue Loisy, avril 1922. 
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