(1) Le IIe siècle fut pour
les églises
chrétiennes une époque de croissance régulière, facilitée par la paix
relative et la prospérité dont jouit l'Empire sous la sage
administration des Antonins (96-192). Rappelons ici brièvement le soin
apporté par Nerva (96-98) au rétablissement de la liberté et des
finances ; les réformes civiles et l'accroissement de la richesse
publique dus à Trajan (98-117), forte personnalité qui abattit la
puissance menaçante des Daces et peupla leur territoire de colons
romains ancêtres des Roumains, et qui annexa l'Arménie et le nord de
la
Mésopotamie ; la politique pacifique et les réformes administratives
d'Hadrien (117-138), auquel on peut reprocher, d'ailleurs, de cruelles
répressions des Juifs (2) ;
l'habile gestion
et les lois humanitaires d'Antonin-le-Pieux (138-168), qui, d'après
Marc-Aurèle, « n'avait en vue que son devoir et était supérieur à la
flatterie » ; les mesures en faveur des enfants pauvres et des mères
de
famille, ainsi que les adoucissements au Code pénal (3),
que l'on doit au stoïcien
Marc-Aurèle (161-180). Ce noble esprit, pour qui, au dire de Renan, «
la morale était le dernier mot de l'existence », eut la douleur de
soutenir des guerres prolongées contre les Parthes et les Barbares du
Danube, et l'infortune d'avoir pour successeur un gladiateur forcené,
son fils Commode, étranglé le 31 décembre 192. Sous les Antonins, les
églises purent se développer en paix, si l'on excepte de cruelles mais
courtes persécutions. Elles furent dirigées par les Pères
apostoliques,
défendues contre les païens par les Pères apologistes et contre les
hérétiques par des docteurs tels qu'Irénée, et pour mieux résister aux
forces de dissolution elles furent amenées à fortifier l'épiscopat et
à
fixer un canon de leurs livres sacrés.
Au début de IIe siècle, et même un
peu avant, leur histoire se concentre dans l'activité de plusieurs
personnalités qui ont reçu (du savant Cotelier, en 1672), le nom de
Pères apostoliques, parce que tel ou tel d'entre eux passait pour
avoir
connu des apôtres (4).
Le plus ancien est Clément, qui
dirigeait l'église de Rome. Son nom est lié, sur les anciens mss, à
une
belle épître aux Corinthiens (5),
qui eut de bonne heure,
une grande vogue (6).
D'après Irénée, « il avait vu les bienheureux apôtres et conversé avec
eux » (Adv. Hoer. L. III, ch. 2 § 3), mais il faut reconnaître (Puech)
qu' « il ne s'exprime nulle part formellement en homme qui les a
connus
». On ne peut l'identifier avec le Clément que Paul nomme dans
Phil. 4, 3. Selon une tradition, il mourut martyr, mais les
Actes de ce supplice, rédigés au IVe siècle, ont un caractère
légendaire.
Sans être invité à offrir son
arbitrage, et dans le simple mais vif désir de faire cesser un
scandale
(ch. 47) et de ramener la paix (ch. 63), Clément écrivit, au nom de
son
église, à celle de Corinthe, dont une partie s'était soulevée contre
certains presbytres. Il lui rappelle d'abord les vertus essentielles
du
chrétien, la bonté surtout, et parle des épreuves subies par Pierre,
Paul et une foule d'autres martyrs (4-6). Il insiste sur la pénitence,
illustrée par les exemples de Noé, de Jonas, etc. (7-8), l'obéissance,
la foi, la piété, l'hospitalité, dont firent preuve Hénoch, Noé,
Abraham et d'autres (9-12), l'humilité enseignée par le Christ et,
avant lui, par les prophètes, la concorde, la crainte de Dieu, etc.
(13-30). Avec toutes ces vertus se réalisera l'unanimité (homonoïa),
l'unité, aussi forte que celle des armées romaines, du corps mystique
que les chrétiens forment en Christ (31-38). Elle doit être garantie
par l'autorité ecclésiastique, issue des apôtres, consacrés par Jésus
qui a été envoyé par Dieu. (C'est elle qui doit ordonner les prêtres «
avec le consentement de toute l'église » (39-43). Prenant alors
l'offensive, Clément reproche à ses lecteurs leur injustice à l'égard
de presbytres, qu'on n'a pas le droit de déposer quand ils sont « sans
reproche » (44-46). Après les avoir
engagés à relire la première épître de Paul aux Corinthiens, il les
déclare plus coupables que les chrétiens divisés auxquels s'adressait
l'apôtre, car ils n'ont plus, comme alors, l'excuse de mettre leurs
préférences à l'abri des grands noms de Paul, de Pierre ou d'Apollos,
et il déplore le scandale provoqué par ces « folies » (47-50). Que les
coupables se repentent, se sacrifiant pour le bien commun (51-59) !
L'épître se termine par une prière, de forme rythmée, composée de
citations bibliques (7), puis par
des paroles affectueuses et
la recommandation de trois délégués « fidèles et sages », chargée de
la
remettre aux Corinthiens.
Dans cette lettre bien ordonnée, au
style correct et soutenu, on peut voir, avec Renan, « un monument
insigne de la sagesse pratique de l'Église de Rome et de son esprit de
gouvernement « (Les Evangiles... p. 137). L'affirmation qu'on y trouve
du droit divin de la hiérarchie a une réelle importance (8),
mais il serait excessif d'appeler,
avec Batiffol (L'Église, p. 146), cette admonestation fraternelle «
l'épiphanie de la primauté romaine » (9).
D'ailleurs, ce doit divin est bien
tempéré par le recours tout démocratique au consentement des fidèles.
Quant à la dogmatique esquissée dans cette épître, elle se réduit à un
paulinisme déjà atténué, où le légalisme se fait sentir.
On s'accorde à penser que la lettre
date de l'an 90 environ. Les citations des épîtres de Paul aux Romains
et aux Corinthiens supposent un certain temps, nécessaire à leur,
diffusion. D'autre part, une date sensiblement plus récente n'est
guère
possible, car on s'expliquerait
mal que l'auteur n'ait pas connu quelque recueil étendu d'épîtres
pauliniennes (10).
La deuxième épître de Clément aux
Corinthiens (11),
ainsi désignée dans les deux mss grecs et le ms syriaque de la
première
épître, qu'elle accompagne, est, en réalité, une homélie, assez banale
et décousue mais pleine de gravité, lue dans une église (XIX, 1), qui
a
dû être Corinthe, comme on peut le conclure de l'allusion (VII, 1, 3)
aux lutteurs qui accourent à toutes voiles. Elle affirme avec énergie
la divinité du Christ et exalte le salut qu'il a apporté, et elle
prêche la lutte continuelle contre le monde et la pratique des vertus
chrétiennes, pénitence, pureté, charité, amour de l'Église. On ne peut
l'attribuer à Clément, car elle diffère trop, pour le style et la
pensée, de la première épître (Hemmer). Harnack a cru pouvoir
l'identifier avec une lettre de l'évêque Soter, adressée vers l'an
170,
à, l'église de Corinthe (12).
Sans doute, le ton grave de
l'écrit et certains traits communs avec Le Pasteur d'Hermas, tels que
l'appel à la pénitence, autorisent à admettre son origine romaine,
mais
il est difficile de regarder cette homélie comme une épître (Puech).
Elle semble dater de l'an 150 environ.
Ignace (13), appelé aussi
Théophore (« qui
porte Dieu »), est connu surtout par le témoignage d'Eusèbe
(Il.
E. III, 36), qui mentionne son épiscopat à Antioche et son martyre
à Rome, où il fut livré aux bêtes. D'après lui, ce vaillant évêque, au
cours de son transport dans la capitale, exhortait les églises à
rester
fidèles aux enseignements apostoliques ; il envoya de Smyrne trois
lettres aux Ephésiens, aux Magnésiens et aux Tralliens et surtout la
célèbre épître aux chrétiens de Rome, qu'il suppliait de ne rien faire
qui pût le préserver du martyre, et, de Troas, il écrivit aux
Philadelphiens et aux chrétiens de Smyrne, ainsi qu'à leur évêque
Polycarpe. D'autre part, ce dernier, dans son épître aux Philippiens,
dit « leur avoir envoyé, comme ils le lui avaient demandé, les lettres
qu'Ignace nous avait adressées, et toutes les autres que nous
possédions ». Il mourut à Rome, dans la onzième année du règne de
Trajan (109-110), si l'on en croit Jérôme (De Viris... 16), mais les
détails du supplice nous sont inconnus, car les deux principaux récits
parvenus jusqu'à nous ont un caractère légendaire. L'un, appelé
Martyre
antiochien, parce qu'il place à Antioche la comparution d'Ignace
devant
Trajan, paraît dater du IVe siècle. L'autre, dit Martyre romain, parce
qu'il la place à Rome, est postérieur à Eusèbe, qu'il cite.
Les sept lettres mentionnées par cet
historien ont été découvertes par Ussher en 1644 et Voss en 1646. En
raison des interpolations qu'elles avaient subies, il a fallu en
reconstituer le texte. Le meilleur est celui du ms Mediceus, à
Florence
(XIe siècle), à compléter par le Colbertinus, à Paris (Xe siècle),
pour l'épître aux Romains,
qui manque dans l'autre (14).
Cette dernière épître, par son
lyrisme et ses effusions ardentes à la saint Paul (voir ch. IV-VI),
mérite l'appellation de « joyau de la littérature chrétienne primitive
», que Renan lui a donnée. Son style, dit Batiffol, est « rude,
obscur,
énigmatique, plein de répétitions et d'insistances, mais d'une énergie
continue, et çà, et là d'un éclat saisissant ». Écoutons-le réclamer
le
martyre, avec des formules qui allaient devenir célèbres. «
Laissez-moi
devenir la pâture des bêtes, par lesquelles je pourrai parvenir à
Dieu.
Je suis le froment de Dieu, il faut que je sois moulu par la dent des
bêtes, pour être trouvé en sa pureté le pain du Christ. Caressez-les
plutôt, pour qu'elles soient mon tombeau... » Les six autres lettres
ont un ton différent, bien qu'on puisse y relever des passages
brûlants. Elles cherchent à mettre en garde les fidèles contre
certains
missionnaires, qui prêchaient l'observation des pratiques juives et le
docétisme, et formaient des conventicules liturgiques séparés. Ignace,
se dressant contre eux comme l'avait déjà fait l'auteur des écrits
johanniques, les combat en insistant sur le caractère périmé du
Judaïsme et sur la réalité corporelle de Jésus, et surtout en
prescrivant aux églises de rester attachées à leurs évêques et aux
corps des presbytres et des diacres, dépositaires de l'autorité et
gardiens de la vérité. « Honorez les diacres, dit-il, comme Jésus-Christ,
et les prêtres comme le
sénat de Dieu et le collège des apôtres ».
Ce zèle extraordinaire pour le
gouvernement ecclésiastique s'explique par l'amour passionné d'Ignace
pour Jésus, tête de l'Église. S'il insiste, contre le docétisme, sur
sa
réelle humanité, il souligne aussi sa divinité (15).
Il l'appelle « Seigneur », « Logos
de Dieu », préexistant (ép. aux Magnésiens 6, 1 et 8, 2), devenu homme
par une naissance miraculeuse. Pourtant, il ne le fait participer ni à
l'Ïuvre de la création ni au gouvernement du monde. Pour lui, les
prières des chrétiens ne doivent pas s'adresser à, Jésus mais à Dieu
le
Père par lui (16).
En ce qui touche son Ïuvre rédemptrice, Ignace s'écarte parfois de la
pensée paulinienne pour se rapprocher de celle du IVe évangile. À ses
yeux, la croix est comme une machine (mécané) qui a élevé les hommes
vers la maison du Père. Elle a préparé la résurrection du Christ,
garantie de la leur. Le moyen de salut est « l'union mystique » avec
lui, en qui l'on a la certitude de la vie éternelle. La Cène est un «
antidote contre la mort » (Rouffiac, ouvrage cité, p. 56-58).
On trouve dans ces lettres
d'intéressants détails sur le voyage d'Ignace prisonnier. À Smyrne, il
fut visité par Polycarpe et ses fidèles et par divers délégués des
églises voisines, en particulier l'évêque Onésime et le diacre
Burrhus.
À Troas, où il se rendit, accompagné par ce dernier qui lui rendit de
grands services, il apprit la fin de la persécution en Syrie. À
Philippes, les chrétiens écrivirent, sur sa demande, une lettre de
félicitations à l'église d'Antioche au sujet de la paix recouvrée, et
ils demandèrent à Polycarpe de transmettre ce message en Syrie et de
leur envoyer les lettres d'Ignace qu'ils possédaient.
Polycarpe (17),
évêque de Smyrne, est surtout
connu par le témoignage d'Irénée, évêque de Lyon, qui l'avait vu dans
son enfance (18).
En un passage touchant (cité par Eusèbe H. E. L. V, ch. 20, 28) de sa
lettre à un de ses anciens amis d'Asie-Mineure, Florin, presbytre
romain, séduit par les fantaisies du gnostique Valentin, il déclare se
rappeler la physionomie, la démarche et les habitudes de Polycarpe et
les récits qu'il faisait de « ses relations avec Jean (l'apôtre) et
avec les autres qui avaient vu le Seigneur ». Quand Ignace, conduit à
Rome, fit un arrêt à Smyrne, Polycarpe vint le voir et le réconforter
(épître d'Ignace aux Magnésiens, XV, 1). Irénée (épître à Florin)
parle
« des lettres qu'il avait adressées aux églises voisines ou à quelques
frères », et ce témoignage est confirmé par Pionius, qui raconte que
ses nombreux écrits furent dispersés lors de son arrestation. Il ne
reste qu'une de ses épîtres, celle aux Philippiens, en réponse à la
lettre qu'ils lui avaient écrite au sujet d'Ignace (19).
Dans ce message, adressé à l'église
de Philippes, c'est-à-dire aux fidèles, aux presbytres et aux diacres
(20),
peu de temps après la mort de ce martyr, Polycarpe donne, avec
simplicité et onction, en un style assez terne d'ailleurs, des
conseils
pleins de sagesse. Il leur recommande la douceur, le désintéressement,
l'héroïsme dont Ignace et ses deux compagnons Zosime et Rufus viennent
de donner l'exemple ; il admoneste un de leurs presbytres qui l'avait
mérité. Son ton s'anime pour combattre certains hérétiques,
des
docètes et des négateurs du « mystère de la croix » et « de la
résurrection et du jugement ». Il appelle les uns « fils de Satan » et
les autres « Antichrists ». Comme Ignace, il prescrit le respect de la
hiérarchie et de la tradition. « Il faut, écrit-il, se soumettre aux
presbytres et aux diacres comme à Dieu et au Christ » (V, 3), et
n'interpréter les « Logia du Seigneur » que « selon la foi fondée sur
l'enseignement de Jésus et des apôtres ». Ce qui ajoute il l'intérêt
de
cette lettre, ce sont les citations qu'elle fait de Matthieu et de
Lue,
des Actes des Apôtres, des épîtres de Paul (surtout celle aux
Philippiens), de la 1re de Pierre, même de l'épître de Clément de
Rome.
La dogmatique qu'on y trouve exprimée est un compromis entre le
paulinisme et le point de vue judéo-chrétien.
Polycarpe resta longtemps évêque de
Smyrne, respecté par tous, même par les Asiarques. D'après Irénée,
l'hérétique Marcion lui ayant demandé un jour : « Me reconnais-tu ? ».
Il aurait répliqué : « Je reconnais le premier-né de Satan» (21).
Partisan
convaincu de l'unité de l'Église, il se rendit à Rome (d'après
Irénée), sous le pontificat d'Anicet (qui dura environ de 155 à 166),
pour y discuter avec lui sur la fixation de la date de la fête
pascale.
Il y avait, en effet, désaccord entre les chrétiens d'Occident qui la
célébraient le dimanche, à une date variable selon les années, et ceux
d'Orient qui la fixaient toujours au 14 du mois (juif) de nisan.
Anicet
accueillit Polycarpe comme un frère, le pria de célébrer l'eucharistie
à sa place, mais Il déclara ne pouvoir renoncer à la tradition des
presbytres, ses prédécesseurs à Rome. L'évêque de Smyrne, refusant
d'être infidèle à la tradition johannique, repartit sans avoir obtenu
l'accord qu'il souhaitait.
Il périt au cours d'une persécution.
On en trouve le récit dans l'épître de l'église de Smyrne à l'église de
Philomélion, en Phrygie et « à
toutes les églises pérégrinantes en tout lieu, de la sainte et
catholique (22)
Église », rédigée, l'année même du martyre de Polycarpe, par un
chrétien nommé Marcion. Sobre, avec des détails précis, elle est
regardée comme authentique. (Lightfoot, T. II, p. 604-645). Arrêté
dans
une villa où s'il s'était réfugié, l'évêque fut ramené à Smyrne sur un
âne. Le magistrat de police et son père, qui le rencontrèrent, le
firent monter dans leur voiture et le supplièrent de sacrifier à
César.
Sur son refus, il fut condamné au bûcher. On connaît son admirable
réponse au proconsul - « Il y a quatre-vingt-six ans que je sers le
Christ et il ne m'a jamais fait aucun mal ; comment pourrais-je
maudire
mon Roi et mon Sauveur ? » Quand il fut brûlé, les fidèles crurent
voir
les flammes former pendant un moment une voûte autour de lui..
Quelques-uns réussirent à recueillir ses cendres.
La lettre dit qu'il périt sous le
proconsulat de Statius Quadratus, le jour du « grand sabbat ». Cette
date a été fixée au 22 ou 23 février 155 par Waddington, dans un
mémoire pour l'Académie des Inscriptions, en 1867 (23).
Papias (24), évêque
d'Hiérapolis, en Phrygie,
était, d'après Irénée, un « compagnon de Polycarpe ». Il écrivit un
ouvrage d'exégèse en cinq livres. intitulé Explication des discours
(logia) du Seigneur, qui a été perdu. Du préambule, reproduit par
Eusèbe (H. E. Ill, 39, 2-4), il
ressort que Papias avait entendu des anciens (presbytres) ainsi que
des
compagnons, soit de sept apôtres (André, Pierre, Philippe, Thomas,
Jacques, Jean ou Matthieu), soit de « disciples du Seigneur »,
(Aristion et Jean l'Ancien) encore vivants, dont il préférait le
témoignage à celui des livres.
Il ne reste de cet ouvrage que des
fragments très courts, reproduits par Irénée, Eusèbe, etc. Les deux
plus importants concernent deux évangiles primitifs que Papias devait
avoir en mains, l'un de Matthieu, l'autre de Marc. Aux paroles du,
Christ, connues par les évangiles, il ajoutait, d'après des traditions
orales, des paraboles qu'Eusèbe qualifiait d'étranges, des miracles
puérils et des vues millénaristes. Il était bien intentionné il
opposait aux « préceptes étrangers » ceux de la tradition qu'il
prétendait tenir des apôtres et de leurs successeurs, mais, esprit
médiocre, au dire d'Eusèbe, et écrivain malhabile, il n'a, en
définitive, rien apporté de précieux.
À côté des Pères apostoliques, les historiens
placent trois écrits, qui sont à peu près de leur époque.
Le plus ancien est la Doctrine des
douze apôtres, appelée Didakhé ou Doctrine (grec : didakhé, ouvrage de
faible valeur littéraire mais bien ordonné, qui projette une précieuse
lumière sur la vie ecclésiastique à la fin du or siècle. Ce traité,
cité par Clément d'Alexandrie (Stromate I, ch. 20), et mentionné par
Eusèbe et Athanase, qui le rangeaient parmi les écrits non canoniques
dignes d'être lus, a été découvert en 1875 par un évêque grec, Mgr
Bryennios, devenu plus tard archevêque de Nicomédie, dans le manuscrit
de Constantinople (25). Il l'a,
publié dans cette ville en
1863 (26).
La Didakhé se divise en trois
parties. La première est une instruction adressée à des catéchumènes
(ch. I-VI). Partant de la distinction des deux chemins, .elle dépeint
longuement celui de la vie, orné des vertus chrétiennes, en accord
avec
le Sermon sur la Montagne, puis celui de la mort, où se pressent les
superstitions et les vices. Ce catéchisme est surtout moral :
l'élément
théologique y est peu marqué. La seconde partie du livre (VII-X) fait
connaître la liturgie en usage aux environs de. l'an 100 (27).
La
troisième partie (XI-XVI) traite de l'organisation ecclésiastique.
Elle mentionne les prédicateurs itinérants, qu'il faut recevoir «
comme
le Seigneur », si du moins leur parole est conforme à la doctrine
reçue. Il s'agit des apôtres, pionniers ardents, dont le séjour dans
l'église locale doit être bref, et des prophètes « parlant en esprit
»,
qui doivent donner l'exemple des bonnes moeurs et du désintéressement.
À côté d'eux, sont nommés les docteurs (didascaloï), 'les évêques et
les diacres. Le livre se termine par une courte description
apocalyptique et un appel à la vigilance.
Sa pauvreté dogmatique, l'absence de
citations des épîtres pauliniennes ou du IVe évangile, le silence sur
le Gnosticisme, le caractère rudimentaire de l'organisation
ecclésiastique doivent lui faire assigner une origine ancienne.
Pourtant, son allusion à « l'évangile » montre que son auteur
connaissait au moins un évangile, probablement Matthieu. Il date sans
doute des environs de l'an 100 (Puech). Il doit être originaire d'une
communauté judéo-chrétienne de Syrie ou de Palestine, comme semblent
l'indiquer certains traits de couleur judaïque (le jeûne),
et
son esprit archaïque, propre à un milieu situé en dehors de la
pensée théologique des grandes villes.
L'épître dite de Barnabas (28)
se distingue par son hostilité à l'égard de la Loi et par son
symbolisme outré. Dans une première partie (I-XVII), au style pesant,
l'auteur, plus radical encore que Paul, dénie à la Loi toute valeur,
même passagère. N'a-t-elle pas ordonné des sacrifices, aberration que
les prophètes ont dénoncée ? Il condamne également le Temple, la
circoncision, le sabbat, toutes les cérémonies juives. il va plus loin
encore. Usant et abusant de l'allégorie, il soutient que les chrétiens
seuls ont l'intelligence de l'Ancien Testament et que toutes ses
prescriptions doivent être entendues, non pas au sens matériel et
grossier, mais au sens spirituel. Pour lui, le temple c'est le cÏur
purifié du chrétien, sanctuaire de Dieu ; le bouc émissaire (Lévit.
16,
7 et 9), c'est l'image de Jésus. Ce dernier parallèle est poussé
jusqu'à des détails très puérils. La seconde partie de l'épître est un
exposé de morale, qui reproduit - d'après la Didakhé ou un écrit
antérieur - la doctrine des deux voies, appelées ici celles de la
lumière, et des ténèbres.
Les anciens ont attribué ce traité à
Barnabas, compagnon de Paul, bien qu'on le rangeât parmi les Écrits
contestés, mais on s'accorde à penser qu'il ne peut être aussi ancien.
Ce qui le prouve, c'est la façon dont l'auteur parle des apôtres,
antérieur à à, lui, la connaissance qu'il a de Matthieu, cité,
semble-t-il, comme « Écriture » (4, 11), et surtout la tendance de sa
dogmatique. « Son paulinisme est bien affaibli, et la manière dont il
parle de la grâce et de la foi trahit un acheminement vers la
conception toute intellectuelle
dans laquelle se fixa le dogme catholique »
(29). Certains critiques précisent
la date. À certains indices ils ont cru reconnaître l'époque - l'an
130
- où Hadrien fit reconstruire Jérusalem, avec un temple consacré à
Jupiter Capitolin (Harnack, Puech). L'usage exclusif que l'auteur fait
de la Version des Septante, et sa passion pour l'allégorie, qui
rappelle la tendance de l'épître aux Hébreux, font croire qu'il était
imbu de culture alexandrine.
Le Pasteur
d'Hermas (30),
en dépit de son aspect apocalyptique, est simplement une exhortation
adressée à l'église de Rome, où un certain relâchement s'était glissé
jusque dans le clergé. Désireux, non de terroriser mais de persuader,
l'auteur a substitué au monstrueux le sérieux mêlé d'enjouement, et
aux
menaces catastrophiques la prédication de la repentance. Sa sincérité
et sa largeur, sa bonne humeur, un mélange intéressant de romanesque
et
de candeur, de grâce hellénique et de pureté évangélique, sans parler
de la finesse de ses remarques, ont rendu son livre populaire chez les
anciens chrétiens, en particulier à, Rome, à Lyon et à Alexandrie. «
Ce
n'est pas que l'auteur soit un lettré et un bien grand esprit... La
philosophie lui était absolument étrangère. Son imagination est
pauvre.
Sa grammaire est très fautive,
comme l'a fait observer Lelong, et son style gauche et diffus... Mais
ce petit bourgeois a beaucoup observé ; il a l'esprit juste, le cÏur
compatissant et possède un sens pratique aiguisé. À ces titres, c'est
un moraliste excellent » (Tixeront, Précis, p. 35). Mais, malgré sa
popularité, son livre n'a pas été admis dans le Canon.
D'après le témoignage, sérieux et
accepté, du Canon de Muratori, le Pasteur « fut écrit dans la ville
(le
Rome par Hermas, pendant que Pie, son frère, occupait comme évêque le
siège de l'église de la ville de Rome » (de l'an 140 à l'an 155). À en
croire les confidences qu'il fait dans son écrit, cet Hermas avait été
d'abord esclave d'une femme nommée Rhodé, qui l'avait affranchi.
Commerçant, il s'était enrichi, puis à peu près ruiné, et
l'ingratitude
de ses enfants était venue doubler sa déception. Amélioré par
l'épreuve, il se sentit pressé de prêcher la repentance à l'église de
Rome. Un grand problème se posait alors : comment des chrétiens qui
péchaient après leur baptême pourraient-ils recouvrer leur sainteté
perdue, puisque ce rite ne pouvait pas se renouveler ? Ils le
pourront,
assure Hermas, par une pénitence exceptionnelle, avec le secours de la
grâce de Dieu.
Le livre se divise en trois parties
: les Visions, les Préceptes et les Similitudes.
Dans la première vision, la belle
Rhodé apparaît à Hermas et lui reproche une mauvaise pensée qu'il a
eue. Vient ensuite une femme âgée (l'Église) qui lui rappelle ses
fautes et celles des siens, l'invite à la repentance et s'en va,
soutenue par deux anges. L'Église lui apparaît de nouveau à deux
reprises (c'est la seconde vision), et lui donne un petit livre, dont
il fera deux copies, pour les fidèles de Rome, et ceux du dehors. La
troisième vision montre une Tour (l'Église), construite sur les eaux
(le baptême), avec sept femmes qui représentent les vertus. La
quatrième est celle d'un monstre marin, qu'Hermas évite
grâce
à la protection d'un ange. Dans la cinquième, il voit entrer dans
sa chambre un ange costumé en berger, envoyé pour habiter avec lui. Ce
Pasteur l'invite à écrire douze préceptes (grec : entolaï). Cette
seconde partie est un petit code de morale pratique, où sont
prescrites
les vertus nécessaires à l'efficacité de la pénitence. La troisième se
compose de dix paraboles, qui se succèdent sous la présidence du
Pasteur. Les plus importantes sont la cinquième (celle du vignoble et
de l'esclave fidèle), la sixième (les deux troupeaux et les deux
bergers, dont l'un est l'ange de la volupté et l'autre l'ange du
châtiment), la huitième (le saule dont les rameaux sont distribués aux
fidèles) et la neuvième qui revient sur la troisième vision, celle de
la Tour dont elle raconte la construction. Dans la dixième parabole,
qui est en appendice, l'ange qui avait en envoyé le Pasteur à Hermas
engage ce dernier à lui obéir, et lui annonce qu'il le lui enverra de
nouveau.
Ce qui frappe dans ce livre, c'est
la sobriété de sa théologie. Hermas « se contente d'une croyance très
générale en un Dieu unique, qui agit par son Esprit, qui a voulu, dans
les derniers temps, que cet Esprit s'incarnât, qui a récompensé, en la
divinisant, la chair sans souillure (Jésus homme) où l'Esprit a
habité,
qui réserve l'immortalité bienheureuse à ceux qui auront vécu
saintement ou auront fait, à temps, pénitence, et dont le Fils
(c'est-à-dire l'Esprit) est aidé par toute une légion d'anges »
(Puech,
Littér. grecque, T. Il, p. 82).
Reitzenstein, s'appuyant sur
certaines analogies, a soutenu qu'Hermas avait utilisé une rédaction
primitive du livre hermétique, Poïmandrès. D'après Puech, cette
influence littéraire n'est pas impossible. Hermas a connu la Sibylle
juive, il y a fait allusion (c'est même la première mention de la
Sibylle dans un texte chrétien) ; il a pu de même connaître
Poïmandrès,
mais sa doctrine ne s'en est pas inspirée. Il a surtout puisé dans le
fonds chrétien.
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