Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Les Pères apologistes

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(1) Quand le Christianisme eut recruté des adhérents quelque peu instruits, il s'en trouva parmi eux qui se sentirent pressés de le défendre devant l'autorité romaine et l'opinion publique. Ils ont reçu le nom d'apologistes (2).

Cette tâche était des plus utiles. Les chrétiens, en effet, étaient en butte à des accusations toujours plus haineuses. La principale était celle d'athéisme (athéothès). Leur exclusivisme monothéiste, qui leur inspirait le mépris pour la religion de l'État et le refus de sacrifier devant les images des empereurs, les rendait irréligieux envers César (irreligiosi in Coesarem), coupables de lèse-majesté (loesce majestalis). L'autorité romaine, en effet, ne voyant pas en eux un groupement bien défini, consacré par une unité réelle, comme un peuple ordinaire pourvu de ses dieux ou comme les Juifs suspendus à leur Loi, les tenait pour des sujets de l'empire obligés d'observer les rites de Rome (Puech, II, p. 115). Au fond, leur loyalisme politique était réel, abstraction faite des menaces familières aux faiseurs d'apocalypses et à,leurs partisans, mais leur religion n'en était pas moins illicite (illicita). Les intellectuels et les hommes politiques leur reprochaient aussi, avec plus d'amertume encore qu'au 1er siècle, leur inutilité civique et sociale. À ces griefs s'ajoutaient les calomnies de la foule. On prétendait que, dans leurs réunions, ils mangeaient la chair d'un enfant égorgé et enfariné et se livraient à des immoralités contre nature (3).

L'animosité des pouvoirs publics et du peuple ne se borna pas à des reproches. Elle se traduisit, à plusieurs reprises, par des persécutions.

La première, au IIe siècle, fut celle de Trajan. En réponse à la lettre bien connue que lui écrivit Pline le Jeune, gouverneur du Bithynie (Epistoloe, X, 96), cet empereur fut amené à donner ses instructions sur la répression de la foi chrétienne. On ne devra, disait-il, poursuivre ses adhérents que s'il y a dénonciation (et encore faut-il qu'elle ne soit pas anonyme), mais, « s'ils sont accusés formellement et sont convaincus, qu'ils soient punis ! » Mesure illogique, justement critiquée par Tertullien. « Trajan, dit-il, nous déclare innocents en défendant qu'on nous recherche, et nous déclare coupables en ordonnant qu'on nous punisse il épargne et il sévit, il dissimule et il condamne » (Apologétique, ch. 2).
On ignore, le nombre des martyrs sous Trajan. Ignace périt à cette époque, ainsi que Siméon de Jérusalem.

Hadrien maintint l'édit, mais il se montra hostile aux violences, et les chrétiens osèrent lui adresser des Apologies. D'autre part, la foule, moins tolérante, s'excitait entre eux, ajoutant à ses griefs ordinaires celui de porter la responsabilité des malheurs publics. Antonin-le-Pieux ne chercha pas à les inquiéter, mais il ne révoqua pas l'édit, et il y eut sous son règne le martyre de Polycarpe et celui de douze Philadelphiens, mentionnés par Justin dans sa seconde Apologie. Marc-Aurèle suivit la même politique, mais la cruauté des populations exigea l'exécution de la loi. Il y eut d'abord quelques victimes à Rome. Le philosophe Justin Martyr, accusé de propager la foi chrétienne, comparut avec d'autres, devant le préfet de Rome, Junius Rusticus, stoïcien qui avait fait l'éducation philosophique de Marc-Aurèle. Il avait été dénoncé, semble-t-il, par un cynique, Crescens, homme avare et débauché, qui accusait publiquement les chrétiens d'athéisme et d'impiété et avec lequel il avait eu d'âpres discussions. Il marcha vaillamment au supplice, avec cinq compagnons et une femme (4).

En 177, à Lyon et à Vienne en Dauphiné, sévit une autre persécution, plus importante et plus cruelle. Elle a été racontée dans une lettre (5), qu'un témoin écrivit de la part de ces églises à celles d'Asie-Mineure et de Phrygie, avec lesquelles elles avaient de cordiales relations (6). D'après ce message, « l'empereur prescrivit de mettre à mort ceux qui persistaient à s'avouer chrétiens et de libérer tous les autres ». Une quarantaine de fidèles restèrent inflexibles. Pothin, évêque nonagénaire de Lyon, frappé par la foule, « couvert de plaies et mourant, fut jeté dans un cachot où il expira deux jours après ». Sanctus, diacre de Vienne, fut assis sur une chaise rougie par le feu et achevé d'un coup d'épée. Ponticus, âgé de quinze ans, montra « les merveilles que la foi en Jésus-Christ peut accomplir chez un enfant ». Une jeune esclave, Blandine, « attachée à un poteau dans l'arène, les bras étendus en forme de croix, fut épargnée par les bêtes et ramenée à la prison ». Reconduite à l'arène, le dernier jour des jeux, « après la flagellation, l'exposition aux bêtes et le supplice de la chaise de fer, elle fut roulée dans un filet et jetée à un taureau furieux, qui la lança en l'air à, plusieurs reprises. La sainte, toute en prière, ne paraissait même pas souffrir. L'épée du bourreau l'acheva, tandis que les païens eux-mêmes disaient qu'on n'avait jamais vu -une femme aussi héroïque ». Périrent aussi Symphorien à Autun, Apollonios à Rome (7), et plusieurs chrétiens de Scilli, en Numidie, suppliciés en l'an 180 (8). Ces diverses persécutions s'expliquent, non par une antipathie personnelle de Marc-Aurèle, mais par la pression violente des foules et par la raison d'État, qui lui faisait craindre pour l'Empire l'internationalisme social des chrétiens, décidés à n'être membres que de la Cité de Dieu.

Les écrits des Pères apologistes grecs prirent la forme de discours, dans le genre des Apologies de Xénophon et de Platon, et, chez les Pères latins, il s'y ajouta plus tard celle du dialogue.
Ils s'appliquèrent à défendre la réputation des chrétiens et à justifier leurs croyances. Cette deuxième tâche les poussa à l'offensive. « Les Apologies, qui semblaient ne devoir être d'abord que des discours judiciaires sont devenues, à leur façon, une prédication aux Gentils » (Puech). Elles furent complétées par des traités destinés aux Juifs, qu'il s'agissait de convaincre que les prophéties messianiques avaient été accomplies en Jésus-Christ.

En critiquant la civilisation grecque, les apologistes durent se pénétrer de ses procédés d'argumentation et de sa culture littéraire, lui emprunter la correction et la clarté du style, et, tout en présentant la révélation chrétienne comme la vérité intégrale, rendre hommage aux meilleures doctrines de Platon ou des stoïciens.
Les premiers apologistes qui méritent ce titre sont Quadratus et Aristide.

Quadratus, d'après Eusèbe (H. E. IV, 3), écrivit à l'adresse d'Hadrien un discours où. il invoquait, en faveur du Christianisme, les guérisons opérées par le Christ, et le témoignage des contemporains qui en avaient connu les bénéficiaires. Eusèbe ajoute, dans sa Chronique, qu'il offrit son apologie à l'empereur en 125, et il semble dire que ce fut lors de son passage à Athènes.

Aristide, philosophe athénien, mentionné deux fois par le même historien en même temps que Quadratus, adressa lui aussi une apologie à Hadrien (9). Il y fait la critique, en termes modérés, des religions païennes et du culte formaliste des Juifs. La seconde partie est un tableau touchant de la vie chrétienne, précédé d'un credo, où sont affirmées la révélation, la naissance miraculeuse et la résurrection de Jésus « Fils de Dieu et Messie ».

Justin Martyr (10) était né (cf son Apologie I, 1) à Flavia Néapolis, la Naplouse actuelle (ancienne Sichem), dans le premier quart du IIe siècle. Épris de philosophie, il chercha vainement la vérité dans les diverses écoles de penseurs grecs, ainsi qu'il le raconte dans son Dialogue avec Tryphon (I-VIII), jusqu'au jour où un entretien avec un vieillard, rencontré par hasard, « alluma subitement un feu dans son âme » et le conduisit au Christianisme. Il passa quelque temps à Éphèse. D'après Eusèbe (Il. E. IV, 18), il prêchait en portant le manteau de philosophe. À Rome, où il fit deux séjours, il fonda une école qui eut quelque succès. C'est là qu'il composa sa grande et sa petite Apologie, aux environs de l'an 150 (11). La première fut adressée à Antonin-le-Pieux, à, Marc-Aurèle et à Lucius Verus. La seconde, complément de la précédente à, laquelle elle fait allusion, fut écrite à la suite de la condamnation d'un certain Ptolémée et de quelques autres chrétiens par Urbinus, préfet de Rome. Justin y rédigea également son Dialogue avec Tryphon, postérieur à l'Apologie qu'il nomme, et datant, d'après Puech, de l'an 160 environ.
Ce qui fait le mérite de sa grande Apologie, c'est moine, Sa valeur philosophique et littéraire que sa ferveur unie à, une réelle largeur d'esprit. Son argumentation, en effet, est parfois insuffisante (12), son exposé manque de rigueur, son style, tout en restant clair, est lourd et sans originalité.

Justin commence par déclarer qu'on ne doit pas condamner les chrétiens (ch. 1-3), car ils ne sont ni athées, ni infâmes, ni homicides, ni ennemis de l'Empire (4-13). Il fait connaître leur religion en passant en revue sa morale (14-17), quelques-uns de ses dogmes (18-20), son fondateur et son histoire (21-23 ; 30-55), son culte et l'initiation de ses adhérents (61-67) (13). Il conclut que les chrétiens ne doivent pas être condamnés sans jugement.
La polémique de Justin contre le polythéisme est rude, mais, ancien platonisant, il s'adoucit quand il parle de la civilisation profane. Il déclare que les chrétiens « sont d'accord sur certains points avec les plus estimés de ses philosophes et de ses poètes » (ch. 20). Il concède même que le Logos a été de tout temps la lumière intellectuelle permettant aux hommes d'entrevoir certaines vérités, et même, « s'ils ont vécu selon le Logos, d'être chrétiens, eussent-ils passé pour athées » (ch. 46). D'autre part, il ne réduit pas la foi à une simple philosophie. Il affirme la révélation parfaite apportée par le Logos en s'incarnant en Jésus, la rédemption par la croix, la résurrection du Christ, mais il subordonne le Fils au Père (ch. 60) et place le Saint-Esprit « au troisième rang » (ch. 23).

L'Apologie se termine par un émouvant tableau des vertus chrétiennes, inspirées par le Sermon sur la Montagne. L'un des morceaux les plus connus est la page sur le culte du dimanche, que nous retrouverons plus loin.

La deuxième Apologie, adressée au Sénat et bien plus courte que la première, a dû la suivre de près. Justin y déclare sans beaucoup d'ordre, et dans la fièvre de l'indignation, que l'on méconnaît la doctrine élevée et la conduite irréprochable des chrétiens, et il proclame courageusement sa foi (14).

Le troisième, ouvrage de Justin qui a survécu est le Dialogue avec Tryphon (15), récit d'une discussion qui aurait eu lieu à Éphèse, de 132 à 135 (Eusèbe H. E. IV, 18), entre le rabbin de ce nom et Justin. Elle aurait duré deux jours. On a voulu identifier ce personnage avec Tarphon, qui enseignait à Lydde, mais ce docteur, qui était très disputeur, ne ressemble guère au Tryphon conciliant du Dialogue. Il est probable que cet écrit est le résumé de plusieurs discussions soutenues par Justin contre des rabbins. Avec un zèle tempéré de courtoisie, mais avec une certaine confusion dans le plan et un réel abus de l'allégorie, le futur martyr. soutient la caducité de l'Ancienne Alliance et de ses préceptes, l'identité du Logos avec le Dieu révélé dans l'Ancien Testament, et la' vocation dès Gentils comme vrai peuple de Dieu. On peut noter dans sa doctrine la foi à la rédemption par le sang du Christ (ch. 21) et au Millénium (16).




Tatien (17), originaire d'Assyrie, comme il l'a dit lui-même, à la suite de nombreux voyages selon la coutume des sophistes de son temps, embrassa la foi des chrétiens. Ce qui le gagna, ce fut « l'inspiration manifestement divine » de leurs écrits, « la simplicité de style et le naturel des narrateurs, l'intelligence claire qu'ils donnent de la création du monde, la prédiction de l'avenir, l'excellence des préceptes, la soumission de toutes choses à un seul monarque (Dieu) » (18). À Rome, il devint disciple de Justin, dont il a parlé avec admiration. Il se signala par son Discours aux Grecs (lisez : « aux Païens »), écrit vers l'an 170, après la mort de son maître, (19). D'après Eusèbe, il tint lui aussi école à Rome, où il eut pour élève Rhodon, venu d'Asie-Mineure (Il. E. V, 13). Un peu plus tard, « il se sépara de l'Église, dit Irénée, inventa des éons, proclama que le mariage était une souillure, et nia le salut d'Adam » (Adv. Hoer. 1, 28). La fin de sa vie, consacrée à propager ses nouvelles idées, se passa, au dire d'Épiphane, en Asie-Mineure.
Tatien écrivit plusieurs ouvrages, mais il n'en est resté que deux : le Discours aux Grecs (Logos pros Hellénas) et le Diatessaron (20) ou Harmonie des quatre évangiles, qui a pu être assez bien reconstitué (21).

Le premier est, non pas une défense juridique des chrétiens, mais un essai de prouver la vérité de leur foi. L'esprit et le ton en sont bien différents de ceux d'Aristide et de Justin. « En se convertissant, dit Puech, Tatien a jeté l'anathème à toute la civilisation païenne qui ne lui est apparue que comme un chaos d'erreurs et un cloaque d'impureté ». Dès le début, il prend hardiment l'offensive. « Ne soyez pas si hostiles aux Barbares (aux chrétiens), Grecs, et ne jalousez pas leurs doctrines. Y a-t-il, en effet, une de vos institutions qui ne doive son origine aux Barbares ? » Pour lui, leur philosophie n'est qu'un tissu de contradictions, leur médecine une branche de la magie, leur art une glorification de la débauche. Les vérités entrevues par les Grecs procèdent de la révélation chrétienne, qu'ils ont utilisée sans le dire et non sans la, dénaturer parfois. Il leur oppose triomphalement la religion chrétienne, avec sa simplicité et son ancienneté, avec le courage et la pureté qu'elle inspire à ses adhérents. Il fait à ce propos un long exposé (ch. 5 à 30) sur le Logos, la résurrection, les anges et les démons, l'âme, l'esprit et le monde.
Notons aussi une discussion chronologique (31 - 41) sur l'antiquité de la doctrine chrétienne dans sa racine mosaïque, antérieure, d'après lui, de quatre cents ans à la guerre de Troie chantée par Homère, antérieure même aux sages qui l'ont précédée. On trouve enfin dans ce Discours. un morceau qui intéresse l'histoire de l'art (33 et 34), le catalogue des statues grecques que Tatien avait vues à Rome. Son point' de vue dogmatique est orthodoxe. Imbu d'esprit paulinien, il prêche la misère morale de l'homme et la nécessité de la réparation. Il croit au Verbe, immanent au Père et devenu une personne distincte lorsque, démiurge, il crée le monde (ch. 5). Il insiste sur le rôle du Saint-Esprit dans l'inspiration des prophètes et l'Ïuvre du salut. Le talent littéraire de Tatien est supérieur à celui de Justin. Plus pénétrant et plus érudit que lui, il met plus de logique dans ses exposés, non sans glisser dans les digressions. Son style, formé à l'école des stoïciens et des sophistes, est tantôt négligé, tantôt affecté, semé d'antithèses, de jeux de mots, de finales rythmiques. Ce Discours produisit une grande impression. Il a été cité avec éloge par Clément d'Alexandrie et Tertullien.

Le Diatessaron (22), reconstitué en quelque mesure, grâce au commentaire qu'en fit Ephrem, professeur à, l'École de théologie d'Edesse, au IVe siècle (23), était un évangile unique, obtenu par l'addition systématique de textes pris dans les quatre évangiles et disposés de manière à donner un exposé chronologique suivi de la vie et des enseignements du Christ. Le cadre de cette vie a été emprunté à Jean (24). C'est à Tatien qu'Eusèbe l'a attribué (H. E. IV, 29). Ce témoignage est confirmé par Théodoret, évêque de Cyrhus (nord-est d'Antioche) au Ve siècle. Dans son livre sur les hérésies, il déclare avoir trouvé, au cours d'une tournée d'inspection à travers son diocèse, plus de deux cents exemplaires du « Diatessaron de Tatien ». Il lui reproche d'avoir supprimé « tout ce qui montre que le Seigneur était né de la race de David selon la chair », et il dit que, pour ce motif, il les a tous fait mettre en dépôt pour introduire à leur place les quatre évangiles. Vers la même époque, Rebboula, évêque d'Edesse, en avait interdit la lecture dans son diocèse.

Bien différente du Discours aux Grecs est la Supplique pour les Chrétiens (grec Presbéia péri Christianôn), adressée à Marc-Aurèle et à son fils Commode, en 177 (25), par Athénagore, philosophe athénien très peu connu (26). Il y dit, d'un ton conciliant, sa confiance en la sagesse de l'administration impériale, et il affirme que Platon a eu un pressentiment de la Trinité. Son style est concis jusqu'à la sécheresse, mais il est assez correct et teinté d'atticisme. Athénagore défend les chrétiens contre l'accusation d'athéisme, d'anthropophagie et d'immoralité. Il lui oppose leur foi au Dieu unique, au Christ et aux anges et le tableau de leurs vertus. Il faut noter la prudence de sa spéculation dogmatique, le soin avec lequel il évite à la fois de reconnaître deux dieux et de déprécier le Christ et le Saint-Esprit. « Le Fils de Dieu, dit-il, est intelligence et Verbe du Père... Ils ne font qu'un ». Quant au Saint-Esprit, il est « une dérivation de Dieu ; il en découle et il y rentre comme un rayon de soleil ».

L'Apologie de Théophile est adressée, non pas aux empereurs ou au public, mais à un personnage, nommé Autolycus, païen cultivé qui lui avait reproché sa conversion. « Cette sorte d'ouvrages, dit Puech, se rattache à un genre littéraire qui a eu des destinées brillantes dans la littérature grecque d'abord, dans la littérature latine ensuite, le Protreptique, comme disaient les Grecs, l'Exhortation, comme disaient les Latins » (II, p. 204). L'auteur se dit païen converti, un peu à la façon de Justin (Apol., I, 14). Il se déclare originaire d'un pays voisin du Tigre et de l'Euphrate (11, 24). Il a écrit peu après l'an 180, date de la mort de Marc-Aurèle, qu'il prend comme point terminal de sa chronologie. Il faut peut-être l'identifier avec Théophile, évêque d'Antioche, mentionné par Eusèbe, dans sa Chronique, qui date son élection de 169, et par Jérôme (De Viris, 25).

Les livres I et II de cette Apologie sont présentés comme la rédaction de deux entretiens que Théophile aurait eus avec Autolycus. Ce dernier lui avait demandé de lui montrer son Dieu, Il avait vanté les divinités païennes et raillé le nom chrétien. Notre apologète répond en dépeignant le Dieu invisible mais que ses enfants contempleront un jour. Il flétrit les divinités du paganisme et insiste sur la dignité des chrétiens. Autolycus, impressionné d'abord, se ressaisit et nie l'ancienneté de leurs livres sacrés. Théophile lui répond (L. III). Après avoir réfuté (ch. 1-15), les accusations d'immoralité et d'anthropophagie, il commence une discussion chronologique. Sa conclusion est que Moïse a dû vivre environ mille ans avant la guerre de Troie. Son argumentation est ordonnée, assez érudite et non sans finesse. Mais il s'y montre trop dédaigneux pour la philosophie et la science, et irrespectueux à l'égard d'Épicure et même de Socrate, dont la mort courageuse le laisse froid. Sa doctrine théologique est orthodoxe, Il affirme la « Trinité » (grec trias) (27).

L'épître à Diognète (28) est un écrit plein de finesse littéraire et de sentiment chrétien, adressé à un Grec qui a été peut-être le stoïcien de ce nom mentionné par Marc-Aurèle dans ses Pensées (L. I, § 6).

L'auteur - inconnu - l'a rédigé à une époque de violente persécution contre les églises (§ 5 et 6). La peinture de la vie chrétienne dans sa première ferveur incite à le placer au IIe siècle (Bardenhewer, Puech). Diognète lui avait demandé - ou il est censé lui avoir demandé - pourquoi les chrétiens n'adoraient pas les divinités païennes ou n'observaient pas le culte juif, quelle morale ils pratiquaient entre eux, et les raisons de l'apparition si tardive de leur religion (§ 1). - Les chrétiens, réplique notre apologète, rejettent ces dieux parce qu'ils ne sont que de bois, de pierre ou de métal (2). Ils ne suivent pas le culte juif parce qu'il est puéril et indigne de Dieu (3, 4). Vient ensuite la peinture ardente de leur vie spirituelle (5-7). En un tableau étincelant d'antithèses, l'auteur montre cette race nouvelle de convertis qui « ont un corps de chair et ne vivent pas selon la chair », qui « demeurent sur la terre mais sont citoyens du ciel », qui « sont pauvres et enrichissent les autres », qui « aiment tout le monde et sont persécutés par tout le monde ». En un saisissant parallèle, il établit que « les chrétiens sont dans le monde ce que l'âme est dans le corps ». Il dit, par exemple : « L'âme aime la chair qui la hait elle-même ; les chrétiens aiment ceux qui les détestent. L'âme est emprisonnée dans le corps, et pourtant elle est le lien qui le conserve ; de même les chrétiens sont détenus dans la prison du monde, et ce sont eux qui le maintiennent... » Si leur religion a paru si tard, c'est que Dieu a voulu faire sentir aux hommes leur impuissance et leur corruption avant de leur envoyer le Rédempteur (8-9). La lettre se termine par un appel à la conversion (10). Le point de vue de l'auteur est paulinien. Pour lui, le Christ est. le Fils unique, et le salut de l'humanité est un effet de la grâce de Dieu.

Bien différent de l'épître à Diognète est le Persiflage (Diasurmos) des Philosophes. païens. Son auteur, Hermias, personnage inconnu, s'attache à montrer que ces philosophes se contredisent dans leurs théories sur l'âme et le premier principe de l'univers. D'après Bardenhewer, cet écrit paraît dater au plus tard du début du IIIe siècle, car on n'y trouve aucune allusion au néoplatonisme.




Quels ont été les résultats de toute cette littérature apologétique (29) ?
Les empereurs n'en ont sans doute pas pris connaissance. Quant au public qui l'a lue, il a dû être froissé par les attaques contre la civilisation et même par l'outrance du procès fait à l'idolâtrie. Les philosophes ont été choqués sans nul doute par l'imperfection de cette dialectique, l'appel à l'accomplissement des prophéties hébraïques en Christ, l'interprétation parfois bizarre ou inexacte des textes. Il y aurait de l'injustice, pourtant, à placer les Apologistes au-dessous de leurs contemporains païens. « Lucien, dit l'éminent spécialiste Puech, est un écrivain de premier ordre, mais son esprit est superficiel, et, si sa lecture est étendue, sa science est courte. Plutarque, est le moraliste le plus délicat et le plus nuancé, mais sa méthode n'a pas beaucoup plus de rigueur que celle d'un Athénagore. Epictète a tiré du stoïcisme un héroïsme d'un accent nouveau, parfois vraiment religieux ; mais il n'a que dédain pour la recherche scientifique... Les défauts les plus incontestables de la culture des Apologistes sont souvent ceux de la culture de leur temps » (II, p. 233).

On a prétendu qu'ils avaient dénaturé la religion en la rapprochant de la philosophie. On a vu, par exemple, dans Justin, un penseur à peine frotté de couleur évangélique. Mais, peut-on répondre avec Puech, « en s'adressant aux païens, les Apologistes ont exposé certains aspects de la foi plutôt que d'autres, dans l'intérêt de leur propagande... Ensuite, on simplifie beaucoup trop l'histoire du christianisme primitif en refusant le nom de chrétien à tout ce qui ne porte pas expressément la marque des doctrines de saint Paul... Disons enfin que le christianisme est resté pour eux la vérité unique, connue seulement par la révélation » (p. 233-234).

Leur méthode de défense a été imparfaite. De plus, ils ont trop laissé dans l'ombre l'Ïuvre rédemptrice du Christ. Mais comme ils ont senti et proclamé toute la valeur apologétique des vies chrétiennes ! Ces peintures ferventes ont dû gagner bien des âmes à la religion des saints et des martyrs.

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(1) Le plus ancien ms est celui de l'archevêque Aréthas : on l'appelle le Parisinus groecus 451 (il est à la Bibliothèque nationale à Paris ; il y manque le Discours aux Grecs de Tatien). À consulter : Freppel, Les Apologistes chrétiens du IIe siècle, 3e éd. Paris 1888 ; L. Laguier, La Méthode apologétique des Pères dans les trois premiers siècles, Paris 1905 ; 3. Rivière, Saint Justin et les Apologistes du IIe siècle, Paris 1907 ; Aimé Puech, Les Apologistes grecs du IIe siècle de notre ère, Paris 1912, ; Goodspeed, Index apologelicus, Leipzig 1912. 
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(2) Grec apologia, discours d'un accusé qui se défend. 
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(3) Voir à ce sujet Tertullien, Apologétique, ch. 7 ss. 
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(4) Les Actes qui racontent leur comparution et leur mort sont basés sur un procès-verbal qui inspire confiance. 
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(5) Conservée presque en entier par Eusèbe (H. E. V., 1 ss). 
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(6) C. Jullian, Histoire de la Gaule. T. IV, ch. XII.
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(7) On a retrouvé les Actes de son martyre. Les discours attribués à Apollonios ont dû être amplifiés par le rédacteur. 
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(8) Leurs Actes ont la forme d'un procès-verbal très sobre qui inspire confiance.
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(9) Cet ouvrage a pu être à peu près reconstitué (édition Rendel Harris et Armitage Robinson, Cambridge, 2e éd. 1893), à l'aide de trois sources : un fragment arménien, publié à Venise en 1878, une traduction syriaque, découverte en 1893, par Rendel Harris, dans le monastère de Sainte-Catherine, au mont Sinaï, et un roman édifiant du VIIe siècle, où Armitage Robinson a retrouvé. dans le discours d'un personnage, le texte même de l'Apologie d'Aristide. 
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(10) Bibliographie. - Édition des deux Apologies, par Pautigny, avec trad. franç. (Hemmer-Lejay, Paris 1904) et du Dialogue avec Tryphon, par Archambault (même coll. 1909). - E. de Faye, De L'influence du Timée de Platon sur la théologie de Justin Martyr, Paris 1896 ; Bert, Saint Justin, sa vie et sa doctrine, Paris 1901 ; Feder, Justin Lehre von J.-C. Fribourg-en-B. 1906 ; J. Rivière, Saint Justin et les Apologistes du IIe siècle, Paris 1907 ; Lagrange, Saint Justin (coll. Les Saints), Paris 1914.
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(11) Cette date est suggérée par la mention (1re Apol. ch. 29) de Félix, préfet d'Égypte entre 148 et 154. 
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(12) Ainsi quand il tire argument de la réalisation des prophéties dans la vie et la mort du Christ. 
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(13) Les ch. 24-29 et 56-60 répètent ce qui a déjà été dit et signalent certaines contrefaçons de la foi nouvelle. 
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(14) Pour ces deux Apologies, voir : Wilm. Justin Martyr et son Apologétique, Montauban 1897 ; Blunt, The Apologies of J. M., Cambridge 1911 ; Hubik, Die Apot. des J. M., Vienne 1912. 
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(15) Ce genre de controverse dialoguée existait avant lui. On le trouve dans un écrit qui paraît un peu antérieur : la Discussion de Papiscos et de Jason, mentionnée par Origène dans son traité Contre Celse IV, 52). Un chrétien y montrait à un Juif, par la méthode allégorique que « les prophéties concernant le Christ s'appliquent à Jésus ». Il serait l'oeuvre d'un certain Ariston, de Pella. 
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(16) Parmi les écrits perdus de Justin, on doit mentionner son Traité (grec Syntagma) contre toutes les Hérésies, dont il parle dans sa grande-Apologie (ch. 26).
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(17) Bibliographie. - Harnack, Tatians Rede an die Griechen, Giessen 1884 ; A. Puech Recherches sur le Discours aux Grecs de Tatien, Paris 1903 ; Zahn, Tatians Diatessaron, Erlangen 1881 ; Stenning, art. Diatessaron dans le Dictionary of the Bible, d'Hastings.
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(18) Discours aux Grecs, ch. XXIX. 
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(19) On ne sait as où il lut composé, en tout cas pas a Rome (Puech, Littér. grecque, II, p. 176, note). 
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(20) Ce terme grec signifie la quarte musicale. 
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(21) Parmi ses écrits perdus citons un traité Sur les Animaux (ou les Vivants), et un livre de Problèmes (sur le sens caché des Écritures). 
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(22) Cf Rubens-Duval, Littérature syriaque, 2e éd. Paris 1900 ; Baumstark, Geschichte der Syrischen Literatur, Bonn 1922. 
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(23) On s'est également servi d'une Harmonie latine et d'une Harmonie arabe (publiée à Rome en 1888), qui se donne pour une traduction du Diatessarôn syriaque, faite par un moine du Xe siècle. 
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(24) D'après Zahn, qui a reconstitué le Diatessaron en 1881, après la publication du commentaire d'Ephrem (Venise 1876), il aurait été composé d'abord en syriaque. Il en trouve la preuve dans la vogue que ce livre obtint en Syrie, plus exactement dans la région d'Edesse, où il devint le principal ouvrage liturgique, sans y supplanter d'ailleurs les quatre évangiles qui, au contraire, ont fini par l'écarter. Pourtant, il est plus probable que le Diatessaron fut rédigé en grec. comme les évangiles eux-mêmes (Puech).
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(25) Cette date est suggérée par la mention (ch. 1) de la paix profonde dont jouissait l'Empire,
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(26) Éditions Schwartz (Leipzig, 1891) et Geffcken (Leipzig, 1907). 
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(27) Pommrich, Théoph. von Ant. Gottes und Logos lehre, Leipzig 1906. 
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(28) A consulter : Renan, Marc-Aurèle, p. 426 ss ; Radford, The Epistle to Diognetus, Londres 1908 ; Puech II, p. 217-223. L'unique ms qui nous a transmis cette épître - le ms de Strasbourg, brûlé en 1870 - l'attribuait à Justin, mais la beauté de son style empêche de retenir cette indication.. À noter le silence des Pères sur cet écrit.
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(29) Voir les fortes réflexions de Puech (II, p. 227-234). 
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