(1) Quand le Christianisme
eut recruté
des adhérents quelque peu instruits, il s'en trouva parmi eux qui se
sentirent pressés de le défendre devant l'autorité romaine et
l'opinion
publique. Ils ont reçu le nom d'apologistes (2).
Cette tâche était des plus utiles.
Les chrétiens, en effet, étaient en butte à des accusations toujours
plus haineuses. La principale était celle d'athéisme (athéothès). Leur
exclusivisme monothéiste, qui leur inspirait le mépris pour la
religion
de l'État et le refus de sacrifier devant les images des empereurs,
les
rendait irréligieux envers César (irreligiosi in Coesarem), coupables
de lèse-majesté (loesce majestalis). L'autorité romaine, en effet, ne
voyant pas en eux un groupement bien défini, consacré par une unité
réelle, comme un peuple ordinaire pourvu de ses dieux ou comme les
Juifs suspendus à leur Loi, les tenait pour des sujets de l'empire
obligés d'observer les rites de Rome (Puech, II, p. 115). Au fond,
leur
loyalisme politique était réel, abstraction faite des
menaces
familières aux faiseurs d'apocalypses et à,leurs partisans,
mais leur religion n'en était pas moins illicite (illicita). Les
intellectuels et les hommes politiques leur reprochaient aussi, avec
plus d'amertume encore qu'au 1er siècle, leur inutilité civique et
sociale. À ces griefs s'ajoutaient les calomnies de la foule. On
prétendait que, dans leurs réunions, ils mangeaient la chair d'un
enfant égorgé et enfariné et se livraient à des immoralités contre
nature (3).
L'animosité des pouvoirs publics et
du peuple ne se borna pas à des reproches. Elle se traduisit, à
plusieurs reprises, par des persécutions.
La première, au IIe siècle, fut
celle de Trajan. En réponse à
la lettre bien connue que lui écrivit Pline le Jeune, gouverneur du
Bithynie (Epistoloe, X, 96), cet empereur fut amené à donner ses
instructions sur la répression de la foi chrétienne. On ne devra,
disait-il, poursuivre ses adhérents que s'il y a dénonciation (et
encore faut-il qu'elle ne soit pas anonyme), mais, « s'ils sont
accusés
formellement et sont convaincus, qu'ils soient punis ! » Mesure
illogique, justement critiquée par Tertullien. « Trajan, dit-il, nous
déclare innocents en défendant qu'on nous recherche, et nous déclare
coupables en ordonnant qu'on nous punisse il épargne et il sévit, il
dissimule et il condamne » (Apologétique, ch. 2).
On ignore, le nombre des martyrs
sous Trajan. Ignace périt à cette époque, ainsi que Siméon de
Jérusalem.
Hadrien maintint l'édit, mais il se
montra hostile aux violences, et les chrétiens osèrent lui adresser
des
Apologies. D'autre part, la foule, moins tolérante, s'excitait entre
eux, ajoutant à ses griefs ordinaires celui de porter la
responsabilité
des malheurs publics. Antonin-le-Pieux ne chercha pas à les inquiéter,
mais il ne révoqua pas l'édit, et il y eut sous
son règne le martyre de Polycarpe et celui de douze Philadelphiens,
mentionnés par Justin dans sa seconde Apologie. Marc-Aurèle suivit la
même politique, mais la cruauté des populations exigea l'exécution de
la loi. Il y eut d'abord quelques victimes à Rome. Le philosophe Justin
Martyr, accusé de propager la
foi chrétienne, comparut avec d'autres, devant le préfet de Rome,
Junius Rusticus, stoïcien qui avait fait l'éducation philosophique de
Marc-Aurèle. Il avait été
dénoncé, semble-t-il, par un cynique, Crescens, homme avare et
débauché, qui accusait publiquement les chrétiens d'athéisme et
d'impiété et avec lequel il avait eu d'âpres discussions. Il marcha
vaillamment au supplice, avec cinq compagnons et une femme (4).
En 177, à Lyon et à Vienne en
Dauphiné, sévit une autre persécution, plus importante et plus
cruelle.
Elle a été racontée dans une lettre (5),
qu'un témoin écrivit de la part de
ces églises à celles d'Asie-Mineure et de Phrygie, avec lesquelles
elles avaient de cordiales relations (6).
D'après ce message, « l'empereur
prescrivit de mettre à mort ceux qui persistaient à s'avouer chrétiens
et de libérer tous les autres ». Une quarantaine de fidèles restèrent
inflexibles. Pothin, évêque nonagénaire de Lyon, frappé par la foule,
«
couvert de plaies et mourant, fut jeté dans un cachot où il expira
deux
jours après ». Sanctus, diacre de Vienne, fut assis sur une chaise
rougie par le feu et achevé d'un coup d'épée. Ponticus, âgé de quinze
ans, montra « les merveilles que la foi en Jésus-Christ peut accomplir
chez un enfant ». Une jeune esclave, Blandine, « attachée à un poteau
dans l'arène, les bras étendus en forme de croix, fut épargnée par les
bêtes et ramenée à la prison ». Reconduite à l'arène, le dernier jour
des jeux, « après la
flagellation, l'exposition aux bêtes et le supplice de la chaise de
fer, elle fut roulée dans un filet et jetée à un taureau furieux, qui
la lança en l'air à, plusieurs reprises. La sainte, toute en prière,
ne
paraissait même pas souffrir. L'épée du bourreau l'acheva, tandis que
les païens eux-mêmes disaient qu'on n'avait jamais vu -une femme aussi
héroïque ». Périrent aussi Symphorien à Autun, Apollonios à Rome (7),
et
plusieurs chrétiens de Scilli, en Numidie, suppliciés en l'an 180 (8).
Ces
diverses persécutions s'expliquent, non par une antipathie
personnelle de Marc-Aurèle, mais par la pression violente des foules
et
par la raison d'État, qui lui faisait craindre pour l'Empire
l'internationalisme social des chrétiens, décidés à n'être membres que
de la Cité de Dieu.
Les écrits des Pères apologistes
grecs prirent la forme de discours, dans le genre des Apologies de
Xénophon et de Platon, et, chez les Pères latins, il s'y ajouta plus
tard celle du dialogue.
Ils s'appliquèrent à défendre la
réputation des chrétiens et à justifier leurs croyances. Cette
deuxième
tâche les poussa à l'offensive. « Les Apologies, qui semblaient ne
devoir être d'abord que des discours judiciaires sont devenues, à leur
façon, une prédication aux Gentils » (Puech). Elles furent complétées
par des traités destinés aux Juifs, qu'il s'agissait de convaincre que
les prophéties messianiques avaient été accomplies en Jésus-Christ.
En critiquant la civilisation
grecque, les apologistes durent se pénétrer de ses procédés d'argumentation
et de sa culture
littéraire, lui emprunter la correction et la clarté du style, et,
tout
en présentant la révélation chrétienne comme la vérité intégrale,
rendre hommage aux meilleures doctrines de Platon ou des stoïciens.
Les premiers apologistes qui
méritent ce titre sont Quadratus et Aristide.
Quadratus, d'après Eusèbe (H. E. IV,
3), écrivit à l'adresse d'Hadrien un discours où. il invoquait, en
faveur du Christianisme, les guérisons opérées par le Christ, et le
témoignage des contemporains qui en avaient connu les bénéficiaires.
Eusèbe ajoute, dans sa Chronique, qu'il offrit son apologie à
l'empereur en 125, et il semble dire que ce fut lors de son passage à
Athènes.
Aristide,
philosophe athénien, mentionné deux fois par le même historien en même
temps que Quadratus, adressa lui aussi une apologie à Hadrien (9).
Il
y fait la critique, en termes modérés, des religions païennes et du
culte formaliste des Juifs. La seconde partie est un tableau touchant
de la vie chrétienne, précédé d'un credo, où sont affirmées la
révélation, la naissance miraculeuse et la résurrection de Jésus «
Fils
de Dieu et Messie ».
Justin Martyr (10)
était né (cf son Apologie I, 1) à
Flavia Néapolis, la Naplouse actuelle (ancienne Sichem),
dans
le premier quart du IIe siècle. Épris de philosophie, il chercha
vainement la vérité dans les diverses écoles de penseurs grecs, ainsi
qu'il le raconte dans son Dialogue avec Tryphon (I-VIII), jusqu'au
jour
où un entretien avec un vieillard, rencontré par hasard, « alluma
subitement un feu dans son âme » et le conduisit au Christianisme. Il
passa quelque temps à Éphèse. D'après Eusèbe (Il. E. IV, 18), il
prêchait en portant le manteau de philosophe. À Rome, où il fit deux
séjours, il fonda une école qui eut quelque succès. C'est là qu'il
composa sa grande et sa petite Apologie, aux environs de l'an 150 (11).
La
première fut adressée à Antonin-le-Pieux, à, Marc-Aurèle et à Lucius
Verus. La seconde, complément de la précédente à, laquelle elle fait
allusion, fut écrite à la suite de la condamnation d'un certain
Ptolémée et de quelques autres chrétiens par Urbinus, préfet de Rome.
Justin y rédigea également son Dialogue avec Tryphon, postérieur à
l'Apologie qu'il nomme, et datant, d'après Puech, de l'an 160 environ.
Ce qui fait le mérite de sa grande
Apologie, c'est moine, Sa valeur philosophique et littéraire que sa
ferveur unie à, une réelle largeur d'esprit. Son argumentation, en
effet, est parfois insuffisante (12),
son exposé manque de rigueur, son
style, tout en restant clair, est lourd et sans originalité.
Justin commence par déclarer qu'on
ne doit pas condamner les chrétiens (ch. 1-3), car ils ne sont ni athées,
ni infâmes, ni homicides, ni
ennemis de l'Empire (4-13). Il fait connaître leur religion en passant
en revue sa morale (14-17), quelques-uns de ses dogmes (18-20), son
fondateur et son histoire (21-23 ; 30-55), son culte et l'initiation
de
ses adhérents (61-67) (13). Il
conclut que les chrétiens ne
doivent pas être condamnés sans jugement.
La polémique de Justin contre le
polythéisme est rude, mais, ancien platonisant, il s'adoucit quand il
parle de la civilisation profane. Il déclare que les chrétiens « sont
d'accord sur certains points avec les plus estimés de ses philosophes
et de ses poètes » (ch. 20). Il concède même que le Logos a été de
tout
temps la lumière intellectuelle permettant aux hommes d'entrevoir
certaines vérités, et même, « s'ils ont vécu selon le Logos, d'être
chrétiens, eussent-ils passé pour athées » (ch. 46). D'autre part, il
ne réduit pas la foi à une simple philosophie. Il affirme la
révélation
parfaite apportée par le Logos en s'incarnant en Jésus, la rédemption
par la croix, la résurrection du Christ, mais il subordonne le Fils au
Père (ch. 60) et place le Saint-Esprit « au troisième rang » (ch. 23).
L'Apologie se termine par un
émouvant tableau des vertus chrétiennes, inspirées par le Sermon sur
la
Montagne. L'un des morceaux les plus connus est la page sur le culte
du
dimanche, que nous retrouverons plus loin.
La deuxième Apologie, adressée au
Sénat et bien plus courte que la première, a dû la suivre de près.
Justin y déclare sans beaucoup d'ordre, et dans la fièvre de
l'indignation, que l'on méconnaît la doctrine élevée et la conduite
irréprochable des chrétiens, et il proclame courageusement sa foi (14).
Le troisième, ouvrage de Justin qui
a survécu est le Dialogue avec Tryphon (15),
récit d'une discussion qui aurait
eu lieu à Éphèse, de 132 à 135 (Eusèbe H. E. IV, 18), entre le rabbin
de ce nom et Justin. Elle aurait duré deux jours. On a voulu
identifier
ce personnage avec Tarphon, qui enseignait à Lydde, mais ce docteur,
qui était très disputeur, ne ressemble guère au Tryphon conciliant du
Dialogue. Il est probable que cet écrit est le résumé de plusieurs
discussions soutenues par Justin contre des rabbins. Avec un zèle
tempéré de courtoisie, mais avec une certaine confusion dans le plan
et
un réel abus de l'allégorie, le futur martyr. soutient la caducité de
l'Ancienne Alliance et de ses préceptes, l'identité du Logos avec le
Dieu révélé dans l'Ancien Testament, et la' vocation dès Gentils comme
vrai peuple de Dieu. On peut noter dans sa doctrine la foi à la
rédemption par le sang du Christ (ch. 21) et au Millénium (16).
Tatien (17), originaire
d'Assyrie, comme il l'a
dit lui-même, à la suite de nombreux voyages selon la coutume des
sophistes de son temps, embrassa la foi des chrétiens. Ce qui le
gagna,
ce fut « l'inspiration manifestement divine » de leurs écrits, « la simplicité
de style et le naturel des
narrateurs, l'intelligence claire qu'ils donnent de la création du
monde, la prédiction de l'avenir, l'excellence des préceptes, la
soumission de toutes choses à un seul monarque (Dieu) » (18).
À
Rome, il devint disciple de Justin, dont il a parlé avec admiration.
Il se signala par son Discours aux Grecs (lisez : « aux Païens »),
écrit vers l'an 170, après la mort de son maître, (19).
D'après Eusèbe, il tint lui aussi
école à Rome, où il eut pour élève Rhodon, venu d'Asie-Mineure (Il. E.
V, 13). Un peu plus tard, « il se sépara de l'Église, dit Irénée,
inventa des éons, proclama que le mariage était une souillure, et nia
le salut d'Adam » (Adv. Hoer. 1, 28). La fin de sa vie, consacrée à
propager ses nouvelles idées, se passa, au dire d'Épiphane, en
Asie-Mineure.
Tatien écrivit plusieurs ouvrages,
mais il n'en est resté que deux : le Discours aux Grecs (Logos pros
Hellénas) et le Diatessaron (20)
ou Harmonie des quatre évangiles,
qui a pu être assez bien reconstitué (21).
Le premier est, non pas une défense
juridique des chrétiens, mais un essai de prouver la vérité de leur
foi. L'esprit et le ton en sont bien différents de ceux d'Aristide et
de Justin. « En se convertissant, dit Puech, Tatien a jeté l'anathème
à
toute la civilisation païenne qui ne lui est apparue que comme un
chaos
d'erreurs et un cloaque d'impureté ». Dès le début, il prend hardiment
l'offensive. « Ne soyez pas si hostiles aux Barbares (aux chrétiens),
Grecs, et ne jalousez pas leurs doctrines. Y a-t-il, en effet, une de
vos institutions qui ne doive son origine aux Barbares
?
» Pour lui, leur philosophie n'est qu'un tissu de contradictions,
leur médecine une branche de la magie, leur art une glorification de
la
débauche. Les vérités entrevues par les Grecs procèdent de la
révélation chrétienne, qu'ils ont utilisée sans le dire et non sans
la,
dénaturer parfois. Il leur oppose triomphalement la religion
chrétienne, avec sa simplicité et son ancienneté, avec le courage et
la
pureté qu'elle inspire à ses adhérents. Il fait à ce propos un long
exposé (ch. 5 à 30) sur le Logos, la résurrection, les anges et les
démons, l'âme, l'esprit et le monde.
Notons aussi une discussion
chronologique (31 - 41) sur l'antiquité de la doctrine chrétienne dans
sa
racine mosaïque, antérieure, d'après lui, de quatre cents ans à la
guerre de Troie chantée par Homère, antérieure même aux sages qui
l'ont
précédée. On trouve enfin dans ce Discours. un morceau qui intéresse
l'histoire de l'art (33 et 34), le catalogue des statues grecques que
Tatien avait vues à Rome. Son point' de vue dogmatique est orthodoxe.
Imbu d'esprit paulinien, il prêche la misère morale de l'homme et la
nécessité de la réparation. Il croit au Verbe, immanent au Père et
devenu une personne distincte lorsque, démiurge, il crée le monde (ch.
5). Il insiste sur le rôle du Saint-Esprit dans l'inspiration des
prophètes et l'Ïuvre du salut. Le talent littéraire de Tatien est
supérieur à celui de Justin. Plus pénétrant et plus érudit que lui, il
met plus de logique dans ses exposés, non sans glisser dans les
digressions. Son style, formé à l'école des stoïciens et des
sophistes,
est tantôt négligé, tantôt affecté, semé d'antithèses, de jeux de
mots,
de finales rythmiques. Ce Discours produisit une grande impression. Il
a été cité avec éloge par Clément d'Alexandrie et Tertullien.
Le Diatessaron (22),
reconstitué en quelque mesure,
grâce au commentaire qu'en fit Ephrem, professeur
à, l'École de théologie d'Edesse, au IVe siècle (23),
était un évangile unique, obtenu
par l'addition systématique de textes pris dans les quatre évangiles
et
disposés de manière à donner un exposé chronologique suivi de la vie
et
des enseignements du Christ. Le cadre de cette vie a été emprunté à
Jean (24).
C'est à Tatien qu'Eusèbe l'a attribué (H. E. IV, 29). Ce témoignage
est
confirmé par Théodoret, évêque de Cyrhus (nord-est d'Antioche) au Ve
siècle. Dans son livre sur les hérésies, il déclare avoir trouvé, au
cours d'une tournée d'inspection à travers son diocèse, plus de deux
cents exemplaires du « Diatessaron de Tatien ». Il lui reproche
d'avoir
supprimé « tout ce qui montre que le Seigneur était né de la race de
David selon la chair », et il dit que, pour ce motif, il les a tous
fait mettre en dépôt pour introduire à leur place les quatre
évangiles.
Vers la même époque, Rebboula, évêque d'Edesse, en avait interdit la
lecture dans son diocèse.
Bien différente du Discours aux
Grecs est la Supplique pour les Chrétiens (grec Presbéia péri
Christianôn), adressée à Marc-Aurèle et à son fils Commode, en 177 (25),
par
Athénagore, philosophe athénien
très peu connu (26).
Il y dit, d'un ton conciliant, sa confiance en la sagesse de
l'administration impériale, et il affirme que Platon a eu un
pressentiment de la Trinité. Son style est concis jusqu'à la
sécheresse, mais il est assez correct et teinté d'atticisme.
Athénagore
défend les chrétiens contre l'accusation d'athéisme, d'anthropophagie
et d'immoralité. Il lui oppose leur foi au Dieu unique, au Christ et
aux anges et le tableau de leurs vertus. Il faut noter la prudence de
sa spéculation dogmatique, le soin avec lequel il évite à la fois de
reconnaître deux dieux et de déprécier le Christ et le Saint-Esprit. «
Le Fils de Dieu, dit-il, est intelligence et Verbe du Père... Ils ne
font qu'un ». Quant au Saint-Esprit, il est « une dérivation de Dieu ;
il en découle et il y rentre comme un rayon de soleil ».
L'Apologie de Théophile est
adressée, non pas aux empereurs ou au public, mais à un personnage,
nommé Autolycus, païen cultivé qui lui avait reproché sa conversion. «
Cette sorte d'ouvrages, dit Puech, se rattache à un genre littéraire
qui a eu des destinées brillantes dans la littérature grecque d'abord,
dans la littérature latine ensuite, le Protreptique, comme disaient
les
Grecs, l'Exhortation, comme disaient les Latins » (II, p. 204).
L'auteur se dit païen converti, un peu à la façon de Justin (Apol., I,
14). Il se déclare originaire d'un pays voisin du Tigre et de
l'Euphrate (11, 24). Il a écrit peu après l'an 180, date de la mort de
Marc-Aurèle, qu'il prend comme point terminal de sa chronologie. Il
faut peut-être l'identifier avec Théophile, évêque d'Antioche,
mentionné par Eusèbe, dans sa Chronique, qui date son élection de 169,
et par Jérôme (De Viris, 25).
Les livres I et II de cette Apologie
sont présentés comme la rédaction de deux entretiens que Théophile
aurait eus avec Autolycus. Ce dernier lui avait demandé de lui montrer
son Dieu, Il avait vanté les divinités
païennes et raillé le nom chrétien. Notre apologète répond en
dépeignant le Dieu invisible mais que ses enfants contempleront un
jour. Il flétrit les divinités du paganisme et insiste sur la dignité
des chrétiens. Autolycus, impressionné d'abord, se ressaisit et nie
l'ancienneté de leurs livres sacrés. Théophile lui répond (L. III).
Après avoir réfuté (ch. 1-15), les accusations d'immoralité et
d'anthropophagie, il commence une discussion chronologique. Sa
conclusion est que Moïse a dû vivre environ mille ans avant la guerre
de Troie. Son argumentation est ordonnée, assez érudite et non sans
finesse. Mais il s'y montre trop dédaigneux pour la philosophie et la
science, et irrespectueux à l'égard d'Épicure et même de Socrate, dont
la mort courageuse le laisse froid. Sa doctrine théologique est
orthodoxe, Il affirme la « Trinité » (grec trias) (27).
L'épître à Diognète (28)
est un écrit plein de finesse
littéraire et de sentiment chrétien, adressé à un Grec qui a été
peut-être le stoïcien de ce nom mentionné par Marc-Aurèle dans ses
Pensées (L. I, § 6).
L'auteur - inconnu - l'a rédigé à
une époque de violente persécution contre les églises (§ 5 et 6). La
peinture de la vie chrétienne dans sa première ferveur incite à le
placer au IIe siècle (Bardenhewer, Puech). Diognète lui avait demandé
-
ou il est censé lui avoir demandé - pourquoi les chrétiens n'adoraient
pas les divinités païennes ou n'observaient pas le culte juif, quelle
morale ils pratiquaient entre eux, et les raisons de l'apparition si
tardive de leur religion (§ 1).
- Les chrétiens, réplique notre apologète, rejettent ces dieux parce
qu'ils ne sont que de bois, de pierre ou de métal (2). Ils ne suivent
pas le culte juif parce qu'il est puéril et indigne de Dieu (3, 4).
Vient ensuite la peinture ardente de leur vie spirituelle (5-7). En un
tableau étincelant d'antithèses, l'auteur montre cette race nouvelle
de
convertis qui « ont un corps de chair et ne vivent pas selon la chair
», qui « demeurent sur la terre mais sont citoyens du ciel », qui «
sont pauvres et enrichissent les autres », qui « aiment tout le monde
et sont persécutés par tout le monde ». En un saisissant parallèle, il
établit que « les chrétiens sont dans le monde ce que l'âme est dans
le
corps ». Il dit, par exemple : « L'âme aime la chair qui la hait
elle-même ; les chrétiens aiment ceux qui les détestent. L'âme est
emprisonnée dans le corps, et pourtant elle est le lien qui le
conserve
; de même les chrétiens sont détenus dans la prison du monde, et ce
sont eux qui le maintiennent... » Si leur religion a paru si tard,
c'est que Dieu a voulu faire sentir aux hommes leur impuissance et
leur
corruption avant de leur envoyer le Rédempteur (8-9). La lettre se
termine par un appel à la conversion (10). Le point de vue de l'auteur
est paulinien. Pour lui, le Christ est. le Fils unique, et le salut de
l'humanité est un effet de la grâce de Dieu.
Bien différent de l'épître à
Diognète est le Persiflage (Diasurmos) des Philosophes. païens. Son
auteur, Hermias, personnage inconnu, s'attache à montrer que ces
philosophes se contredisent dans leurs théories sur l'âme et le
premier
principe de l'univers. D'après Bardenhewer, cet écrit paraît dater au
plus tard du début du IIIe siècle, car on n'y trouve aucune allusion
au
néoplatonisme.
Quels ont été les résultats de toute cette
littérature apologétique (29) ?
Les empereurs n'en ont sans doute
pas pris connaissance. Quant au public qui l'a lue, il a dû être
froissé par les attaques contre la civilisation et même par l'outrance
du procès fait à l'idolâtrie. Les philosophes ont été choqués sans nul
doute par l'imperfection de cette dialectique, l'appel à
l'accomplissement des prophéties hébraïques en Christ,
l'interprétation
parfois bizarre ou inexacte des textes. Il y aurait de l'injustice,
pourtant, à placer les Apologistes au-dessous de leurs contemporains
païens. « Lucien, dit l'éminent spécialiste Puech, est un écrivain de
premier ordre, mais son esprit est superficiel, et, si sa lecture est
étendue, sa science est courte. Plutarque, est le moraliste le plus
délicat et le plus nuancé, mais sa méthode n'a pas beaucoup plus de
rigueur que celle d'un Athénagore. Epictète a tiré du stoïcisme un
héroïsme d'un accent nouveau, parfois vraiment religieux ; mais il n'a
que dédain pour la recherche scientifique... Les défauts les plus
incontestables de la culture des Apologistes sont souvent ceux de la
culture de leur temps » (II, p. 233).
On a prétendu qu'ils avaient
dénaturé la religion en la rapprochant de la philosophie. On a vu, par
exemple, dans Justin, un penseur à peine frotté de couleur
évangélique.
Mais, peut-on répondre avec Puech, « en s'adressant aux païens, les
Apologistes ont exposé certains aspects de la foi plutôt que d'autres,
dans l'intérêt de leur propagande... Ensuite, on simplifie beaucoup
trop l'histoire du christianisme primitif en refusant le nom de
chrétien à tout ce qui ne porte pas expressément la marque des
doctrines de saint Paul... Disons enfin que le christianisme est resté
pour eux la vérité unique, connue seulement par la révélation » (p.
233-234).
Leur méthode de défense a été
imparfaite. De plus, ils ont trop laissé dans l'ombre l'Ïuvre
rédemptrice du Christ. Mais comme ils ont senti et proclamé toute la
valeur apologétique des vies chrétiennes ! Ces peintures ferventes ont
dû gagner bien des âmes à la religion des saints et des martyrs.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |