Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

Les grandes hérésies au IIe siècle

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 Les églises, au IIe siècle, eurent à résister, non seulement aux attaques des païens, mais aux déformations de la foi apostolique qui surgirent dans leur sein, surtout l'Ebionisme, le Gnosticisme et le Montanisme.

L'Ebionisme (1) était un mouvement ultra-judaïsant, qui s'affirma dans la partie du judéo-christianisme (2) restée fidèle aux rites mosaïques, en opposition au parti modéré, les Nazaréens, qui faisait de grandes concessions aux païens convertis (3). Son centre était à Pella. Ces ébionites ne regardaient comme chrétiens que ceux qui s'astreignaient à l'observation de la Loi ; ils voyaient dans le Christ un prophète, le seul vrai, et ils traitaient Paul d'apostat. Au IIe siècle, quand l'épiscopat prit de l'importance, ils s'efforcèrent de le rattacher à Pierre et à Jacques à l'exclusion de l'apôtre des Gentils.

Les deux principales productions littéraires (4) émanées de ce groupe, probablement au début du IIIe siècle (Harnack), furent les Homélies dites Clémentines parce qu'on les a attribuées - à tort - à Clément de Rome, et les Reconnaissances (dix livres.) Elles reposent sur une fiction à peu près identique, plus suivie et plus développée dans le second de ces deux ouvrages, qui est un roman. Cette fiction est un sujet cher aux romanciers de l'antiquité, la réunion finale des membres d'une famille longtemps dispersée. En voici le résumé, dégagé des digressions parfois étranges. Clément, présenté comme le premier successeur de Pierre dans l'épiscopat romain, est touché par la prédication de Barnabas à Rome. Parti pour l'Orient, il fait à Césarée la rencontre de l'apôtre. Baptisé par lui, il le suit en Syrie en compagnie de seize disciples, dont Nicétas et Aquila, dans une campagne acharnée contre l'influence de Simon le Magicien. En cours de route, Clément raconte à Pierre toutes ses épreuves : la disparition de sa mère, Mattidie, qui, à, la suite d'un songe inquiétant, avait quitté Rome avec ses deux jumeaux, et le désespoir de Faustus, son père, parti à leur recherche. Plus tard, l'apôtre rencontre une femme qui lui conte ses malheurs, son brusque départ de Rome avec deux jumeaux, qui ont disparu dans un naufrage. Il la réconforte et lui présente Clément ainsi que Nicétas et Aquila, qui sont précisément les enfants qu'elle avait crus noyés. Finalement, Pierre, qui a rencontré au bord de la mer Faustus pessimiste et désespéré, réfute son fatalisme en le mettant en présence de tous les siens.

Telle est cette fiction, assez bizarre, surtout dans les Homélies, car les Reconnaissances ont été émondées par Rufin, dont la traduction latine est le seul texte qui en ait été conservé. Les Homélies sont précédées de trois documents, dont une lettre de Clément annonçant à Jacques qu'il lui envoie le résumé des prédications de Pierre. Dans le corps du livre, ce personnage raconte sa conversion et ses voyages en compagnie de cet apôtre. L'auteur développe la pensée ébionitique étroite qu'il attribue à ce dernier. Les idées qui lui sont antipathiques sont mises dans la bouche de Simon le Magicien, qui est ici le père et la personnification des hérésies. Sous ce nom exécré il combat surtout Paul. Pierre écrit à Jacques (premier document en tête des Homélies) : « Certains païens ont rejeté ma prédication conforme à la Loi, pour suivre une doctrine absurde et contraire à la Loi, celle de l'homme ennemi ». Dans la XVIle Homélie, Pierre s'insurge contre la prétention de Simon le Magicien (lisez : Paul) à baser sur une apparition son exposé de la pensée de Jésus : « Les visions, lui écrit-il, peuvent provenir des démons aussi bien que de Dieu... Si elles avaient la vertu de former quelqu'un à, l'apostolat, pourquoi le Seigneur aurait-il passé un an à instruire les gens éveillés ? » De plus, Pierre combat, en Simon, un représentant des gnostiques, surtout de Marcion, assez hardi pour discréditer l'Ancien Testament, culpabilité qu'on attribuait aussi, dans ce groupe, à Paul son inspirateur.
Le point de vue de l'auteur des Homélies est celui d'un Juif, badigeonné de couleur évangélique. Plus tolérant que les judéo-chrétiens des premiers temps, il dispense les anciens païens de la circoncision et condamne les sacrifices, mais, moraliste austère, il prescrit les coutumes esséniennes, la pauvreté volontaire, les ablutions, l'abstention de la viande et du vin. Il amoindrit le rôle Au Christ, en laissant la rédemption dans l'ombre. Pour lui, son oeuvre a consisté à prêcher l'unité de Dieu, la liberté de l'homme, la vie future avec ses sanctions. D'autre part, ce judéo-christianisme accepte la hiérarchie ecclésiastique. Il maintient l'épiscopat monarchique comme un frein à opposer à l'éparpillement des sectes. Imbu de l'idée sacramentaire, il va même jusqu'à déclarer le baptême indispensable à la vie éternelle. Peu combattu d'abord par la grande Église, il finit par sembler « étrange et entaché d'hérésie » (6).
Autrement dangereux pour elle - et bien plus redouté - fut le grand mouvement gnostique, qui prit son essor au IIe siècle.

Le Gnostisme, après avoir longtemps passé pour un amas peu intéressant de spéculations bizarres (Néander, Renan, Alfaric), est jugé d'une façon plus favorable par certains critiques récents. Ce revirement (7) vient de ce qu'on a mieux utilisé les fragments gnostiques conservés dans les ouvrages des Pères qui les ont combattus (hérésiologues), au lieu de s'en tenir à leurs appréciations ou à leurs renseignements (8). Cette vole a été ouverte par Harnack, en 1874, dans sa thèse latine sur la Gnose d'Apelle, disciple de Marcion, puis dans son livre sur l'Église marcionite, ensemble d'églises avec clergé, rituel et livres sacrés. Plus tard, en 1886, son étude sensationnelle sur Marcion, dans sa grande Histoire des Dogmes, a montré dans cet hérétique, d'après les citations que Tertullien a faites de ses Antithèses, non plus un simple spéculatif, mais un esprit religieux, un théologien bibliciste, disciple - indépendant - de Paul (9). Son travail (1891) sur la Pistis Sophia, bizarre écrit gnostique en langue copte, a souligné l'édification qui s'en dégage et celui qu'il a consacré (1902) à la belle épître adressée par Ptolémée, disciple de Valentin, à une femme instruite appelée Flore, a mis en lumière son respect pour une bonne partie de l'Ancien Testament. Disons enfin que, dans la quatrième édition de son Histoire des Dogmes, il a reconnu encore mieux qu'avant la sève religieuse du Gnosticisme. D'autre part, la publication (en 1892), avec traduction et commentaire, par Carl Schmidt, du « papyrus de Bruce », manuscrit copte découvert à la fin du XVIIIe siècle et conservé à Oxford, a révélé des documents d'une réelle inspiration religieuse (voir plus loin L. III, ch. V). Tel est aussi l'aspect du Gnosticisme que souligne E. de Faye dans ses deux ouvrages déjà signalés, basés sur une étude minutieuse des textes. À la lumière de ces travaux récents, essayons de peindre cette étrange et vivace spéculation, qui serait vraiment insipide si une certaine valeur spirituelle ne venait pas quelquefois en ranimer l'intérêt (10).

Le premier grand gnostique fut Basilide (11), contemporain d'Hadrien et d'Antonin-le-Pieux, auteur d'un commentaire de l'Évangile : Ta Exegetica. Penseur original, plus instinctif d'ailleurs que dialecticien, il était hanté par le souci de décharger Dieu de la responsabilité du mal. « Je dirais tout, s'écriait-il, plutôt que de le mettre à son compte ! » Dieu, pensait-il, n'a pas voulu les souffrances, pas même celles de Jésus. Moraliste austère au point de prôner le célibat, il voyait en elles, même dans les tortures si troublantes des martyrs, la punition du péché, - conclusion outrée, qu'il contredisait d'ailleurs, comme le fait remarquer E. de Faye, par sa théorie des « passions adventices », esprits (pneumata) indépendants de l'âme, s'accrochant à elle comme un polype et diminuant par là même sa responsabilité. Clément attribue aussi à Basilide des vues intéressantes sur la rédemption (délivrance des passions) en particulier la notion grecque et platonicienne de l'amendement par la souffrance, sans préciser le rôle qu'il assignait au Christ dans l'oeuvre du salut.

D'après Hippolyte, Basilide avait séjourné en Égypte, et il y avait professé une doctrine proprement gnostique. Il faisait découler du Dieu suprême, des entités et finalement des anges. L'un d'eux était le Dieu de l'Ancien Testament, protecteur du peuple d'Israël et imbu d'esprit guerrier. Hippolyte accuse aussi notre gnostique de docétisme. Ces divers renseignements peuvent être tenus pour exacts (12), de même que ceux d'Irénée, (Adv. Hoereses, L. I, 24, 3-6), sur ces entités qui, d'après Basilide, s'opposeraient à l'ascension des âmes élues vers le Père.

Son principal disciple fut Isidore, son fils, dont les écrits sont également cités dans les Stromates de Clément. Comme, son père, il enseignait le rôle salutaire des souffrances et l'ascétisme, mais il s'est appliqué, dans un traité de l'Âme adventice. à corriger ses vues sur l'irruption des passions dans le coeur des hommes, en maintenant mieux que lui leur responsabilité.

Valentin paraît avoir été, au dire d'E. de Faye (13), « un esprit fort cultivé, venu au christianisme parce qu'il avait cru y trouver la solution des problèmes du mai et du salut, qui le préoccupaient ». Quelques fragments de ses oeuvres, conservés par Clément (IIe, Ille et IVe Stromates), dénotent en lui un « platonicien », comme l'appelait Tertullien. Il conçoit le monde visible comme une simple copie du monde supra-sensible, et les mauvais esprits comme des entités. Mais sa notion du mal n'a rien de platonicien. Loin d'être une erreur de jugement, il est - et ceci est d'inspiration chrétienne - une souillure causée par les mauvais esprits qui font irruption dans le coeur des hommes et le rendent pareil à une « hôtellerie salie par des gens grossiers », Il y a plus : le mal inhérent à l'être humain est dû, d'après Valentin, aux anges (ou démiurges) qui l'ont façonné. Surpris et irrités de découvrir dans leur oeuvre une semence de la « substance supérieure » déposée en elle par Dieu, ils l'ont « altérée sur le champ ». L'expulsion des mauvais esprits ne peut être faite que par Dieu, au moyen de son Fils, le Christ. Celui-ci, descendu dans le Cosmos, n'a eu qu'une apparence d'humanité : il mangeait et buvait, mais sans digestion. Les fragments sont peu explicites sur la rédemption. Valentin paraît l'avoir conçue comme la mortification de la chair.

Ces indications sommaires, qui dénotent chez notre gnostique un écrivain éloquent, peuvent être complétées par quelques sérieux, renseignements des hérésiologues. Il avait élaboré sur le monde invisible un beau poème métaphysique (14). Il le peuplait d'entités (éons) disposés par couples, dont chacun aurait projeté de son sein le couple suivant. Le trentième éon aurait failli. Cette chute a entraîné, d'après Valentin, la création du monde, l'apparition d'entités inférieures, la formation de l'homme et le déploiement du mal.

Complétons cette esquisse par celle du Syntagma d'Hippolyte. D'après lui, Valentin (creusant une idée qui sera magistralement développée par Plotin), enseignait l'extériorisation de Dieu, la divinité sans Dieu (le plérôme) descendant peu à peu jusqu'à former la trame des choses (15). Cette projection revêt la forme de couples ou syzygies (grec : syzygia) d'entités, qu'il appelait éons, au nombre de trente, disposés en trois séries, respectivement de huit, douze et dix éons. Le trentième, Sophia (Sagesse) est saisi d'un violent désir de connaître le Père. Ses efforts risquent de le perdre. Mais Horos (grec : horos, limite) intervient et rétablit, l'équilibre. Sophia éprouve quatre passions successives, l'ignorance, la douleur, la terreur et le désespoir. Elles se détachent d'elle et, devenues entités, constituent les quatre éléments.

Ce mythe assez obscur s'éclaircit à la lueur des renseignements d'Irénée, si du moins on ne conserve que ceux qui sont en rapport avec lui (E. de Faye, p. 122, ss). Sophia, l'éon le plus éloigné du Père, est saisie d'un inextinguible désir de le contempler et de découvrir le secret de sa nature. Mais elle risque d'être absorbée dans le Tout (eis tèn holén ousian). Mais Horos (la Limite) la calme, la délivre de son désir passionné en lui donnant conscience des bornes de sa nature. L'équilibre est ainsi rétabli dans le monde des éons. Mais le mal, né de, la curiosité de Sophia, n'est pas anéanti. Il va se montrer dam le Cosmos visible, produit des quatre passions de cet éon trop remuant. « Des larmes de Sophia est né l'élément humide », dit la notice d'Irénée. Son sourire, ajoute-t-elle, a fait jaillir la substance lumineuse (l'air sans doute). Les autres passions produisent les « éléments corporels du Cosmos » (probablement la terre et le feu).

En ce qui touche la rédemption, Valentin, d'après Irénée, voyait dans le Christ le produit de ce que les éons avaient de meilleur, « comme l'on tresse une couronne avec des fleurs ». Son action s'exerce sur la seconde des trois classes en lesquelles notre gnostique divisait les hommes, les « psychiques », et elle leur procure le salut. Quant aux « spirituels » (dans lesquels s'est insinuée la semence divine), « ils ne peuvent périr, quels que soient leurs actes », car « même enseveli dans un bourbier, l'or ne perd pas sa beauté ». La troisième classe, celle des « matériels », dominée par la matière, doit retourner à elle (16).

Les deux principaux disciples de Valentin ont été Héracléon et Ptolémée.

Héracléon, mentionné par Clément (IVe Stromate) et par les hérésiologues, exerça son activité entre les années 155 et 180 (E. de Faye). Une quarantaine de fragments de son commentaire sur le IVe évangile (17) permettent d'entrevoir sa pensée religieuse. Il affirmait le Dieu unique et le Logos ou Sauveur (expression que les gnostiques préfèrent au nom de Jésus). D'après lui, le Logos, inspirateur du Démiurge qui créa le Cosmos, s'est incarné en Christ pour accomplir la rédemption, procurée par l'apport de la gnose et de la vie éternelle (18).

De Ptolémée, son contemporain, on ne connaît guère que sa fameuse lettre à Flore (19), beau discours que Renan appelait « le chef-d'oeuvre de la littérature gnostique », et qui, selon la remarque d'Harnack, révèle le sérieux avec lequel ces hérétiques pratiquaient l'étude biblique. Il y expose son opinion sur la Loi mosaïque. Pour lui, elle n'émane pas tout entière du Père car elle est imparfaite ; elle ne procède pas non plus du Diable puisqu'elle interdit l'injustice. S'appuyant sur des affirmations de Jésus qu'il cite avec respect, Ptolémée déclare que certaines parties viennent de Moïse (la loi du divorce), d'autres des « anciens », d'autres enfin de Dieu. Parmi ces dernières, les unes sont justes (le Décalogue), d'autres imparfaites et révisables (la loi du talion, etc.), d'autres symboliques et préfigurant les réalités spirituelles (la circoncision de la chair annonçant celle du coeur, etc.). Le Dieu dont elle proviennent est le Démiurge, qui, sans être bon au sens absolu, est juste (20).




Marcion, né au bord du Pont-Euxin, fut amené, par réaction contre le judéo-christianisme fanatique, à se poser en adversaire de l'Ancien Testament. À Rome, où il élabora sa doctrine, après avoir écouté (au dire d'Épiphane) les leçons du gnostique syrien Cerdon, il donna un enseignement qui a trouvé son expression dans ses deux ouvrages, les Antithèses et le Nouveau Testament (21). Il admettait deux divinités : le Dieu suprême et le Dieu de l'Ancien Testament (22). Le premier, qui est l'auteur du monde invisible et dont l'essence est la bonté, est resté « étranger » aux hommes jusqu'à ce que Jésus-Christ l'ait fait connaître. Le second, révélé par Moïse, a pour essence la justice, mais il est « rude et belliqueux ». Il est le créateur du monde, visible, et Il est inférieur au Dieu suprême (23). Cette étrange conception naquit chez Marcion, au dire de Tertullien, de la méditation qu'il fit de l'épître aux Galates. Elle lui fit sentir le contraste entre l'Évangile et la Loi, l'originalité profonde du Christianisme, très distinct du Judaïsme, et il fut ainsi amené à expurger les dix lettres de Paul qu'il acceptait de ce qu'il croyait être des interpolations judaïques, à ne conserver, en fait d'évangiles, que celui de Luc, qui lui paraissait le moins altéré. Remarquons, avec de Faye, que sa théorie des deux divinités manquait de logique. Homme religieux et exégète biblique, il n'était guère dialecticien, et Tertullien n'eut pas de peine à montrer que bonté et justice ne peuvent être réparties entre deux dieux, étant donné qu'elles sont inséparables et complémentaires.

Cette hostilité à l'égard du Judaïsme inspire également les Idées de Marcion sur la personne et l'oeuvre du Christ (L. III et IV). Il est venu délivrer l'homme de la domination du Créateur. Il n'est ni son fils ni 'son envoyé, comme on l'a conclu à tort de prédictions de l'Ancien Testament, applicables seulement à un Messie qui n'est pas venu. Il n'a rien emprunté à la Création, pas même son corps. Sa chair n'a été qu'apparente. Il s'est montré soudain, à l'état d'homme fait. N'a-t-il pas dit : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui pratiquent la parole de Dieu » (Luc, 8, 21) ? Il a radicalement écarté le Judaïsme. Il a dit qu'il ne fallait pas « mettre le vin nouveau dans les vieilles outres » (Luc, 5, 37) ; il a opposé sa doctrine à celle des Juifs, dans le Sermon sur la montagne, et sa prière vivante (Luc, 11, 2) aux formules glaciales ; il a placé l'homme au-dessus du sabbat (Luc, 13, 16) (24).

La morale de Marcion était basée sur l'opposition à toute l'oeuvre du Créateur, en particulier à la chair. Ascète à, l'extrême, il proscrivait le mariage, dit Tertullien, et commandait la continence absolue aux époux. Il faisait de cette vertu une condition nécessaire pour recevoir le baptême. Cette intransigeance lui était dictée, d'après Clément (IlIe Stromate) par sa haine pour cet ordre du Dieu inférieur:
« Croissez et multipliez ! » (Gen. 1, 28).

Marcion, avec sa valeur morale et religieuse et avec sa doctrine précise, a exercé une grande action, tout d'abord sur ses disciples, qu'il groupa en église. On manque de détails sur leur culte. La secte a eu ses temples et ses évêques (25). Elle a causé à la grande Église de graves préoccupations. Du temps d'Épiphane, il y avait des marcionites en Italie, en Arabie, en Égypte et même, en Perse.
Le plus remarquable de ses adhérents fut Apelle (26). Disciple de Marcion à Rome, il le quitta, probablement, parce qu'il ne partageait plus ses idées, pour se fixer à Alexandrie où, d'après Tertullien, il cessa d'être marcionite. Puis il revint à Rome, où il subit, au dire du même Père, l'ascendant d'une inspirée, Philomèle, dont il raconta les visions dans un livre intitulé Révélations. Il y composa aussi ses Syllogismes (27). Plus rationaliste que son maître, il rejetait les miracles de l'Ancien Testament, et même, d'après Origène (Contre Celse, L. V., 54), « il traitait de mythes les écrits des Juifs ». Il disait que le Dieu de l'Ancien Testament était l'auteur du mal et l'appelait « l'ange de feu ». Pour lui, la rédemption consistait à arracher les âmes à son pouvoir, à les délivrer de la chair pécheresse. Il corrigeait le docétisme de Marcion. À ses yeux, la chair du Christ a été réelle, mais il l'a tirée, non pas de la chair matérielle, mais d'« éléments », c'est-à-dire (d'après Tertullien) de « la substance du monde supérieur ». Sa mort a été effective, de même que sa résurrection. La vieillesse d'Apelle paraît avoir été marquée par le déclin de son rationalisme au profit de son mysticisme, comme on peut le conclure de l'entretien que Rhodon, ancien disciple de Tatien, eut avec lui à Rome (H. E. V, 13).




Si le Gnosticisme fut une lourde menace pour la foi apostolique des églises, le Montanisme(28) mit en péril à la fois l'autorité ecclésiastique et la règle de conduite qu'elles étaient en train d'élaborer.

Le Montanisme « est une surexcitation de cet esprit prophétique qui avait été si actif dans les communautés chrétiennes du 1er siècle, un suprême accès de fièvre qui survint au moment même où la chrétienté, devenue adulte, n'ayant plus à créer la foi mais à la régulariser et à l'ordonner, préférait de plus en plus la catéchèse dogmatique aux charismes, qu'elle était d'ailleurs de moins en moins capable de produire » (Puech, II, p. 257).

Vers l'an 172 (29), en Phrygie, terre classique de l'exaltation religieuse (voir plus haut, p. 98), un certain Montan, bientôt suivi par deux femmes, Prisca et Maximilla, s'adonnèrent à des prophéties d'allure extatique, qui exercèrent une contagion morbide et eurent au début de vifs succès. Bien différents des gnostiques, ils acceptaient les dogmes reconnus sans les dénaturer par des spéculations, et même ils brandissaient la tradition contre les hérétiques. Mais ils soutenaient que l'ère des révélations n'était pas close, et que le Paraclet, annoncé par Jésus (d'après Jean, 14, 16), continuait à parler par la bouche des prophètes. Étrange révélation, d'ailleurs ! Le Christ allait paraître son règne de mille ans (Millenium) était imminent, la « nouvelle Jérusalem » devait s'installer sur l'emplacement de deux villages phrygiens ! Les conséquences de ce prophétisme exubérant étaient graves : surexcitation chronique, dédain de l'organisation ecclésiastique (30) supplantée par l'inspiration déréglée, ascétisme excessif qui abusait du jeûne, condamnait les secondes noces, déniait à l'Église le droit de réhabiliter' les pécheurs scandaleux et encourageait la recherche du martyre.

Aussi, après avoir connu de grands succès en Asie-Mineure, puis à Rome, en Gaule, surtout à Lyon, enfin en Afrique, où elle recruta Tertullien, cette secte vint-elle se heurter à la tendance hiérarchique, déjà forte. Elle fut combattue par les évêques d'Asie-Mineure, puis par Irénée et Clément d'Alexandrie (31). Il y eut aussi la résistance de l'opinion. Si les foules accoururent à Pépuze, en Phrygie, pour y entendre le Paraclet, cet engouement fut bref, ou, en tous cas, limité. Sérapion, évêque d'Antioche (entre 190 et 211 environ), déclarait « la nouvelle prophétie rejetée par les frères qui sont dans le monde entier » (Il. E. V, 19). Maximilla, en particulier, fut conspuée, si l'on en juge par cet oracle qu'Eusèbe lui attribue : « Je suis chassée comme un loup d'auprès des troupeaux » (H. E. V, 16).

Soulignons les rapports du Montanisme avec l'église de Rome. Il y avait pris pied au sein du parti rigoriste (32). Toute cette austérité ne pouvait que déplaire aux dirigeants de l'église, d'autant plus qu'elle, menaçait leur autorité en exaltant les dons spirituels des simples fidèles, parfois trop surexcités. Le conflit fut retardé par une lettre de l'église de Lyon, portée en 177 par Irénée à Eleuthère, évêque de Rome (de 174 à 189). Cette église, en effet, très mystique et pleine de mansuétude, « n'était pas absolument défavorable au mouvement phrygien » (33). Eleuthère, bien qu'hostile, hésita à le condamner. Mais son successeur, Victor (de 189 à 198), fut excité contre Montan et ses prophétesses par un certain Praxéas, hérétique d'Asie-Mineure. Unitaire, au point de dire que c'était le Père lui-même qui avait souffert et enduré la mort en Jésus-Christ (34) Praxéas réprouvait leur point de vue trinitaire qui exaltait le Saint-Esprit et ses inspirés. D'après Tertullien, Victor « révoqua les lettres de paix qu'il avait déjà faites et renonça à son projet de reconnaître les charismes » (35). Son successeur Zéphyrin (de 198 à 217), « homme sans instruction, au dire d'Hippolyte, ignorant des règles ecclésiastiques et ami, de l'argent », (Philosophoumena, IX, 11), laissa le prêtre romain Caïus mener sans entrave une polémique contre les Montanistes. Pour achever leur déroute; ce prêtre nia l'origine apostolique de Jean et de l'Apocalypse, sur lesquels ils fondaient leur doctrine du Paraclet et leur foi millénariste (36). Mis hors de l'Église, ils finirent par disparaître vers la fin du IIIe siècle, non sans avoir fortifié en elle la théorie de l'inspiration continue qu'elle devait attribuer aux conciles puis au pape, la notion de l'excellence de l'ascétisme extra-familial, et la distinction des péchés véniels et mortels qui allait devenir l'Âme de la casuistique.

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(1) Racine ebionim, les pauvres (voir plus haut p. 33-34). 
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(2) D'après Harnack (Manuel, I, p. 310) et Hoennicke (Judenchristentum, p. 367-377), c'est à cette partie seule que doit s'appliquer le terme de judéo-christianisme. 
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(3) il y eut aussi (fin du IIe siècle) un troisième groupe judéo-chrétien, sur les bords de la Mer Morte, mêlé aux esséniennes, les Elkésaïtes (nom tiré du mot elksaï, « puissance cachée », sans doute l'esprit de Dieu).
Ils affirmaient l'incarnation de l'Esprit dans Abraham, Moïse et Jésus, mais ils rejetaient Paul et ses épîtres. Ils pratiquaient beaucoup d'ablutions. D'après Harnack (Précis, p. 38), ce groupe, « oui n'était plus proprement chrétien », eut une grande action sur l'Islam, qui lui a emprunté le monothéisme strict, l'exaltation de l'idée prophétique au détriment de l'idée messianique, les ablutions, la défense de boire du vin, etc. 
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(4) Signalons aussi le commentaire sur l'Évangile des Hébreux (imitation amplifiée du Matthieu canonique), dû à Symmaque, connu par sa traduction de l'A. T. en grec (IIe siècle). 
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(5) Bibliographie. - Harnack, Chronologie, T. II p 518 ss ; Waïtz, Die Pseudoklemenlinen Homilien und Aekognitionen, TU Leipzig 1904 ; Heintze. Der Clemensroman una seine griechischen Quellen, TU 1914 ; Puech, T. II, L. IX, ch. III ; Batiffol, L'Eglise, p. 291-293.
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(6) Harnack, Précis de l'Histoire des Dogmes, trad, Choisy, P. 35.
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(7) Voir un historique fort instructif d'E. de Faye, dans son Introd. à l'étude du Gnosticisme, 1903, et dans ses Gnostiques et Gnosticisme, 2e éd. 1925, appendice IV.
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(8) Cette négligence relative des sources gâte les beaux travaux d'Heinrici (Die valentinianische Gnosis, 1871) et de Bousset (Die Hauptprobleme der Gnosis, 1907).
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(9) Bousset, par contre, persiste à voir en lui un spéculatif. 
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(10) Voici les dernières publications sur le Gnosticisme Legge, Forerunners and pals of Christianity, 2 vol. Cambridge, 1915 ; Steffen, Das Wesen des G. und sein Verhaltniss zum Katholischen Dogma, Paderborn 1922 ; Fendt, Onostische Mysterien, 1922 ; Harnack, Neue Studien zu Marcion, T U, 1923 ; Hans Leisegang, Die Gnosis, Leipzig 1924. 
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(11) Il est connu par les extraits de ses ouvrages qu'on trouve dans les Stromates de Clément d'Alexandrie. et par quelques notices d'Irénée d'Hippolyte (dans son Syntagma) et d'Origène. Pour les origines et la caractéristique du Gnosticisme, voir notre L. 1er ch. IV, p. 95-100. 
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(12) Il faut écarter le reproche qu'il lui adresse d'avoir prôné une morale abominable. 
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(13) Cf Gnostiques et Gnosticisme, 1re partie, ch. II. 
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(14) Conservé surtout dans les écrits de ses disciples Ptolémée et Héracléon.
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(15) Il semble que Valentin plaçait au. sommet de l'Univers le Dieu suprême, et non pas un couple (Abîme et Silence), comme l'a prétendu Bousset, d'après Irénée. 
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(16) On trouve dans les Philosophoumena d'Hippolyte un document valentinien, simple et sans éléments disparates, confirme les esquisses précédentes, mais s'il sort de l'école de Valentin, il n'est Pas de sa main. il y manque, en effet, son symbolisme poétique, et il fait penser à ces portraits sortis de l'atelier de Rubens mais exécutés par ses élèves les plus distingués. 
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(17) Sur les huit premiers chapitres. Cité par Origène (comment. sur Jean). Héracléon y pratique la méthode allégorique (Édition Brooke, 1891). 
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(18) Comme son maître, il divisait les hommes en « spirituels, psychiques et matériels ». 
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(19) Conservée par Épiphane (Contra Haer. Il. 3-7). 
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(20) D'après Heinrici, on ne sait rien de précis au sujet des spéculations de Ptolémée sur le monde invisible. L'exposé d'Irénée est sujet à caution, car il est trop chargé de doublets d'une platitude excessive. 
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(21) Marcion nous est connu par le célèbre traité, Adversus Marcionem, où Tertullien cite, résume et discute ces deux livres avec passion. Son ascétisme est exposé et combattu par Clément d'Alexandrie (IIIe Stromate). Origène examine, dans son traité Des Principes (L. Il, 4-5), ses antithèses sur le Dieu de l'Ancien Testament et celui du Christ, et loin de les rejeter, comme l'avait fait Tertullien, il tâche de les concilier. Hippolyte, dans ses Philosophoumena (L. X), donne quelques détails sur sa doctrine et signale son ascétisme. On trouve aussi chez Irénée (Adv. Haer. 1, 29) un aperçu, partiellement exact (de Faye). des vues de Marcion, et, chez Épiphane, utilisant le Syntagma (perdu) d'Hippolyte, quelques détails sur son séjour à Borne.
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(22) Cf l'Adversus Marcionem, L. I, ch. 6 ss. Voir aussi Harnack, Marcion, das Evangelium vom fremden Gott, 1921 (cf l'étude de Strohl, Revue de Strasbourg, mars-avril 1923). 
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(23) Il n'y a donc pas ici de dualisme, encore moins d'emprunt à l'antithétisme perse qui oppose le Bien au Mal. Marcion n'identifie pas le Créateur avec le principe du Mal. Seuls, les marcionites extrêmes l'on fait (de Faye).
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(24) Comment Marcion interprétait-il les récits de la Passion, fort embarrassants pour son docétisme ? Tertullien n'en dit rien. Il est également muet sur l'idée qu'il a pu avoir des rapports des croyants avec le Christ. 
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(25) W. Waddington a trouvé en Syrie les ruines d'une synagogue marcionite. 
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(26) Il est mentionné dans divers traités de Tertullien et par ceux d'Hippolyte. 
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(27) Six fragments en ont été publiés Par Harnack (T U, 1890). 
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(28) Sources : Philosophoumena (VIII, 19) Eusèbe, H. E. V., 16, 20 ; Épiphane, Contra Hoereses, 48; Tertullien, Adversus Praxean et autres traités montanistes. - À consulter : Pierre de Labriolle, La Crise montaniste, Leroux, Paris 1913, et Les Sources de l'histoire du Montanisme, Leroux, Paris 1913. 
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(29) C'est la date indiquée par Eusèbe. Elle est acceptée par de Labriolle. Harnack opte pour l'an 157. 
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(30) Tertullien, devenu montaniste, s'est exprimé ainsi « L'Église n'est pas constituée par le nombre des évêques elle est l'Esprit dans l'homme spirituel » (ecclesia spiritus per spiritualem hominem, traité De la Pudeur, ch. 21).
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(31) Mentionnons les réfutations du Montanisme par Apollinaire, évêque d'Hiérapolis (entre 170 et 175), par Miltiade (Il ne faut pas qu'un prophète parle en extase), par « l'Anonyme phrygien » (vers 192). 
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(32) C'est de ce parti que le Pasteur d'Hermas est issu.
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(33) Duchesne, Histoire, I, 278.
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(34) C'est ce qu'on a appelé le Patripassianisme (d'après deux racines latines signifiant père et souffrir).
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(35) Adversus Praxean, ch. I, Mgr Duchesne, et d'autres, croient qu'il s'agit ici de l'évêque Eleuthère, mais avec Zahn, P. Monceaux, Berton, nous pensons que c'est de Victor qu'il est question (cf Berton, Tertullien le Schismatique, Fischbacher 1928, p. 80-82). 
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(36) Labriolle, La Crise montaniste, p. 278 ss. 
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