Les églises, au IIe siècle, eurent à
résister, non seulement aux attaques des païens, mais aux déformations
de la foi apostolique qui surgirent dans leur sein, surtout
l'Ebionisme, le Gnosticisme et le Montanisme.
L'Ebionisme (1) était
un mouvement ultra-judaïsant,
qui s'affirma dans la partie du judéo-christianisme (2)
restée fidèle aux rites mosaïques, en
opposition au parti modéré, les Nazaréens, qui faisait de grandes
concessions aux païens convertis (3).
Son centre était à Pella. Ces
ébionites ne regardaient comme chrétiens que ceux qui s'astreignaient
à
l'observation de la Loi ; ils voyaient dans le Christ un prophète, le
seul vrai, et ils traitaient Paul d'apostat. Au IIe siècle, quand
l'épiscopat prit de l'importance, ils s'efforcèrent de le rattacher à
Pierre et à Jacques à l'exclusion de l'apôtre des Gentils.
Les deux principales productions
littéraires (4)
émanées de ce groupe, probablement au début du IIIe siècle (Harnack),
furent les Homélies dites Clémentines parce qu'on les a attribuées - à
tort - à Clément de Rome, et les Reconnaissances (dix livres.) Elles
reposent sur une fiction à peu près identique, plus suivie et plus
développée dans le second de ces deux ouvrages, qui est un roman.
Cette
fiction est un sujet cher aux romanciers de l'antiquité, la réunion
finale des membres d'une famille longtemps dispersée. En voici le
résumé, dégagé des digressions parfois étranges. Clément, présenté
comme le premier successeur de Pierre dans l'épiscopat romain, est
touché par la prédication de Barnabas à Rome. Parti pour l'Orient, il
fait à Césarée la rencontre de l'apôtre. Baptisé par lui, il le suit
en
Syrie en compagnie de seize disciples, dont Nicétas et Aquila, dans
une
campagne acharnée contre l'influence de Simon le Magicien. En cours de
route, Clément raconte à Pierre toutes ses épreuves : la disparition
de
sa mère, Mattidie, qui, à, la suite d'un songe inquiétant, avait
quitté
Rome avec ses deux jumeaux, et le désespoir de Faustus, son père,
parti
à leur recherche. Plus tard, l'apôtre rencontre une femme qui lui
conte
ses malheurs, son brusque départ de Rome avec deux jumeaux, qui ont
disparu dans un naufrage. Il la réconforte et lui présente Clément
ainsi que Nicétas et Aquila, qui sont précisément les enfants qu'elle
avait crus noyés. Finalement, Pierre, qui a rencontré au bord de la
mer
Faustus pessimiste et désespéré, réfute son fatalisme en le mettant en
présence de tous les siens.
Telle est cette fiction, assez
bizarre, surtout dans les Homélies, car les Reconnaissances ont été
émondées par Rufin, dont la traduction latine est le seul texte qui en
ait été conservé. Les Homélies sont précédées de
trois documents, dont une lettre de Clément annonçant à Jacques qu'il
lui envoie le résumé des prédications de Pierre. Dans le corps du
livre, ce personnage raconte sa conversion et ses voyages en compagnie
de cet apôtre. L'auteur développe la pensée ébionitique étroite qu'il
attribue à ce dernier. Les idées qui lui sont antipathiques sont mises
dans la bouche de Simon le Magicien, qui est ici le père et la
personnification des hérésies. Sous ce nom exécré il combat surtout
Paul. Pierre écrit à Jacques (premier document en tête des Homélies) :
« Certains païens ont rejeté ma prédication conforme à la Loi, pour
suivre une doctrine absurde et contraire à la Loi, celle de l'homme
ennemi ». Dans la XVIle Homélie, Pierre s'insurge contre la prétention
de Simon le Magicien (lisez : Paul) à baser sur une apparition son
exposé de la pensée de Jésus : « Les visions, lui écrit-il, peuvent
provenir des démons aussi bien que de Dieu... Si elles avaient la
vertu
de former quelqu'un à, l'apostolat, pourquoi le Seigneur aurait-il
passé un an à instruire les gens éveillés ? » De plus, Pierre combat,
en Simon, un représentant des gnostiques, surtout de Marcion, assez
hardi pour discréditer l'Ancien Testament, culpabilité qu'on
attribuait
aussi, dans ce groupe, à Paul son inspirateur.
Le point de vue de l'auteur des
Homélies est celui d'un Juif, badigeonné de couleur évangélique. Plus
tolérant que les judéo-chrétiens des premiers temps, il dispense les
anciens païens de la circoncision et condamne les sacrifices, mais,
moraliste austère, il prescrit les coutumes esséniennes, la pauvreté
volontaire, les ablutions, l'abstention de la viande et du vin. Il
amoindrit le rôle Au Christ, en laissant la rédemption dans l'ombre.
Pour lui, son oeuvre a consisté à prêcher l'unité de Dieu, la liberté
de l'homme, la vie future avec
ses sanctions. D'autre part, ce judéo-christianisme accepte la
hiérarchie ecclésiastique. Il maintient l'épiscopat monarchique comme
un frein à opposer à l'éparpillement des sectes. Imbu de l'idée
sacramentaire, il va même jusqu'à déclarer le baptême indispensable à
la vie éternelle. Peu combattu d'abord par la grande Église, il finit
par sembler « étrange et entaché d'hérésie » (6).
Autrement dangereux pour elle - et
bien plus redouté - fut le grand mouvement gnostique, qui prit son
essor au IIe siècle.
Le Gnostisme, après avoir longtemps
passé pour un amas peu intéressant de spéculations bizarres (Néander,
Renan, Alfaric), est jugé d'une façon plus favorable par certains
critiques récents. Ce revirement (7)
vient de ce qu'on a mieux utilisé les
fragments gnostiques conservés dans les ouvrages des Pères qui les ont
combattus (hérésiologues), au lieu de s'en tenir à leurs appréciations
ou à leurs renseignements (8).
Cette vole a été ouverte par
Harnack, en 1874, dans sa thèse latine sur la Gnose d'Apelle, disciple
de Marcion, puis dans son livre sur l'Église marcionite, ensemble
d'églises avec clergé, rituel et livres sacrés. Plus tard, en 1886,
son
étude sensationnelle sur Marcion, dans sa grande Histoire des Dogmes,
a
montré dans cet hérétique, d'après les citations que Tertullien a
faites de ses Antithèses, non plus un simple spéculatif, mais un
esprit
religieux, un théologien
bibliciste, disciple - indépendant - de Paul (9).
Son travail (1891) sur la Pistis
Sophia, bizarre écrit gnostique en langue copte, a souligné
l'édification qui s'en dégage et celui qu'il a consacré (1902) à la
belle épître adressée par Ptolémée, disciple de Valentin, à une femme
instruite appelée Flore, a mis en lumière son respect pour une bonne
partie de l'Ancien Testament. Disons enfin que, dans la quatrième
édition de son Histoire des Dogmes, il a reconnu encore mieux qu'avant
la sève religieuse du Gnosticisme. D'autre part, la publication (en
1892), avec traduction et commentaire, par Carl Schmidt, du « papyrus
de Bruce », manuscrit copte découvert à la fin du XVIIIe siècle et
conservé à Oxford, a révélé des documents d'une réelle inspiration
religieuse (voir plus loin L. III, ch. V). Tel est aussi l'aspect du
Gnosticisme que souligne E. de Faye dans ses deux ouvrages déjà
signalés, basés sur une étude minutieuse des textes. À la lumière de
ces travaux récents, essayons de peindre cette étrange et vivace
spéculation, qui serait vraiment insipide si une certaine valeur
spirituelle ne venait pas quelquefois en ranimer l'intérêt (10).
Le premier grand gnostique fut
Basilide (11),
contemporain d'Hadrien et d'Antonin-le-Pieux, auteur d'un commentaire
de l'Évangile : Ta Exegetica. Penseur original, plus instinctif
d'ailleurs que dialecticien, il était hanté par le souci de décharger
Dieu de la responsabilité du mal. « Je dirais tout, s'écriait-il,
plutôt que de le mettre à son compte ! » Dieu, pensait-il, n'a pas
voulu les souffrances, pas même celles de Jésus. Moraliste austère au
point de prôner le célibat, il voyait en elles, même dans les tortures
si troublantes des martyrs, la punition du péché, - conclusion outrée,
qu'il contredisait d'ailleurs, comme le fait remarquer E. de Faye, par
sa théorie des « passions adventices », esprits (pneumata)
indépendants
de l'âme, s'accrochant à elle comme un polype et diminuant par là même
sa responsabilité. Clément attribue aussi à Basilide des vues
intéressantes sur la rédemption (délivrance des passions) en
particulier la notion grecque et platonicienne de l'amendement par la
souffrance, sans préciser le rôle qu'il assignait au Christ dans
l'oeuvre du salut.
D'après Hippolyte, Basilide avait
séjourné en Égypte, et il y avait professé une doctrine proprement
gnostique. Il faisait découler du Dieu suprême, des entités et
finalement des anges. L'un d'eux était le Dieu de l'Ancien Testament,
protecteur du peuple d'Israël et imbu d'esprit guerrier. Hippolyte
accuse aussi notre gnostique de docétisme. Ces divers renseignements
peuvent être tenus pour exacts (12),
de même que ceux d'Irénée, (Adv.
Hoereses, L. I, 24, 3-6), sur ces entités qui, d'après Basilide,
s'opposeraient à l'ascension des âmes élues vers le Père.
Son principal disciple fut Isidore,
son fils, dont les écrits sont également cités dans les Stromates de
Clément. Comme, son père, il enseignait le rôle salutaire des
souffrances et l'ascétisme, mais il s'est appliqué, dans un traité de
l'Âme adventice. à corriger ses vues sur l'irruption des passions dans
le coeur des hommes, en maintenant mieux que lui leur responsabilité.
Valentin paraît avoir été, au dire
d'E. de Faye (13),
« un esprit fort cultivé, venu au christianisme parce qu'il avait cru
y
trouver la solution des problèmes du mai et du salut, qui le
préoccupaient ». Quelques fragments de ses oeuvres, conservés par
Clément (IIe, Ille et IVe Stromates), dénotent en lui un « platonicien
», comme l'appelait Tertullien. Il conçoit le monde visible comme une
simple copie du monde supra-sensible, et les mauvais esprits comme des
entités. Mais sa notion du mal n'a rien de platonicien. Loin d'être
une
erreur de jugement, il est - et ceci est d'inspiration chrétienne -
une
souillure causée par les mauvais esprits qui font irruption dans le
coeur des hommes et le rendent pareil à une « hôtellerie salie par des
gens grossiers », Il y a plus : le mal inhérent à l'être humain est
dû,
d'après Valentin, aux anges (ou démiurges) qui l'ont façonné. Surpris
et irrités de découvrir dans leur oeuvre une semence de la « substance
supérieure » déposée en elle par Dieu, ils l'ont « altérée sur le
champ
». L'expulsion des mauvais esprits ne peut être faite que par Dieu, au
moyen de son Fils, le Christ. Celui-ci, descendu dans le Cosmos, n'a
eu
qu'une apparence d'humanité : il mangeait et buvait, mais sans
digestion. Les fragments sont peu explicites sur la rédemption.
Valentin paraît l'avoir conçue comme la mortification de la chair.
Ces indications sommaires, qui
dénotent chez notre gnostique un écrivain éloquent, peuvent être
complétées par quelques sérieux, renseignements des hérésiologues. Il
avait élaboré sur le monde invisible un beau poème métaphysique (14).
Il
le peuplait d'entités (éons) disposés par couples, dont chacun
aurait projeté de son sein le couple suivant. Le trentième éon aurait
failli. Cette chute a entraîné, d'après Valentin, la création du
monde,
l'apparition d'entités inférieures,
la formation de l'homme et le déploiement du mal.
Complétons cette esquisse par celle
du Syntagma d'Hippolyte. D'après lui, Valentin (creusant une idée qui
sera magistralement développée par Plotin), enseignait
l'extériorisation de Dieu, la divinité sans Dieu (le plérôme)
descendant peu à peu jusqu'à former la trame des choses
(15). Cette projection revêt la
forme de couples ou syzygies (grec : syzygia) d'entités, qu'il
appelait
éons, au nombre de trente, disposés en trois séries, respectivement de
huit, douze et dix éons. Le trentième, Sophia (Sagesse) est saisi d'un
violent désir de connaître le Père. Ses efforts risquent de le perdre.
Mais Horos (grec : horos, limite) intervient et rétablit, l'équilibre.
Sophia éprouve quatre passions successives, l'ignorance, la douleur,
la
terreur et le désespoir. Elles se détachent d'elle et, devenues
entités, constituent les quatre éléments.
Ce mythe assez obscur s'éclaircit à
la lueur des renseignements d'Irénée, si du moins on ne conserve que
ceux qui sont en rapport avec lui (E. de Faye, p. 122, ss). Sophia,
l'éon le plus éloigné du Père, est saisie d'un inextinguible désir de
le contempler et de découvrir le secret de sa nature. Mais elle risque
d'être absorbée dans le Tout (eis tèn holén ousian). Mais Horos (la
Limite) la calme, la délivre de son désir passionné en lui donnant
conscience des bornes de sa nature. L'équilibre est ainsi rétabli dans
le monde des éons. Mais le mal, né de, la curiosité de Sophia, n'est
pas anéanti. Il va se montrer dam le Cosmos visible, produit des
quatre
passions de cet éon trop remuant. « Des larmes de Sophia est né
l'élément humide », dit la notice d'Irénée. Son sourire,
ajoute-t-elle,
a fait jaillir la substance lumineuse (l'air sans doute). Les autres
passions produisent les « éléments corporels du Cosmos » (probablement
la terre et le feu).
En ce qui touche la rédemption,
Valentin, d'après Irénée, voyait dans le Christ le produit de ce que
les éons avaient de meilleur, « comme l'on tresse une couronne avec
des
fleurs ». Son action s'exerce sur la seconde des trois classes en
lesquelles notre gnostique divisait les hommes, les « psychiques », et
elle leur procure le salut. Quant aux « spirituels » (dans lesquels
s'est insinuée la semence divine), « ils ne peuvent périr, quels que
soient leurs actes », car « même enseveli dans un bourbier, l'or ne
perd pas sa beauté ». La troisième classe, celle des « matériels »,
dominée par la matière, doit retourner à elle (16).
Les deux principaux disciples de
Valentin ont été Héracléon et Ptolémée.
Héracléon, mentionné par Clément
(IVe Stromate) et par les hérésiologues, exerça son activité entre les
années 155 et 180 (E. de Faye). Une quarantaine de fragments de son
commentaire sur le IVe évangile (17)
permettent d'entrevoir sa pensée
religieuse. Il affirmait le Dieu unique et le Logos ou Sauveur
(expression que les gnostiques préfèrent au nom de Jésus). D'après
lui,
le Logos, inspirateur du Démiurge qui créa le Cosmos, s'est incarné en
Christ pour accomplir la rédemption, procurée par l'apport de la gnose
et de la vie éternelle (18).
De Ptolémée, son contemporain, on ne
connaît guère que sa fameuse lettre à Flore (19),
beau discours que
Renan appelait « le chef-d'oeuvre de la littérature gnostique », et
qui, selon la remarque d'Harnack, révèle le sérieux avec lequel ces
hérétiques pratiquaient l'étude biblique. Il y expose son opinion sur
la Loi mosaïque. Pour lui, elle n'émane pas tout entière du Père car
elle est imparfaite ; elle ne procède pas non plus du Diable
puisqu'elle interdit l'injustice. S'appuyant sur des affirmations de
Jésus qu'il cite avec respect, Ptolémée déclare que certaines parties
viennent de Moïse (la loi du divorce), d'autres des « anciens »,
d'autres enfin de Dieu. Parmi ces dernières, les unes sont justes (le
Décalogue), d'autres imparfaites et révisables (la loi du talion,
etc.), d'autres symboliques et préfigurant les réalités spirituelles
(la circoncision de la chair annonçant celle du coeur, etc.). Le Dieu
dont elle proviennent est le Démiurge, qui, sans être bon au sens
absolu, est juste (20).
Marcion,
né au bord du Pont-Euxin, fut amené, par réaction contre le
judéo-christianisme fanatique, à se poser en adversaire de l'Ancien
Testament. À Rome, où il élabora sa doctrine, après avoir écouté (au
dire d'Épiphane) les leçons du gnostique syrien Cerdon, il donna un
enseignement qui a trouvé son expression dans ses deux ouvrages, les
Antithèses et le Nouveau Testament (21).
Il admettait deux divinités : le Dieu suprême et
le Dieu
de l'Ancien Testament (22). Le
premier, qui est l'auteur du
monde invisible et dont l'essence est la bonté, est resté « étranger »
aux hommes jusqu'à ce que Jésus-Christ l'ait fait connaître. Le
second,
révélé par Moïse, a pour essence la justice, mais il est « rude et
belliqueux ». Il est le créateur du monde, visible, et Il est
inférieur
au Dieu suprême (23).
Cette étrange conception naquit chez Marcion, au dire de Tertullien,
de
la méditation qu'il fit de l'épître aux Galates. Elle lui fit sentir
le
contraste entre l'Évangile et la Loi, l'originalité profonde du
Christianisme, très distinct du Judaïsme, et il fut ainsi amené à
expurger les dix lettres de Paul qu'il acceptait de ce qu'il croyait
être des interpolations judaïques, à ne conserver, en fait
d'évangiles,
que celui de Luc, qui lui paraissait le moins altéré. Remarquons, avec
de Faye, que sa théorie des deux divinités manquait de logique. Homme
religieux et exégète biblique, il n'était guère dialecticien, et
Tertullien n'eut pas de peine à montrer que bonté et justice ne
peuvent
être réparties entre deux dieux, étant donné qu'elles sont
inséparables
et complémentaires.
Cette hostilité à l'égard du
Judaïsme inspire également les Idées de Marcion sur la personne et
l'oeuvre du Christ (L. III et IV). Il est venu délivrer l'homme de la
domination du Créateur. Il n'est ni son fils ni 'son envoyé, comme on
l'a conclu à tort de prédictions de l'Ancien Testament, applicables seulement
à un Messie qui n'est pas
venu. Il n'a rien emprunté à la Création, pas même son corps. Sa chair
n'a été qu'apparente. Il s'est montré soudain, à l'état d'homme fait.
N'a-t-il pas dit : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui
pratiquent
la parole de Dieu » (Luc,
8,
21) ? Il a radicalement écarté le Judaïsme. Il a dit qu'il
ne fallait pas « mettre le vin nouveau dans les vieilles outres » (Luc,
5,
37) ; il a opposé sa doctrine à celle des Juifs, dans le
Sermon sur la montagne, et sa prière vivante (Luc, 11, 2) aux formules
glaciales ; il a placé l'homme au-dessus du sabbat (Luc,
13,
16) (24).
La morale de Marcion était basée sur
l'opposition à toute l'oeuvre du Créateur, en particulier à la chair.
Ascète à, l'extrême, il proscrivait le mariage, dit Tertullien, et
commandait la continence absolue aux époux. Il faisait de cette vertu
une condition nécessaire pour recevoir le baptême. Cette
intransigeance
lui était dictée, d'après Clément (IlIe Stromate) par sa haine pour
cet
ordre du Dieu inférieur:
« Croissez et multipliez ! » (Gen.
1,
28).
Marcion, avec sa valeur morale et
religieuse et avec sa doctrine précise, a exercé une grande action,
tout d'abord sur ses disciples, qu'il groupa en église. On manque de
détails sur leur culte. La secte a eu ses temples et ses évêques (25).
Elle
a causé à la grande Église de graves préoccupations. Du temps
d'Épiphane, il y avait des marcionites en Italie, en Arabie, en Égypte
et même, en Perse.
Le plus remarquable de ses adhérents
fut Apelle (26).
Disciple de Marcion à Rome, il le quitta, probablement,
parce
qu'il ne partageait plus ses idées, pour se fixer à Alexandrie
où, d'après Tertullien, il cessa d'être marcionite. Puis il revint à
Rome, où il subit, au dire du même Père, l'ascendant d'une inspirée,
Philomèle, dont il raconta les visions dans un livre intitulé
Révélations. Il y composa aussi ses Syllogismes (27).
Plus rationaliste que son maître,
il rejetait les miracles de l'Ancien Testament, et même, d'après
Origène (Contre Celse, L. V., 54), « il traitait de mythes les écrits
des Juifs ». Il disait que le Dieu de l'Ancien Testament était
l'auteur
du mal et l'appelait « l'ange de feu ». Pour lui, la rédemption
consistait à arracher les âmes à son pouvoir, à les délivrer de la
chair pécheresse. Il corrigeait le docétisme de Marcion. À ses yeux,
la
chair du Christ a été réelle, mais il l'a tirée, non pas de la chair
matérielle, mais d'« éléments », c'est-à-dire (d'après Tertullien) de
«
la substance du monde supérieur ». Sa mort a été effective, de même
que
sa résurrection. La vieillesse d'Apelle paraît avoir été marquée par
le
déclin de son rationalisme au profit de son mysticisme, comme on peut
le conclure de l'entretien que Rhodon, ancien disciple de Tatien, eut
avec lui à Rome (H. E. V, 13).
Si le Gnosticisme fut une lourde menace pour la
foi apostolique des églises, le Montanisme(28)
mit en péril à la fois l'autorité
ecclésiastique et la règle de conduite qu'elles étaient en train
d'élaborer.
Le Montanisme « est une
surexcitation de cet esprit prophétique qui avait été si actif dans
les
communautés chrétiennes du 1er siècle, un suprême accès de fièvre qui
survint au moment même où la chrétienté, devenue adulte, n'ayant plus
à
créer la foi mais à la régulariser et à l'ordonner, préférait de plus
en plus la catéchèse dogmatique aux charismes, qu'elle était
d'ailleurs
de moins en moins capable de produire » (Puech, II, p. 257).
Vers l'an 172 (29),
en Phrygie, terre classique de
l'exaltation religieuse (voir plus haut, p. 98), un certain Montan,
bientôt suivi par deux femmes, Prisca et Maximilla, s'adonnèrent à des
prophéties d'allure extatique, qui exercèrent une contagion morbide et
eurent au début de vifs succès. Bien différents des gnostiques, ils
acceptaient les dogmes reconnus sans les dénaturer par des
spéculations, et même ils brandissaient la tradition contre les
hérétiques. Mais ils soutenaient que l'ère des révélations n'était pas
close, et que le Paraclet, annoncé par Jésus (d'après Jean,
14,
16), continuait à parler par la bouche des prophètes.
Étrange révélation, d'ailleurs ! Le Christ allait paraître son règne
de
mille ans (Millenium) était imminent, la « nouvelle Jérusalem » devait
s'installer sur l'emplacement de deux villages phrygiens ! Les
conséquences de ce prophétisme exubérant étaient graves :
surexcitation
chronique, dédain de l'organisation ecclésiastique (30)
supplantée par l'inspiration
déréglée, ascétisme excessif qui abusait du jeûne, condamnait les
secondes noces, déniait à l'Église le droit de réhabiliter' les
pécheurs scandaleux et encourageait la recherche du martyre.
Aussi, après avoir connu de grands
succès en Asie-Mineure, puis à Rome, en Gaule, surtout à Lyon, enfin
en Afrique, où elle recruta
Tertullien, cette secte vint-elle se heurter à la tendance
hiérarchique, déjà forte. Elle fut combattue par les évêques
d'Asie-Mineure, puis par Irénée et Clément d'Alexandrie (31).
Il
y eut aussi la résistance de l'opinion. Si les foules accoururent à
Pépuze, en Phrygie, pour y entendre le Paraclet, cet engouement fut
bref, ou, en tous cas, limité. Sérapion, évêque d'Antioche (entre 190
et 211 environ), déclarait « la nouvelle prophétie rejetée par les
frères qui sont dans le monde entier » (Il. E. V, 19). Maximilla, en
particulier, fut conspuée, si l'on en juge par cet oracle qu'Eusèbe
lui
attribue : « Je suis chassée comme un loup d'auprès des troupeaux »
(H.
E. V, 16).
Soulignons les rapports du
Montanisme avec l'église de Rome. Il y avait pris pied au sein du
parti
rigoriste (32).
Toute cette austérité ne pouvait que déplaire aux dirigeants de
l'église, d'autant plus qu'elle, menaçait leur autorité en exaltant
les
dons spirituels des simples fidèles, parfois trop surexcités. Le
conflit fut retardé par une lettre de l'église de Lyon, portée en 177
par Irénée à Eleuthère, évêque de Rome (de 174 à 189). Cette église,
en
effet, très mystique et pleine de mansuétude, « n'était pas absolument
défavorable au mouvement phrygien » (33).
Eleuthère, bien qu'hostile, hésita
à le condamner. Mais son successeur, Victor (de 189 à 198), fut excité
contre Montan et ses prophétesses par un certain Praxéas, hérétique
d'Asie-Mineure. Unitaire, au point de dire que c'était le Père
lui-même
qui avait souffert et enduré la mort en Jésus-Christ (34)
Praxéas réprouvait
leur point de vue trinitaire qui exaltait le Saint-Esprit et ses
inspirés. D'après Tertullien, Victor « révoqua les lettres de paix
qu'il avait déjà faites et renonça à son projet de reconnaître les
charismes » (35).
Son successeur Zéphyrin (de 198 à 217), « homme sans instruction, au
dire d'Hippolyte, ignorant des règles ecclésiastiques et ami, de
l'argent », (Philosophoumena, IX, 11), laissa le prêtre romain Caïus
mener sans entrave une polémique contre les Montanistes. Pour achever
leur déroute; ce prêtre nia l'origine apostolique de Jean et de
l'Apocalypse, sur lesquels ils fondaient leur doctrine du Paraclet et
leur foi millénariste (36). Mis
hors de l'Église, ils finirent
par disparaître vers la fin du IIIe siècle, non sans avoir fortifié en
elle la théorie de l'inspiration continue qu'elle devait attribuer aux
conciles puis au pape, la notion de l'excellence de l'ascétisme
extra-familial, et la distinction des péchés véniels et mortels qui
allait devenir l'Âme de la casuistique.
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