L'opposition
des églises aux hérésies, surtout au Gnosticisme, leur plus
redoutable,
adversaire, s'exprima par des ouvrages de controverse (1),
et par un mouvement de concentration
qui fortifia le pouvoir des évêques et prépara l'unité dogmatique.
Les écrits polémiques sont presque
tous perdus, comme la plupart des traités qu'ils réfutaient. Il est
probable, en effet, qu'on cessa de les copier avec la disparition du
péril qui les avait fait naître (2).
Parmi les fervents défenseurs de
l'orthodoxie naissante, il faut nommer Hégésipe et Irénée.
Dans ses Mémoires (cf nos
Préliminaires, p. 14), Hégésippe consigna les résultats d'une enquête
qu'il avait faite dans plusieurs églises, celles de Corinthe, où
Primus
était évêque, de Roule, dirigée par Anicet (de 155 à 166), de
Jérusalem, dont le chef était Siméon (fils de Clopas), successeur de
Jacques « le juste ». Son dessein était d'y rechercher, selon
l'expression d'Eusèbe, « la sûre tradition de la prédication
apostolique » (H. E. IV, 8). Il déclare avoir constaté
partout
« la droite doctrine » (orthos logos), et sa provenance directe
des apôtres par une succession (diadokhé) bien suivie. Il crut
l'établir, en particulier, pour Corinthe et pour Rome. À propos de
l'église de Jérusalem, troublée par des sectes, Hégésippe s'élève
contre les hérétiques chrétiens, « pseudo-prophètes, pseudo-apôtres
qui
ont divisé l'unité de l'Église par des discours corrupteurs contre
Dieu
et contre son Christ ». En fait, « son livre était une démonstration,
contre les gnostiques de la vérité de l'enseignement officiel »
(Tixeront).
Le plus ardent adversaire de ces
hérétiques fut Irénée, évêque de Lyon
(3).
Né en Asie-Mineure, disciple de
Polycarpe, qu'il avait connu fort âgé (4),
il avait été aussi l'auditeur de
presbytres considérés. En 177, on le trouve à Lyon, prêtre de l'église
dont Pothin était évêque. Des chrétiens prisonniers le chargèrent, à
cette époque, d'un message pour Eleuthère, évêque de Rome, au sujet du
montanisme, en lui rendant le beau témoignage d'être « un zélateur de
l'alliance du Christ » (Eusèbe, H. E. V, 4). Devenu peu après
successeur de Pothin, il s'appliqua tout d'abord à reconstituer
l'église décimée par la persécution de Marc-Aurèle, puis à propager le
christianisme en Gaule (5). Il
combattit les hérésies, le
Gnosticisme surtout, dans divers ouvrages, dont le plus important est
La Gnose mensongère démasquée et réfutée (Elenkos caï anatropé tés
pseudonymou gnôseôs), connue
sous le titre (6)
de Adversus Hoereses (contre les Hérésies). Les trois premiers livres
de ce traité datent des années 180 à, 189, comme le montre une
allusion
(L. II, 3) à l'évêque Eleuthère. Les deux derniers ont été rédigés,
semble-t-il, sous le pontificat de Victor (entre 189 et 198) (7).
Vers
l'an 190, Irénée intervint auprès de cet évêque, intransigeant sur
la date de la fête pascale, en faveur de la paix. Il mourut, croit-on,
en l'an 202-203. D'après Jérôme, il subit le martyre, sans doute au
cours de la persécution de Septime Sévère.
Insistons à présent sur l'Adversus
Hoereses, dont l'importance est considérable. Le livre I démasqué, en
les exposant, les erreurs gnostiques. « Explorateur très curieux de
toutes les doctrines », comme a dit de lui Tertullien, Irénée avait
fait des recherches consciencieuses, et il se montre sincère et assez
bien informé (Carl Schmidt). Le livre, Il réfute les erreurs avec une
dialectique souple et non sans les ridiculiser parfois (cf III, 15,
2).
Les trois livres suivants ajoutent aux arguments logiques des preuves
tirées de la tradition et des écrits sacrés, en particulier d'épîtres
pauliniennes et de « paroles du Seigneur » (Domini sermones). Le style
de la version latine est un peu lourd, mais celui de l'original grec
est clair dans sa simplicité. L'auteur se montre nourri de l'Ancien
Testament et au courant de la littérature et de la philosophie
grecques, qu'il jugeait d'ailleurs sans malveillance.
Les nécessités de la polémique ont
fait de cet ouvrage, selon l'expression de Batiffol, « un véritable et
le plus ancien traité de l'Église ÷. Sa grande arme contre l'hérésie
c'est l'unité de sa loi. Irénée donne à, plusieurs reprises son credo,
qu'il appelle « règle de la vérité » (canôn tés alethéias). En voici
les articles : un Dieu, père tout-puissant ; un Jésus-Christ, fils de
Dieu, incarné pour notre salut ; le Saint-Esprit, qui a annoncé par
les
prophètes les desseins de Dieu ; la conception virginale, la passion,
la résurrection, l'ascension du bien-aimé Jésus-Christ notre Seigneur,
enfin sa venue pour la résurrection de la chair du genre humain I, 10,
1). L'Église n'a qu'une âme (8).
Elle est une, comme le soleil est le
même pour l'univers (Sicut sol in universo mundo unus et idem est, I,
10, 2).
Irénée met en lumière l'autorité de
cette foi. Elle repose (III, 3, 1) sur la parole du Christ, déposée
dans les évangiles et commentée dans les écrits apostoliques,
transmise
par les églises, où elle est garantie par la succession régulière des
évêques, qui remonte jusqu'aux apôtres. Dans son désir de fortifier le
crédit des évangiles, il affirme, avec plus de fantaisie et de piété
que de compétence critique, leur origine apostolique directe ou
indirecte. Jean a composé son évangile à Éphèse. Matthieu a écrit le
sien en hébreu, au temps où Pierre et Paul « prêchaient l'évangile à
Rome et fondaient l'église ». Marc, disciple et interprète de Pierre,
a
mis par écrit la prédication de son maître, et Luc celle de Paul.
Quant
à l'enseignement non écrit des apôtres, il a été conservé par leurs
successeurs immédiats, les presbytres (presbyteroï ou seniores), qui
ont connu en Asie saint Jean, demeuré avec eux jusqu'au temps de
Trajan
(II, 22, 5).
En ce qui touche la succession
régulière des évêques dans les églises, Irénée la précise pour Rome,
où, d'après lui, la liste s'élève à douze, de Pierre à Eleuthère (9),
et
pour Smyrne, où la grande liaison a été faite par Polycarpe,
disciple des apôtres (III, 3). L'Église, fondée sur cette succession,
est le canal par lequel passe l'Esprit. « Ceux qui ne courent pas à
elle ne peuvent y participer. Car là où est l'Église, là est l'Esprit
de Dieu, et là où est l'Esprit de Dieu, là est l'Église et toute grâce
» (Adv. Hoer. Ill, 24).
Dans ce vaste ensemble se détache
une église spéciale, celle de Rome, qu'exalte Irénée (10)
Rappelons le passage le plus
saillant, « Ad hanc Ecclesiam, propter potentiorem principalitatem,
necesse est omnem convenire ecclesiam, hoc est eos qui sunt undique
fideles, in qua semper ab his qui [sunt undique] conservata est ea
qu0e
est ab apostolis traditio » (III, 3). Le sens, très contesté, paraît
être le suivant : « A cette Église (celle de Rome), à cause de sa
prééminence, doit venir toute église, c'est-à-dire les fidèles de
partout, dans laquelle (l'église de Rome) la tradition apostolique a
toujours été conservée par ceux qui président » (11).
Si telle est l'essence de l'Église,
l'hérésie (le Gnosticisme surtout) apparaît comme une formation
hétérogène à elle, viciée par ses variations qui la réduisent
à
l'état d'écoles et la discréditent en face de l'unité et de la fixité
de la foi orthodoxe. Pour l'achever, Irénée, reprenant un argument
employé par Hégésippe et Justin, dresse la généalogie (diadokhé) des
hérétiques, et les rattache à Simon le Magicien (1, 27).
Insistons à présent sur le rôle
conciliateur d'Irénée dans la controverse pascale, dont nous avons
déjà
parlé. Polycarpe, on s'en souvient, était venu voir Anicet, à Rome,
pour conclure un accord, mais n'y avait pas réussi. En 167, la
question
se posa de nouveau avec l'église de Laodicée, dans des circonstances
qui restent obscures. Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, et Méliton,
évêque de Sardes, intervinrent pour soutenir l'usage quarto-déciman .(12).
Vers 191, Victor, évêque de Rome,
écrivit à son collègue d'Éphèse, Polycarpe, le priant de réunir les
évêques d'Asie pour décider le ralliement de leurs églises à la
coutume
romaine, fondée, disait-il, sur la tradition apostolique, celle de
Pierre et de Paul. Polycarpe répondit avec fermeté « à, Victor et à
l'église des Romains », en invoquant l'autorité de Philippe, de
l'apôtre Jean, de Polycarpe, etc... Il les assura que les évêques
réunis à Éphèse refusaient, comme lui, de modifier leur date. Il
ajouta
qu'« il ne perdait pas la tête quoi que l'on fît pour l'effrayer ».
Vers le même temps, Victor obtint l'adhésion de nombreuses églises,
celles de Palestine, du Pont, de Gaule, des environs d'Edesse, de
Corinthe (d'après Eusèbe). Fort de ces appuis, il eut l'audace
d'exclure les Asiates de la communion non pas simplement romaine mais
«
catholique ». Il souleva d'énergiques protestations, dont Eusèbe a eu
le texte sous les yeux. Irénée écrivit à Victor que la date pascale
n'était pas une question essentielle justifiant une excommunication,
et
il fit part de son sentiment à la plupart des évêques.
Il fut approuvé, et Victor n'osa pas
renouveler son geste d'excommunication.
L'opposition au Gnosticisme et aux
autres hérésies se traduisit par un renforcement de la hiérarchie et
de
la solidarité entre les églises.
Le fait saillant fut la croissance
du pouvoir épiscopal. Parmi les causes, déjà indiquées (p.
127), de
ce grand événement, la plus agissante fut le besoin des fidèles,
inquiets des nouveautés hérétiques, de se grouper autour de l'évêque,
devenu vraiment un rempart. Ce qui vint la fortifier, ce fut l'action
personnelle des grands évêques du IIe siècle, surtout celle d'Ignace
et
d'Irénée, qui prônèrent l'épiscopat, non sans l'illustrer par leur
caractère et leur martyre. Ils donnèrent ainsi à l'évolution
hiérarchique, lente et uniforme partout ailleurs, l'aspect de
mutations
brusques. À côté d'eux figurent quelques évêques dont l'influence fut
réelle : Méliton de Sardes et surtout Denys de Corinthe. Pour
accroître
encore l'autorité de l'épiscopat, l'idée vint d'en faire une
institution fondée sur la succession apostolique. Irénée, grand
théoricien de cette prétention, donne la liste des évêques de Rome et
de Smyrne. Eusèbe, se faisant l'écho d'une vieille tradition, en
énumère quinze qui se seraient succédé à la tête de l'église de
Jérusalem, à partir des origines jusqu'à la révolte des Juifs en 132.
«
Les deux premiers, dit Duchesne, sont Jacques et Siméon, avec lesquels
on arrive à l'an 107. Il resterait treize évêques à répartir en
vingt-cinq ans : c'est beaucoup » (Histoire I, p. 210).
L'existence de l'épiscopat à
Jérusalem, à cette époque, est attestée par Hégésippe. Il raconte que,
avec Siméon, des division furent déchaînées dans cette église par un
certain Thébouthis, « parce qu'il n'était pas devenu évêque » (Eusèbe,
H. E. IV, 22). L'invraisemblance des indications d'Eusèbe et la faible
autorité d'Hégésippe font penser, en accord avec les savantes recherches
de Lipsius et d'Harnack,
que cette liste d'évêques, comme les autres listes d'évêques du 1er et
même du IIe siècles, est très sujette à caution. Plus digne de créance
est la mention (Eusèbe, H. E. V, 23 et 25) de Narcisse, évêque de
Jérusalem, présidant, avec Théophile, son collègue de Césarée, le
synode palestinien réuni, vers 190, au moment de la controverse
pascale, sur la demande de Victor, évêque de Rome.
L'engouement pour l'épiscopat gagna
même les milieux judéo-chrétiens. La troisième Homélie Clémentine
attribue à Pierre, sur le point de quitter Césarée, la nomination en
règle de son successeur, l'« évêque » Zachée, appelé « le chef ».
L'apôtre lui aurait imposé les mains en disant : « O Dieu notre Père,
donne à l'évêque de délier ce qui doit être délié et de lier ce qui
doit être lié ! »
Pourtant, il s'en faut que cette
évolution ait été précise et rapide. L'identité des fonctions.
d'évêque
et de celles de presbytres subsista longtemps dans certaines églises.
Polycarpe, écrivant aux Philippiens, ne mentionne pas d'évêque
directeur. La confusion de ces charges se voit aussi dans le Pasteur
d'Hermas et même chez Irénée (Adv. Hoer. III, 2, 3). Il n'y avait pas
non plus, à cette époque, de ligne de démarcation entre le clergé (13)
et les simples fidèles, les laïques (laïci), comme les appellera
Tertullien (dans son Exhortation à la Chasteté, ch. 7). Tandis qu'il y
avait une distinction entre les fidèles (baptisés) et les
catéchumènes,
les membres de l'église ne formaient pas alors une classe subordonnée
à
celle des prêtres. « Tous les justes, disait Irénée lui-même, ont
l'ordre sacerdotal » (Omnes justi
sacerdotatem habent ordinem, Adv. Hoer. IV, 20).
Un fait important à noter dans cette
évolution, c'est le prestige spécial acquis par certains sièges
épiscopaux, ceux de Jérusalem, Antioche, Éphèse, Alexandrie, Rome. Ils
le durent à leur origine apostolique, au chiffre de leur population,
à,
l'importance historique de leurs villes ou à leur situation
géographique, mais ce ne fut en aucune manière une primauté créée par
Jésus ou ses premiers disciples. Dans ce groupe se détacha, comme
Irénée l'a noté avec insistance, l'épiscopat de Rome qui, pour des
raisons faciles à deviner, joua le rôle d'un grand aimant central
attirant peu à peu les parcelles de la chrétienté. Son autorité était
déjà grande à la fin du IIe siècle, avec l'évêque Victor, qui obtint
l'adhésion de nombreuses églises au point de vue des églises
d'Occident
sur la date pascale. Mais, comme on s'en souvient, ses prétentions
autoritaires se heurtèrent à la ferme résistance de Polycarpe, évêque
d'Éphèse, soutenu par de nombreux collègues, et il n'osa pas réaliser
ses menaces contre les Asiates. Il serait donc prématuré d'ériger en
papauté son épiscopat, ou, si l'on tient à lui donner ce nom, il doit
être appliqué aussi aux autres évêques, qui portaient le titre de pape
(père) aussi bien que lui.
Un dernier fait saillant à indiquer,
c'est le renforcement de la foi en l'Église une et universelle,
célébrée par Irénée. On le constate dans les relations entre les
églises, où s'esquisse une sorte de régime synodal officieux.
Rappelons
les assemblées, non pas régulières mais assez fréquentes, composées
d'évêques sans que les laïques en fussent exclus (14),
appelées à délibérer sur de graves
questions, en particulier la fixation de la date pascale (synodes de
Palestine, de Mésopotamie, des Gaules, etc.). Que l'on songe
encore aux échanges de vues par
lettres, au message envoyé aux frères d'Asie-Mineure de la part des «
serviteurs de Christ » lyonnais et viennois, à la mission dont Irénée
fut chargé pour les chrétiens de Rome. Ajoutons l'importante
circulaire
que Sérapion, évêque d'Antioche, écrivit aux églises d'Asie-Mineure,
au
sujet de l'hérésie montaniste, et qui reçut la signature de nombreux
évêques (H. E. V., 19). Cet instinct naturel de concentration
d'intérêts spirituels, avivé par les périls communs et indépendant de
toute autorité centrale, fut la force harmonieuse qui rassembla en un
monument durable les éléments dispersés de l'Église.
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