Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

L 'Église primitive et l'apôtre Paul

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Comme le frêle arbuste qui doit devenir un chêne puissant reste caché dans le taillis, les débuts de l'Église, chrétienne ne nous apparaissent qu'à demi voilés sous de pieuses traditions. Quelques rayons, pourtant, éclairent un peu ces sous-bois de l'histoire. D'après des narrations dignes de confiance, utilisées par les Actes, les disciples, encore très émus de la catastrophe du Calvaire, se réunirent plusieurs fois à Jérusalem, avides d'évoquer les grands souvenirs de leur Maître et de recevoir l'effet de ses promesses. Ils avaient été accablés d'abord, comme le dénote l'amer découragement des disciples d'Emmaüs (1). Puis ils s'étaient ressaisis en l'apercevant dans sa gloire de ressuscité, au cours d'apparitions émouvantes, dont la réalité est attestée par le témoignage formel de Paul (1 Cor. 15, 5-8), et par la transformation qu'elles produisirent en eux (2). La mise en commun de leurs expériences et de leurs espérances devait être bientôt suivie de la grande manifestation spirituelle du jour de la Pentecôte, qui était chez les Juifs la fête des Moissons. Cette effusion se traduisit par des phénomènes surprenants de glossolalie, exclamations confuses qui donnaient l'impression de l'ivresse (Actes, 2, 13), et par un élan d'évangélisation qui poussa Pierre à rendre témoignage à la résurrection de Jésus.
L'Église était fondée. Elle s'accrut d'autant plus aisément que, fidèle aux cérémonies juives; elle ne fut pas inquiétée tout d'abord (3). Pourtant, elle avait ses réunions intimes, où l'on rappelait les souvenirs du Maître, en vivant dans sa communion et en bonne fraternité. il s'y pratiquait un communisme partiel, non pas de production mais de consommation, où certains chrétiens, tels que Barnabas, se distinguèrent par leur renonciation à leurs biens (4).

La grande pensée religieuse qui animait les premiers chrétiens était la foi en la résurrection de Jésus (5). Ils y voyaient un acte extraordinaire de Dieu, très différent de la résurrection des justes ou de celle - plus générale - des justes et des injustes, admises par les Juifs, accompli parce qu'il était le Messie élu par lui et pour le légitimer comme tel. Ils saluaient aussi sa résurrection comme la garantie du retour glorieux de leur Maître (parousie), chargé de juger les hommes et de fonder le royaume de Dieu (Actes, 10, 42 ; cf Marc, 14, 62). De plus, ils commençaient à penser qu'elle lui conférait déjà une certaine puissance messianique, celle d'envoyer son Esprit à ses disciples et d'être spirituellement présent parmi eux, en particulier dans la Cène. Ils l'appelaient le « serviteur (grec païs) de Dieu » (Actes 3, 13 et 26), l' « homme approuvé par Dieu » (2, 22), sans spéculer encore sur sa nature et son origine, comme le fait remarquer Weizsoecker, et ils ne parlaient de sa mort violente que comme d'un opprobre, levé heureusement par sa résurrection.
Cet « enthousiasme primitif », comme dit Harnack, ne tarda pas à élargir la conception du Messie juif en celle de. « Seigneur » (grec Kyrios), être céleste incarné en Jésus, qui devint l'objet d'un culte. D'après Bousset, dont le livre Kyrios Christos est devenu classique (6), c'est dans les églises d'origine hellénique que cette idée se fit jour. On a soutenu, d'autre part, que la notion et le culte du Kyrios sont nés « dès les premières années de la vie de l'Église et sur le terrain palestinien » (7). Pourtant, chez les chrétiens d'origine juive, le nom de Kyrios n'a pas dû être en faveur, car il était le terme qui, dans la Version des Septante, traduisait le mot hébreu Adonaï, réservé au Dieu unique. Par contre, le mot Kyrios était fréquemment employé par les Grecs. Il désignait le maître respecté, ou encore les dieux sauveurs, adorés en Asie-Mineure, en Syrie et en Égypte. Il est donc vraisemblable que ce sont les chrétiens d'origine grecque qui Pont appliqué les premiers à Jésus. L'expression primitive « serviteur de Dieu » (païs Théou) fut remplacée par celle de « Fils de Dieu » (uïos Théou), d'autant plus aisément que, en grec, païs signifie à la fois « serviteur » et « enfant ».

D'autre part, la mort du Christ cessa bientôt d'être un opprobre en elle-même. Ses disciples y virent le chemin douloureux mais inévitable qu'il avait dû suivre. pour « entrer dans sa gloire » (Luc, 24, 26). De plus, frappés de l'analogie (8) entre ses souffrances et celle du « serviteur de Yahvé », célébré dans Esaïe (ch. 53), ils furent amenés à leur "signer une valeur expiatoire, ainsi qu'en témoigne saint Paul (1 Cor. 15, 3). On constate, en outre, à cette époque primitive, la coutume de la « fraction du pain » (Actes, 2, 42-46), où rien n'empêche de voir la célébration de la Cène, et le rite du baptême dés adultes qui attestait qu'ils avaient « reçu la parole de Dieu » (Actes, 8, v. 12, 13 et 38). Il y avait déjà à ce qu'il semble, ce qu'on a nommé une « catéchèse apostolique », c'est-à-dire un certain type d'instruction religieuse orale, sans doute assez suivie, comme l'a pensé Reuss. Paul, en effet, un peu plus tard, il est vrai, parle de catéchistes (Gal. 6, 6) et d'un « type (modèle) de doctrine » (Rom., 6, 17), et il fait cette déclaration : « Voilà ce que nous prêchons, soit moi soit eux (les apôtres), et voilà. ce que vous avez cru » (1 Cor. 15, 11). Ce premier credo a dû être assez rudimentaire, et on ne peut prouver, comme le reconnaît le Père Prat, dans son remarquable ouvrage sur la Théologie de saint, Paul (T. Il, p. 39), qu'il ait revêtu une forme invariable (9).

D'après un récit digne de foi (Actes, 3, 1-4, 22), Pierre et Jean soulagèrent un impotent à une porte du Temple. L'émotion de la foule dégénéra en trouble, et les deux apôtres durent comparaître devant le Sanhédrin, qui leur interdit de rendre témoignage au Christ, sans pouvoir obtenir d'eux un engagement à cet égard. Bientôt, les chrétiens d'origine hellénique éprouvèrent le besoin d'avoir leurs chefs spirituels, non pas des diacres (malgré l'indication de 6, 3) mais des prédicateurs, tels qu'Étienne et Philippe (10). Dans ce groupe, a la fois attirant et imprécis, où, sous l'assistance aux cérémonies du Temple, fermentait le spiritualisme prophétique, se détache la belle figure d'Étienne qui, avec une magnifique témérité « annonça devant ses juges assassins la fin d'un cléricalisme nationaliste, et... déroula, comme une fresque, l'apologie majestueuse de la religion en esprit et en vérité » (11). On peut dire, avec Causse, qu'il prépara le schisme entre l'Évangile et la Loi et ouvrit la voie à saint Paul. Sa violente critique du Judaïsme causa sa perte, et elle attira une grande persécution, non pas sur l'église de Jérusalem dans son ensemble, puisque les apôtres furent épargnés (8, 1), mais sur le groupement helléniste.

Dispersés, ses chefs s'adonnèrent à la mission (8, 4). Philippe évangélisa Samarie (8, 5-8), où il convertit Simon le Magicien (8, 13). Il baptisa un ministre éthiopien sur le chemin de Jérusalem à Gaza (8, 38). D'autres firent des recrues en Phénicie, en Chypre et à Antioche (11, 19). De son côté, Pierre exerça une activité difficile à préciser, car la source qui la raconte est déparée par le merveilleux, et altérée par une conception ecclésiastique qui exaltait déjà l'autorité des apôtres (12). C'est alors qu'apparaissent deux noms, célèbres dans l'histoire de l'Église, celui d'un centre missionnaire et celui d'un apôtre, Antioche et Paul.
Pittoresquement bâtie sur les bords de l'Oronte, entourée d'un mur d'enceinte pareil à une couronne dentelée, qui enfermait des vallons, où tombaient des cascades, des jardins enchanteurs, des bois de lauriers et de myrtes, des palais et des temples, Antioche était une ville de luxe et de plaisir, paradis des magiciens, où se pressait une aristocratie coudoyée par 'une population remuante et avilie. Mais il s'y forma vite une église chrétienne, recrutée dans la colonie juive, qu'avaient attirée le commerce et le libéralisme de la cité, ainsi que parmi les prosélytes païens (voir Appendice V) (Actes, 11, 19-21). « Il s'y manifesta dès le principe, dit Auguste Sabatier, un esprit tout différent de celui qui régnait -dans l'église de Jérusalem.
Les Juifs et les païens se fondirent ici pour la première fois dans une même communauté. Le christianisme prit une claire conscience de sa mission universelle » (Encycl. Licht. art. Antioche). Ce fut la ville de Paul, comme Jérusalem fut celle des Douze, le foyer des grandes missions, la première métropole de l'Église après la ruine des églises de Judée, la cité où, pour la première fois, les disciples de Jésus reçurent le nom de chrétiens - christianoï (Actes, 11, 26).




Tout ce qui touche à la pensée de Paul a beaucoup attiré l'attention de la critique dans le dernier demi-siècle (13). On sait avec quelle pénétration éloquente Auguste Sabatier en a démêlé et dépeint les diverses étapes et l'enchaînement (L'Apôtre Paul, 4e éd. 1911).
Toutefois, cette oeuvre brillante n'était pas sans lacunes. On a étudié plus à fond la langue de l'apôtre (14), nie l'authenticité de ses épîtres (15) ou de quelques-unes d'entre elles (16). La critique s'est appliquée aussi à mettre en lumière les sources de sa pensée. Pfleiderer a montré qu'il devait aux rabbins sa méthode d'interprétation de l'Ancien Testament, et la forme de ses idées sur la chair, le péché, la loi et l'expiation. Il a noté ses emprunts aux modes de penser helléniques ouvrant ainsi la voie à de savantes investigations (17).
On a discerné ainsi chez Paul des éléments philoniens, des rapports avec le stoïcisme et les religions orientales, des emprunts aux procédés de rhétorique familiers à la Diatribe philosophique grecque. Ces études ont eu pour contre-coup de faire ressortir les différences qui le séparent de Jésus, dont des recherches parallèles montraient la dépendance à l'égard de l'hébraïsme (18). L'analogie de ces deux pensées a été maintenue, au contraire, par divers savants (19). La même opinion, plus disposée pourtant à reconnaître quelques différences, a été soutenue par Goguel, dans un ouvrage important, L'Apôtre Paul et Jésus-Christ (Paris, 1904), et par Henri Monnier, dans La Mission historique de Jésus (20).

L'apôtre Paul était né à Tarse, grand centre commercial et foyer intense de culture philosophique et de « mystères » païens (20b). C'est là qu'il apprit le grec et s'initia aux procédés de rhétorique et aux idées religieuses de T'hellénisme (21). À Jérusalem (d'après Actes, 22, 3), il étudia la Loi et les méthodes de discussion adoptées par les rabbins (22). On le voit ensuite persécuter durement les églises de Judée (Gal. 1, 23) dans son indignation contre les disciples tissez hardis pour présenter comme le Messie le novateur condamné par le Sanhédrin. Soudain, sur le chemin de Damas, a la suite d'une apparition imprévue, se produit un événement considérable, réfractaire à toutes les explications naturalistes (23) ; il se convertit...
Sa préparation religieuse fut courte (Gal., 1, 16). Elle se fit en dehors des apôtres de Jérusalem (Gal. 1, .17), vis-à-vis desquels il tint toujours à montrer son indépendance. il eut, sans nul doute, pour catéchistes, des chrétiens de Syrie. « C'est à Antioche, suggère avec raison Ernest Renan, qu'il se forma définitivement » (24).

À peine remis de sa grande secousse, il se rend en Arabie (Gal., 1, 17), au pays des Nabatéens, à, l'Est et au Sud de la Palestine, peuplé de Juifs, où il commence ses prédications (25). De retour à Damas, il les continue dans les synagogues (Actes, 9, 20). Menacé, il s'échappe (2 Cor. 11, 32-33 ; Actes 9, 23-25). Il monte à Jérusalem pour y faire la connaissance de Pierre, mais il n'y voit que Jacques, frère de Jésus, et il n'est pas présenté à l'Église (Gal. 1, 18-20). Il prêche, ensuite en Syrie et en Cilicie, et ses succès réjouissent « les églises de Judée » (Gal. 1, 21-23). Les Actes, qui confirment cette activité (9, 30), ajoutent (11, 25) que Barnabas vint le chercher à, Tarse pour l'emmener à Antioche (de Syrie), où l'évangile s'était déjà implanté et dont ils instruisirent l'église pendant une année entière.
À cette époque - en 44 (26) - Paul fit sa seconde visite à Jérusalem, pour la conférence destinée a apaiser le conflit qui commençait à surgir entre les apôtres, aggravé par l'intransigeance de certains judéo-chrétiens, au sujet de l'admission des païens dans l'Église, (27). Il était accompagné par Barnabas et par Tite, ancien païen (pagano-chrétien) incirconcis, Il exposa son « évangile » à l'église, puis, en particulier, à ses dirigeants. Il y eut lutte, causée par l'insistance de « faux frères » qui réclamaient la circoncision de Tite, mais Paul ne céda pas, et son compagnon fut dispensé de ce rite. Jacques, Pierre et Jean, les « colonnes de l'église », leur donnèrent, ainsi qu'à Barnabas, « la main d'association », en leur recommandant simplement de venir en aide aux églises pauvres de Judée. À la suite de cette conférence, Paul s'adonna définitivement à l'évangélisation des païens (28), labeur d'autant plus admirable qu'il était entravé par une « écharde dans la chair » (2 Cor. 12, 7) Il y montra, dit Guignebert, « une âme ardente et mystique, un esprit rompu à la discussion, en même temps qu'un sens pratique très éveillé et une énergie indomptable ».

En l'an 44, il entreprend son premier voyage missionnaire (Actes 13, 1-14). Accompagné par Barnabas et Jean-Marc, il passe en Chypre et de là en Asie-Mineure. À Perge, Jean-Marc le quitte pour retourner à Jérusalem. Après avoir visité Antioche de Pisidie, Iconium, Lystres et Derbe, Paul et Barnabas reviennent à Antioche de Syrie. C'est alors, sans doute, qu'eut lieu l'incident raconté par l'apôtre (Gal. 2, 11-14), avec ses reproches à Pierre qui, aprés avoir fraternisé avec des pagano-chrétiens d'Antioche, s'était séparé d'eux à l'arrivée de partisans de Jacques.
II eut pour résultat la rupture de Paul avec Barnabas.

Quelque temps après (Actes 15, 40), il part avec Silas pour un second voyage missionnaire. Il parcourt la Syrie et la Galatie, visite la Pisidie et la Lycaonie où il avait déjà fondé quelques églises, prend Timothée à Lystres, et, se dirigeant vers le nord, il traverse la Phrygie et la Galatie et arrive à Troas, où il semble s'être adjoint Luc. Guidé par un songe, il passe en Macédoine et crée à Philippes une église modeste mais très dévouée. Maltraité par les autorités de cette ville (1 Thess. 2, 2), il part et suit, avec ses compagnons, la grande route romaine (via Egnatia), qui conduit à Thessalonique, port de mer fréquenté, siège d'une importante colonie juive, et il prêche avec succès dans sa synagogue (Actes 17, 1-10 ; 1 Thess. 1, 9-10). Ce séjour, plus long que les trois semaines indiquées par les Actes, fut marqué par des persécutions qui atteignirent non seulement l'apôtre (1 Thess. 2, 2) mais les fidèles (1 Thess. 1, 6). Expulsé par les magistrats, il gagna Bérée, d'où, malgré le bon accueil des Juifs, il dut bientôt s'éloigner pour se rendre à, Athènes. Il y discuta sur la place publique avec quelques philosophes (29), mais n'y fonda pas d'église, car il déclarait un peu plus. tard (1 Cor. 16, 15) que ses premiers convertis en Grèce (les prémices de l'Achaïe) avaient été Stéphanas, de Corinthe, et les siens.

Au printemps de l'an 50, Paul arriva dans cette dernière ville (Actes 18, 1). Il trouva du travail chez un faiseur de tentes, Aquilas, Juif chassé de Rome, avec ses compatriotes, par un édit de Claude (Actes 18, 2). Il le convertit ainsi que sa femme, Priscille, et il prêcha dans la synagogue. Rebuté par les Juifs, il réunit des fidèles chez un certain T. Justus, prosélyte grec, et il eut la joie de voir venir à lui Crispus, le chef même de la synagogue, qu'il baptisa (l Cor. 1, 14) contre son habitude. Mais l'église se recruta surtout parmi les païens (l Cor. 12, 2), en général artisans et esclaves (1 Cor. 7, 21 ; 12, 13). C'est pendant ce séjour, qui dura du printemps de l'an 50 à la fin de 51, qu'il écrivit aux Thessaloniciens, deux épîtres pleines de tendresse apostolique, destinées à les instruire sur le retour glorieux du Christ, à les mettre en garde contre la paresse.
Paul se rendit de Corinthe à Antioche de Syrie, d'où il repartit pour son troisième voyage missionnaire. Il traversa la, Galatie et la Phrygie, « fortifiant tous les disciples » (Actes 18, 23), pour se fixer à Éphèse, probablement en l'an 53. Pendant trois mois, il parla librement à la synagogue (19, 7), puis, lassé par diverses oppositions, il tint des réunions, pendant deux ans, dans l'école d'un certain Tyrannus (19, 9). Ce séjour fut marqué par de dures persécutions (1 Cor. 16, 9 ; Actes 20, 19), en particulier une grande épreuve au cours de laquelle l'apôtre crut'mourir (2 Cor. 1, 8 ss), peut-être le combat contre les bêtes fauves auquel il fait allusion, dans 1 Cor.. 15, 32, ou bien un emprisonnement (Origines, p. 140).

C'est à cette période de sa vie que se rattachent ses épîtres aux Corinthiens, ainsi que la lettre aux Galates et même, croyons-nous, celle aux Philippiens.




Les épîtres de Paul ont été des écrits de circonstance, rédigés souvent à la hâte, dans la noble fièvre de l'apostolat, et pourtant elles sont des oeuvres littéraires, où une pensée surchargée et haletante se déverse en un style vigoureux et elliptique, riche en locutions originales et en formules inoubliables qui ont fait de cet homme d'action, selon le mot d'Edouard Reuss,« le créateur du langage théologique de l'Église » (30). De plus, elles ont une portée générale, car la tendance de leur auteur à la systématisation a fait d'elles assez souvent des exposés de pensée et de vie chrétienne (31). Tel est le cas, en particulier, des deux épîtres Aux Corinthiens (32), admirables d'élévation, de sagesse et d'éloquence, où son humilité chrétienne et sa fierté apostolique s'expriment en un langage tour à tour énergique et tendre. Leur église, troublée par divers désordres et des divisions, s'humilia sous le fouet de ces reproches et retrouva la paix.
C'est aussi d'Éphèse, semble-t-il, que Paul envoya sa touchante lettre aux Philippiens, comme l'ont fortement soutenu Goguel, Lake et Feine, frappés en particulier par l'indulgence qu'il montre envers ceux qui prêchaient Christ dans un esprit de parti, (1, 17-18), indice d'une période où il pouvait encore s'illusionner sur les dispositions des judaïsants (judéo-chrétiens fanatiques). Un peu plus tard, au cours d'un voyage en Macédoine, pendant l'automne de 56, il écrivit sa célèbre épître aux églises qu'il avait fondées dans la Galatie ancienne, pays montagneux situé au centre de l'Asie-Mineure. Elles avaient été fort agitées, en effet, par des judaïsants avides de ruiner son évangile et son autorité. Informé de cette défection, l'apôtre frémit. « Il riposte, il se défend et frappe à son tour ; c'est un duel à mort entre la religion de la lettre et celle de l'esprit » (33). De son coeur, lourd et assombri comme un ciel d'orage, sort un de ces éclairs salutaires qui montrent l'abîme, sa lettre fulgurante sur le salut par la foi et la liberté chrétienne, dont l'effet sur les Galates. semble avoir été décisif.

En revenant de Macédoine, Paul fit un séjour à Corinthe. Ce fut pendant l'hiver qu'Il y passa (56-57) qu'il écrivit son épître aux Romains.

L'église de la capitale paraît avoir été fondée par des chrétiens d'Orient, qui avaient fait des recrues dans le Judaïsme romain, où l'on parlait le grec, puis parmi les païens. L'élément pagano-chrétien y était devenu prépondérant. Cette église mixte n'était pas divisée, et les dons spirituel s'y exerçaient fraternellement avec une ferveur spontanée et sans organisation officielle. Paul se sentit pressé de lui écrire pour lui annoncer sa venue prochaine et de préparer en elle un point d'appui pour l'évangélisation de l'Occident. Peut-être voulut-il aussi vacciner ses membres judéo-chrétiens contre la fièvre judaïsante, toujours à redouter. De là, cette grande épître, justement renommée, cours profond et émouvant d'instruction religieuse qui se termine par d'admirables exhortations morales (ch. XII), et des conseils ecclésiastiques, politiques et sociaux.

De Corinthe, Paul se rendit à Jérusalem, où il se mit en rapport avec Jacques et les anciens. Il accepta leur invitation à se soumettre à une cérémonie juive pour désarmer les préventions des judéo-chrétiens, et il reçut d'eux communication d'un décret favorable aux anciens païens (Actes, 21, 17-26). Peu après, appréhendé par des Juifs d'Asie, qui lui reprochaient d'avoir profané le Temple en y introduisant des Grecs (Trophime sans doute), il fut délivré par le tribun. Sur le point d'être flagellé, il fut épargné dès qu'il eut invoqué son titre de citoyen romain. Poursuivi à la requête des Juifs, comme on peut le conclure de la lettre du tribun à Félix (Actes 28, 26-30), il ne tarda pas à être transféré à Césarée, où le gouverneur résidait. La première audience ne donna aucun résultat, et Paul resta en prison pendant deux ans. C'est alors, selon toute apparence, qu'il écrivit son épître aux Colossiens, pour les prémunir contre certains hérétiques qui leur prêchaient le culte des anges et l'ascétisme (2, 18 et 23). Il chargea Tychique, porteur de cette lettre, de remettre à Philémon, chrétien de Colosses, un billet plein de cordialité et d'esprit, le priant avec insistance de pardonner à son esclave Onésime qui s'était enfui de chez lui.

Festus successeur de Félix, ayant décidé de faire juger Paul par le Sanhédrin, il demanda que la double accusation de propagande religieuse illicite et de sédition, dont il était l'objet, fût déférée au tribunal de l'empereur. Au début de l'automne de l'an 59, il s'embarqua pour Rome, où il parvint après un naufrage et un arrêt forcé à Malte. Il y obtint la permission de loger dans une maison, sous la garde d'un soldat, en attendant sa comparution. Sa captivité se prolongea au-delà des deux ans indiqués par les Actes (28, 30). Le mystère pèse sur la dernière période de sa vie. Seuls, quelques billets, conservés, à ce qu'il semble, dans 2 Tim. 1, 15-18, et 4, 6-19, révèlent à la fois la tristesse du grand apôtre qui se sentait abandonné des hommes et sa foi triomphante dans l'attente de la « couronne de justice » (34).


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(1) L'abattement des disciples, très naturel en lui-même, ressort de cet épisode (Luc 24, 13 ss), que l'auteur du IIIe Évangile n'aurait pas imaginé à l'époque où l'Église loin de se scandaliser dé la crucifixion, s'en glorifiait (Voir Causse, L'Évolution de L'Espérance messianique, p. 88). 
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(2) Ce furent des apparitions renient spirituelles, excluant la vue du corps de Jésus. il est probable qu'elles furent d'abord individuelles et devinrent ensuite collectives, comme le suggère Lyder Brun, professeur à l'Université d'Oslo (Die Auferstehung Christi in dei, ursprünglichen Ucberlieferung, Oslo 1925). Selon la remarque de Goguel, ce schéma n'a d'ailleurs, rien d'absolu (T. H. R. 2e semestre 1926, p. 154).
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(3) Pour l'indication des éléments historiques des Actes, voir Goguel, Introd. T. III, 1922, et nos Origines, ch. III. 
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(4) On note dans les premiers chapitres des Actes une tendance à l'exagération (nombre des convertis, 2, 41 communauté des biens présentée comme intégrale et obligatoire, 4, 34-35). 
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(5) Voir le lumineux rapport de Lyder Brun, Le Contenu religieux de la croyance à la résurrection du Christ dans le Christianisme primitif (Revue de Strasbourg, nov.-déc. 1928). Quant à la genèse de cette foi à la résurrection, elle constitue un problème psychologique très délicat et mal éclairci (Cf Goguel, La Vie et la Pensée de Jésus : leur rôle dans le Christianisme primitif, Revue de Strasbourg, nov.-déc. 1925, P. 537-539). 
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(6) Kyrios Christos, Geschichte des Christusglaubens von den Anfangen des Christentums bis Irenaeus, Goettingue, 1913, 28 éd. 1921. Voir aussi Johannes Weiss, Christus . die Anfange des Dogmas. 
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(7) Goguel, R H R 1926, 2e semestre, p. 144. 
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(8) Voir cette analogie fortement soulignée' par Duhm, Israëls Propheten, Tubingue 1922, p. 33 ss.. 
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(9) La thèse contraire a été soutenue par Seeberg (Der Katechismus der Urchristenheit, Leipzig 1903, et Das Evang. Christi, Leipzig 1905).
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(10) Le rédacteur des Actes a fait d'eux les premiers titulaires du diaconat, qui ne fut établi que plus tard (Wellhasen, Kristische Analyse - des Actes - 1914, p. 11 ss). 
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(11) Wilfred Monod, Du Protestantisme, IIe partie, ch. Ill, P. 71.
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(12) Comme l'a fait observer Wellhausen, étrange est la substitution de Pierre à. Philippe dans l'épisode de Simon le Magicien (Actes 8, 14-25).
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(13) Voir d'intéressants aperçus dans ha Préface d'Eugène de Faye à la 4e éd. de L'Apôtre Paul, et dans celle de son petit livre Saint Paul (3e éd. Fischbacher, Paris 1929). 
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(14) Noegeli, Der Wortschalz des Ap. Paulus Goettingue 1925 ; Heinrici, Der litterarische Charakler der N. T. Schriften, Leipzig 1908.
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(15) Voelter, Paulus und seine Briefe, Strasbourg 1905.
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(16) Pfleiderer, l'illustre professeur berlinois, a vu dans Colossiens et Ephésiens l'expression du «dentéro-paulinisme» ou doctrine de Paul modifiée par ses successeurs dans un esprit à la fois spéculatif et ecclésiastique, (Paulinismus, 2e M. Berlin 1901). 
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(17) Ramsay, Pauline and other Studies, Londres 1906, Johannes Weiss, Beitrage zur paulinischen Rhetorik, Gottingue 1914 ; Paul Wendland, Die hellenistisch-romische Kultur in ihren Beziehungen zu Judentum und Christentum, Tubingue 19,12 ; Toussaint, L'Hellénisme et t'apôtre Paul, Paris 1921. Il faut nommer aussi Feine, Lietzmann, Werne, etc. 
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(18) Telle est l'orientation des livres de Wrede, Paulus, Tubingue 1904, et d'Arnold Meyer, Wer hal das Christentum begründet, Jesus oder Paulus ? Tubingue 1907. 
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(19) Kaftan, Jesus und Paulus, Tubingue 1906 ; Breitenstein, Jésus et Paul, Bâle 1908 ; Scott, Jesus and Paul (dans les Essays on the biblical Questions of the Day, édités par Swete), Londres 1909. 
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(20) On doit citer aussi Feine, Jesus-Christus und Paulus, Leipzig 1902 ; Julicher , Paulus und Jesus. Tubingue 1907 ; J. Weiss, Paulus und Jesus, Berlin 1909 ; Prosper Alfaric, Le Jésus de Paul, R H R 1927, p. 256 ss. 
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(20b) Pour les détails de la carrière de Paul, voir la remarquable Introd. de Goguel (T. IV) ou nos Origines, ch. IV-VIII Sur Tarse, cf. Ramsay, The Cities of saint Paul., Londres 1907, et Bohlig, Die Geisteskullur von Tarsos, Goettingue 1913. 
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(21) On trouvera ce sujet traité plus loin (ch. V). 
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(22) Sur cette action des rabbins, trop dépréciée par Toussaint au profit de celle des milieux grecs, consulter A. Wabnitz, L'Apôtre, Paul et le Judaïsme de son Temps 1887, et G. Montellore, Judaïsm and saint Paul, Londres 1914. Guignebert, s'appuyant sur la prédilection de Paul pour la Version (grecque) des Septante, très en faveur parmi les Juifs de la Dispersion, croit qu'il étudia TEL Loi hors de Jérusalem, peut-être à Antioche (Christianisme P. 105-106). 
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(23) Cf Origines, p. 124-125 ; Gretham. Machen, The Origin of Paul's Religion, Macmillan, New-York, 1921. 
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(24) Les Apôtres p 226 Voir aussi Bousset, op. cil. Heitmüller, Zum Problem Paulus und Jesus (Zeitschrift für N. T. Wissenschaft, 1912, p. 330), Guignebert (Christianisme, ch. V). 
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(25) Loisy, La Carrière de l'apôtre Paul - Revue Loisy 
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(26) Pour la chronologie de la vie de Paul, nous suivons Goguel (cf. son art. B. H. R., 1912, p. 285-339). 
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(27) Voir le résumé de cette conférence dans Gal. 2. 1-19, témoignage plus sûr que le compte-rendu d'Actes 15 (cf. nos Origines, p. 103-104). 
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(28) La mission parmi les païens est-elle une création paulinienne,, comme le soutient Harnack ? La thèse est contestée par Spitta (Jesus und die Heidenmission, Giessen 1909. Il semble que la pensée du Christ sur ce point ait évolué. D'abord occupé des Juifs (Épisode de la Cananéenne), il sentit son horizon s'élargir, paraboles de l'invitation aux noces, (les vignerons, etc.). Mais c'est bien Paul qui a développé et réalisé, on sait avec quelle ampleur, cette grande pensée en partie peut-être - comme l'a suggéré Ramsay - sous l'influence de la culture hellénistique (cf. article du professeur Ernest Morel, Annales de Bibliogr. théol., août 1910), et celle de sa qualité de citoyen romain qui l'inclinait à l'universalisme (Guignebert). 
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(29) La comparution devant l'Aréopage est bien hypothétique (voir Loisy, Les Actes des Apôtres, Paris 1920, p. 662 ss, et nos Origines, p. 107). 
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(30) Histoire de la Théologie chrétienne... T. I., p. 12. 
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(31) Loisy, Les Épîtres de Paul (Revue Loisy, 1921, p. 8-2 ss). 
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(32) Ces deux épîtres sont, en réalité, la réunion de plusieurs lettres adressées à l'église de Corinthe. (On peut s'en convaincre en lisant les pénétrantes analyses de Goguel, Introd. Tome IV : 2e partie, 1926, ou notre bref exposé (Origines, ch. V). 
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(33) Bouvier, Le Divin d'après les Apôtres, 1883, p. 79-80. 
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(34) On a supposé, sans pouvoir invoquer des preuves décisives, que Paul avait été libéré. Il se serait rendu à Éphèse puis en Macédoine, en Crète et en Epire, et, de retour à Rome, il y aurait subi le martyre, évènement attesté par Denys de Corinthe, Irénée et Tertullien qui parle de sa décapitation). Cet élargissement et cette seconde captivité sont mentionnés par Eusèbe et confirmés par la tradition d'un voyage de Paul en Espagne, conservée par le Canon de Muratori (catalogue découvert en 1738 à Milan par le célèbre historiographe de ce nom). Ils peuvent s'appuyer aussi sur cette déclaration de Clément de Rome : « près être arrivé au terme de l'Occident et avoir rendu témoignage devant les chefs il a été retiré de ce monde » (I ép. aux Corinthiens, ch. V). 
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