Essayons à présent d'esquisser la pensée religieuse de saint Paul.
Cette pensée, loin d'être une froide spéculation, est
vivante parce qu'elle a été vécue. « Chacune de ses idées, dit Auguste
Sabatier, a été un fait d'expérience intime, avant d'être formulée par
l'intelligence... » Il ne faut donc pas s'étonner qu'elle n'ait pas
été achevée du premier coup et que l'on doive y distinguer
des étapes. « Née dans la sphère de la vie individuelle, elle s'est
élevée, par voie de généralisation, dans la sphère sociale et
historique, et, comme elle tendait d'un effort incessant vers l'unité
et les derniers principes, elle est arrivée à s'épanouir enfin dans la
sphère métaphysique » (35).
Il faut même observer que cette pensée n'a pas une cohésion parfaite.
« Paul, fait remarquer Goguel, a prêché un évangile et non enseigné
une doctrine » (36).
Pour lui, la question essentielle, celle qui le
préoccupait déjà avant sa conversion, est celle du salut. Comment
l'homme sera-t-il déclaré juste par Dieu ? Ce sera, d'après lui, grâce
à, l'oeuvre et à la personne du Christ.
Le Christ, tel est le grand courant. qui porte l'apôtre,
l'Église et le monde...
« Paul n'a été simplement ni son disciple, ni son
imitateur... Qu'on ne fasse pas de lui un génie religieux, frère de
celui de Jésus de Nazareth ! Jésus est le Maître Paul est l'esclave...
Il est devenu membre du Christ il est possédé par lui... » (37).
De même, Jésus est pour l'Église l'âme toujours agissante qui la
soutient et la fait croître.
Il est, tout d'abord, le principe de la vie du croyant.
Le premier besoin de l'homme - la justice ou rapport
normal entre sa volonté et celle de Dieu - est tenu en échec par le
péché, puissance formidable, non pas, sans doute, inhérente à la chair
(Paul n'est pas dualiste), mais entrée en elle par la transgression
d'Adam (Rom.
5,
12). Il s'est emparé de la chair au point de s'incarner en elle,
créant entre elle et l'esprit un dualisme non pas métaphysique mais psychologique.
L'homme est devenu « charnel, vendu au péché » (Rom.
7,
15), tout en gardant « l'homme intérieur » (7,
22), qui se plaît à la loi de Dieu mais qui est impuissant. Son
triste sort est aggravé par la Loi, expression sans doute de la
volonté divine, mais qui lui révèle son péché en le lui interdisant
(3, 20). Elle réveille même cette puissance maudite, car sans loi il
n'y aurait pas de transgression, et elle accable le pécheur lui-même
en prononçant sur lui une sentence de mort.
Heureusement, est à l'oeuvre, pour lui, l'esprit de
sainteté, dont le principe est la justice même de Dieu, dont le moyen
est. la foi en Jésus-Christ, et dont le terme est la vie. Cette
justice, bien supérieure à une simple ordonnance de non-lieu, est une
« puissance (dynamis) réelle, dont Dieu pourvoit l'homme par pure «
grâce » (Charis). En le déclarant justifié, il le fait juste (38).
Cette justice agissante s'est réalisée par la mort et la résurrection
de Jésus (39). Par l'une, la
puissance du péché est anéantie ; par l'autre, la puissance
spirituelle est conférée. Cette mort a été une expiation (Rom.
3,
24-26), plus précisément une « condamnation du péché dans la
chair « (Rom.
8, 3 ; cf 6,
1-11). Il y a eu substitution par solidarité. « Dieu a fait
péché celui qui ne connaissait pas le péché, afin que nous devinssions
justice en lui » (2
Cor. 5, 21). Si l'amour a réalisé son identification avec
l'humanité, c'est la foi qui réalise celle de l'homme avec lui. La
rédemption se continue par la régénération de l'âme, qui puise sa
force en Christ.
Principe de la vie du croyant, il est également celui de la vie de
l'Église.
Elle forme un seul corps, dont il est la tête et l'âme (Col.
2,
19). Elle est même «le corps du Christ» (l
Cor. 12, 27), c'est-à-dire sa manifestation. Cette vie
s'épanouit dans la riche variété des dons (charismes) ou fonctions,
mais cette variété se concentre dans l'unité. De cette notion de
l'Église, dérive celle du baptême, où Paul voit l'émouvant symbole de
la mort et de la résurrection avec Christ (Rom.
6,
3 ; Col.
2,
12), et de la Sainte Cène, qui exprime l'unité mystique des
membres de l'Église avec lui et entre eux (1
Cor. 10, 17).
Ainsi placé sur le terrain historique, Paul est amené à
préciser les rapports entre l'ancienne Alliance et la nouvelle. La
première est une préparation à la seconde (2
Cor. 3, 7-11 ; Rom.
3,
21). Comme elle, elle a sa source dans la foi. C'est, en effet,
à la foi seule d'Abraham, en dehors de la circoncision, que la
promesse de Dieu a été faite (Rom.
4,
10). Cette promesse est un vrai testament, qui a consacré le
droit des croyants à l'héritage paternel et que rien ne peut annuler (Gal.
3, 15). La Loi mosaïque n'est qu'un élément surajouté, une
simple parenthèse. Son rôle consiste à placer les hommes sous le péché
et la malédiction (Gal.
3, 19, etc.) jusqu'à la venue du Christ (40).
Avec lui, l'ancienne Alliance s'épanouit dans la nouvelle...
L'homme,
tenu en esclavage par la Loi, retrouve ses titres de fils, et, en
atteignant sa majorité spirituelle, il obtient la liberté (Gal.
4,
1-7). Ainsi, au premier Adam, « terrestre et charnel », dont la
transgression a amené le péché et la mort, a succédé le second Adam (Rom.
5, 12-21 ; 1
Cor. 15, 44-47), qui, ressuscité, fait entrer dans l'histoire
les puissances réparatrices, « l'esprit, la justice et la vie »,
achevant la création de l'humanité, - transformation radicale qui
s'étendra aux sphères célestes et à la nature. Paul l'attend du retour
glorieux du Christ, qui manifestera son pouvoir en ressuscitant les «
corps mortels », en leur donnant des « corps spirituels » (1
Cor. ch. 15). Sa victoire sur les puissances du mal sera
complète (l
Cor. 15, 24-28). Quand le « royaume » aura été fondé, Christ le
remettra à son Père (41).
Il reste à montrer le principe chrétien s'exerçant dans
la sphère métaphysique. L'oeuvre de la rédemption a sa source dernière
en Dieu, dans sa justice qui est amour (42).
Cette justice s'exprime par la « miséricorde » ou « la grâce », où
l'apôtre va jusqu'à voir la cause de tout ce qu'il y a de bon dans
l'homme, qui n'est rien devant lui, simple argile entre les mains du
potier (Rom.
9, 20-21). Pourtant, il n'attribue pas à Dieu un décret
extérieur réglant par avance les actes et la condition des individus,
et, sortant de la logique pour rentrer dans la vérité, il enseigne que
le rejet des Juifs et l'admission des païens au salut sont en relation
avec l'incrédulité des uns et la foi des autres (Rom.
ch.
X).
C'est en Christ que la grâce de Dieu est devenue
puissance active en ce monde. Le Rédempteur a été vraiment
homme, car comment sauverait-il l'humanité s'il n'en était pas un
membre réel ? Mais « il n'a point connu le péché » (2
Cor. 5, 21). « Il a éclaté avec puissance comme Fils de Dieu à
sa résurrection » (Rom.
1,
3-4). C'est alors qu'il apparaît comme le second Adam, l'homme «
qui vient du ciel » (1
Cor. 15, 47). Le « Fils de Dieu » a préexisté à la Création et
il l'a accomplie (1
Cor. 8, 6), mais il est « le premier-né de toute la création » (Col.
1,
15). Il est « le Seigneur » (43).
Il est « l'Esprit » (2
Cor. 3, 17) (44). Mais, si
grand qu'il soit, il est assujetti a Dieu, source première de tout,
auteur de sa résurrection, et il doit lui remettre le « royaume » (1
Cor. 15, 28) (45).
Deux qualités magnifiques qu'on doit relever dans la
pensée religieuse de Paul, sont sa valeur morale et son spiritualisme.
Il suffit de relire ses douloureuses invectives contre l'immoralité
païenne (Rom.
ch
I) et les admirables conseils du ch.
XII, pour sentir à quelle hauteur l'apôtre se tient et veut
attirer et maintenir les croyants. Son éthique est, il est vrai,
teintée d'ascétisme. Ne met-il pas le célibat au-dessus du mariage (1
Cor. 7, 38) ? Ne conseille-t-il pas d'éviter les secondes noces
(1
Cor. 7, 40) ? Mais il ne faut pas oublier qu'il s'attendait à la
dissolution prochaine de la société, avec la venue triomphante du
Christ, et que, s'il avait cru légiférer pour les générations futures,
il aurait sûrement donné au mariage toute sa valeur En tout cas, il
faut souligner la délicates se
de son langage sur ce sujet, en contraste avec celui des Pères du IVe
siècle qui, s'illusionnant sur sa vraie pensée et oublieux de sa
modération, devaient glorifier brutalement le célibat.
Il faut insister également sur le spiritualisme
ecclésiastique de Paul. Il avait fortement senti, comme le remarque
Wilfred Monod, que « si l'Église de Jésus-Christ se constituait sous
le signe du sacerdotalisme, elle risquait de retourner par là même au
judaïsme, voire au paganisme ». Après de longues réflexions, qui lui
tirent « transposer sur un plan supérieur toutes ses notions
religieuses », il admit que « l'Esprit de Dieu sauverait le monde sans
passer par l'intermédiaire d'un peuple élu, d'un sacerdoce
particulier, d'un ritualisme nécessaire... Il fait bon marché de tout
l'élément réputé surnaturel dans la religion traditionnelle :
localisation de l'Esprit par le canal des moyens matériels de la
grâce, don de guérison, puissance miraculeuse, parler en langues,
extase... Il affirme qu'il a baptisé le moins possible, car la
prédication de l'Evangile est plus importante que l'ablution rituelle,
et en ce qui touche à l'efficacité morale de la Cène, il n'a pas
adopté le magisme sacramentaire » (46).
On a relevé, pourtant, chez Paul, quelques traces de ce point de vue.
Quand il parle du baptême reçu (par des chrétiens, semble-t-il), à la
place de certains défunts (1
Cor. 15, 29), il paraît croire quelque peu à l'efficacité du
rite même. Sa notion de la Cène n'est pas sans couleur réaliste. En
attribuant de fâcheuses conséquences physiques - la maladie et la mort
- à des communions indignes, ne semble-t-il pas admettre une action
mystérieuse de l'absorption (1
Cor, 11, 30) ? (47).
Mais, au fond, il est hostile à la magie. « Rien n'est
impur par soi-même » écrit-il aux Romains (14,
14-23), et, en ce qui touche la Cène, il
insiste sur les sentiments qu'elle implique (1
Cor, 11, 28). En tout cas, les partisans de la hiérarchie ne se
sont pas trompés sur la vraie pensée de, ce spiritualiste
ecclésiastique, surgi hors de la « succession apostolique », et ils
l'ont écarté ou combattu. « La critique aiguisée des exégètes, dit
Charles Renouvier, a fait ressortir les traces de l'hostilité du
cléricalisme de l'Église, dite encore primitive, mais en voie
d'organisation matérielle et de construction dogmatique, contre
l'individualisme religieux de l'Apôtre des nations » (48).
Après avoir esquissé « l'évangile de Paul », demandons-nous s'il
ressemble à celui de Jésus, ou s'il en diffère assez pour qu'on doive
le qualifier de nouveau (49)
On sait avec quelle rudesse Renan a marqué le contraste
entre ces deux pensées, opposant les Épîtres aux Évangiles, la lettre
aux Romains au Sermon sur la montagne. Il concluait : « Paul est le
père du subtil Augustin, de l'aride Thomas d'Aquin, du sombre
calviniste, de l'acariâtre janséniste, de la théologie féroce qui
damne et prédestine à la damnation. Jésus est le père de tous ceux qui
cherchent dans les rêves de l'idéal le repos de leurs âmes » (50).
Harnack reconnaît, à son tour, dans son étude sur Les deux Évangiles
dans le Nouveau Testament (51),
qu'il y a loin de la bonne nouvelle, annoncée aux pauvres et aux
coeurs purs, de la venue prochaine du royaume de Dieu, à la
prédication du Fils de Dieu descendu du ciel,
rachetant les croyants par sa mort et sa résurrection. Il diminue, il
est vrai, la part de Paul dans cette innovation en disant qu'il s'est
borné à développer la foi de l'Église primitive.
Si l'on compare la pensée de Paul à celle de Jésus, telle
qu'elle se dégage des éléments les plus anciens des Synoptiques, on ne
peut qu'être frappé de leur contraste. Sans parler de leur style,
discursif chez le premier, sentencieux et parabolique chez le second,
quelles différences entre eux sur de grandes questions ! S'agit-il du
péché et de la rédemption, s'ils s'accordent à dénoncer l'affreuse
gravité du mal et à proclamer le salut par la toi et par une expiation
morale complète, Paul exagère l'impuissance de l'homme, auquel Jésus
reconnaissait la liberté de revenir à Dieu, et il dénature l'idée
d'expiation en y ajoutant celle qui consiste dans les souffrances
physiques et la mort violente sur le Calvaire. Ils croient tous les
deux que le Fils est subordonné au Père et qu'il doit revenir juger le
monde, mais Paul affirme sa préexistence, que, selon l'expression de
J. Weiss, il tient pour axiome, sans penser aux difficultés
inextricables où cette complication de la christologie jettera la
spéculation chrétienne. Tous les deux déclarent la Loi insuffisante et
dépassée, mais tandis que Jésus prétend qu'il est venu « non pas
l'abolir mais l'accomplir », son apôtre va jusqu'à la rejeter. Ils
sont exempts l'un et l'autre d'esprit clérical, mais Paul insiste
beaucoup plus que son Maître sur le rôle des sacrements. Il admet le
baptême, auquel Jésus était indifférent, et dans la Cène qui avait été
instituée, croyons-nous, au dernier repas dans la chambre 'haute, il
verse un peu d'esprit sacramentaire. Sous ces différences court, il
est vrai, le même esprit, et les épîtres pauliniennes sont le
complément magnifique et bienfaisant du Sermon sur la montagne, mais
il n'en reste pas moins que Paul, tout en prolongeant certaines lignes
de l'Évangile galiléen, a remplacé les autres par de nouvelles, et a
contribué ainsi à élaborer un Évangile nouveau.
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