Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

L 'Église primitive et l'apôtre Paul

suite

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Essayons à présent d'esquisser la pensée religieuse de saint Paul.
Cette pensée, loin d'être une froide spéculation, est vivante parce qu'elle a été vécue. « Chacune de ses idées, dit Auguste Sabatier, a été un fait d'expérience intime, avant d'être formulée par l'intelligence... » Il ne faut donc pas s'étonner qu'elle n'ait pas été achevée du premier coup et que l'on doive y distinguer des étapes. « Née dans la sphère de la vie individuelle, elle s'est élevée, par voie de généralisation, dans la sphère sociale et historique, et, comme elle tendait d'un effort incessant vers l'unité et les derniers principes, elle est arrivée à s'épanouir enfin dans la sphère métaphysique » (35). Il faut même observer que cette pensée n'a pas une cohésion parfaite. « Paul, fait remarquer Goguel, a prêché un évangile et non enseigné une doctrine » (36).
Pour lui, la question essentielle, celle qui le préoccupait déjà avant sa conversion, est celle du salut. Comment l'homme sera-t-il déclaré juste par Dieu ? Ce sera, d'après lui, grâce à, l'oeuvre et à la personne du Christ.
Le Christ, tel est le grand courant. qui porte l'apôtre, l'Église et le monde...
« Paul n'a été simplement ni son disciple, ni son imitateur... Qu'on ne fasse pas de lui un génie religieux, frère de celui de Jésus de Nazareth ! Jésus est le Maître Paul est l'esclave... Il est devenu membre du Christ il est possédé par lui... » (37). De même, Jésus est pour l'Église l'âme toujours agissante qui la soutient et la fait croître.
Il est, tout d'abord, le principe de la vie du croyant.
Le premier besoin de l'homme - la justice ou rapport normal entre sa volonté et celle de Dieu - est tenu en échec par le péché, puissance formidable, non pas, sans doute, inhérente à la chair (Paul n'est pas dualiste), mais entrée en elle par la transgression d'Adam (Rom. 5, 12). Il s'est emparé de la chair au point de s'incarner en elle, créant entre elle et l'esprit un dualisme non pas métaphysique mais psychologique. L'homme est devenu « charnel, vendu au péché » (Rom. 7, 15), tout en gardant « l'homme intérieur » (7, 22), qui se plaît à la loi de Dieu mais qui est impuissant. Son triste sort est aggravé par la Loi, expression sans doute de la volonté divine, mais qui lui révèle son péché en le lui interdisant (3, 20). Elle réveille même cette puissance maudite, car sans loi il n'y aurait pas de transgression, et elle accable le pécheur lui-même en prononçant sur lui une sentence de mort.

Heureusement, est à l'oeuvre, pour lui, l'esprit de sainteté, dont le principe est la justice même de Dieu, dont le moyen est. la foi en Jésus-Christ, et dont le terme est la vie. Cette justice, bien supérieure à une simple ordonnance de non-lieu, est une « puissance (dynamis) réelle, dont Dieu pourvoit l'homme par pure « grâce » (Charis). En le déclarant justifié, il le fait juste (38). Cette justice agissante s'est réalisée par la mort et la résurrection de Jésus (39). Par l'une, la puissance du péché est anéantie ; par l'autre, la puissance spirituelle est conférée. Cette mort a été une expiation (Rom. 3, 24-26), plus précisément une « condamnation du péché dans la chair « (Rom. 8, 3 ; cf 6, 1-11). Il y a eu substitution par solidarité. « Dieu a fait péché celui qui ne connaissait pas le péché, afin que nous devinssions justice en lui » (2 Cor. 5, 21). Si l'amour a réalisé son identification avec l'humanité, c'est la foi qui réalise celle de l'homme avec lui. La rédemption se continue par la régénération de l'âme, qui puise sa force en Christ.

Principe de la vie du croyant, il est également celui de la vie de l'Église.
Elle forme un seul corps, dont il est la tête et l'âme (Col. 2, 19). Elle est même «le corps du Christ» (l Cor. 12, 27), c'est-à-dire sa manifestation. Cette vie s'épanouit dans la riche variété des dons (charismes) ou fonctions, mais cette variété se concentre dans l'unité. De cette notion de l'Église, dérive celle du baptême, où Paul voit l'émouvant symbole de la mort et de la résurrection avec Christ (Rom. 6, 3 ; Col. 2, 12), et de la Sainte Cène, qui exprime l'unité mystique des membres de l'Église avec lui et entre eux (1 Cor. 10, 17).

Ainsi placé sur le terrain historique, Paul est amené à préciser les rapports entre l'ancienne Alliance et la nouvelle. La première est une préparation à la seconde (2 Cor. 3, 7-11 ; Rom. 3, 21). Comme elle, elle a sa source dans la foi. C'est, en effet, à la foi seule d'Abraham, en dehors de la circoncision, que la promesse de Dieu a été faite (Rom. 4, 10). Cette promesse est un vrai testament, qui a consacré le droit des croyants à l'héritage paternel et que rien ne peut annuler (Gal. 3, 15). La Loi mosaïque n'est qu'un élément surajouté, une simple parenthèse. Son rôle consiste à placer les hommes sous le péché et la malédiction (Gal. 3, 19, etc.) jusqu'à la venue du Christ (40). Avec lui, l'ancienne Alliance s'épanouit dans la nouvelle... L'homme, tenu en esclavage par la Loi, retrouve ses titres de fils, et, en atteignant sa majorité spirituelle, il obtient la liberté (Gal. 4, 1-7). Ainsi, au premier Adam, « terrestre et charnel », dont la transgression a amené le péché et la mort, a succédé le second Adam (Rom. 5, 12-21 ; 1 Cor. 15, 44-47), qui, ressuscité, fait entrer dans l'histoire les puissances réparatrices, « l'esprit, la justice et la vie », achevant la création de l'humanité, - transformation radicale qui s'étendra aux sphères célestes et à la nature. Paul l'attend du retour glorieux du Christ, qui manifestera son pouvoir en ressuscitant les « corps mortels », en leur donnant des « corps spirituels » (1 Cor. ch. 15). Sa victoire sur les puissances du mal sera complète (l Cor. 15, 24-28). Quand le « royaume » aura été fondé, Christ le remettra à son Père (41).

Il reste à montrer le principe chrétien s'exerçant dans la sphère métaphysique. L'oeuvre de la rédemption a sa source dernière en Dieu, dans sa justice qui est amour (42). Cette justice s'exprime par la « miséricorde » ou « la grâce », où l'apôtre va jusqu'à voir la cause de tout ce qu'il y a de bon dans l'homme, qui n'est rien devant lui, simple argile entre les mains du potier (Rom. 9, 20-21). Pourtant, il n'attribue pas à Dieu un décret extérieur réglant par avance les actes et la condition des individus, et, sortant de la logique pour rentrer dans la vérité, il enseigne que le rejet des Juifs et l'admission des païens au salut sont en relation avec l'incrédulité des uns et la foi des autres (Rom. ch. X).

C'est en Christ que la grâce de Dieu est devenue puissance active en ce monde. Le Rédempteur a été vraiment homme, car comment sauverait-il l'humanité s'il n'en était pas un membre réel ? Mais « il n'a point connu le péché » (2 Cor. 5, 21). « Il a éclaté avec puissance comme Fils de Dieu à sa résurrection » (Rom. 1, 3-4). C'est alors qu'il apparaît comme le second Adam, l'homme « qui vient du ciel » (1 Cor. 15, 47). Le « Fils de Dieu » a préexisté à la Création et il l'a accomplie (1 Cor. 8, 6), mais il est « le premier-né de toute la création » (Col. 1, 15). Il est « le Seigneur » (43). Il est « l'Esprit » (2 Cor. 3, 17) (44). Mais, si grand qu'il soit, il est assujetti a Dieu, source première de tout, auteur de sa résurrection, et il doit lui remettre le « royaume » (1 Cor. 15, 28) (45).

Deux qualités magnifiques qu'on doit relever dans la pensée religieuse de Paul, sont sa valeur morale et son spiritualisme. Il suffit de relire ses douloureuses invectives contre l'immoralité païenne (Rom. ch I) et les admirables conseils du ch. XII, pour sentir à quelle hauteur l'apôtre se tient et veut attirer et maintenir les croyants. Son éthique est, il est vrai, teintée d'ascétisme. Ne met-il pas le célibat au-dessus du mariage (1 Cor. 7, 38) ? Ne conseille-t-il pas d'éviter les secondes noces (1 Cor. 7, 40) ? Mais il ne faut pas oublier qu'il s'attendait à la dissolution prochaine de la société, avec la venue triomphante du Christ, et que, s'il avait cru légiférer pour les générations futures, il aurait sûrement donné au mariage toute sa valeur En tout cas, il faut souligner la délicates se de son langage sur ce sujet, en contraste avec celui des Pères du IVe siècle qui, s'illusionnant sur sa vraie pensée et oublieux de sa modération, devaient glorifier brutalement le célibat.

Il faut insister également sur le spiritualisme ecclésiastique de Paul. Il avait fortement senti, comme le remarque Wilfred Monod, que « si l'Église de Jésus-Christ se constituait sous le signe du sacerdotalisme, elle risquait de retourner par là même au judaïsme, voire au paganisme ». Après de longues réflexions, qui lui tirent « transposer sur un plan supérieur toutes ses notions religieuses », il admit que « l'Esprit de Dieu sauverait le monde sans passer par l'intermédiaire d'un peuple élu, d'un sacerdoce particulier, d'un ritualisme nécessaire... Il fait bon marché de tout l'élément réputé surnaturel dans la religion traditionnelle : localisation de l'Esprit par le canal des moyens matériels de la grâce, don de guérison, puissance miraculeuse, parler en langues, extase... Il affirme qu'il a baptisé le moins possible, car la prédication de l'Evangile est plus importante que l'ablution rituelle, et en ce qui touche à l'efficacité morale de la Cène, il n'a pas adopté le magisme sacramentaire » (46). On a relevé, pourtant, chez Paul, quelques traces de ce point de vue. Quand il parle du baptême reçu (par des chrétiens, semble-t-il), à la place de certains défunts (1 Cor. 15, 29), il paraît croire quelque peu à l'efficacité du rite même. Sa notion de la Cène n'est pas sans couleur réaliste. En attribuant de fâcheuses conséquences physiques - la maladie et la mort - à des communions indignes, ne semble-t-il pas admettre une action mystérieuse de l'absorption (1 Cor, 11, 30) ? (47).
Mais, au fond, il est hostile à la magie. « Rien n'est impur par soi-même » écrit-il aux Romains (14, 14-23), et, en ce qui touche la Cène, il insiste sur les sentiments qu'elle implique (1 Cor, 11, 28). En tout cas, les partisans de la hiérarchie ne se sont pas trompés sur la vraie pensée de, ce spiritualiste ecclésiastique, surgi hors de la « succession apostolique », et ils l'ont écarté ou combattu. « La critique aiguisée des exégètes, dit Charles Renouvier, a fait ressortir les traces de l'hostilité du cléricalisme de l'Église, dite encore primitive, mais en voie d'organisation matérielle et de construction dogmatique, contre l'individualisme religieux de l'Apôtre des nations » (48).

Après avoir esquissé « l'évangile de Paul », demandons-nous s'il ressemble à celui de Jésus, ou s'il en diffère assez pour qu'on doive le qualifier de nouveau (49)
On sait avec quelle rudesse Renan a marqué le contraste entre ces deux pensées, opposant les Épîtres aux Évangiles, la lettre aux Romains au Sermon sur la montagne. Il concluait : « Paul est le père du subtil Augustin, de l'aride Thomas d'Aquin, du sombre calviniste, de l'acariâtre janséniste, de la théologie féroce qui damne et prédestine à la damnation. Jésus est le père de tous ceux qui cherchent dans les rêves de l'idéal le repos de leurs âmes » (50). Harnack reconnaît, à son tour, dans son étude sur Les deux Évangiles dans le Nouveau Testament (51), qu'il y a loin de la bonne nouvelle, annoncée aux pauvres et aux coeurs purs, de la venue prochaine du royaume de Dieu, à la prédication du Fils de Dieu descendu du ciel, rachetant les croyants par sa mort et sa résurrection. Il diminue, il est vrai, la part de Paul dans cette innovation en disant qu'il s'est borné à développer la foi de l'Église primitive.

Si l'on compare la pensée de Paul à celle de Jésus, telle qu'elle se dégage des éléments les plus anciens des Synoptiques, on ne peut qu'être frappé de leur contraste. Sans parler de leur style, discursif chez le premier, sentencieux et parabolique chez le second, quelles différences entre eux sur de grandes questions ! S'agit-il du péché et de la rédemption, s'ils s'accordent à dénoncer l'affreuse gravité du mal et à proclamer le salut par la toi et par une expiation morale complète, Paul exagère l'impuissance de l'homme, auquel Jésus reconnaissait la liberté de revenir à Dieu, et il dénature l'idée d'expiation en y ajoutant celle qui consiste dans les souffrances physiques et la mort violente sur le Calvaire. Ils croient tous les deux que le Fils est subordonné au Père et qu'il doit revenir juger le monde, mais Paul affirme sa préexistence, que, selon l'expression de J. Weiss, il tient pour axiome, sans penser aux difficultés inextricables où cette complication de la christologie jettera la spéculation chrétienne. Tous les deux déclarent la Loi insuffisante et dépassée, mais tandis que Jésus prétend qu'il est venu « non pas l'abolir mais l'accomplir », son apôtre va jusqu'à la rejeter. Ils sont exempts l'un et l'autre d'esprit clérical, mais Paul insiste beaucoup plus que son Maître sur le rôle des sacrements. Il admet le baptême, auquel Jésus était indifférent, et dans la Cène qui avait été instituée, croyons-nous, au dernier repas dans la chambre 'haute, il verse un peu d'esprit sacramentaire. Sous ces différences court, il est vrai, le même esprit, et les épîtres pauliniennes sont le complément magnifique et bienfaisant du Sermon sur la montagne, mais il n'en reste pas moins que Paul, tout en prolongeant certaines lignes de l'Évangile galiléen, a remplacé les autres par de nouvelles, et a contribué ainsi à élaborer un Évangile nouveau.

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(35) Aug. Sabatier, L'Apôtre Paul, L. V. 
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(36) Jésus de Nazareth, p. 136, Cf aussi Deissmann, Paulus, p. 84. 
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(37) Nous suivons ici les lumineuses analyses de Sabatier 
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(38) A la dicaïosis (justification) est uni le dicaïoma (justice réalisée). 
 
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(39) Rappelons l'insistance avec laquelle Paul parle de la croix (cf 1 Cor. 1, 18 ; 2, 2 ; Gal. 6, 14 ; Phil. 3, 18). Il ne faut pas en être surpris. Il sentait vivement, car il en avait fait lui-même l'expérience violente avant sa conversion, que, aux yeux des Juifs, Jésus s'était couvert d'opprobre au Calvaire, et qu'il fallait laver, ce scandale en présentant ce supplice comme une décision de Dieu et un instrument de salut, rendu efficace par la résurrection Celle-ci en effet, est le couronnement de l'acte rédempteur la victoire remportée à la fois sur la mort et sur les puissances démoniaques. (Voir l'article de Leyder Brun, cité plus haut, et Henri Monnier., Essai sur la Rédemption, p. 49-51). 
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(40) Dans son admirable Essai sur la Rédemption Henri Monnier fait ressortir, en formules frappantes l'aversion de Paul pour la Loi. « Son amour pour elle s'est tourné en haine... Elle n'était pas le chemin du salut puisqu'elle a condamné le Sauveur... En frappant le juste, elle a consacré sa propre déchéance. Elle s'est suicidée sur la croix du Calvaire » (P. 49-51). 
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(41) Sabatier fait observer que Paul ne dit rien du sort final réservé aux méchants. Point de damnation éternelle. Dépourvus du principe vivifiant, comment revivraient-ils ? L'apôtre a cru sans doute à leur anéantissement. 
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(42) Cette « justice » est distincte de la « colère de Dieu » (Rom. 1, 18) qui est la puissance divine punissant le mal. 
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(43) Le terme Kyrios (Seigneur) revient 280 fois dans les épîtres de Paul (celui de Christ près de 400 fois). 
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(44) Paul ne conçoit donc pas l'Esprit comme une personne distincte. Pourtant, il emploie des formules qui ont dû aiguiller les docteurs chrétiens vers l'idée de la personnalité du Saint-Esprit (1 Cor. 12, 3 ; 2 Cor. 13, 13). 
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(45) C'est un point sur lequel il faut insister, avec Findlay (Hastings Dictionary of the Bible, T. Il, p. 718) et Stevens (The pauline Theology, New-York, 1906, p. 96). 
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(46) Du Protestantisme, IIe Partie, ch. III, p. 72 ss. 
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(47) A noter aussi l'expression peu claire « communion au corps de Christ » (1 Cor, 10, 16), qui a ouvert la voie au magisme sacramentaire. 
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(48) Étude Philosophique sur la doctrine de saint Paul (L'Année philosophique, 1894, p. 53). 
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(49) On peut consulter Fillion Jésus ou Paul ? cinq art. de la Revue du Clergé Français, 1912.
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(50) Renan, Saint Paul, Paris 1869, p. 569-570.
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(51) Voir la traduction du professeur Bonet Maury (Revue Chrétienne, 1911, p. 650-651).
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