Quand Jésus se mit à prêcher, il dit : «
Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche » (Matth.
,4,
17).
Que faut-il entendre par cette
expression (26)
? A-t-elle, dans sa bouche, le sens eschatologique que lui donnaient
les Juifs ?
Dans leur croyance, exprimée par
exemple dans Hénoch, Baruch, les Psaumes de Salomon, etc., le siècle
présent (le royaume de Satan) devait être remplacé par une ère de
justice, succédant aux tribulations du peuple israélite, à de grands
fléaux et à un débordement inouï du mal. Le Messie (Oint), appelé
Fils de David, Fils de l'homme ou Fils de Dieu, apparaissant sur les
nuées, devait venir juger les nations.
On attendait aussi une résurrection
corporelle des défunts et l'établissement de la « communauté des
saints , sur la terre renouvelée (27).
Ces espérances ont-elles été partagées
par Jésus ?
Pendant le XIXe siècle, la majorité
des critiques l'a nié. Wellhausen soutenait qu'il s'en était
entièrement affranchi. Colani, dans son célèbre ouvrage,
Jésus-Christ et les Croyances messianiques de son Temps (Strasbourg,
1864), traitait d'interpolations les déclarations eschatologiques
mises dans, la bouche du Christ. Volkmar, de son côté, leur donnait
une interprétation spiritualiste. Haupt les expliquait en supposant
que les évangélistes leur avaient prêté un sens différent de celui
que Jésus leur avait attribué. Auguste Sabatier y voyait un recours
à des images juives, auxquelles le Maître n'asservissait pas sa
pensée. Une orientation nouvelle a été donnée par Auguste Wabnitz
dans sa thèse sur l'Idéal Messianique de Jésus (Montauban, 1878),
par Charles Renouvier, dans l'Année philosophique, 1893, et par
Johannes Weiss dans un livre considérable, Die Predigt Jesu vom,
Reiche Gottes (Goetingue, 1892). Ils ont soutenu que le Royaume de
Dieu était, pour Jésus, une économie nouvelle, qui devait se
réaliser par un grand cataclysme funeste au monde actuel. Cette
thèse a provoqué de vigoureuses répliques, en particulier celle du
doyen Charles Bruston, dans son livre Les Prédictions de Jésus
(1899) (28).
D'après ce savant exégète, Jésus croyait que le royaume de Dieu à
venir était le séjour des bienheureux dans le ciel, où ils entraient
par la mort, et que l'Evangile progresserait avec lenteur sur la
terre. S'il a parlé de la destruction du monde, il a visé, non pas
celle des cieux et de la terre qui, d'après l'Ancien Testament, sont
éternels, mais celle des puissances qui tyrannisaient Israël. La
thèse de J. Weiss a été reprise par Edmond Stapfer (Jésus-Christ),
Wilfred Monod (L'Espérance chrétienne) Eugène Ménégoz (Revue de
Théologie et des questions Religieuses, 1er juillet 1903), et, plus
récemment, par A. Causse, dans son Évolution de l'Espérance
messianique, Henri Monnier, dans La Mission historique de Jésus (2e
éd., p. 197-236), et Maurice Goguel (Critique et Histoire, p. 25).
Jésus, s'inspirant des modes de penser
familiers à son peuple, a gardé le cadre catastrophique de sa foi
messianique, mais, comme nous le verrons plus loin, en la
spiritualisant (29).
Pour lui, le « royaume de Dieu » était la souveraineté divine,
s'établissant ici-bas comme elle s'exerce au ciel (Matth.
6,
10). « Bienheureux les doux,
disait-il, car ils hériteront la terre ! » (Matth.
5,
5). Il annonce à ses disciples
qu'ils seront assis sur des trônes (Matth.
19, 28). Il affirme qu'il viendra
sur les nuées (Matth.
24, 30), et qu'il accomplira les
fonctions de Juge suprême (Matth.
25,
31 ss.).
Ces dernières déclarations soulèvent
un nouveau problème : Jésus s'est-il considéré comme le Messie, et
quel sens a-t-il donné à ce titre ? Les avis sont partagés sur ce
point. Pour certains critiques, cette croyance lui a été attribuée,
par l'Eglise primitive. D'autres (Edmond Stapfer, Causse, Loisy,
Goguel, etc.) soutiennent qu'il eut le sentiment d'une vocation
exceptionnelle, et que ce fut cette conviction, et non une poussée
extérieure qui l'amena à s'attribuer le rôle de Messie. Des textes
nombreux, que nous allons rappeler, viennent appuyer cette
assertion.
Jésus, à vrai dire ne paraît pas avoir
revendiqué le titre de Messie « Oint » ; hébreu, Maschiach ; grec,
Christos). Les quelques passages (Marc,
9,
41 ; Matth.
23, 10 ; 24,
5) où ce nom est mis dans sa bouche,
ne semblent pas avoir fait partie du texte primitif (30).
Il ne s'est pas appelé non plus Fils de David, terme qui servait à
désigner le Messie. Il s'est donné le titre, de Fils de Dieu, que
les Juifs décernaient aussi à ce personnage en y attachant un sens
non pas métaphysique mais moral, expression de l'amour de Dieu pour
le représentant du peuple élu. C'est en ce sens que Jésus s'est
attribué une parenté morale exceptionnelle avec Dieu, dont il a été
le « Fils de prédilection » (Marc,
12,
6 ; Luc,
20,
13), le représentant sur la terre (31).
Mais l'appellation qu'il s'est donnée de préférence (dans 80 textes
environ) est celle de Fils d'homme (32).
Elle
n'était pas, à ses yeux, un signe d'humilité, car le mot fils (de la
science, du sénat, etc.) était un titre honorifique. Elle n'était
pas non plus, pour lui, un moyen d'opposer son caractère humain à sa
qualité de Fils de Dieu. Jésus l'avait prise dans Daniel
(7,
13), où elle a le sens d'homme
(hébreu ben-adam, araméen barnascha, ce qui signifie « homme »).
Homme; tel est donc le sens de cette énigmatique expression (J.
Weiss, Die Predigt Jesu, p. 53). Cette notion apocalyptique d'un
être supra-terrestre, le Christ se l'est appliquée (33),
surtout à partir de la scène de Césarée de Philippe, mais il y a
versé un contenu moral, l'idée de service (Matth.
20, 28) et même de souffrance (Marc,
8, 31), peut-être aussi celle de représentant de l'humanité.
Avec son haut idéalisme, en effet, il
a dû concevoir assez vite la notion du royaume (le Dieu « intérieur
». Hostile au fanatisme apocalyptique, comme l'a bien montré H. J.
Holtzmann (34),
il amputa sa mission de toute préoccupation de vaine gloire ou de
politique. D'après le récit des trois tentations, qui symbolise bien
son attitude, il écarta les suggestions de l'égoïsme et les appels
de l'orgueil qui le poussaient à s'imposer par des prodiges -ou à
briguer la puissance matérielle. Depuis lors, il refusa toujours de
jouer un rôle politique et même un rôle social (Luc,
12,
13-14), il ne voulut se servir
d'aucune autre arme que de. la prière. Il affirmait que le royaume
de Dieu était déjà commencé. « Il est au milieu de vous (35)
», s'écriait-il (Luc,
17,
20-21), allusion probable à sa
présence, à sa mission d'éducateur des âmes en vue du Jugement, ou
même aux conversions déjà réalisées. Jésus insistait même sur ce
sens spirituel du « royaume », comme le prouvent ses paraboles. «Il
n'y est question, dit avec raison Harnack, ni de diables ni de
puissances, mais de l'âme et de, son Dieu » (L'Essence... p. 62). De
plus, élargissant l'espérance nationale d'Israël, Jésus conviait
l'humanité entière (36)
au renouveau spirituel (Matth.
8,
11).
Une fois bien fixé sur le terrain moral, où il se
sent dans son élément, il déploie son idéal, comme l'étendard du
royaume nouveau. Dans les fragments qui ont été conservés, sublimes
et inachevés comme les Pensées que devait crayonner Pascal, quel
éclat, non seulement de la forme mais de l'idée ! L'acte moral, la
bonne volonté, voilà, pour lui, la grande loi du royaume attendu,
voilà la vraie gloire de l'homme et sa vie profonde. Très hostile au
péché, où, plus clairvoyant que Socrate, il voit non pas une erreur
mais une résistance coupable à la volonté de Dieu et une source
perpétuelle de malheur, comme il célèbre, jusque chez les plus
petits d'ici-bas, la vertu la plus modeste, d'où jaillit en
étincelles la véritable joie ! Il proclame la valeur absolue de la «
meilleure justice», préférable à celle du vulgaire, supérieure
surtout aux pratiques religieuses où il n'y a pas un atome
d'amour... N'a-t-il pas critiqué, en effet, ceux qui laissaient
leurs parents mourir de faim, pour mieux soutenir de leurs deniers
le culte juif (Marc,
7,
11-13) ? Cette justice, dont
l'intention morale constitue la sève, il veut la voir s'épanouir
dans les vertus personnelles et les meilleurs instincts sociaux, il
la condense dans l'amour. il prêche l'extraordinaire, mais en dépit
de certaines prescriptions redoutables (s'arracher l'oeil, haïr son
père ou sa mère, etc.), qui sont surtout des symboles, et de tel
conseil dangereux (la non-résistance au méchant) qui est moins un
ordre qu'un idéal, cet extraordinaire reste humain. Elles ne sont
pas dans la ligne de sa pensée, ces victoires à la Pyrrhus, où l'âme
achète, la sainteté par le sacrifice de son sentiment. Le dur
ascétisme n'a pas eu pour champion celui qui, loin de mépriser le
corps, s'est appliqué à le soulager, et qui, se mêlant à la société,
y a joui des joies permises, au risque d'être traité de « mangeur »
et de « buveur » !
Mais - il faut y insister - pour lui,
la moralité à l'état pur était étroitement liée à la parfaite
religion, celle qui consiste à avoir confiance en Dieu, à demander
son pardon, à compter sur sa grâce, à le prier comme un père, à lui
obéir comme un fils. A la clarté de la grande intuition des
prophètes, il voyait en elles comme deux soeurs jumelles qui
dépérissent quand elles sont séparées. Il sentait, en particulier,
que l'âme, noircie par ses vices, a besoin du souffle de l'Esprit
pour briller d'un pur éclat, comme il arrive aux étoiles quand
l'âpre vent a chassé du ciel toutes les vapeurs.
L'âme, en effet et c'est là le, grand
obstacle au royaume nouveau est séparée de Dieu et révoltée contre
lui, et pour elle le salut consiste à sortir de cet état anormal et
à revenir au Père, par la porte étroite de la repentance, avec une
foi entière en sa miséricorde qui pardonne et en sa puissance qui «
délivre du mal » (37).
En lui révélant ces conditions de la
vraie vie, ou plutôt en les lui rappelant avec une originalité et
une ferveur incomparables, Jésus joue le rôle de Sauveur qu'il a
revendiqué.
Il l'a continué aussi par la puissance
contagieuse de son exemple (Jean,
13,
15). Dans l'âme qui le contemple,
que d'énergie spirituelle découle de sa sainteté ! Jamais, en effet,
ne s'est rencontrée une personnalité morale comme la sienne, si
prompte à saisir la moindre expression du mal et à en souffrir et
n'en découvrant aucune trace en elle, si persuadée de la nécessité
vitale de la repentance et, en même temps, entièrement étrangère à
sa noble amertume. Humble de coeur et rebelle aux honneurs, on ne le
voit pourtant jamais s'humilier. On ne lui connaît aucun acte de
contrition, sauf son baptême qui semble, avoir été surtout un acte
de consécration. S'il a été assailli par la tentation, il n'y a
aucun signe qu'il y ait cédé. C'est là, comme le dit le professeur
Flournoy, dans sa belle esquisse du Génie religieux, un « cas
psychologique unique », bien propre à jeter les âmes dans
l'adoration. En réalité, Jésus a été l'homme religieux par
excellence. Quand il regardait les anémones éclatantes des champs
galiléens, son émotion esthétique se colorait aussitôt de piété, car
leur parure lui semblait être une révélation du grand Artiste, qui a
créé la beauté, de la Providence miséricordieuse qui veille... A la
vue des petits enfants, sa sympathie humaine revêtait mie forme
religieuse, et leur candeur lui apparaissait comme le symbole de la
confiance que l'homme doit éprouver pour Dieu. Or, celui qui a été
vraiment la Religion, faite chair a été eu même temps la Morale
vivante. Sa lumière intérieure, toute mystique, était aussi toute
sainte, et si l'on avait pu la décomposer au prisme, on en aurait vu
sortir toutes les belles vertus humaines et surhumaines... Quelle
puissance de salut dans une pareille personnalité !
Ce n'est pas tout. Dans l'oeuvre du «
Sauveur », il faut faire une place à ses souffrances et à sa mort.
Après la crise de Césarée de Philippe
(Marc, 8, 27 ss.), il sentit, à la vue des obstacles, que sa mission
(le prédicateur pouvait être couronnée par le martyre comme celle
des prophètes (Matth. 23, 37). Cette conviction ne le pénétra sans
doute qu'avec lenteur, et même, jusqu'à la veille du drame, il put
croire (lue la puissance de Dieu, éclatant enfin, le dispenserait de
l'horrible sacrifice. Devant l'inévitable, Il s'inclina. il accepta
le supplice comme un grand devoir de fidélité à son idéal. Sa mort
violente devait être le couronnement de sa vie militante... Celui
qui tire l'épée de la justice ne risque-t-il pas, en effet, de périr
par celle de l'injustice ? Pour désarmer les méchants qui ont soif
de sa mort, il lui faudrait se taire, briser là ses saintes
invectives... Pour être épargné, il n'aurait qu'à épargner ! Pour
sauver son corps, il n'aurait qu'à perdre son âme... La question est
tranchée ! Le Christ livrera son corps et il sauvera son âme et
celle de ses frères... Les conditions du salut restent les mêmes,
mais le crucifié sera grandi par son sacrifice et son action sur les
âmes sera décuplée, et, par suite, ce sang si pur n'aura pas coulé
en vain (38).
Comment,
en effet, le pécheur resterait-il froid devant le drame atroce du
Calvaire ? Doutera-t-il encore de l'ignominie du péché, en voyant se
ruer sur le Juste la troupe hurlante, des injustes ? Doutera-t-il
que le Bien soit le devoir suprême, en voyant le Saint lui sacrifier
sa vie ? Et ainsi se réalise la prophétie de Jean,
12,
32, sur l'attrait du crucifié, grâce
à « la plus haute expérience religieuse qui soit, celle de l'âme
qui, mise en présence de l'amour qui s'immole, s'est sentie, à ce
contact, purifiée » (39).
De cette mort, vaillamment acceptée,
découle une autre bénédiction. Loin de succomber en désespéré, comme
l'a supposé Leconte de Lisle, dans son célèbre poème Le Nazaréen,
Jésus est tombé tout éclairé du rayon avant-coureur de sa « gloire »
(40).
Il sentait que cette mort était la porte étroite qui y donnait
accès, comme les premiers accords, lugubres mais courts, d'une
marche funèbre s'adoucissant en une mélodie céleste ( Luc,
24,
26). Ne disait-il pas qu'il avait à
passer par un cruel baptême (celui du sang) avant d'allumer sur la
terre le feu du Jugement ? (Luc,
12,
48-50). Per crucem ad lucem ! Ainsi,
dans cette mort transfigurée par la foi, quelle puissance de salut !
Quelle source de vie, spirituelle pour tous ceux qui ont salué dans
le vaincu de Golgotha le vainqueur de la mort, le Prince de la vie
éternelle !
Le salut peut donc être défini, selon
la formule de Charles Secrétan, « l'imitation de Jésus-Christ,
rendue possible par le sacrifice de Jésus-Christ » (41)
(voir l'Appendice,
II).
Est-il besoin d'insister sur
l'originalité de la pensée du Christ (42)
? On reste confondu devant la pénétration de cet esprit unique qui,
sans culture étendue (43),
semble avoir atteint sans effort les profondeurs de la morale et les
sommets de la religion, et l'on s'explique l'admiration des
chrétiens qui y voient une révélation exceptionnelle et, à certains
égards, définitive. « En quelques pas gigantesques, dit Harnack,
cette prédication nous conduit à, une hauteur où ses rapports avec
le Judaïsme semblent perdus, et où les fils qui la relient à
l'histoire du temps sont invisibles ». En elle, « la source de
sainteté, ouverte longtemps auparavant, a jailli avec un élan et une
pureté incomparables, en se traçant une voie nouvelle à travers le
sable et le gravier des rites » (L'Essence.... p. 17 et 53).
Ajoutons, avec Edmond Stapfer : « La notion de la sainteté est une
notion hébraïque, et cependant ce n'est qu'à partir de lui que
l'homme a livré la lutte intérieure » (Jésus-Christ, T. I., p. 196).
De même, il a transfiguré la religion. Elle était devenue une
routine et un métier : il en a fait une source vivifiante. Elle
était tristesse et crainte : par lui elle est devenue une joie qui
triomphe même de la mort.
Pour mesurer l'originalité du Christ,
il faut le voir se dresser avec une autorité souveraine en face de
la Loi mosaïque. Il n'a point, sans doute, bataillé contre elle. Il
a déclaré paisiblement qu'il était venu « non pas l'abolir mais
l'accomplir » (Matth.
5,
17), c'est-à-dire la porter à son
point de perfection, lui donner, selon le mot de Wendt, « un
renouvellement de qualité » (Lehre Jesu, T. Il, p. 348). A certains
égards, il l'a même défendue contre diverses traditions qui avaient
faussé, par l'abus des règlements, des institutions utiles, telles
que le sabbat et la propreté rituelle, ou qui permettaient
d'enrichir le culte en dépouillant les parents (44),
mais
sa façon de là renouveler a souvent été pour elle une exécution. Il
sentait, en réalité, qu' « il n'y avait pas de compromis possible
avec les représentants d'une religion vieillie » (45).
« Le vin nouveau dans les outres neuves ! » s'écriait-il avec
décision (Marc,
2,
22). A l'autorisation du divorce il
opposait l'indissolubilité du mariage (Marc,
10,
11-12) ; à la loi du talion, le
devoir d'aimer ses ennemis (Matth. 5, 44 ss.) ; à l'usage excessif
du serment, son interdiction absolue (46).
Bien plus exigeant que la Loi, il assimilait la colère au meurtre et
le regard de convoitise à l'adultère (Matth.
5,
22, 27-28).
Aux prescriptions des anciens il répliquait, quand il le fallait
«Moi, je vous dis ! » (47).
Il faut signaler aussi l'originalité
de son attitude en face des questions sociales. Jésus se tient
éloigné des luttes de classes, il est passif en face des autorités.
« Il se montre indifférent, dit Troeltsch, aux intérêts terrestres
qui appartiennent au monde et périront avec lui ; il est sans
inquiétude devant les difficultés de la vie économique, qu'il faut
affronter avec confiance en laissant à, Dieu le soin du lendemain,
et dont on doit adoucir les rigueurs à force d'amour fraternel... Sa
prédication a été purement religieuse... Le royaume qu'il attend
n'est pas conçu comme une refonte sociale parfaite mais comme un
état moral et religieux idéal, où les vraies valeurs seront
reconnues et où les, bienfaits du salut seront éthiques, avec un
couronnement de béatitude exempte de douleur ». Et pourtant, il a
une tendance révolutionnaire. Ses sympathies vont aux humbles et aux
opprimés. Il les défend (Luc,
14,
21 ; 16,
19-31), les admire (Marc
12,
41-44), les déclare, bienheureux
(Luc, 6, à), cherche, tout en libérant leurs âmes, à, soulager leurs
corps. Il se dresse contre les faux conducteurs d'âmes et les taxe
d'hypocrisie et d'aveuglement. Il blâme la morgue des puissants et
traite Hérode de renard. Il y a plus. « Ce grand individualiste, dit
Troeltsch, laisse derrière lui des disciples qui joignent à leur
individualisme personnel une tendance sociologique, car ceux qui se
sanctifient en Dieu se rencontrent, et de sa prédication morale et
religieuse sortiront de graves conséquences sociales, telles que
l'égalité de la femme et le relèvement des esclaves » (48).
Un autre trait curieux de son esprit
est sa tendance laïque, Il a été, observe le professeur Wilfred
Monod, dans son beau livre, Du Protestantisme (49),
« sans la moindre attache avec le clergé de son temps » et même « en
conflit avec lui ». Jésus, « avec une divine sûreté de main, trancha
le lien visible qui risquait de rattacher l'Evangile au
ritualisme... Il proclama le principe du spiritualisme évangélique :
le sabbat a été fait pour l'homme, et, non l'homme pour le sabbat,
ce qui signifiait : Au-dessus des cultes, il y a l'âme ; ou encore :
l'Eglise est au service de la société, non la société au service de
l'Eglise », Chez lui, nulle concession à la magie, nulle foi au
pouvoir purifiant des rites (50).
Il n'a pas baptisé, et ses apôtres, du moins de son vivant, ne
semblent pas avoir donné le baptême. La formule qui termine Matthieu
(9-8, 19) est trop en désaccord avec son attitude habituelle pour
qu'on la regarde comme authentique (Renouvier). Certains critiques
autorisés prétendent même (voir l'Appendice III) que, si Jésus a
célébré la communion avec ses apôtres, il ne leur a pas ordonné d'en
faire un rite. Pourtant, ce laïque, si peu ecclésiastique, a été
profondément religieux et même fondateur d'une grande religion.
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