Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Le Christ : sa pensée, soit oeuvre, sa personne

suite

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Quand Jésus se mit à prêcher, il dit : « Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche » (Matth. ,4, 17).
Que faut-il entendre par cette expression (26) ? A-t-elle, dans sa bouche, le sens eschatologique que lui donnaient les Juifs ?

Dans leur croyance, exprimée par exemple dans Hénoch, Baruch, les Psaumes de Salomon, etc., le siècle présent (le royaume de Satan) devait être remplacé par une ère de justice, succédant aux tribulations du peuple israélite, à de grands fléaux et à un débordement inouï du mal. Le Messie (Oint), appelé Fils de David, Fils de l'homme ou Fils de Dieu, apparaissant sur les nuées, devait venir juger les nations.
On attendait aussi une résurrection corporelle des défunts et l'établissement de la « communauté des saints , sur la terre renouvelée (27).
Ces espérances ont-elles été partagées par Jésus ?
Pendant le XIXe siècle, la majorité des critiques l'a nié. Wellhausen soutenait qu'il s'en était entièrement affranchi. Colani, dans son célèbre ouvrage, Jésus-Christ et les Croyances messianiques de son Temps (Strasbourg, 1864), traitait d'interpolations les déclarations eschatologiques mises dans, la bouche du Christ. Volkmar, de son côté, leur donnait une interprétation spiritualiste. Haupt les expliquait en supposant que les évangélistes leur avaient prêté un sens différent de celui que Jésus leur avait attribué. Auguste Sabatier y voyait un recours à des images juives, auxquelles le Maître n'asservissait pas sa pensée. Une orientation nouvelle a été donnée par Auguste Wabnitz dans sa thèse sur l'Idéal Messianique de Jésus (Montauban, 1878), par Charles Renouvier, dans l'Année philosophique, 1893, et par Johannes Weiss dans un livre considérable, Die Predigt Jesu vom, Reiche Gottes (Goetingue, 1892). Ils ont soutenu que le Royaume de Dieu était, pour Jésus, une économie nouvelle, qui devait se réaliser par un grand cataclysme funeste au monde actuel. Cette thèse a provoqué de vigoureuses répliques, en particulier celle du doyen Charles Bruston, dans son livre Les Prédictions de Jésus (1899) (28). D'après ce savant exégète, Jésus croyait que le royaume de Dieu à venir était le séjour des bienheureux dans le ciel, où ils entraient par la mort, et que l'Evangile progresserait avec lenteur sur la terre. S'il a parlé de la destruction du monde, il a visé, non pas celle des cieux et de la terre qui, d'après l'Ancien Testament, sont éternels, mais celle des puissances qui tyrannisaient Israël. La thèse de J. Weiss a été reprise par Edmond Stapfer (Jésus-Christ), Wilfred Monod (L'Espérance chrétienne) Eugène Ménégoz (Revue de Théologie et des questions Religieuses, 1er juillet 1903), et, plus récemment, par A. Causse, dans son Évolution de l'Espérance messianique, Henri Monnier, dans La Mission historique de Jésus (2e éd., p. 197-236), et Maurice Goguel (Critique et Histoire, p. 25).
Jésus, s'inspirant des modes de penser familiers à son peuple, a gardé le cadre catastrophique de sa foi messianique, mais, comme nous le verrons plus loin, en la spiritualisant (29). Pour lui, le « royaume de Dieu » était la souveraineté divine, s'établissant ici-bas comme elle s'exerce au ciel (Matth. 6, 10). « Bienheureux les doux, disait-il, car ils hériteront la terre ! » (Matth. 5, 5). Il annonce à ses disciples qu'ils seront assis sur des trônes (Matth. 19, 28). Il affirme qu'il viendra sur les nuées (Matth. 24, 30), et qu'il accomplira les fonctions de Juge suprême (Matth. 25, 31 ss.).
Ces dernières déclarations soulèvent un nouveau problème : Jésus s'est-il considéré comme le Messie, et quel sens a-t-il donné à ce titre ? Les avis sont partagés sur ce point. Pour certains critiques, cette croyance lui a été attribuée, par l'Eglise primitive. D'autres (Edmond Stapfer, Causse, Loisy, Goguel, etc.) soutiennent qu'il eut le sentiment d'une vocation exceptionnelle, et que ce fut cette conviction, et non une poussée extérieure qui l'amena à s'attribuer le rôle de Messie. Des textes nombreux, que nous allons rappeler, viennent appuyer cette assertion.
Jésus, à vrai dire ne paraît pas avoir revendiqué le titre de Messie « Oint » ; hébreu, Maschiach ; grec, Christos). Les quelques passages (Marc, 9, 41 ; Matth. 23, 10 ; 24, 5) où ce nom est mis dans sa bouche, ne semblent pas avoir fait partie du texte primitif (30). Il ne s'est pas appelé non plus Fils de David, terme qui servait à désigner le Messie. Il s'est donné le titre, de Fils de Dieu, que les Juifs décernaient aussi à ce personnage en y attachant un sens non pas métaphysique mais moral, expression de l'amour de Dieu pour le représentant du peuple élu. C'est en ce sens que Jésus s'est attribué une parenté morale exceptionnelle avec Dieu, dont il a été le « Fils de prédilection » (Marc, 12, 6 ; Luc, 20, 13), le représentant sur la terre (31). Mais l'appellation qu'il s'est donnée de préférence (dans 80 textes environ) est celle de Fils d'homme (32). Elle n'était pas, à ses yeux, un signe d'humilité, car le mot fils (de la science, du sénat, etc.) était un titre honorifique. Elle n'était pas non plus, pour lui, un moyen d'opposer son caractère humain à sa qualité de Fils de Dieu. Jésus l'avait prise dans Daniel (7, 13), où elle a le sens d'homme (hébreu ben-adam, araméen barnascha, ce qui signifie « homme »). Homme; tel est donc le sens de cette énigmatique expression (J. Weiss, Die Predigt Jesu, p. 53). Cette notion apocalyptique d'un être supra-terrestre, le Christ se l'est appliquée (33), surtout à partir de la scène de Césarée de Philippe, mais il y a versé un contenu moral, l'idée de service (Matth. 20, 28) et même de souffrance (Marc, 8, 31), peut-être aussi celle de représentant de l'humanité.

Avec son haut idéalisme, en effet, il a dû concevoir assez vite la notion du royaume (le Dieu « intérieur ». Hostile au fanatisme apocalyptique, comme l'a bien montré H. J. Holtzmann (34), il amputa sa mission de toute préoccupation de vaine gloire ou de politique. D'après le récit des trois tentations, qui symbolise bien son attitude, il écarta les suggestions de l'égoïsme et les appels de l'orgueil qui le poussaient à s'imposer par des prodiges -ou à briguer la puissance matérielle. Depuis lors, il refusa toujours de jouer un rôle politique et même un rôle social (Luc, 12, 13-14), il ne voulut se servir d'aucune autre arme que de. la prière. Il affirmait que le royaume de Dieu était déjà commencé. « Il est au milieu de vous (35) », s'écriait-il (Luc, 17, 20-21), allusion probable à sa présence, à sa mission d'éducateur des âmes en vue du Jugement, ou même aux conversions déjà réalisées. Jésus insistait même sur ce sens spirituel du « royaume », comme le prouvent ses paraboles. «Il n'y est question, dit avec raison Harnack, ni de diables ni de puissances, mais de l'âme et de, son Dieu » (L'Essence... p. 62). De plus, élargissant l'espérance nationale d'Israël, Jésus conviait l'humanité entière (36) au renouveau spirituel (Matth. 8, 11).




Une fois bien fixé sur le terrain moral, où il se sent dans son élément, il déploie son idéal, comme l'étendard du royaume nouveau. Dans les fragments qui ont été conservés, sublimes et inachevés comme les Pensées que devait crayonner Pascal, quel éclat, non seulement de la forme mais de l'idée ! L'acte moral, la bonne volonté, voilà, pour lui, la grande loi du royaume attendu, voilà la vraie gloire de l'homme et sa vie profonde. Très hostile au péché, où, plus clairvoyant que Socrate, il voit non pas une erreur mais une résistance coupable à la volonté de Dieu et une source perpétuelle de malheur, comme il célèbre, jusque chez les plus petits d'ici-bas, la vertu la plus modeste, d'où jaillit en étincelles la véritable joie ! Il proclame la valeur absolue de la « meilleure justice», préférable à celle du vulgaire, supérieure surtout aux pratiques religieuses où il n'y a pas un atome d'amour... N'a-t-il pas critiqué, en effet, ceux qui laissaient leurs parents mourir de faim, pour mieux soutenir de leurs deniers le culte juif (Marc, 7, 11-13) ? Cette justice, dont l'intention morale constitue la sève, il veut la voir s'épanouir dans les vertus personnelles et les meilleurs instincts sociaux, il la condense dans l'amour. il prêche l'extraordinaire, mais en dépit de certaines prescriptions redoutables (s'arracher l'oeil, haïr son père ou sa mère, etc.), qui sont surtout des symboles, et de tel conseil dangereux (la non-résistance au méchant) qui est moins un ordre qu'un idéal, cet extraordinaire reste humain. Elles ne sont pas dans la ligne de sa pensée, ces victoires à la Pyrrhus, où l'âme achète, la sainteté par le sacrifice de son sentiment. Le dur ascétisme n'a pas eu pour champion celui qui, loin de mépriser le corps, s'est appliqué à le soulager, et qui, se mêlant à la société, y a joui des joies permises, au risque d'être traité de « mangeur » et de « buveur » !

Mais - il faut y insister - pour lui, la moralité à l'état pur était étroitement liée à la parfaite religion, celle qui consiste à avoir confiance en Dieu, à demander son pardon, à compter sur sa grâce, à le prier comme un père, à lui obéir comme un fils. A la clarté de la grande intuition des prophètes, il voyait en elles comme deux soeurs jumelles qui dépérissent quand elles sont séparées. Il sentait, en particulier, que l'âme, noircie par ses vices, a besoin du souffle de l'Esprit pour briller d'un pur éclat, comme il arrive aux étoiles quand l'âpre vent a chassé du ciel toutes les vapeurs.

L'âme, en effet et c'est là le, grand obstacle au royaume nouveau est séparée de Dieu et révoltée contre lui, et pour elle le salut consiste à sortir de cet état anormal et à revenir au Père, par la porte étroite de la repentance, avec une foi entière en sa miséricorde qui pardonne et en sa puissance qui « délivre du mal » (37).

En lui révélant ces conditions de la vraie vie, ou plutôt en les lui rappelant avec une originalité et une ferveur incomparables, Jésus joue le rôle de Sauveur qu'il a revendiqué.

Il l'a continué aussi par la puissance contagieuse de son exemple (Jean, 13, 15). Dans l'âme qui le contemple, que d'énergie spirituelle découle de sa sainteté ! Jamais, en effet, ne s'est rencontrée une personnalité morale comme la sienne, si prompte à saisir la moindre expression du mal et à en souffrir et n'en découvrant aucune trace en elle, si persuadée de la nécessité vitale de la repentance et, en même temps, entièrement étrangère à sa noble amertume. Humble de coeur et rebelle aux honneurs, on ne le voit pourtant jamais s'humilier. On ne lui connaît aucun acte de contrition, sauf son baptême qui semble, avoir été surtout un acte de consécration. S'il a été assailli par la tentation, il n'y a aucun signe qu'il y ait cédé. C'est là, comme le dit le professeur Flournoy, dans sa belle esquisse du Génie religieux, un « cas psychologique unique », bien propre à jeter les âmes dans l'adoration. En réalité, Jésus a été l'homme religieux par excellence. Quand il regardait les anémones éclatantes des champs galiléens, son émotion esthétique se colorait aussitôt de piété, car leur parure lui semblait être une révélation du grand Artiste, qui a créé la beauté, de la Providence miséricordieuse qui veille... A la vue des petits enfants, sa sympathie humaine revêtait mie forme religieuse, et leur candeur lui apparaissait comme le symbole de la confiance que l'homme doit éprouver pour Dieu. Or, celui qui a été vraiment la Religion, faite chair a été eu même temps la Morale vivante. Sa lumière intérieure, toute mystique, était aussi toute sainte, et si l'on avait pu la décomposer au prisme, on en aurait vu sortir toutes les belles vertus humaines et surhumaines... Quelle puissance de salut dans une pareille personnalité !

Ce n'est pas tout. Dans l'oeuvre du « Sauveur », il faut faire une place à ses souffrances et à sa mort.
Après la crise de Césarée de Philippe (Marc, 8, 27 ss.), il sentit, à la vue des obstacles, que sa mission (le prédicateur pouvait être couronnée par le martyre comme celle des prophètes (Matth. 23, 37). Cette conviction ne le pénétra sans doute qu'avec lenteur, et même, jusqu'à la veille du drame, il put croire (lue la puissance de Dieu, éclatant enfin, le dispenserait de l'horrible sacrifice. Devant l'inévitable, Il s'inclina. il accepta le supplice comme un grand devoir de fidélité à son idéal. Sa mort violente devait être le couronnement de sa vie militante... Celui qui tire l'épée de la justice ne risque-t-il pas, en effet, de périr par celle de l'injustice ? Pour désarmer les méchants qui ont soif de sa mort, il lui faudrait se taire, briser là ses saintes invectives... Pour être épargné, il n'aurait qu'à épargner ! Pour sauver son corps, il n'aurait qu'à perdre son âme... La question est tranchée ! Le Christ livrera son corps et il sauvera son âme et celle de ses frères... Les conditions du salut restent les mêmes, mais le crucifié sera grandi par son sacrifice et son action sur les âmes sera décuplée, et, par suite, ce sang si pur n'aura pas coulé en vain (38). Comment, en effet, le pécheur resterait-il froid devant le drame atroce du Calvaire ? Doutera-t-il encore de l'ignominie du péché, en voyant se ruer sur le Juste la troupe hurlante, des injustes ? Doutera-t-il que le Bien soit le devoir suprême, en voyant le Saint lui sacrifier sa vie ? Et ainsi se réalise la prophétie de Jean, 12, 32, sur l'attrait du crucifié, grâce à « la plus haute expérience religieuse qui soit, celle de l'âme qui, mise en présence de l'amour qui s'immole, s'est sentie, à ce contact, purifiée » (39).
De cette mort, vaillamment acceptée, découle une autre bénédiction. Loin de succomber en désespéré, comme l'a supposé Leconte de Lisle, dans son célèbre poème Le Nazaréen, Jésus est tombé tout éclairé du rayon avant-coureur de sa « gloire » (40). Il sentait que cette mort était la porte étroite qui y donnait accès, comme les premiers accords, lugubres mais courts, d'une marche funèbre s'adoucissant en une mélodie céleste ( Luc, 24, 26). Ne disait-il pas qu'il avait à passer par un cruel baptême (celui du sang) avant d'allumer sur la terre le feu du Jugement ? (Luc, 12, 48-50). Per crucem ad lucem ! Ainsi, dans cette mort transfigurée par la foi, quelle puissance de salut ! Quelle source de vie, spirituelle pour tous ceux qui ont salué dans le vaincu de Golgotha le vainqueur de la mort, le Prince de la vie éternelle !

Le salut peut donc être défini, selon la formule de Charles Secrétan, « l'imitation de Jésus-Christ, rendue possible par le sacrifice de Jésus-Christ » (41) (voir l'Appendice, II).
Est-il besoin d'insister sur l'originalité de la pensée du Christ (42) ? On reste confondu devant la pénétration de cet esprit unique qui, sans culture étendue (43), semble avoir atteint sans effort les profondeurs de la morale et les sommets de la religion, et l'on s'explique l'admiration des chrétiens qui y voient une révélation exceptionnelle et, à certains égards, définitive. « En quelques pas gigantesques, dit Harnack, cette prédication nous conduit à, une hauteur où ses rapports avec le Judaïsme semblent perdus, et où les fils qui la relient à l'histoire du temps sont invisibles ». En elle, « la source de sainteté, ouverte longtemps auparavant, a jailli avec un élan et une pureté incomparables, en se traçant une voie nouvelle à travers le sable et le gravier des rites » (L'Essence.... p. 17 et 53). Ajoutons, avec Edmond Stapfer : « La notion de la sainteté est une notion hébraïque, et cependant ce n'est qu'à partir de lui que l'homme a livré la lutte intérieure » (Jésus-Christ, T. I., p. 196). De même, il a transfiguré la religion. Elle était devenue une routine et un métier : il en a fait une source vivifiante. Elle était tristesse et crainte : par lui elle est devenue une joie qui triomphe même de la mort.

Pour mesurer l'originalité du Christ, il faut le voir se dresser avec une autorité souveraine en face de la Loi mosaïque. Il n'a point, sans doute, bataillé contre elle. Il a déclaré paisiblement qu'il était venu « non pas l'abolir mais l'accomplir » (Matth. 5, 17), c'est-à-dire la porter à son point de perfection, lui donner, selon le mot de Wendt, « un renouvellement de qualité » (Lehre Jesu, T. Il, p. 348). A certains égards, il l'a même défendue contre diverses traditions qui avaient faussé, par l'abus des règlements, des institutions utiles, telles que le sabbat et la propreté rituelle, ou qui permettaient d'enrichir le culte en dépouillant les parents (44), mais sa façon de là renouveler a souvent été pour elle une exécution. Il sentait, en réalité, qu' « il n'y avait pas de compromis possible avec les représentants d'une religion vieillie » (45). « Le vin nouveau dans les outres neuves ! » s'écriait-il avec décision (Marc, 2, 22). A l'autorisation du divorce il opposait l'indissolubilité du mariage (Marc, 10, 11-12) ; à la loi du talion, le devoir d'aimer ses ennemis (Matth. 5, 44 ss.) ; à l'usage excessif du serment, son interdiction absolue (46). Bien plus exigeant que la Loi, il assimilait la colère au meurtre et le regard de convoitise à l'adultère (Matth. 5, 22, 27-28). Aux prescriptions des anciens il répliquait, quand il le fallait «Moi, je vous dis ! » (47).

Il faut signaler aussi l'originalité de son attitude en face des questions sociales. Jésus se tient éloigné des luttes de classes, il est passif en face des autorités. « Il se montre indifférent, dit Troeltsch, aux intérêts terrestres qui appartiennent au monde et périront avec lui ; il est sans inquiétude devant les difficultés de la vie économique, qu'il faut affronter avec confiance en laissant à, Dieu le soin du lendemain, et dont on doit adoucir les rigueurs à force d'amour fraternel... Sa prédication a été purement religieuse... Le royaume qu'il attend n'est pas conçu comme une refonte sociale parfaite mais comme un état moral et religieux idéal, où les vraies valeurs seront reconnues et où les, bienfaits du salut seront éthiques, avec un couronnement de béatitude exempte de douleur ». Et pourtant, il a une tendance révolutionnaire. Ses sympathies vont aux humbles et aux opprimés. Il les défend (Luc, 14, 21 ; 16, 19-31), les admire (Marc 12, 41-44), les déclare, bienheureux (Luc, 6, à), cherche, tout en libérant leurs âmes, à, soulager leurs corps. Il se dresse contre les faux conducteurs d'âmes et les taxe d'hypocrisie et d'aveuglement. Il blâme la morgue des puissants et traite Hérode de renard. Il y a plus. « Ce grand individualiste, dit Troeltsch, laisse derrière lui des disciples qui joignent à leur individualisme personnel une tendance sociologique, car ceux qui se sanctifient en Dieu se rencontrent, et de sa prédication morale et religieuse sortiront de graves conséquences sociales, telles que l'égalité de la femme et le relèvement des esclaves » (48).
Un autre trait curieux de son esprit est sa tendance laïque, Il a été, observe le professeur Wilfred Monod, dans son beau livre, Du Protestantisme (49), « sans la moindre attache avec le clergé de son temps » et même « en conflit avec lui ». Jésus, « avec une divine sûreté de main, trancha le lien visible qui risquait de rattacher l'Evangile au ritualisme... Il proclama le principe du spiritualisme évangélique : le sabbat a été fait pour l'homme, et, non l'homme pour le sabbat, ce qui signifiait : Au-dessus des cultes, il y a l'âme ; ou encore : l'Eglise est au service de la société, non la société au service de l'Eglise », Chez lui, nulle concession à la magie, nulle foi au pouvoir purifiant des rites (50). Il n'a pas baptisé, et ses apôtres, du moins de son vivant, ne semblent pas avoir donné le baptême. La formule qui termine Matthieu (9-8, 19) est trop en désaccord avec son attitude habituelle pour qu'on la regarde comme authentique (Renouvier). Certains critiques autorisés prétendent même (voir l'Appendice III) que, si Jésus a célébré la communion avec ses apôtres, il ne leur a pas ordonné d'en faire un rite. Pourtant, ce laïque, si peu ecclésiastique, a été profondément religieux et même fondateur d'une grande religion.

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(26) Elle est synonyme de l'expression « royaume de Dieu », usitée chez Marc et Luc. Elle était plus volontiers employée par les Juifs , toujours réfractaires à prononcer le non sacré de Dieu, et il est probable que Jésus s'en servait de préférence, en araméen (Dalman, Worte Jesu, p. 76.). 
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(27) Cf E. de Faye, Les Apocalypses juives ; Baldensperger, Die Hoffnungen des Judenfums ; A. Gausse , L'Evolution de l'Espérance messianique dans le Christianisme primitif, Paris 1908 p. 29 - 43. 
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(28) Il l'avait combattue déjà dans La Vie future d'après l'Enseignement de J.-C. (1890). Voir aussi son article La Fin dit Monde, d'après J.-C. (Revue Chrétienne, 1er semestre 1902).
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(29) Voir les beaux articles d'Henri Monnier, le Royaume de Dieu dans l'enseignement de Jésus, et de Wilfred Monod, La Notion synthétique du Royaume de Dieu (Le Christianisme Social, décembre 1928). 
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(30) Voir la solide discussion d'H. Monnier (Jésus, p. 25). 
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(31) Cf Dolman, Worte Jesu, p, 229. 
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(32) Jamais les disciples ne l'ont appelé ainsi. Cette expression manque presque totalement dans la littérature chrétienne en dehors des évangiles. On peut donc conclure, que, s'ils la placent sur ses lèvres, c'est qu'il l'avait réellement adoptée 
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(33) L'application de ces titres à Jésus soulève la question très discutée et mal éclaircie de l'adoration qu'il aurait réclamée de ses disciples. D'après Harnack (L'Essence ... ), cette adoration n'a pas été un élément essentiel du Christianisme primitif. La thèse contraire a été soutenue par Henri BOIS, La Personne de Jésus et l'Evangile de Jésus, d'après Harnack, Paris 1904. D'autre part, le Dr Binet-Sanglé, dans son livre La Folie de Jésus (Paris 1908), accuse le Christ de mégalomanie, Oubliant avec quelle humilité, il lava les pieds de ses apôtres et accepta le rôle de Messie souffrant. 
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(34) Lehrbuch der N. T. Theologie, 28 éd, (par Julicher et W. Bauer), Mohr, Tubingue 1911. 
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(35) On ne peut traduire le entos hymôn par «en vous » car Jésus n'aurait pu dire aux Pharisiens (Luc 17, 20, 21, que ce royaume était dans leur coeur (fi. Monnier, Jésus, p. 206).
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(36) Cf. W. Rauschenbusch, Le Christianisme et la Crise Sociale, trad. Vallette-Babut, Paris 1919, p, 79-80. 
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(37) Cf H. Monnier, Jésus, p. 168-181 ; Eugène Ménégoz, la Miséricorde de Dieu et l'Expiation substitutive (dans Publications diverses sur le Fidéisme, T. IV, Paris 1916). 
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(38) Voir Henri Bois, La Personne et l'Oeuvre de Jesus, Orthez 1903, P. 76. 
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(39) Henri Monnier, Essai sur la Rédemption conférences données à l'Université, d'Upsal, Paris 1929, p. 84. 
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(40) Voir de belles pages d'Henri Monnier, ouvrage cité, p. 33-36. 
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(41) La Civilisation et la Croyance, Paris 1887, p. 391. 
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(42) Elle est vraiment méconnue par Guignebert (Christianisme, p. 62), et il est juste de la souligner. 
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(43) Si sa dette à l'égard de l'hébraïsme est réelle (cf. Deissmann, Die Urgeschichte des Chrisientums im Lichte der Sprachlorschung, Tubingue 1910) il faut remarquer avec Edersheim, Schürer, Edm. Stapfer, Bousset, Strack, etc. qu'il a peu emprunté au Judaïsme de son temps (Bischoff, Jésus und die Rabbinen (no 33 de la série Institutum judaïcum, de Berlin, Hinrichs, Leipzig 1905). En outre, bien que le grec fût parlé en Galilée (voir Dalman, Jésus - Jeschua, Leipzig 192-9, p. 1-6), il est très peu probable qu'il ait reçu l'empreinte de Platon ou des Stoïciens (Harnack, L'Essence... P, 37 ; Guignebert, Christianisme, p. 42). 
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(44) Cf. Jacob, Jesu Stellung zum monaïschen Gesetz, Goettingue, 1893. 
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(45) Julicher, Gleichnisreden, T. II, p. 190.
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(46) Cf Loisy, Les Evangiles synoptiques, T. 1, p. 581 ss.
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(47) Il est difficile de prendre à la lettre les passages où Jésus prédit la pérennité de la Loi (Matth. 5, 18-19 ; Luc 16, 17). Il faut y voir, avec Ehrhardt, la simple affirmation (de ce qu'il y a en elle de vrai, donc d'éternel (Der Grund charakter der Ethik Jesu, Fribourg 1895, p. 66).
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(48) Pie Socialleltren der christlichen Kirchen und Gruppen, Mohr. Tubingue 1912, Ch. 1. Voir aussi Rauschenbusch, ouvrage cité p. 74 ss. 
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(49) Alcan, Paris 1928. Voir l'admirable Ch. II de la IIe partie : Le « Protestantisme » Evangélique. 
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(50) Voir l'article de Jacques Bois, La distinction du Sacré et du Profane (Foi et Vie, 1929, p. 306-308). 
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