Le puissant fleuve chrétien descend de l'âme même
de Jésus. « C'est une des plus grandes aberrations de la critique »,
dit énergiquement le professeur Puech, « que d'avoir voulu imaginer
un christianisme sans lui ».
A vrai dire, le grand prophète de
Nazareth n'a pas constitué d'église organisée. Semeur et non
bâtisseur, il jetait à la volée son précieux message, sans songer à
construire des greniers pour les récoltes futures. Il a formé des
missionnaires et non des prêtres, encore moins des évêques. On ne
sait même pas s'il a employé le terme d'église (1)
par lequel les chrétiens désignèrent plus tard leur groupement (2).
Mais,
si Jésus n'a pas fondé une église, il a été le prodigieux animateur
de l'immense mouvement chrétien.
Quelle idée doit-on se faire de lui et de son
oeuvre ? Les critiques sont loin d'être d'accord sur ce point (3),
et l'espoir qu'un jeune et brillant historien allemand, Weinel,
exprimait à ce sujet, en 1903, ne s'est pas réalisé (4).
L'opinion la plus radicale voit en lui un personnage purement
mythique. Ce paradoxe, avancé en 1909, par le professeur Drews, dans
son livre, Die Christusmythe (Iéna, 1909-1911) et par Jensen, dans
son Moses, Jesus, Paulus (5),
provoqua de vigoureuses réfutations (6).
Il
a été repris par Robert Stahl (Le Document 70, Strasbourg-Paris,
1923), et, avec plus d'éclat, par le Dr P. L. Couchoud, dans Le
Mystère de Jésus (Paris, 1924). Nous ne nous attarderons pas à
défendre contre eux la réalité historique de Jésus, qui n'a jamais
été niée par les anti-chrétiens d'autrefois, et nous renvoyons à la
réponse magistrale du professeur Maurice Goguel, Jésus de Nazareth,
mythe ou histoire ? (Payot, 1925) et à divers articles décisifs (7).
Pour Isidore Lévy (La légende de
Pythagore, de Grèce en Palestine, Paris, 1927), Jésus fut un
personnage assez insignifiant, dont l'histoire a été formée
d'éléments puisés dans l'Ancien Testament et de thèmes empruntés à
la légende de Pythagore, importée en Palestine grâce au Judaïsme
alexandrin (8).
D'autres (9)
voient en lui un simple prétendant politique. Massé soutient même
qu'il était fils de Judas le Galiléen, qui fomenta une révolte
contre Rome. Pour Henri Barbusse (Jésus, Paris, 1927), il a été un
communiste. D'autres se sont inspirés de la vieille thèse de Renan,
celle du prédicateur au charme pénétrant, qui, après avoir conquis
les foules, l'aurait séduit lui-même, si bien que, enivré par le
succès, il se laissa nommer le Messie et finit par croire qu'il
l'était, pour s'exalter enfin jusqu'au martyre. Emile Ludwig le
peint comme un illuminé, victime de, son orgueil messianique et
devenu un prédicateur aigri (10).
A l'opposé, certains auteurs,
interprètes de nombreux croyants, s'en tiennent aux données
évangéliques et aux vues traditionnelles, tel Meschler, avec ses
Méditations sur la Vie du Christ (trad. Mazoyer, Lethielleux,
Paris). Entre ces deux camps, ce sont des solutions moyennes,
pénétrées d'esprit scientifique et de sentiment chrétien,
représentées avec éclat, du côté protestant, par le professeur
Edmond Stapfer, avec son beau livre, Jésus-Christ (trois vol. Paris,
1896-1898), et, tout récemment, du côté catholique, par le Père
Léonce de Grandmaison, de la Société de Jésus, avec son grand
ouvrage, Jésus-Christ, sa personne, son message, ses preuves (deux
vol. Paris, 1928).
Si les critiques ne sont pas d'accord
sur l'idée qu'on doit se faire de Jésus, ils sont, par contre, à peu
près unanimes à penser qu'il n'est pas possible de reconstituer sa
vie (11).
Le livre célèbre de Renan, qui a eu 121 éditions en français ou en
traductions, les biographies dues à Keim, B. Weiss, Edmond Stapfer,
Albert Réville, Oscar Holtzmann, Loisy (12),
de
l'aveu général, ne sont pas des portraits exacts. Cela tient en
particulier, au cadre de Marc, dont le caractère artificiel a été
reconnu. Quant à celui de Jean, s'il est meilleur, il est loin d'en
être le correctif infaillible (Wellhausen, Schwartz). Ce n'est pas
tout. L'utilisation des matériaux eux-mêmes est délicate, car ils
sont l'expression parfois tendancieuse de la foi chrétienne
primitive (voir
l'Appendice
I). Quant à la pensée du Christ, on
admet plus volontiers qu'elle peut être reconstituée dans ses
grandes lignes. Bultmann lui-même, qui a prétendu qu'« il n'y a pas
une seule de ses paroles dont on puisse démontrer l'authenticité »,
n'en a pas moins exposé son enseignement dans son Jesus (Berlin,
1926).
En réalité, on peut, en quelque
mesure, « retrouver le Jésus qui a vécu », en groupant, comme le
conseille Goguel, les événements de sa vie. d'après ses états
d'esprit (13).
On a constaté en effet, que les crises de son ministère sont dues,
en dernière analyse, à des changements survenus dans sa pensée et
son expérience. On peut en distinguer trois principales : sa
séparation d'avec Jean-Baptiste, l'abandon de la Galilée pour
Jérusalem et enfin sa Passion.
Les deux grandes influences qui
s'exercèrent tout d'abord sur la pensée religieuse du Christ furent
la mentalité de la classe sociale modeste où il était né, les «
Pauvres » d'Israël, et la prédication des prophètes hébreux, qu'il
put lire dans l'Ancien Testament.
Les « Pauvres » d'Israël (14)
étaient des démocrates religieux, humbles (hébreu : anavim et
pauvres (ebionim), dont il est souvent question dans les psaumes et
certaines apocalypses. Héritiers spirituels, non pas des anciens
adorateurs de Yahvé, qui avaient le respect de la puissance et de la
richesse, mais des grands prophètes du VIIIe siècle, qui menaçaient
les villes corrompues et présentaient le bonheur messianique comme
un retour à l'ancienne vie nomade, on les vit apparaître, dans le
Judaïsme postérieur à l'Exil, dressés contre les riches et les
injustes, et célébrant, non pas le dénuement, mais la médiocrité du
modeste paysan. Ils ne constituaient pas une confrérie, et ils se
distinguaient, quoi qu'en ait dit Renan, de la caste des lévites.
Une grande pensée les soutenait, au milieu de leurs tribulations ,
celle d'être les amis de Dieu, ses élus et ses bénis. Ils comptaient
sur sa manifestation éclatante qui devait écraser le royaume de
Satan. Devenus étrangers à la politique, hostiles à l'hellénisme,
ils se concentrèrent dans de petits cercles piétistes, comme ceux
que décrit le Prologue de Luc. De ces milieux étaient issus, à
partir du Ve siècle, la plupart des psaumes, écrits par les «
pauvres » et pour les « pauvres », et, plus près de l'ère
chrétienne, l'Assomption de Moïse et les Testaments des Douze
Patriarches, illuminés d'éclairs apocalyptiques (15).
Telle est la mentalité dont Jésus, fut imprégné.
Bien que les Evangiles soient muets
sur sa formation intellectuelle et religieuse, il n'est pas trop
malaisé de se la représenter (16).
Il
ne s'adonna pas à de fortes études dans les hautes écoles des
rabbins, à Jérusalem ; il n'acquit pas le titre de « docteur de la
Loi ». Pourtant, il était loin de passer pour ignorant, puisqu'on
l'appelait « rabbi », titre donné à des personnages qui guérissaient
les malades, prononçaient des sentences et avaient des disciples. Il
étudia la Loi à l'école de Nazareth ; il assista sûrement aux
réunions des hommes pieux qui méditaient après le culte de la
synagogue, s'initiant aux façons de raisonner des docteurs ; il
monta sans doute à Jérusalem à chaque fête de la Pâque. Mais ce qui
enrichit le plus son esprit, ce fut la lecture personnelle de
l'Ancien Testament. Il s'y familiarisa vite avec l'histoire de son
peuple, il lut avec ferveur les Psaumes, où il aimait retrouver les
« pauvres » d'Israël, il médita surtout les livres des prophètes, en
particulier celui d'Esaïe. Ils lui firent sentir que la morale est
inséparable de la religion, et, selon la belle formule de J.
Darmesteter, que «l'idéal, pour les peuples, c'est de dresser,
comme, une lumière au. milieu des nations, l'exemple de lois
meilleures et d'une âme plus haute » (17).
Ils accrurent en lui le désir de se faire le champion des pauvres.
Ils le confirmèrent - surtout Daniel - dans l'attente d'un jugement
apocalyptique. Que l'on se figure le bouillonnement d'idéal et
d'espérances chez ce noble adolescent pensif, observateur pénétrant
de la nature et des hommes, l'âme toute pleine de Dieu... On
l'entrevoit absorbé dans la prière, sans doute sur une des hauteurs
(le Djebel-ès-Sikh) qui dominaient Nazareth, d'où, au soleil levant,
il pouvait contempler le pie neigeux du grand Hermon, le Thabor aux
formes gracieuses, les montagnes de la Samarie et du Carmel, et,
dans le lointain, la Méditerranée toute bleue...
Vers l'âge de trente ans (Luc, 3, 23),
Jésus sentit l'heure venue de parler aux foules. Une circonstance
vint hâter son activité publique : l'attrait exercé sur lui par
Jean-Baptiste, et sa rencontre avec lui (18).
Ce prophète étrange et courageux, qui,
d'après un de ses récents historiens, Bernoulli (19),
se rattachait à un mouvement religieux qu'il appelle élien (plein de
l'esprit d'Elie annoncé par Malachie), prêchait et pratiquait, sur
les bords du Jourdain, un baptême de repentance, symbole de
purification intérieure en vue du jugement de Dieu, suspendu sur la
tête des Juifs (20).
C'est à eux, en effet, comme l'a observé, Harnack, et non aux
païens, qu'il annonçait de redoutables châtiments. La formalité du
baptême était-elle pour Jean un pur symbole, comme le croit
Bernoulli, ou faut-il y voir un rite d'entrée dans la société de ses
disciples, comme l'a pensé Loisy (21)
? D'après Josèphe (Antiquités Judaïques, XVIII, 7), ce prophète
exhortait les Juifs à s'unir pour le baptême pour mener un genre de
vie agréable à Dieu. On peut donc voir dans cette cérémonie un signe
de ralliement (facultatif, car les baptisés ne suivaient pas tous le
Baptiste), pour ses disciples, véritable confrérie qui pratiquait le
jeûne et la prière en commun enseignée par soir maître (Luc,
11,
1).
Jésus apparaît d'abord, comme un astre
voilé, dans la pénombre de ce rude prophète qui projetait sur les
consciences satisfaites d'elles-mêmes les flammes vengeresses des
apocalypses. Il observe et il se réserve. Mais bientôt il
s'approche. Pareil à l'aigle chanté par un poète, qui aspire au sein
de l'orage, un torrent d'étincelles, il boit la foudre éparse autour
de Jean et y ravive son esprit de consécration. Il se fait baptiser
(22),
puis il prêche à son tour. Mais, comme l'a montre Maurice, Goguel,
dans un savant ouvrage basé sur le Nouveau Testament et les
indications de Josèphe, sur les traditions extra-canoniques et les
témoignages patristiques (23),
il ne tarde pas à dépasser le Baptiste et même à se séparer de lui.
Il avait senti que la repentance, si nécessaire qu'elle fût, ne
suffisait pas à assurer le salut, comme le croyait le Précurseur, et
que l'homme, incapable de porter par lui-même de « vrais fruits de
repentance, a besoin de s'en remettre à la miséricorde de Dieu. Il
insistait aussi, comme l'ont noté Harnack et Bernoulli, sur la
confiance et la joie spirituelle, lumière héroïque qui; chez cet «
homme de douleur », appelé à être pauvre comme Job, incompris comme
Moïse, bafoué comme Jérémie, devait résister jusqu'à la fin aux plus
dures tempêtes ! Son attitude, d'ailleurs, est tout autre que celle
de Jean. Tandis que ce dernier reste au désert, il se mêle à la
foule, s'adressant non pas simplement a ceux qui cherchent le salut
mais à tous, surtout peut-être, comme l'observe Goguel, « aux brebis
perdues, à ceux en qui il s'agit d'abord de faire naître le
sentiment du péché ».
Les relations qui subsistèrent entre
Jésus et Jean restent obscures. Le Baptiste douta de la messianité
du nouveau venu, et plus tard un certain nombre de ses disciples
paraissent avoir soutenu que c'était leur maître qui était le
Messie. L'auteur du IVe évangile dut polémiser contre eux, en
prêtant au Précurseur titi langage plein d'humilité (24).
Ils
ont fini par se perdre, dans les sectes gnostiques (25).
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