Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LIVRE 1

LE PREMIER SIECLE

CHAPITRE PREMIER

Le Christ : sa pensée, soit oeuvre, sa personne

-------

Le puissant fleuve chrétien descend de l'âme même de Jésus. « C'est une des plus grandes aberrations de la critique », dit énergiquement le professeur Puech, « que d'avoir voulu imaginer un christianisme sans lui ».

A vrai dire, le grand prophète de Nazareth n'a pas constitué d'église organisée. Semeur et non bâtisseur, il jetait à la volée son précieux message, sans songer à construire des greniers pour les récoltes futures. Il a formé des missionnaires et non des prêtres, encore moins des évêques. On ne sait même pas s'il a employé le terme d'église (1) par lequel les chrétiens désignèrent plus tard leur groupement (2). Mais, si Jésus n'a pas fondé une église, il a été le prodigieux animateur de l'immense mouvement chrétien.

Quelle idée doit-on se faire de lui et de son oeuvre ? Les critiques sont loin d'être d'accord sur ce point (3), et l'espoir qu'un jeune et brillant historien allemand, Weinel, exprimait à ce sujet, en 1903, ne s'est pas réalisé (4). L'opinion la plus radicale voit en lui un personnage purement mythique. Ce paradoxe, avancé en 1909, par le professeur Drews, dans son livre, Die Christusmythe (Iéna, 1909-1911) et par Jensen, dans son Moses, Jesus, Paulus (5), provoqua de vigoureuses réfutations (6). Il a été repris par Robert Stahl (Le Document 70, Strasbourg-Paris, 1923), et, avec plus d'éclat, par le Dr P. L. Couchoud, dans Le Mystère de Jésus (Paris, 1924). Nous ne nous attarderons pas à défendre contre eux la réalité historique de Jésus, qui n'a jamais été niée par les anti-chrétiens d'autrefois, et nous renvoyons à la réponse magistrale du professeur Maurice Goguel, Jésus de Nazareth, mythe ou histoire ? (Payot, 1925) et à divers articles décisifs (7).
Pour Isidore Lévy (La légende de Pythagore, de Grèce en Palestine, Paris, 1927), Jésus fut un personnage assez insignifiant, dont l'histoire a été formée d'éléments puisés dans l'Ancien Testament et de thèmes empruntés à la légende de Pythagore, importée en Palestine grâce au Judaïsme alexandrin (8). D'autres (9) voient en lui un simple prétendant politique. Massé soutient même qu'il était fils de Judas le Galiléen, qui fomenta une révolte contre Rome. Pour Henri Barbusse (Jésus, Paris, 1927), il a été un communiste. D'autres se sont inspirés de la vieille thèse de Renan, celle du prédicateur au charme pénétrant, qui, après avoir conquis les foules, l'aurait séduit lui-même, si bien que, enivré par le succès, il se laissa nommer le Messie et finit par croire qu'il l'était, pour s'exalter enfin jusqu'au martyre. Emile Ludwig le peint comme un illuminé, victime de, son orgueil messianique et devenu un prédicateur aigri (10).

A l'opposé, certains auteurs, interprètes de nombreux croyants, s'en tiennent aux données évangéliques et aux vues traditionnelles, tel Meschler, avec ses Méditations sur la Vie du Christ (trad. Mazoyer, Lethielleux, Paris). Entre ces deux camps, ce sont des solutions moyennes, pénétrées d'esprit scientifique et de sentiment chrétien, représentées avec éclat, du côté protestant, par le professeur Edmond Stapfer, avec son beau livre, Jésus-Christ (trois vol. Paris, 1896-1898), et, tout récemment, du côté catholique, par le Père Léonce de Grandmaison, de la Société de Jésus, avec son grand ouvrage, Jésus-Christ, sa personne, son message, ses preuves (deux vol. Paris, 1928).

Si les critiques ne sont pas d'accord sur l'idée qu'on doit se faire de Jésus, ils sont, par contre, à peu près unanimes à penser qu'il n'est pas possible de reconstituer sa vie (11). Le livre célèbre de Renan, qui a eu 121 éditions en français ou en traductions, les biographies dues à Keim, B. Weiss, Edmond Stapfer, Albert Réville, Oscar Holtzmann, Loisy (12), de l'aveu général, ne sont pas des portraits exacts. Cela tient en particulier, au cadre de Marc, dont le caractère artificiel a été reconnu. Quant à celui de Jean, s'il est meilleur, il est loin d'en être le correctif infaillible (Wellhausen, Schwartz). Ce n'est pas tout. L'utilisation des matériaux eux-mêmes est délicate, car ils sont l'expression parfois tendancieuse de la foi chrétienne primitive (voir l'Appendice I). Quant à la pensée du Christ, on admet plus volontiers qu'elle peut être reconstituée dans ses grandes lignes. Bultmann lui-même, qui a prétendu qu'« il n'y a pas une seule de ses paroles dont on puisse démontrer l'authenticité », n'en a pas moins exposé son enseignement dans son Jesus (Berlin, 1926).

En réalité, on peut, en quelque mesure, « retrouver le Jésus qui a vécu », en groupant, comme le conseille Goguel, les événements de sa vie. d'après ses états d'esprit (13). On a constaté en effet, que les crises de son ministère sont dues, en dernière analyse, à des changements survenus dans sa pensée et son expérience. On peut en distinguer trois principales : sa séparation d'avec Jean-Baptiste, l'abandon de la Galilée pour Jérusalem et enfin sa Passion.
Les deux grandes influences qui s'exercèrent tout d'abord sur la pensée religieuse du Christ furent la mentalité de la classe sociale modeste où il était né, les « Pauvres » d'Israël, et la prédication des prophètes hébreux, qu'il put lire dans l'Ancien Testament.

Les « Pauvres » d'Israël (14) étaient des démocrates religieux, humbles (hébreu : anavim et pauvres (ebionim), dont il est souvent question dans les psaumes et certaines apocalypses. Héritiers spirituels, non pas des anciens adorateurs de Yahvé, qui avaient le respect de la puissance et de la richesse, mais des grands prophètes du VIIIe siècle, qui menaçaient les villes corrompues et présentaient le bonheur messianique comme un retour à l'ancienne vie nomade, on les vit apparaître, dans le Judaïsme postérieur à l'Exil, dressés contre les riches et les injustes, et célébrant, non pas le dénuement, mais la médiocrité du modeste paysan. Ils ne constituaient pas une confrérie, et ils se distinguaient, quoi qu'en ait dit Renan, de la caste des lévites. Une grande pensée les soutenait, au milieu de leurs tribulations , celle d'être les amis de Dieu, ses élus et ses bénis. Ils comptaient sur sa manifestation éclatante qui devait écraser le royaume de Satan. Devenus étrangers à la politique, hostiles à l'hellénisme, ils se concentrèrent dans de petits cercles piétistes, comme ceux que décrit le Prologue de Luc. De ces milieux étaient issus, à partir du Ve siècle, la plupart des psaumes, écrits par les « pauvres » et pour les « pauvres », et, plus près de l'ère chrétienne, l'Assomption de Moïse et les Testaments des Douze Patriarches, illuminés d'éclairs apocalyptiques (15). Telle est la mentalité dont Jésus, fut imprégné.

Bien que les Evangiles soient muets sur sa formation intellectuelle et religieuse, il n'est pas trop malaisé de se la représenter (16). Il ne s'adonna pas à de fortes études dans les hautes écoles des rabbins, à Jérusalem ; il n'acquit pas le titre de « docteur de la Loi ». Pourtant, il était loin de passer pour ignorant, puisqu'on l'appelait « rabbi », titre donné à des personnages qui guérissaient les malades, prononçaient des sentences et avaient des disciples. Il étudia la Loi à l'école de Nazareth ; il assista sûrement aux réunions des hommes pieux qui méditaient après le culte de la synagogue, s'initiant aux façons de raisonner des docteurs ; il monta sans doute à Jérusalem à chaque fête de la Pâque. Mais ce qui enrichit le plus son esprit, ce fut la lecture personnelle de l'Ancien Testament. Il s'y familiarisa vite avec l'histoire de son peuple, il lut avec ferveur les Psaumes, où il aimait retrouver les « pauvres » d'Israël, il médita surtout les livres des prophètes, en particulier celui d'Esaïe. Ils lui firent sentir que la morale est inséparable de la religion, et, selon la belle formule de J. Darmesteter, que «l'idéal, pour les peuples, c'est de dresser, comme, une lumière au. milieu des nations, l'exemple de lois meilleures et d'une âme plus haute » (17). Ils accrurent en lui le désir de se faire le champion des pauvres. Ils le confirmèrent - surtout Daniel - dans l'attente d'un jugement apocalyptique. Que l'on se figure le bouillonnement d'idéal et d'espérances chez ce noble adolescent pensif, observateur pénétrant de la nature et des hommes, l'âme toute pleine de Dieu... On l'entrevoit absorbé dans la prière, sans doute sur une des hauteurs (le Djebel-ès-Sikh) qui dominaient Nazareth, d'où, au soleil levant, il pouvait contempler le pie neigeux du grand Hermon, le Thabor aux formes gracieuses, les montagnes de la Samarie et du Carmel, et, dans le lointain, la Méditerranée toute bleue...

Vers l'âge de trente ans (Luc, 3, 23), Jésus sentit l'heure venue de parler aux foules. Une circonstance vint hâter son activité publique : l'attrait exercé sur lui par Jean-Baptiste, et sa rencontre avec lui (18).
Ce prophète étrange et courageux, qui, d'après un de ses récents historiens, Bernoulli (19), se rattachait à un mouvement religieux qu'il appelle élien (plein de l'esprit d'Elie annoncé par Malachie), prêchait et pratiquait, sur les bords du Jourdain, un baptême de repentance, symbole de purification intérieure en vue du jugement de Dieu, suspendu sur la tête des Juifs (20). C'est à eux, en effet, comme l'a observé, Harnack, et non aux païens, qu'il annonçait de redoutables châtiments. La formalité du baptême était-elle pour Jean un pur symbole, comme le croit Bernoulli, ou faut-il y voir un rite d'entrée dans la société de ses disciples, comme l'a pensé Loisy (21) ? D'après Josèphe (Antiquités Judaïques, XVIII, 7), ce prophète exhortait les Juifs à s'unir pour le baptême pour mener un genre de vie agréable à Dieu. On peut donc voir dans cette cérémonie un signe de ralliement (facultatif, car les baptisés ne suivaient pas tous le Baptiste), pour ses disciples, véritable confrérie qui pratiquait le jeûne et la prière en commun enseignée par soir maître (Luc, 11, 1).

Jésus apparaît d'abord, comme un astre voilé, dans la pénombre de ce rude prophète qui projetait sur les consciences satisfaites d'elles-mêmes les flammes vengeresses des apocalypses. Il observe et il se réserve. Mais bientôt il s'approche. Pareil à l'aigle chanté par un poète, qui aspire au sein de l'orage, un torrent d'étincelles, il boit la foudre éparse autour de Jean et y ravive son esprit de consécration. Il se fait baptiser (22), puis il prêche à son tour. Mais, comme l'a montre Maurice, Goguel, dans un savant ouvrage basé sur le Nouveau Testament et les indications de Josèphe, sur les traditions extra-canoniques et les témoignages patristiques (23), il ne tarde pas à dépasser le Baptiste et même à se séparer de lui. Il avait senti que la repentance, si nécessaire qu'elle fût, ne suffisait pas à assurer le salut, comme le croyait le Précurseur, et que l'homme, incapable de porter par lui-même de « vrais fruits de repentance, a besoin de s'en remettre à la miséricorde de Dieu. Il insistait aussi, comme l'ont noté Harnack et Bernoulli, sur la confiance et la joie spirituelle, lumière héroïque qui; chez cet « homme de douleur », appelé à être pauvre comme Job, incompris comme Moïse, bafoué comme Jérémie, devait résister jusqu'à la fin aux plus dures tempêtes ! Son attitude, d'ailleurs, est tout autre que celle de Jean. Tandis que ce dernier reste au désert, il se mêle à la foule, s'adressant non pas simplement a ceux qui cherchent le salut mais à tous, surtout peut-être, comme l'observe Goguel, « aux brebis perdues, à ceux en qui il s'agit d'abord de faire naître le sentiment du péché ».
Les relations qui subsistèrent entre Jésus et Jean restent obscures. Le Baptiste douta de la messianité du nouveau venu, et plus tard un certain nombre de ses disciples paraissent avoir soutenu que c'était leur maître qui était le Messie. L'auteur du IVe évangile dut polémiser contre eux, en prêtant au Précurseur titi langage plein d'humilité (24). Ils ont fini par se perdre, dans les sectes gnostiques (25).




.
(1) Grec ecclesia, traduction du mot hébreu qahal, qui signifie « assembler ». Ce terme fut préféré à l'expression similaire synagogue, réservée aux réunions juives. 
.
(2) Les deux textes célèbres Matth. 16, 18 et 18, 17, qui placent ce mot sur les lèvres 'de Jésus, sont trop en désaccord avec sa pensée pour qu'on puisse les retenir. 
.
(3) Voir un article important de Goguel, Le Jésus, du XXe siècle, dans Le Christianisme Social, déc.. 1928. 
.
(4) Jesus im 19 ten lahrhunaert, Tubingue-Leipzig, 1903. 
.
(5) Avec ce sous-titre : Drei Varianten des babylonischen Gottmenschen Gilgaesch, Francfort, 1909. 
.
(6) De Julicher, Hat Jesus gelebt ? Marbourg, 1910 ; J. Weiss et Grützmacher, Die Geschichtlichkeit Jesu, Tubingue 1910 ; Ch. Guignebert, Le Problème de Jésus, Paris, 1914, etc. 
.
(7) Cf Goguel, La réalité historique de la personne de Jésus (Le Christianisme Social, 1925, p. 191-204) ; le professeur Aug. Lemaître Jésus a-t-il existé ? (Les Cahiers de Jeunesse, Lausanne, jan.-févr. 1926) ; Ch. Guignebert, R H. Il 1926. p. 215-244. 
.
(8) Voir la discussion de Goguel R H R 1527, p. 92-98 et Revue de Strasbourg, 1927, p. 566-572. 
.
(9) Daniel Massé, L'Enigme de Jésus-Christ, Paris, 1926. Robert Eisler Jésous, basileus ou basileusas (roi qui n'a pas régné), Heidelberg, 1928. 
.
(10) Le Fils de l'homme, histoire d'un prophète, trad. Gidon, Paris, 1928. -Cf Le Christianisme Social art. de Mlle Dugard déc. 1928, et la Revue de Strasbourg (Jan.-fév. 1929) art. de M. Goguel, qui souligne l'incompétence critique de l'auteur (p. 58). 
.
(11) Edouard Reuss l'avait déjà fait remarquer, en 1867, dans une lettre à Renan. Tel est aussi l'avis de Harnack (L'Essence... 2e conf.) d'Albert Schweitzer (Geschichte der Leben-Jesu Forschung, Tubingue, 1913), de Ch. Guignebert (Christianisme, ch. 1), de B. Bultmann (Die Erforschung der syn. Evang Giessen, 1925). 
.
(12) Dans l'Introd. de ses Evangiles synoptiques, 1909.
.
(13) Voir sa profonde étude, Critique et Histoire, Alcan 1928.
.
(14) Cf le brillant ouvrage du professeur Causse, Les « Pauvres » d'Israël (Prophètes, Psalmistes, Messianistes), Strasbourg 922, et le savant article d'Adolphe Lods, Les « Paliures » d'Israël (R H R, 1922). 
.
(15) Voir notre Introd. à l'A, T., Paris 1923, p. 201 et 306. 
.
(16) Cf Aug. Sabatier, Esquisse d'une Philosophie de la Religion Paris 1897, L. 11, ch. 1, et Ch. Guignebert, La Vie Cachée de Jésus, Paris 1921.
.
(17) Les Prophètes, d'Israël, Paris 1892, p. XVI.
.
(18) Bernoulli, le savant professeur de Bâle, dans son livre récent sur Jésus, insiste sur ce point (Jesus wie sie ihn sahen : eine Deutung der drei ersten Evangelien, Bâle 1927). 
.
(19) Johannes der Taufer und di, Urgemeinde (Série Die Kultur Evangeliums, T. 1.), Bâle 1917. 
.
(20) D'après Rubenstein, Le Baptême de Jean (Revue des Etudes juives, 1927, p. 66), ce baptême de repentance se combinait avec la purification lévitique. 
.
(21) Revue Loisy, Septembre 1921. 
.
(22) Ce fait est sûrement historique : la tradition chrétienne, qui a élevé Jésus bien au-dessus de Jean, ne l'aurait pas imaginé. 
.
(23) Au seuil de l'Evangile : Jean-Baptiste, Payot, Paris 1928. 
.
(24) Cf Baldensberger, Der Prolog des vierten Ev., Leipzig 1898. 
.
(25) D'après Goguel, c'est sous cette forme que ce groupe a été (s'il l'a été) un des facteurs de la religion mandéenne, qui subsiste encore dans une petite agglomération pratiquant le baptême dans la région des louches de l'Euphrate. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant