DEUXIÈME PARTIE
RÉCITS ÉGYPTIENS
Dans les falaises de la Mer Rouge
- Hé ! Hé ! Arrêtez donc !
C'est un petit homme, vêtu d'un
drôle de manteau en peau de brebis, qui
pousse ce cri de toutes ses forces. il a vu des
caravaniers dont les chameaux chargés
marchent à vive allure et il voudrait leur
demander quelque chose. Enfin la caravane ralentit
et le chef, du haut de sa monture, fait signe au
voyageur d'approcher. Celui-ci est
essoufflé. Non seulement il a dû
courir pour rejoindre la caravane, mais encore il
vient de traverser le Nil à la nage. Son
manteau colle sur son corps mouillé. Il
réussit cependant à dire :
- Où allez-vous ?
- Oh ! très loin, à la Mer
Rouge. Nous avons encore bien des journées
de voyage devant nous.
- Me prendriez-vous avec vous ? Je suis
si maigre que vous me ferez facilement une petite
place sur l'un de vos chameaux, ou bien je
cheminerai à vos côtés.
- Nous t'avons vu traverser le fleuve.
Tu es bien courageux. N'as-tu pas peur des
crocodiles ?
- Oh ! non j'ai pourtant passé
par Arsinoé, un endroit infesté de
crocodiles. Il paraît qu'autrefois
c'était pire. Les gens, qui les redoutaient
d'abord, s'étaient mis à les
apprivoiser, et chacun se promenait avec son
crocodile.je me suis dit : si les païens
arrivaient à faire cela, pourquoi les
chrétiens craindraient-ils ces bêtes ?
Forts de cette confiance, mes compagnons et moi,
nous avons souvent traversé le Nil et jamais
personne n'a été
dévoré.
- Mais qui es-tu donc ?
- Je suis un ermite et je m'appelle
Antoine. Il y a longtemps que je vis dans la
solitude presque totale, plus de vingt ans.
J'étais encore jeune quand, à la mort
de mes parents j'ai donné tous mes biens.
J'avais une soeur : elle a touché sa part
d'héritage et le l'ai confiée
à de bonnes gens. La vocation, c'est comme
ça, il faut tout quitter et s'en remettre
à Dieu seul. C'est comme une mort à
soi-même. Dans l'église où
j'avais déjà entendu l'ordre du
Christ : « Si tu veux être parfait,
vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et
suis-moi », une autre parole a retenti
à mes oreilles : « Ne soyez point en
souci du lendemain. » Eh bien, avec cette
assurance, je suis parti sans rien, loin de mon
village. Mais je n'ai jamais mendié. J'ai
toujours travaillé, car il est écrit
que celui qui ne travaille point ne doit pas manger
non plus. Mon plus grand bonheur est de prier et de
lire les Saintes Écritures. Tu vois ce
rouleau de parchemin que j'emporte avec moi, c'est
tout mon trésor. J'aime surtout l'histoire
d'Elie : Je voudrais tant vivre comme lui dans une
caverne sur une montagne. Voilà pourquoi je
désire me rendre près de la Mer
Rouge. On m'a dit que je pourrais me retirer dans
le désert intérieur. il y a des
falaises là-bas, et certainement des
grottes. je trouverai bien une source et un petit
coin de terre pour cultiver quelques
céréales.
L'entretien est interrompu ici par le
bruit des chameaux qui se mettent à piaffer.
Les chameliers ne sont pas contents, ils
préféreraient avancer ; certains
murmurent déjà. Le chef le sent bien
et dit à Antoine : « Entendu, viens
avec nous. Monte sur ce chameau, nous te
déposerons où tu voudras. Avec des
gars comme toi, on a confiance. En avant !
»
La caravane continue son chemin à
son rythme habituel. La piste est monotone. On
s'arrête pour bivouaquer. On fait du feu. Des
bêtes féroces rôdent dans les
parages. Mais Antoine est là avec sa foi,
son calme et sa sérénité. Les
caravaniers sont heureux d'avoir un si charmant
compagnon. Ils l'interrogent :
- Dis donc, c'est quand même mieux
de vivre seul. On a moins d'ennuis, on est plus
tranquille, n'est-ce pas ?
- Vous avez raison dans un sens, mes
amis. Pour vivre avec les autres, il faudrait
être une boule, et nous sommes tous des
cubes, avec des angles tranchants ; c'est ainsi que
nous nous faisons du mal les uns aux autres. Mais
ne croyez pas que la solitude éloigne les
tentations. Au contraire, celles-ci sont plus
violentes. Et les démons sont comme les
brigands : ils s'acharnent sur un homme seul. J'en
ai fait souvent l'expérience, vous le pensez
bien. Je ne suis pas autrement que vous autres, et
l'homme reste homme où qu'il soit. Nous ne
sommes pas des anges ! J'ai eu beau jeûner,
passer des nuits en prière, m'imposer toutes
sortes de privations, le diable a toujours
cherché à me détourner de
Dieu. C'est son but, et pour l'atteindre il ne
recule devant aucune ruse. Il est souvent venu sous
l'aspect d'un bon apôtre qui me proposait de
retourner dans le monde pour devenir dans
l'Église un modèle de vertu. Il me
suggérait que ma vie d'ermite ne servait
à rien, et j'étais tout prêt
à le croire, mais tout à coup une
force m'envahissait et me permettait de
résister.
C'était encore plus difficile,
continue Antoine, quand, au début, le
démon s'adressait à mes instincts de
jeune homme, me faisant toutes sortes de
propositions malsaines qui flattaient mes sens.
D'autres fois, il me terrorisait, quand il voyait
que l'inspiration de mauvaises pensées ne
suffisait pas à me faire tomber. Il
m'envoyait d'affreuses visions : des bêtes
farouches, des serpents, des géants, voire
même une grande troupe de soldats. J'avais
peur, bien sûr, mais il me suffisait
d'invoquer du fond de mon coeur le nom de
Jésus, et toutes ces créatures du
diable s'enfuyaient. Ah ! si le Christ ne m'avait
pas continuellement soutenu, j'aurais souvent
succombé. je récitais aussi les
Psaumes « Le Seigneur est ma force et je
mépriserai tous ses ennemis. »
Je ne suis pas toujours resté
dans la même retraite, bien que j'aie
vécu longtemps dans un vieux tombeau
abandonné et assez vaste. Il m'arrivait de
faire des tournées parmi mes frères
ermites. Je recevais des encouragements, j'en
donnais. Nous avions besoin de nous aider les uns
les autres dans la pratique de notre foi. Les
autres solitaires souffraient des mêmes
tentations que moi. Parfois je leur disais : «
Vous avez trop peur du diable. il a
été terrassé par le Christ, et
toutes ses forces ont été
détruites. Ce n'est plus qu'un tyran vaincu
qui, ayant encore la parole, s'en sert pour nous
adresser des menaces. »
Les chameliers auraient bien
écouté Antoine toute la nuit, mais,
pour repartir tôt le lendemain, il faut
dormir au moins quelques heures. Chacun s'entoure
d'une couverture - les nuits sont fraîches -
et s'assoupit. Seul Antoine se réveille
avant l'aube. Il se met à genoux et prie
dans le silence.
Le voyage en commun dure trois jours et
trois nuits. Quoique solitaire par vocation,
Antoine ne dédaigne pas la compagnie. Sa
ligne de conduite est simple : « Où que
tu ailles, aie Dieu devant les yeux ; quoi que tu
fasses, prends appui sur l'Écriture ;
où que tu sois, ne te presse pas de t'en
aller.»
La caravane s'est arrêtée
dans un endroit vraiment extraordinaire, au pied
d'une montagne rocheuse, abrupte. On
n'aperçoit pas encore la Mer Rouge, mais on
s'en approche : il reste sans doute deux jours de
marche à faire. Quel endroit merveilleux
pour Antoine ! Une source d'eau douce jaillit du
rocher, un ruisseau arrose quelques palmiers.
Pendant le bivouac, l'ermite s'éloigne. Ses
compagnons le croient déjà perdu. Il
suffirait d'un faux pas pour faire, dans ces
côtes pierreuses, une chute catastrophique.
Mais, au bout d'une heure, Antoine revient
triomphant : il a trouvé, au-dessus de la
source, une grotte qui fera son affaire. Son
bonheur est immense, car il pourra enfin vivre
comme Elie. Le lieu ressemble tout à fait
à celui décrit dans le livre des
Rois. La caravane repart, laissant son
étrange passager dans la solitude la plus
totale, non sans l'avoir ravitaillé pour
quelque temps.
Antoine est fou de joie dans cet oasis
où rien ne manque pour subsister. Ses
compagnons lui ont du reste promis de venir le voir
lorsqu'ils repasseraient dans la région.
Antoine aspire à être vraiment seul
avec Dieu. Il croit avoir atteint son but.
Malheureusement, il a compté sans le diable
qui le suit partout. Ce soir-là, Satan se
présente à lui sous une forme
gigantesque et lumineuse - comme un ange - et lui
dit : « Je suis la force et la providence de
Dieu, et je ferai ce que tu voudras. » Antoine
est tenté de croire que, dans ce petit
paradis, l'Éternel en personne vient lui
rendre visite ! Soudain il flaire un piège
et, en proférant le nom de
Jésus-Christ, il crache au visage de ce
fantôme qui s'en va aussitôt. Les
combats recommencent, plus âpres que
jamais.
N'être distrait par personne ni
par rien au monde : voilà son plus
sincère désir. Parfois, quand les
premiers rayons solaires viennent le
déranger dans sa prière, il s'indigne
contre l'astre du jour : « Soleil, qu'ai-je
besoin de ta lumière ? Pourquoi venir me
distraire ? Pourquoi te lever pour me ravir
à la clarté de la véritable
Lumière ? » Il regrette la nuit plus
favorable au recueillement que le jour.
Il doit cependant travailler pour se
nourrir. Bien sûr, les caravaniers ont
repassé et lui ont laissé du pain.
Ses disciples ont aussi repéré sa
cachette et sont venus le voir, lui apportant des
olives, des légumes et de l'huile. Comme il
ne veut absolument pas dépendre d'eux, il
les supplie de lui procurer une bêche.
Grâce à cet outil, il peut cultiver
son jardin. Chaque année il en
récolte les produits et les palmiers lui
procurent des dattes. Il a même assez pour
offrir l'hospitalité à ceux qui
viennent le consulter et qui sont, à son
gré, beaucoup trop nombreux ». Qu'on le
laisse donc seul ! Sinon il n'aura plus le temps de
prier.
Plus tard, les moines qui, dans cet
endroit isolé du monde, continueront
à vivre comme lui, maintiendront des champs
et des vergers à l'intérieur de leur
grand monastère fortifié, et la
source dans le rocher leur fournira continuellement
l'eau nécessaire. ils ne changeront rien
d'essentiel au cadre de la vie de notre ermite, et,
au cours des siècles, au coeur d'une
région montagneuse et désertique,
située à quelque deux cents
kilomètres de Suez et difficilement
accessible, même aujourd'hui, le couvent de
Saint-Antoine, le plus ancien de la
chrétienté, habité par des
moines coptes très hospitaliers,
témoignera toujours de la présence de
l'homme de Dieu dont la
célébrité gâtait
l'existence.
Un jour, des messagers de l'empereur
Constantin lui apportent une lettre de sa part.
Antoine ne met aucun empressement à y
répondre, car il ne se sent pas plus
flatté par cette démarche que par la
visite du plus humble des paysans. Certains de ses
disciples le félicitent de sa
renommée qui va jusqu'à la cour
impériale. « De quoi vous
étonnez-vous ? leur dit-il. Si l'empereur
m'écrit, ce n'est jamais qu'un homme
s'adressant à un autre homme. Ce qu'il faut
admirer, c'est Dieu qui a écrit une loi pour
les hommes et qui nous a parlé par son
propre fils. »
Une autre fois, une
délégation vint en hâte le
supplier de descendre à Alexandrie.
Déjà sous le règne de
Maximien, vers l'an 300, il a été
poussé à quitter momentanément
sa retraite pour se rendre dans cette ville. Les
chrétiens y subissaient alors la plus
cruelle des persécutions. L'ermite
brûlait du désir de souffrir le
martyre avec eux. Il y avait en ce temps-là
une véritable soif de mourir pour Christ.
Même les chrétiens qui
n'étaient pas molestés à cause
de leur foi se livraient aux autorités qui
les repoussaient tant les prisons étaient
remplies. Antoine ne fut point arrêté,
malgré le soutien qu'il apportait aux
prisonniers et à ceux qui travaillaient dans
les mines (c'était un des châtiments
infligés aux chrétiens). Chaque jour,
il assistait aux séances du tribunal et
exhortait ses frères en la foi à
rester fermes jusqu'à la fin. On l'en
chassa, car sa présence importunait les
juges.
Maintenant, la situation est plus grave
que sous la persécution, et c'est la raison
pour laquelle on recourt à lui. Ce sont les
chrétiens, au sein de l'église
d'Alexandrie, qui se querellent entre eux. ils se
jettent à la tête toutes sortes
d'opinions folles qui n'ont rien à voir avec
l'esprit fraternel dont devrait être
animée la recherche de la
Vérité. Certains veulent
manifestement diviser l'église, et c'est
dangereux. Antoine, déjà averti de ce
péril par une vision, n'hésite pas
à traverser le désert arabique et le
delta du Nil pour rétablir la paix dans la
communauté chrétienne. Il commence
à sentir le poids des ans et cependant il
est de plus en plus sollicité par les
malades qui viennent chercher du secours
auprès de lui. S'il y a guérison, il
ne s'en attribue nullement le mérite mais
rend grâce à Dieu pour les miracles
qu'Il ne cesse de faire. Sa modeste intervention se
borne à la prière. Une
dernière fois, il descend de la montagne,
car sachant qu'il va bientôt mourir, il veut
faire ses adieux à tous ses disciples, les
invitant avant tout à
persévérer dans la foi en
Jésus-Christ, « cette foi, dit-il, que
vous avez apprise par les Écriture
».
De retour dans sa grotte, il tombe
malade. Depuis quelques années, deux
solitaires demeurent avec lui pour lui prêter
main forte, car il est très
âgé. C'est à eux qu'il
communique ses dernières volontés. Il
n'a rien à léguer, sinon deux
tuniques et un manteau qu'il destine à ses
meilleurs amis. Mais il émet un voeu formel,
c'est que son corps soit enterré dans un
lieu absolument secret. Puis il prend congé
de ses compagnons : « Adieu, mes chers
enfants, Antoine s'en va et n'est plus avec
vous.» Son corps se raidit, alors que son
visage, même dans la mort, reste toujours
resplendissant de joie. Il en émane un
rayonnement que ses amis contemplent avec
reconnaissance. Antoine avait cent cinq ans, et
l'on était en l'an de grâce 356. Son
souvenir est toujours vivant au bord de la Mer
Rouge et ailleurs.
Sa biographie a été
écrite par son contemporain et ami,
Athanase, patriarche d'Alexandrie, qui
relève, entre autres, ce fait anodin et
amusant - qui met en cause l'hygiène -
« au cours de toute sa vie, Antoine ne s'est
jamais lavé les pieds ».
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