DEUXIÈME PARTIE
RÉCITS ÉGYPTIENS
Introduction
Un savant alexandrin du III e siècle,
Origène, bien connu par ses études du
texte biblique, a écrit : « La
réalité de l'histoire cache partout
des mystères. » Réflexion
à retenir surtout quand il s'agit des
débuts du christianisme, si mal connu faute
de documents. Les récits que vous allez lire
sont basés tantôt sur des faits
historiques certains, tantôt sur des
traditions qui sont tout aussi dignes
d'intérêt. ils concernent des pays
autrefois chrétiens, mais aujourd'hui
appartenant au monde musulman qui en a fait la
conquête au VII e siècle et qui,
après des siècles d'assoupissement,
passe par un réveil formidable. Aussi les
minorités chrétiennes du
Proche-Orient sont-elles remises en cause. Nous ne
parlerons ici que de l'Égypte où il y
a toujours une chrétienté très
active qui vit en paix avec les musulmans.
Néanmoins, depuis plusieurs années
les églises coptes (1) sont
gardées par des soldats, mesure de prudence
contre le fanatisme de certains musulmans devenu
possible.
Carte de
l'Égypte.
Fuis en Égypte !
- J'ai reçu un ordre de marche et nous
devons partir cette nuit.
- Comment ? Tu ne t'es pas engagé
dans l'armée d'Hérode pourtant
!
- Dieu m'en préserve ! Mais,
sais-tu, Marie, ce qui vient de m'arriver ?
Après l'excellent plat de concombres et les
sauterelles rôties que tu m'as servis, je me
suis assoupi sur le tas de paille. je n'en pouvais
plus. Nous avons vécu des journées
fatigantes. La visite des bergers, ce
n'était encore rien. Des gens de notre bord,
quoi ! Et ils sont vite repartis. Ils ne pouvaient
pas laisser leurs troupeaux seuls dans la nuit.
Mais ces mages ! je ne savais même pas qu'il
existait des personnages pareils. Mon
vénéré père m'a souvent
parlé de royaumes lointains. Il a
été chamelier un certain temps pour
le compte d'un riche étranger, et m'a
raconté qu'autrefois des caravanes passaient
fréquemment à travers notre
région. je n'en avais jamais vu
moi-même. Quelle surprise quand ces chameaux
se sont arrêtés devant notre lieu de
séjour ! Oh ! ces mages, ils m'ont vivement
impressionné, et comme ils parlaient une
autre langue, je n'ai pas pu m'entretenir avec eux.
Mais j'ai compris qu'ils désiraient voir
l'enfant et... donner à boire à leurs
chameaux. J'ai appelé notre voisin Ibrahim.
Il était fort embarrassé, le pauvre,
mais il a tout fait pour me rendre service. Et
leurs cadeaux, contenus dans de si beaux coffrets,
qu'allons-nous en faire ? Nous ne sommes pas
habitués à posséder de telles
richesses. Mais depuis qu'ils sont venus, il me
semble que nous ne sommes plus tranquilles. J'ai
remarqué hier des policiers au village. Ils
disaient qu'Hérode les avait envoyés
pour s'informer par quelle piste les
étrangers étaient repartis. Ce matin,
je les ai encore aperçus et je suis certain
que leur présence ici n'est pas sans
relation avec le songe que je viens
d'avoir.
- Tu as eu un songe, Joseph ?
- Oui, Marie. C'est la seconde fois que
cela m'arrive. Tu te souviens, j'ai
été bouleversé quand j'ai
appris que tu allais être mère, et
comme je n'y étais pour rien, une
idée folle m'a passé par la
tète : te quitter ! Mais un ange - oui, un
ange ! je ne saurais pas toutefois te le
décrire, vois-tu, il est parti si vite -
m'est apparu et m'a renseigné sur tout ce
qui s'était passé. Ton enfant vient
du Saint-Esprit, et j'ai pu m'en rendre compte par
la suite : tant de choses merveilleuses ont
entouré sa naissance. L'ange m'a dit de te
prendre comme femme, et il a insisté d'une
telle manière que j'étais vraiment
persuadé qu'il parlait au nom du
Seigneur.
- Eh bien ! cette fois-ci, J'ai entendu
la même voix, elle était encore plus
impérative que la première fois,
comme si nos vies étaient menacées :
« Lève-toi, prends le petit enfant et
sa mère, fuis en Égypte» . Quel
voyage pour nous qui avons déjà tant
redouté le déplacement de Nazareth
à Bethléhem ! Partir en pays
étranger, nous réfugier en
Égypte, où nos ancêtres ont
été si longtemps esclaves, habiter
les villes que, peut-être, ils ont
bâties. Car l'ange a bien
précisé que nous devrions nous y
établir. J'ai retenu ses paroles : «Et
restes-y jusqu'à ce que je te parle ».
Il me parlera donc encore. Nous sommes à ses
ordres. C'est Dieu qui nous conduira. Je suis
certain qu'Il a tout préparé pour que
nous soyons bien reçus. je connais des gens
qui sont allés en Égypte. Ils en sont
revenus enchantés et m'ont assuré que
c'était un peuple très hospitalier.
Ayons confiance ! Autrefois les Israélites
craignaient le Pharaon. Aujourd'hui Hérode
nous chasse de notre propre patrie. Il a peur de
notre enfant. Est-ce possible ? Un être si
faible et si misérable, né, comme
tous les fils de paysans, dans une étable.
Serait-il de sang royal, sans que nous le sachions
?
- Ne discutons pas, Joseph.
Obéissons. Nos bagages seront vite faits.
À part les cadeaux des mages, nous n'avons
rien, et l'âne, je ne sais même pas
à qui il appartient. Dès que la nuit
sera tombée, quittons ces lieux ! Connais-tu
le chemin ?
Ils sont partis, alors que tout le monde
était couché, sans faire de bruit.
Ils n'ont pas pu savoir qui étai t le
propriétaire de l'âne. On leur a
prétendu qu'il n'appartenait à
personne. Chacun a vu cette bête errer dans
les environs. Tous les matins, vers cinq heures,
elle réveillait les gens par sa
manière de braire. Puis un beau jour on n'a
plus rien entendu, et personne ne s'en est plaint.
Seul Ibrahim avait connaissance de sa cachette :
c'était dans l'étable au flanc de la
colline, où devait arriver un certain soir
ce couple énigmatique de Nazareth.
La nuit était belle : un superbe
clair de lune. Il n'y avait pas besoin de lanterne
pour se diriger. Un temps idéal qui
permettait d'avancer rapidement, et pas une
âme sur la route du sud. Les fugitifs ont
atteint Hébron comme ils l'avaient
prévu, mais ils ont évité la
ville et couché à la belle
étoile. Leur grande crainte, c'était
de rencontrer des gendarmes !
Dans leur malheur, ils étaient
réconfortés à la pensée
de suivre les pérégrinations
d'Abraham. À Hébron
déjà, leur ancêtre avait
dressé ses tentes. Voici maintenant la
deuxième étape : Beer-Schéba,
une contrée désertique où
Agar, la servante égyptienne du patriarche,
s'était égarée avec son fils
Ismaël. Dieu pourtant les avait
protégés. Joseph ne doute pas qu'il
en sera de même pour eux. L'eau ne leur
manquera certainement pas. Le fameux puits que vit
Agar et au bord duquel Abraham fit alliance avec le
roi Abimélec existe-t-il toujours ? Oui !
Nos voyageurs sont heureux de le découvrir
et d'y faire une halte bienfaisante, d'autant plus
que le paysage change d'aspect ; la terre devient
rougeâtre. Non pas que la
végétation en soit totalement
absente, mais on n'y trouve plus guère que
de maigres touffes d'herbe blanchies par le
sable.
La route qu'ils suivent, sans être
la plus directe, est la mieux marquée ; elle
passe par Gaza, une ville qui rappelle bien des
souvenirs à Joseph et à Marie
très versés dans les Saintes
Écritures. Gaza, l'une des cinq villes
fortes des Philistins qui ont si souvent
inquiété les Israélites.
Samson y a vécu. Mais la bourgade
reconstruite par les Romains n'a plus rien
d'agressif malgré ses fortifications. Samson
pourrait aujourd'hui se dispenser d'en soulever les
portes comme autrefois. Elles s'ouvrent facilement
aux gens de passage. Les parents de Jésus y
trouvent une banque pour monnayer leur or, et cette
fois-ci ils peuvent loger dans une auberge cossue
où les bêtes sont
séparées des gens. L'hôtelier
redouble d'égards pour ses clients d'une
nuit. Il les appelle même «nobles
voyageurs», car il s'est aperçu que
leur bourse était bien garnie.
Après Gaza, ils rejoignent une
caravane qui se rend à Fakous, sur terre
d'Égypte. Ils doivent presser le pas, les
chameaux marchent plus vite que leur pauvre
âne fatigué et mal nourri. Les
chameliers leur font une proposition : qu'ils
abandonnent cet animal trop lent et qu'ils prennent
place tous les trois sur l'une de leurs bêtes
qui les supportera bien, ils sont si maigres, et il
y aura du lait de chamelle pour l'enfant. Mais
Joseph et Marie, tentés un instant par cette
proposition généreuse, la repoussent
poliment. Ils ne peuvent pas se résoudre
à abandonner leur âne, témoin
de la naissance de leur petit. Voilà
pourquoi ils laissent la caravane reprendre son
rythme normal et continuent leur voyage au petit
trot. ils n'ont plus rien à craindre.
L'Égypte est proche, et Joseph ne redoute
pas la marche.
Il est difficile de suivre pas à
pas la sainte famille en Égypte. Les juifs
ont toujours été nombreux dans ce
pays, et leurs colonies prospères
accueillaient volontiers les exilés. Ceux
dont nous parlons se sont encore
arrêtés dans bien des endroits avant
d'arriver à Héliopolis où la
tradition trouve enfin leur trace. Mais le long du
Sinaï, on a retrouvé les ruines de
très anciennes chapelles qui seraient comme
les bornes de ce voyage.
Héliopolis, la cité qui,
dans les temps anciens, attirait les multitudes
pour adorer le soleil, dans le temple construit en
son honneur et dont il ne reste que des pierres.
Même les religions qui ont connu la plus
grande popularité ont disparu. Un grand
philosophe grec, Platon, a aussi vécu treize
ans dans cette ville, et les pauvres qui ont
trouvé un misérable refuge dans les
ruines n'en savent rien. On n'imagine d'ailleurs
pas un voyageur instruit venir les questionner :
« Où se trouve la maison de Platon ?
» Tout est mort et la sainte famille ne trouve
qu'un arbre sous lequel elle peut s'abriter, car le
soleil est très ardent.
Cet arbre, savez-vous qu'on le montre
toujours dans la banlieue du Caire, à
l'endroit appelé Matarieh, à
côté d'un immeuble moderne. Chaque
jour, des pèlerins vont méditer sur
ce lieu, et la femme qui en a la garde est
habillée comme devait l'être Marie
lors de son séjour en Égypte : elle
porte une ample robe noire et ses cheveux sont
recouverts d'un voile blanc.
Une des
pyramides de Ghiza (anciennement Djizé),
près du Caire, une caravane et barques
à voile sur le fleuve le Nil. (Illustration
extraite d'un ouvrage de Volney publié au
début du XIXe siècle).
Un jour - c'était en 1957 - on a voulu
abattre ce vieux sycomore tout sec, car on avait
besoin de l'emplacement pour bâtir une
maison. Eh bien ! on n'a pas réussi. Le
bûcheron qui a donné le premier coup
de cognée a éprouvé une vive
douleur dans le bras, et il a renoncé
à ce travail que personne n'a voulu
reprendre. L'arbre subsiste : a-t-il vraiment
donné un peu d'ombre à cette pauvre
petite famille pourchassée? Qui sait? On
connaît bien des oliviers plus que
millénaires, et qu'importe après tout
! Il rappelle tout de même une étape
d'un voyage qui ne nous est point
indifférent.
D'autres endroits en gardent aussi le
souvenir. Il y a dans le vieux Caire le plus ancien
sanctuaire chrétien du pays, l'église
Saint-Serge. Bien qu'au cours de l'histoire
mouvementée de l'Égypte, elle ait
été détruite et reconstruite,
les fondations n'en remontent pas moins au Ve
siècle ; elle est située au centre
d'un quartier dont l'aspect n'a pas changé
depuis les temps bibliques. Dans les ruelles
étroites, on voit sortir, des maisons de
pierre grossièrement taillées,
certains personnages qui, par leur costume et leurs
coutumes, semblent contemporains de Joseph et de
Marie, sinon d'Abraham et de Joseph. Suivons-les,
ils se rendent précisément à
l'endroit où la tradition veut que les
réfugiés, palestiniens se soient
rendus. Ils passent sous un portique cintré.
Les maisons aux toits plats, sur lesquels des
cabanes ont été
élevées, ont peu de fenêtres,
et celles-ci sont cachées par des
moucharabiehs, balcons de bois admirablement
ouvragés et placés de telle
manière qu'on puisse jeter, de
l'intérieur, un regard sur la rue sans
être vu. L'église, à
l'extérieur, se présente comme une
muraille unie, et la porte est plus basse que la
chaussée. il faut la chercher, car elle a
des dimensions très réduites. La
porte principale a été murée.
On se trouve dans une ambiance de
clandestinité qui convient à ce lieu
pauvre et délaissé.
C'est la crypte qui nous
intéresse. On descend dans la cave de
l'église un escalier humide, et on arrive
dans une sorte de grotte souterraine. Les gens en
robes amples qui nous ont accompagnés se
sont arrêtés dans la nef, la salle
principale où sera
célébré le culte. Nous sommes
seuls entre ces murs humides semblables à
ceux d'un cachot. Et ce serait là que
Jésus enfant aurait vécu pendant une
partie de son séjour en Égypte ! Il y
avait, paraît-il, une synagogue à cet
endroit, et c'est aux abords de cette maison de
prière que le fils de Marie aurait fait ses
premiers pas. Il se peut aussi que ce soit plus
loin. Les villages se transforment sans cesse, et
peut-être que le Nil était plus
élevé à cette époque.
Dans tous les cas, à un kilomètre de
là, rien n'a changé. Les ateliers et
les masures en boue des potiers tournant des
milliers de vases semblables continuent une
tradition qui remonte bien au-delà de
l'ère chrétienne. J'imagine
volontiers Joseph s'intéressant à
leur travail artisanal, et si, plus tard, il est
monté en Haute-Égypte, comme le veut
encore la tradition, soyez assurés, chers
lecteurs, que ce n'était point par
curiosité touristique. Ce qu'il
désirait surtout, c'était
découvrir sur son chemin une échoppe
de charpentier où il pût exercer son
métier, car l'or des mages, je suppose,
disparaissait rapidement comme avaient
déjà disparu en fumée l'encens
et la myrrhe.
La sainte famille a-t-elle vu le sphinx
et les pyramides qui existaient déjà
depuis près de trois mille ans ? S'est-elle
arrêtée dans la forêt de
palmiers près de Memphis, l'ancienne et
glorieuse capitale de l'Empire égyptien ?
Nous n'en savons rien. Elle a sans doute
remonté le Nil dans l'une de ces barques
à voile qui lentement glissent sur le fleuve
en l'effleurant à peine.
Un jour, nous ignorons où mais
nous savons quand : à la mort
d'Hérode en l'an de Rome 751, soit l'an 4
avant J.C., la Voix retentit dans un songe aux
oreilles de Joseph, la voix de l'ange : «
Retourne au pays d'Israël, ils sont tous morts
ceux qui en voulaient à l'enfant».
(Matthieu 2:20) Quelques semaines plus tard,
Nazareth accueillait deux visages familiers qu'on
croyait disparus à jamais et faisait
connaissance avec Jésus enfant.
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