Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE Il

Les emprisonnements

(1728-1730)

suite

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Une explication

Mais l'auteur se trouve d'accord avec M. Bost pour accepter une hypothèse bien autrement noble et vraisemblable : « Quand, en 1732, écrit le distingué pasteur du Havre, Pierre Durand eut été exécuté à Montpellier et qu'il devint pour sa soeur un saint martyr, quand elle vit se succéder les années sans espérance dans la funèbre tour, elle reconnut dans ses malheurs un châtiment de Dieu. Ne se sera-t-elle pas repentie d'avoir désobéi à celui dont elle vénérait la mémoire, et n'a-t-elle pas pu se représenter que la seule façon de réparer la faute commise à l'égard d'un ministre entré dans la gloire était d'ensevelir à jamais un passé dont elle ne voulait plus ? Telle est l'explication que nous proposons de son attitude. Que d'autres cherchent ailleurs s'il leur plaît. Il nous parait que notre supposition s'accorde avec ce que nous savons de la foi de l'héroïque femme. »

Tous ces malheurs, auxquels nous venons de faire allusion pour la clarté de nos commentaires, se succédèrent en moins de deux années :

Des arrestations en Virais.

Au printemps de 1730 deux femmes furent capturées près de Vernoux pour avoir entouré sur son lit de mort un de leurs coreligionnaires et l'avoir soutenu de leurs prières malgré le prêtre. On les conduisit tout aussitôt à Aigues-Mortes. L'une d'elles, Marie Tracol-Jullian, était enceinte. Dès son arrivée elle fit dresser son testament à la Tour, et le 3 mai 1730 elle eut une fille, que l'on baptisa Isabeau-Constance.

Deuil familial

Le 11 juillet le deuil entrait dans la famille de Pierre Durand : sa petite Jeanne mourait tandis qu'il était en mission aux environs de St-Jean-Chambre, succombant probablement aux suites du manque de soins que sa mère ne pouvait plus convenablement donner en raison de sa vie toujours errante.' L'apôtre allait désormais gravir la voie douloureuse. Déjà il avait été cruellement atteint par la captivité de son beau-frère le galérien, et de son vieux père. Il connaissait les durs combats intérieurs de celui qui persévère dans la défense d'une grande cause, mais au prix du malheur des siens.

Marie Durand est arrêtée

Trois jours après que le fantôme de la mort fût venu visiter son foyer, la cruauté des hommes allait s'exercer sur sa jeune soeur, à l'aube de sa vie conjugale : elle fut arrêtée sur l'ordre de La Devèze, qui s'était servi à cet effet d'un ordre en blanc signé de M. de la Fare, commandant militaire de la province. La Devèze demanda « que la femme fût conduite à la Tour de Constance et le mari au fort de Brescou, pour désabuser les religionnaires de faire de pareils mariages ». L'Intendant transmit cette proposition à La Fare, en l'appuyant : « Ces mariages sont très fréquents, disait-il, dans le Vivarais. Le seul nom de la fille exige qu'on en fasse un exemple. »

De Compiègne La Fare envoya les deux lettres de cachet requises, et le 25 août l'Intendant de Bernage pouvait informer Saint-Florentin que les ordres reçus avaient été exécutés.

Les soldats chargés de la surveillance « se relevaient de poste en poste », tandis que seul un sergent accompagna les victimes durant la totalité du trajet ; il était porteur des « ordres du Roi » nécessaires (les deux lettres de cachet). Les frais de ce douloureux voyage furent prélevés sur « le produit des amendes prononcées contre les « nouveaux convertis ».

A Brescou Matthieu Serres retrouva, nous l'avons dit, le vieil Etienne Durand.

Avant de suivre désormais la prisonnière à la Tour, au long de son interminable captivité, nous donnerons quelques détails sur les lieux et leur histoire antérieure à ces événements.

Aigues-Mortes

Peu de villes en France sont aussi curieuses qu'Aigues-Mortes. Elle garde une enceinte quadrangulaire datant de Philippe-le-Hardi, comportant quinze tours reliées par de hautes murailles. Celles-ci semblent surgir d'une étendue sans relief, dont la plus grande partie est aujourd'hui fixée par des plantations de vigne. Seule la façade sud s'élève directement encore au-dessus de la lagune. Mais aux XVIIe et XVIIIe siècles, le sol était partout mal cultivé et les eaux se mouvaient autour des murs, apportant, l'été, les moustiques et la fièvre, l'hiver, une humidité terrible que ne parvenaient pas à tempérer les vents rigoureux venus du nord.

A l'angle nord-ouest, l'enceinte s'évase pour faire place à la Tour de Constance, de construction plus ancienne que le reste des remparts, puisqu'elle date de saint Louis.

Un auteur du siècle dernier, M. Martins, donne une peinture de cet ensemble dans un style quelque peu apprêté. Mais, lorsqu'il écrivait, le paysage ne devait pas être très différent encore de ce qu'il était au moment de l'histoire dramatique que nous narrons.


LA TOUR DE CONSTANCE

« C'est par une belle journée de soleil, dit-il, qu'il faut contempler les remparts d'Aigues-Mortes. Alors les nuances des teintes dorées, dont le temps les a colorées, se montrent dans toutes leurs dégradations, depuis le bistre le plus foncé jusqu'au blond le plus clair. La tour de Constance surtout semble nuancée tout exprès pour charmer les yeux et exercer le pinceau du peintre et de l'aquarelliste. Près d'elle, les créneaux des remparts se détachent sur le ciel bleu ; les tours saillantes projettent leurs ombres nettement tranchées sur les courtines. A travers les sombres portes, l'oeil pénètre dans de longues rues bordées de maisons basses et blanchies à la chaux comme celles de l'Orient. L'esplanade des remparts, sablonneuse et gazonnée, est déserte et solitaire comme celle d'une ancienne cité abandonnée. Le mouvement est concentré vers le port où les Majorquais déchargent leurs barques remplies d'oranges et de citrons. Non loin des remparts, l'eau blanche des marais salants scintille au soleil. Des amas de sel blanc les entourent, et, au delà, les flots bleus de la Méditerranée se prolongent jusqu'à l'horizon. Souvent le mirage confond et brouille les lignes du paysage : la côte paraît soulevée ; des arbres et des édifices éloignés semblent sortir d'une masse liquide ; des bateaux, naviguant dans le golfe, paraissent bizarrement déformés, doublés ou même renversés. Quelquefois, une troupe de taureaux noirs ou de chevaux blancs à moitié sauvages, descendant des chevaux arabes amenés par les croisés, traversent à la file un marais ou paissent, dispersés çà et là, les herbes salées de la lagune. Quiconque a vu l'Afrique ou l'Orient se croit transporté de nouveau dans ces lumineuses contrées. Ce delta rappelle celui de l'Egypte ; cette végétation est celle du Nil ou du Sahara. On s'étonne presque de ne pas voir des palmiers dépassant la ligne des créneaux, comme à Rhodes, ou groupés le long du canal, comme à Alexandrie. On ne serait pas surpris d'apercevoir une sentinelle turque se promener avec son long fusil sur les remparts. On ne se croit plus en France, on est en Orient : l'imagination l'emporte sur la raison ; elle s'éprend des croisades, et l'homme positif du XIXe siècle devient momentanément un croyant naïf du temps de saint Louis. »

La Tour de Constance mesure 33 mètres de hauteur ; elle a 22 mètres de diamètre extérieur, et ses murs sont épais de 6 mètres. Elle occupait au XVIIIe siècle le centre d'un espace circulaire, bordé du côté de la ville par les remparts. Ceux-ci se prolongeaient ensuite par un mur épais, moins haut qu'eux, et bâti en pierres cimentées. Entre cette enceinte et la Tour se voyait autrefois un fossé. Desséché vers 1670, il était devenu « la conque ». La galerie qui va des remparts jusqu'à la Tour court sur les arceaux qui plongeaient dans cette conque, et que l'on a comblés depuis. « Par ce passage, on aboutissait au château du gouverneur, qui donnait à l'ouest sur un jardin, et à l'est sur une « basse-cour » fermée de murs. Celle-ci s'ouvrait sur une place où l'on voyait, au sud, les casernes, et au nord, la porte principale de la ville, percée dans la tour double de la gardette (1). »

La Tour de Constance

La Tour de Constance, si bien fortifiée, n'a jamais subi de siège. En revanche elle s'offrit aux autorités royales comme un lieu de détention sûr et redoutable, et l'on en fit une prison d'état. Après la Révocation de l'Edit de Nantes, on y retint les « opiniâtres », ceux dont il fallait vaincre la fermeté ou faire des victimes dont l'exemple découragerait peut-être enfin leurs frères obstinés à garder la foi interdite. Deux portes successives conduisaient, en face de la galerie, à la salle inférieure, large de dix mètres, mal éclairée par de hautes meurtrières. Au centre s'ouvre une basse-fosse. Un escalier tournant, ménagé dans l'épaisseur de la muraille, conduit à une seconde salle superposée à la première et semblable à elle. Toutes deux sont voûtés et communiquent par un soupirail médian bordé d'une margelle. Celle du haut prend jour, par une ouverture centrale, sur la plate-forme supérieure de la Tour.

Une tourelle couronne celle-ci, coiffée d'une lanterne de fer. Une sentinelle s'y tenait la nuit.

Les premiers prisonniers pour la foi à Aigues-Mortes.

Dès 1686 les premiers essais de résistance avaient eu lieu dans le Languedoc protestant. L'agitation était vive et, de Nimes et de Montpellier, les premiers convois d'obstinés vinrent peupler les cachots. Aucune menace ne les avait fait plier. « Dieu, écrivait l'un d'eux, pourrait bien, s'il le trouvait bon, lui rendre cet air (l'air d'Aigues-Mortes, si délétère), favorable... et qu'enfin s'Il voulait l'affliger de maladie, il recevrait ce châtiment avec patience, comme venant de sa part... »

A la Tour de Constance la salle d'en bas, plus humide, était réservée aux prisonniers ordinaires ; et celle du haut, moins sombre, aux personnes de quelque distinction. En peu de mois, du 22 juin au 13 décembre, il y mourut seize prisonniers, privés de bois et de chandelle. Les moins malades devaient brûler la paille de leurs lits pour sécher les chemises de leurs malheureux compagnons.


(Cliché Musée du Désert).

REPRODUCTION DE LA TOUR DE CONSTANCE, AVEC LA DISPOSITION DES MURAILLES D'ENCEINTE TELLES QU'ELLES EXISTAIENT ENCORE AU XVIIIe SIECLE


En vain les officiers et les prêtres redoublaient-ils d'efforts pour obtenir des abjurations : un seul captif mourut catholique. Alors les pouvoirs inquiets des mouvements à chaque instant signalés dans la Province et d'autant plus menaçants que la Guerre de la Ligue d'Augsbourg venait de commencer, décidèrent de procéder à des déportations massives pour les Antilles. Un certain nombre de détenus quittèrent la Tour et périrent bientôt après, soit à l'hôpital de Marseille, soit au cours du naufrage qui termina la première traversée. Ils étaient restés fidèles jusqu'au bout à leurs convictions.

Des femmes entrèrent de nouveau, puis d'autres hommes que l'on groupa dans la salle supérieure. Le 27 août 1688, une tartane les conduisit tous à Marseille. Mais la paix ne revint pas dans les Cévennes. On procéda à de nouveaux emprisonnements en vertu des pouvoirs tout arbitraires dont disposaient l'Intendant et le commandant militaire. Mais comme aucun jugement n'était rendu, les malheureux gardaient la disposition de leurs biens, et les testaments que plusieurs purent établir dans ces conjonctures ont permis de conserver leurs noms. Les hommes furent retenus dans la salle supérieure.

La plupart d'entre eux paraissent avoir résisté avec le plus grand courage aux rigueurs exercées contre eux. En particulier, l'ancien soldat suisse Ragatz, arrêté comme suspect d'espionnage et envoyé à la Tour par l'Intendant Bâville s'efforça vers 1689 d'établir parmi ses compagnons « quelque exercice de piété ». Il exhortait aussi les prisonnières par le soupirail.

Cependant, une inscription datant de cette époque, et récemment découverte sur la paroi de l'une des meurtrières, signale la « lâcheté, vilenie, perfidesse » du cévenol Jean-Pierre Rouvière relégué dans le donjon. Après qu'il eût dénoncé le prédicant Bonnemère, et un « guide » dont le difficile métier consistait à diriger de France jusqu'en terre de refuge les huguenots fuyant devant la persécution, il paraît avoir été de ceux qui, lorsque Ragatz voulut encourager ses frères, firent preuve, ainsi que le signale celui-ci dans ses mémoires, de mauvaise volonté et d'une lamentable poltronnerie.

Peu à peu des grâces furent accordées, sans que l'on renonçât pour autant à envoyer d'autres opiniâtres à la place des libérés. Les années passèrent.

Les premiers mois du nouveau siècle furent marqués par la contagion prophétique qui s'étendit bientôt à tout le Languedoc. En juillet 1702 elle aboutit à l'insurrection camisarde. Une foule de « phanatiques » furent envoyés à Aigues-Mortes, mais nous ne possédons que très peu de détails sur eux. A la fin de la révolte Bâville en condamna encore un certain nombre, qui vinrent remplir les cachots de la ville forte.

Une extraordinaire évasion

C'est alors que se produisit, le soir du 24 juillet 1705, l'évasion du chef camisard Abraham Mazel. Né aux environs de Saint-Jean-du-Gard, il avait été l'un des « inspirés » qui déclenchèrent le soulèvement par le meurtre de l'abbé du Chaila, dont il avait été l'instigateur. Après une longue suite d'aventures dont il nous a laissé le récit, il fut conduit à la Tour où il se retrouva en compagnie de 32 hommes. Mais laissons plutôt l'un de ses amis nous raconter son invraisemblable exploit : « Les flancs (meurtrières), dit Elie Marion dans ses mémoires publiés en 1931 par les soins de M. Bost (2), sont fort larges en-dedans de la Tour, mais l'issue en est si étroite qu'on ne saurait y passer le poing. Ils (les prisonniers) bouchaient ordinairement ces trous avec du foin ou de la paille, pour se garantir du froid. La paillasse sur laquelle ils couchaient était dans l'un de ces flancs, qui fut d'une grande utilité, comme on verra ci-après, pour cacher leur manoeuvre... » Sitôt arrivé dans sa prison, Abraham Mazel « eut une inspiration qui lui dit d'avoir bon courage, qu'il sortirait dans peu de temps de ce terrible cachot, nonobstant tous ces obstacles qui lui paraissaient insurmontables... Il leur vint dans l'esprit, en songeant à cela, de faire très secrètement une ouverture dans un des flancs de la dite Tour, qui est bâtie de pierre de taille.

Ce projet ayant été formé entre quelques-uns, ils ne savaient comment le mettre à exécution, parce qu'ils craignaient d'être découverts en le communiquant à tous les prisonniers, s'il arrivait que quelqu'un d'entre eux n'entrât pas absolument dans l'exécution du dessein. Cependant, il n'y avait pas de milieu à prendre : ou il fallait que tous y consentissent, où il n'était pas praticable de l'entreprendre. Plusieurs mois s'écoulèrent dans cette irrésolution... Ils jugeaient qu'il était fort dangereux de communiquer un pareil secret à tant de personnes qui même leur étaient inconnues, quoiqu'elles y fussent toutes pour le sujet de la religion. L'espérance qu'ils avaient conçue de voir diminuer le nombre des prisonniers, qui n'avait été encore qu'à quinze ou seize, fut bientôt changé en son contraire, car on en mit dans l'endroit où ils étaient jusques au nombre de trente et un, qui le fit désespérer pendant un long temps de pouvoir jamais mettre en exécution une telle entreprise.

« Cependant, les inspirations ou avertissements que Dieu donnait à Abraham de temps à autre lui confirmaient toujours ce qui lui avait été la première fois et le même dessein lui revenait sans cesse dans l'esprit. Enfin, la hardiesse de l'entreprendre et l'espérance d'un heureux succès devinrent si forts et si puissants dans son coeur, qu'il ne put plus y résister. L'affaire fut enfin communiquée à tous, à laquelle tous consentirent, un peu plus volontiers les uns que les autres. Voici de quelle manière elle fut mise en exécution :

« J'ai dit que l'allouance (ration) ordinaire de ces prisonniers était le pain du Roi, de l'eau, mais on leur permettait de recevoir des charités, de sorte qu'ils ne manquaient jamais du nécessaire pour le maintien de la vie. Ils avaient du feu en hiver pour se chauffer, et en été aussi, autant qu'il leur en fallait pour cuire la viande (que les bonnes gens leur envoient, ou les moyens d'en faire acheter), de sorte que ce feu qu'ils avaient si commodément leur servit à forger un outil dont ils firent un merveilleux usage. Il se trouva heureusement dans cette prison deux boulets de canon de différent calibre. Ils ébréchèrent un couteau en façon de scie et arrachèrent de la muraille un morceau de fer qui cramponnait deux pierres ensemble. De ce morceau, ils forgèrent une espèce de ciseau : L'un des susdits boulets de canon servait d'enclume et l'autre de marteau... Le couteau leur servait à gratter le mortier qui se trouva au dedans dans l'entre deux des pierres et aussi pour les scier peu à peu. La pièce de fer faite en ciseau servait à faire sauter la pierre par petits morceaux à mesure qu'ils la sciaient par les bords avec le couteau ébréché. Et afin de ne pas faire de bruit, ils frappaient le ciseau avec le plus petit boulet de canon enveloppé avec du linge. »

En quatre jours, ils descellèrent ainsi l'une des grandes pierres de l'extrémité inférieure de la meurtrière, « dont partie se montrait au dehors et l'autre en dedans. La paillasse où quelques-uns d'eux couchaient servait à cacher leur manoeuvre à celui qui venait visiter la prison tous les jours.... ils trouvèrent que le dedans de la muraille de la Tour était bâti avec des pierres de taille... et que dans l'entre deux de cette épaisse Tour, il y avait un vide qui régnait tout autour... (qui leur servit) pour jeter les débris, ce qu'ils furent obligés de rompre, pour pouvoir tourner aisément la grosse pierre qui faisait le passage et la pouvoir tirer en dedans ».

« Cela fait, ils coupèrent par bandes les linceuls (draps) qu'ils avaient, et ils en firent des cordes qui avaient quatorze toises de long (près de 28 mètres), avec lesquelles ils descendirent... ils avaient mis une barre en travers, à l'extrémité du flanc (vers l'intérieur de la Tour), qui était bien affermie par les deux bouts dans la muraille du flanc où ils pouvaient avoir fait des petites échancrures. Ils firent passer la corde par un double tour sur cette barre (ils l'enroulèrent deux fois), afin d'être mieux maîtres (à l'intérieur) de lâcher ou d'arrêter, quand quelqu'un descendrait. Ils avaient attaché à cette corde une pièce de bois d'environ deux pieds de long, qu'ils passaient entre les jambes et s'asseyaient dessus en descendant, et de leurs mains ils se tenaient ferme à ladite corde, que ceux qui étaient dedans lâchaient peu à peu, jusques à ce qu'on touchât terre. Les derniers pouvaient aussi descendre eux-mêmes en attachant la corde à la barre d'en-haut. D'ailleurs, les autres pouvaient aider d'en bas, car la corde était de deux fois la hauteur de l'endroit d'où ils descendirent. Après s'être donc ainsi précautionnés, Dieu mit au coeur d'Abraham de descendre le premier, qu'il fallait que ce fût lui qui fît la planche aux autres. Abraham descendit fort heureusement de la manière que j'ai décrite.

« Pendant qu'ils descendaient, neuf heures du soir sonnèrent et les soldats battirent la retraite. Ce fut un vendredi... (le 24 juillet 1705), six mois après qu'on l'eût mis dans cette prison. Seize autres, desquels je vais donner les noms, se sauvèrent aussi de la même manière, mais l'un d'eux, nommé Boussuge, du lieu de Gallargues, tomba depuis l'ouverture de la prison jusques à terre sans se faire aucun mal. Voici comme cela arriva. Ce Boussuge ayant vu que tout était bien propre pour leur évasion se mit à goguenarder ; l'une de ses plaisanteries fut que, dès qu'il serait dehors, il mettrait son chapeau d'une manière qu'un des côtés menacerait le ciel et l'autre la terre. Il arrivera donc qu'aussitôt qu'il fut sorti du trou, il lui sembla que son chapeau allait tomber. Inconsidérément, il y porta la main pour le retenir et le bâton qu'il avait passé entre ses jambes sur lequel il était comme assis s'étant tourné, il tomba à la renverse. Alors il fit un cri effroyable, se croyant perdu, mais que par bonheur les sentinelles n'entendirent point. Il fallut bien que Dieu leur eût bouché les oreilles. Le dit Boussuge qu'on croyait entièrement brisé fut miraculeusement préservé : « Mon Dieu, dit-il, dès qu'il. fut à terre, y étant tombé sur ses pieds aussi doucement qu'un chat, je n'ai point de mal ! Mais j'ai peur qu'on ne m'ait entendu. » Il en descendit pourtant encore plusieurs autres sans la moindre interruption de la part des sentinelles qui étaient sur la Tour, à la porte d'en-bas et en d'autres postes.

« Mais à minuit précisément, que les dix-sept furent descendus, je ne sais quelle frayeur saisit les quatorze qui restaient ; ils se mirent à crier tout à coup : « Les prisonniers se sauvent, les prisonniers se sauvent ! » Aussitôt, les sentinelles crièrent de toute leur force, l'alarme fut donnée au gouverneur ou plutôt au Lieutenant du Roi, nommé M. d'Ornaison, qui commandait en sa place, et au corps de garde. Mais Dieu permit que ce M. d'Ornaison qui apparemment était affligé auparavant du mal caduc fût pris dans ce moment de cette maladie, de sorte qu'on criait partout l'alarme, les uns d'une manière et les autres d'une autre.

« Par cet accident inopiné, Abraham et les autres eurent le temps de s'entr'aider à sauter la muraille du bassin qui environne la Tour, de passer sur le pont du canal qui vient du Rhône, lequel peut-être à deux cents pas de la Tour ou environ, et enfin de gagner à pieds, au travers des marais qu'on appelle les Palus, où il y a des chevaux et des boeufs sauvages. Le nommé Pierre Devic, qui avait autrefois gardé, les vaches dans ces endroits-là, les conduisit pendant la nuit par un sentier très difficile que peu de gens connaissaient, car plusieurs fois il leur arriva d'avoir les jambes percées par les sangsues qui fourmillaient en certains endroits de ces marais, où il fallait passer nécessairement. Ils se tinrent cachés dans des roseaux jusques au samedi soir 25 juillet, où ils vécurent du pain qu'ils avaient sorti de la prison. Cette nuit, ils marchèrent du côté du Cailar et le lendemain dimanche, ils séjournèrent dans une vigne. De là ils partirent secrètement pour aller chacun vers ses quartiers. »

Ce récit mouvementé nous donne les plus précieux détails sur le régime imposé aux prisonniers.

Précautions

On peut bien penser que des mesures furent prises pour éviter le retour d'un pareil événement dont le bruit se répandit dans toute la province. On établit de nouveaux postes de garde et l'on ferma définitivement les meurtrières par les hautes grilles que l'on y voit encore. La Tour garda ses prisonniers plusieurs années durant. Vers 1711 ils furent enfin libérés. Quelques femmes cependant y retournèrent sur les ordres de Bâville, mais sans que leur détention semble s'y être longtemps prolongée.

Des femmes à la Tour

En 1718 le rigoureux Intendant laissait enfin le pouvoir qu'il avait si durement exercé. Mais c'était le moment où l'effort de reconstitution des Eglises poursuivi par Court et Corteiz commençait à porter ses fruits. Bien vite de nouvelles mesures furent prises contre les religionnaires qui eurent le malheur de se laisser surprendre ici et là en se rendant ou en assistant aux assemblées interdites. Plusieurs femmes prirent de nouveau le chemin du vieux donjon. Toutefois, les pasteurs, désormais en relations avec les nations protestantes d'Europe, allaient maintenant dénoncer au près et au loin ces iniquités.

Encore des prophétesses

A côté des huguenots fidèles aux règles dictées par des conducteurs passionnément attachés à la discipline et à la mesure, il y eut encore de temps à autre des « inspirés ». En particulier l'affaire des « Multipliants », en 1723, et le jugement porté contre eux en augmentèrent le nombre. Il s'agissait d'une secte aux coutumes étranges dont les membres se réunissaient à Montpellier chez une veuve, Anne Verchant. L'ancien prédicant-prophète Vesson, qui n'avait pas consenti à suivre Court et Corteiz dans leur effort de retour à l'ordre, en était devenu le principal animateur.

 

En 1725 trois femmes vivaroises entrèrent à la Tour, dont l'une, Marie Béraud, était aveugle depuis l'âge de 4 ans. Elles avaient été arrêtées après la surprise d'une assemblée à Gluiras. D'autres encore les rejoignirent en 1726 et 1727, dont nous avons signalé les malheurs en leur temps.

Misère à la Tour

Alors la misère était grande à la Tour. « Les prisonnières, écrit M. Ch. Bost, étaient officiellement réduites « au pain et à la paille ». Le pain était fourni par un boulanger de la ville, qui recevait 3 sols par jour pour la livre et demie qu'il remettait à chaque prisonnière. Le major d'Aigues-Mortes veillait à la distribution. Il se plaignait de ne rien recevoir pour sa peine, obtenait de temps à autre une gratification, demandait vainement un « geôlier » qu'on ne lui accordait pas, et dut se contenter de quelques rations de pain supplémentaires dont il nourrit une servante qui lui était indispensable « par rapport aux prisonnières ». C'était aussi le major qui avait la charge de fournir la paille pour les paillasses des lits. Mais il devait insister auprès de l'Intendant pour obtenir les crédits nécessaires. En 1726, disait-il, « les seize prisonnières n'ont ni paille, ni paillasse, par rapport à l'humidité qui cause que tout se pourrit ».

La misère aidant il est probable que quelques discordes surgirent alors entre les captives. Les agitations des inspirées durent y contribuer pour une grande part. Les pasteurs en furent informés et Court crut bon d'intervenir avec son habituelle autorité :

Lettre pastorale aux prisonnières.

« Mes très chères soeurs, leur dit-il, vous ne doutez pas que les souffrances du fidèle ne soient très glorieuses, et qu'elles ne lui procurent de très excellents avantages. Elles le rendent conforme à Jésus-Christ, dont la vie a été un tissu continuel d'afflictions. Elles le mettent à couvert de bien des tentations auxquelles les prospérités temporelles l'exposent. Elles lui procurent des consolations intérieures dans cette vie, et elles doivent l'élever enfin au comble de la gloire et de la félicité. Mais, afin qu'elles soient suivies de cet heureux effet, vous savez qu'elles doivent être supportées avec patience et dans une parfaite soumission aux volontés suprêmes, dans la vue de glorifier Dieu, d'édifier l'Eglise et de remplir le devoir d'un fidèle disciple de Jésus-Christ... Pensez-y bien, nos chères soeurs, afin que, souffrant pour la justice, vous ne perdiez point le fruit de vos peines par une mauvaise conduite. »

Puis, faisant allusion aux bruits défavorables qui couraient sur leur compte, le pasteur ajoutait: « Vous n'ignorez pas, sans doute, qu'il nous est revenu que la paix n'était pas tout à fait bien établie parmi vous, et je ne dois pas vous cacher que cela donne un grand scandale à tous ceux qui veillent sur votre conduite et qui ont l'oeil sur vous pour soulager vos peines et vos souffrances. Au nom de Dieu, mes chères soeurs, que les choses n'aillent plus ainsi ! Bannissez du milieu de vous l'esprit de discorde et de division. Faites-y vivre celui de la paix et de la concorde. Aimez-vous non seulement comme des soeurs, mais comme des personnes qui souffrent pour une même cause. Supportez charitablement les défauts les unes des autres. Ne vous exposez jamais pour un rien, pour une bagatelle, pour une injure, à perdre la protection divine, la bienveillance de vos frères et la paix de vos âmes... Occupez-vous des choses bonnes et saintes ; nourrissez vos âmes de la parole de Dieu, et ne courez plus après les chimères dont vous avez si souvent éprouvé la vanité et le néant. Il n'y a que la parole divine qui puisse vous rendre sages, vous instruire et vous rendre accomplies en toute bonne oeuvre. »

Il faut voir, dans ces dernières lignes, un avertissement donné aux prophétesses. Il s'accorde avec les décisions déjà prises par les « synodes du désert ». aux termes desquelles seule l'Ecriture était tenue comme autorité souveraine en matière de foi : nécessaire réaction contre les fantaisies qui avaient jusque-là prévalu chez le plus grand nombre des prédicants.

Le pasteur achève son exhortation en ces termes ; « Le Dieu de paix soit à jamais avec vous ! Que l'esprit de consolation vous soit abondamment fourni !

Dieu veuille abréger vos peines et les couronner surtout un jour de l'immortalité bienheureuse. Amen. »

Notre historique a rejoint l'époque qui précède immédiatement celle de l'arrestation de Marie Durand.

Marie Durand entre à la Tour

Lorsque celle-ci franchit le seuil de la vieille Tour, la salle où elle devait résider (était-ce celle d'en bas ou la plus élevée ? nous ne savons) offrait le spectacle suivant : les meurtrières avaient été garnies de planches ou peut-être de tentures destinées à briser les courants d'air, malgré tout trop sensibles encore. Dans l'une d'elles, située près de la cheminée, et séparée de la salle par une porte basse, on avait aménagé les « lieux communs » ; le visiteur peut voir encore les cavités préparées pour recevoir les poutrelles qui supportaient un plancher grossier. La prison elle-même était meublée de quelques bancs, de paillasses avec des draps et des couvertures, appuyées sur des tréteaux. Le tableau de Mlle Lombard offre donc à cet égard, dans son émouvante évocation de la dure prison, une réelle exactitude.

Des jeunes enfants à la Tour

Vingt-huit femmes au moins étaient alors enfermées. Suzanne Mauran, incarcérée depuis quelques semaines avec sept autres de ses compagnes nîmoises, venait elle aussi de donner le jour à un fils, le 17 août: on se souvient que Marie Jullian avait eu une fille le 3 mai. Deux tout jeunes enfants faisaient donc entendre leurs cris dans ce réduit, témoin de tant de détresse et de fidélité.

Parmi les captives les unes venaient du Languedoc ou même de provinces plus éloignées, et quelques autres du Vivarais. Rappelons les noms de celles-ci : Marie Béraud, l'aveugle ; Madeleine Marion, Antoinette Gonin et Marie Vernès, prophétesses ; Suzanne Tracol et Marie Guéraut, enfin Marie de la Roche, dame de la Chabannerie. Avec elles, mais sans. qu'on puisse l'affirmer avec certitude, Jeanne Rieutord : nul document ne fixe la date de sa libération ou de son décès.

La longue épreuve commençait. Rude émotion pour celle qui, dans sa grande jeunesse, venait de connaître depuis quelques mois tant d'alertes et de déchirements. Mais sans doute était-elle mûrie par ces expériences. Sa foi était forte et sa piété profonde. Pendant trente-huit ans elle allait - sans qu'on sache si ce mot gravé sur la margelle centrale de la salle supérieure est d'elle ou de quelque captif ou captive des années précédentes ou postérieures - « REGISTER ».


Reproduction spécialement autorisée par le Musée du Désert).
LES PRISONNIÈRES DE LA TOUR DE CONSTANCE
Tableau de Mlle J. Lombard.


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(1) « Martyrs d'Aigues-Mortes », par Ch. BOST, p. 10. Editions « La Cause », p. 1923. 

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(2) Mémoire inédits d'Abraham Hozel et d'Elie Marion sur la guerre des Cévennes (1701-1708). Publication de la Société huguenote de Londres, éditée par Ch. BOST. Fischbacher, 1931.
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