Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

Les premières années

(1730-1732)

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La vie à la Tour

L'épuisante monotonie des jours semblables les uns aux autres commençait. Elle ne devait être interrompue que par les menus incidents de la vie à la Tour, les arrivées nouvelles ou les départs des prisonnières, et les nouvelles reçues du dehors.

Les captives n'étaient pas privées de toute communication avec l'extérieur : nous en avons une preuve entre beaucoup d'autres dans le fait qu'en 1879 on retrouva dans la salle supérieure, au fond d'une meurtrière de la Tour, une vieille paillasse où voisinaient avec des débris divers, quelques lettres, des chaussures de femmes, de jeunes filles, et trois petits souliers d'enfants. Les chaussures de femmes étaient très pointues ; le talon très haut, dans le genre de ceux des souliers de bal ; seulement il était en bois recouvert de cuir. La paillasse renfermait aussi plusieurs nippes, des fragments de vaisselle et quelques morceaux de verre ouvragé. Les plus curieux de ces objets sont une cuiller en métal, étain ou argent, et une petite poulie en buis, qui devait probablement servir à faire monter la correspondance. On la maintenait aux barres de fer au moyen d'une forte corde de soie. Les lettres et la forme élégante des souliers de femme semblent établir que les « bourgeoises » de Nimes arrêtées en avril 1730 avaient été reléguées dans la salle la plus aérée. Parmi elles se trouvait Suzanne Jullian. Sa belle-mère la félicitait en septembre de la toute récente naissance de son fils : « Mademoiselle et belle-fille, disait-elle, je vous félicite du fils que Dieu vous a donné, et moi, qui vous embrasse de tout mon coeur, vous souhaitant mille bénédictions et que Dieu vous le veuille conserver par sa sainte grâce. Je vous envoie deux bancs (tréteaux) pour un lit, et cinq planches.... deux linceuls (draps) et des serviettes... »

Des lettres de l'extérieur

Quelque temps après, Barthélémy Mauran écrivait lui-même à sa jeune femme:

« La présente soy rendue à Suson Mauranne, à la Tour de Constance :

« Ma très chère épouse,

« Après avoir reçu [votre lettre, j'ai eu] un sensible plaisir d'apprendre [que vous êtes] en parfaite santé, comme aussi [notre enfant], ce qui me cause bien de la joye. J'ay resté quinze jours [malade ;] à présan, grâces au Seigneur, je suis remis et en état de travailler. Je vous [diray] que je ne suis plus chez Issoire. Je suis chez Albesa (?) Vous me dites que je [trouve] moyen de faire une somme d'argent. Je vous diray que j'ay sollicité tous mes amis pour cella et je n'ay peu réussir en rien. C'est ça qui me causa ma maladie, dont je ne croyais plus me lever, et par ainsi, dans la situation dans laquelle je me trouve, je ne puis faire aucune somme, ni grande ni petite. Par ainsi, il faut remettre la chose entre la main de Dieu qui peut tout, quand il luy plaira, par sa miséricorde, luy metre sa sainte main. Les cocons -que vous avez, s'ils sont faits, je les envoyerés chez M. Cam... qui vous envoiera l'argent...

« Je suis avec tout l'attachement possible, ma chère épouse, votre très humble et très affectioné mary : Barthellemy MAURAND. »

Une autre captive, Elisabeth Michel, femme d'Antoine Jullian, reçut aussi une lettre de son mari en date du 16 décembre 1730. Elle avait été adressée à Mme la major de St-Aulas, qui devait la remettre à la prisonnière. Jullian parlait des démarches tentées pour sa libération, puis, dans sa foi vivante, il ajoutait : « Je n'ai plus rien à vous dire, sinon que vous vous reposiez toujours sur la Providence et d'attendre constamment, sans vous inquiéter, parce que, dans le moment que nous y penserons le moins, ce sera alors que votre délivrance se terminera et que Dieu vous fera éprouver combien il est pitoyable envers ceux qui le révèrent. »

Un peu plus tard, il informait encore sa femme qu'il se préparait à lui envoyer une robe qu'elle avait demandée.

Un autre billet apprenait vers la même époque à Isabeau François que son mari avait envoyé une paire de bas de soie (il en était fabricant) à « M. Lafont », sans doute un habitant d'Aigues-Mortes qui prenait soin d'elle ; et qu'il faisait dévider des cocons « pour Madame la major ».

Il semble que les familles des prisonnières aient pu obtenir ainsi des majors ou de leurs femmes certains services dont elles leur témoignaient ensuite une reconnaissance effective. Le lieutenant du Roi ne s'opposait pas à ces complaisances car les majors étaient dans une situation précaire aggravée encore par la perpétuelle négligence des bureaux de l'Intendant à Montpellier.

Les captives relevaient directement de leur autorité ; on comprend qu'elles aient cherché à améliorer - ou à faire améliorer - leur sort par de tels moyens.

Les parents de Marie Durand s'étaient efforcés eux aussi d'entrer en relations avec elle. Son vieux père lui écrivit du fort de Brescou, le 17 septembre 1730, une lettre significative.

Matthieu Serres venait de le rejoindre depuis quelques jours. Ayant tout perdu, l'ancien greffier n'en gardait nulle rancune à son fils, et ses lignes, que nous transcrivons dans leur orthographe exacte, en disent long sur ses sentiments véritables :

Une lettre d'Etienne Durand à sa fille

« Monsieur le lieutenant du Roy d'Aigues-Mortes, pour rendre s'il lui plaît à Marie Durand, prisonnière à la Tour de Constance.

« Ma fille, l'auteur de la nature a permis que depuis mon âge de cognoissance je suis esté toujours dans des épreuves, dans de souffrances et de perssecutions de toutes parts et je voy quelles aumentent (augmentent) de degré en degré, mais remerciant à Dieu je me suis toujour conssollé et met ma confiance en Luy, en nonobstant tous mes malheurs jamais rien ne m'a manqué pour mon entretien et de ma famille, ainsy mon enfant je vous écrit que de (quelques) mos pour vous prié de ne vous chagriné pas en rien que ce soit au contraire de vous réjouir au Seigneur par des prières, par des psaumes et des cantiques à toute heure et à tous moments et par ce moyant (moyen) le Seigneur vous donnera la force et le courage de supporter toutes les afflictions qui peuvent vous arriver et dire comme David : « Tant plus de mal il me vient tain plus de Dieu il me souvient. » Il ne faut pas regretter la bienséance que vous avez car vous voyez que votre frère a tout quitté pour travaillé à leuvre du Seigneur et qui nauze (qu'il n'ose) point paraître en publy (public) et pourtam je croit quil ne pert point courage, faites-vous en de même. Dieu vous fait une grande grâce de ce que vous avez pour compagnie nos soeurs de la Traverse (Antoinette Gouin et Marie Vernès) et des Boutières (Suzanne Tracol et Marie Guéraut, Marie de la Roche) s'ils sont en vie sain oublier les autres qui soin du même coingt auxquelles votre fiancé et moy nous recommandons à leurs saintes prières nous en faisons pour tous de même tain pour nos ennemis que nos amis. Que Dieu leur face La grâce de reconnaître le tort quil nous font et se font à eux-mêmes. Je vous fis reponce sur celle que m'avez écrit du mois de mars pour aprover vostre mariage mais elle ses (s'est) perdue au buraud de même sur celle de juillet. Et pour lors vous étiez arrettée et ensuite jen'ay (j'en ai) envoyé une à Beauregard mais vous avez dut partir jay envoyé au couzin Boursarié (notaire à Pranles) davoir soint de mes afaires et de mais meubles. Vostre fiancé ce porté bien, il couche avec moy dans un bon lit et j'espère avec l'ayde de Dieu il aura la liberté dans le fort comme moy pour veut (pourvu) qu'il soit passiant et sage comme je croix, je vous recommande encore une fois de prandre passiance et suis votre père, E. Durand. »

Cette lettre, aux caractères tremblants, visiblement tracés par un vieillard, donne d'intéressants détails sur le régime des prisons de Brescou. Mais elle ne parvint jamais à la Tour. Interceptée, elle retira aux juges toute illusion sur les opinions du captif, et lorsque celui-ci fit parvenir au garde des sceaux lui même un placet par lequel il tentait de s'innocenter et de disculper son fils « parti seulement par libertinage et non par motif de religion », l'Intendant, averti, répondit qu'il serait de trop mauvais exemple de rendre sa liberté à ce huguenot obstiné, « très> estimé des gens de sa secte ». Le greffier resta au: fort. Il y était encore en 1739 ; une liste de prisonniers pour la foi imprimée sur les instigations d'un Synode à Nimègue le signale expressément. L'ordre de libération ne fut donné que le 15 septembre 1743 par le rigoureux Saint-Florentin. Le vieux religionnaire trouva la force de rentrer au Bouchet-de-Pranles où il vécut quelques années encore. Mais aucun document ne permet de savoir si, pendant et après sa captivité, il put correspondre avec sa fille.

La dernière lettre de Matthieu Serres

A ces lignes s'en ajoutent d'autres, de Matthieu_ Serre lui-même à sa jeune femme :

« Ma très chère mie,

« Je vous écris ces lignes pour vous assurer de mes respects et pour vous témoigner l'extrême regret de notre séparation et éloignement, dont j'avais perdu entièrement l'usage du boire et du manger, que je n'aurais jamais recouvré, si mon cher beau-père prétendu ne m'eût rassuré par sa chère présence, par ses conseils et par l'espérance qu'il me donne d'une prompte réunion et de mille bienveillances pour vous et pour moi. Plût à Dieu que vous eussiez auprès devous pareilles consolations ! Il ne me reste plus qu'à soupirer après le moment de nous voir tous trois ensemble, et de vous assurer que j'ai l'honneur d'être plus que personne votre affectionné serviteur.

« SERRE. »

Ce billet était suivi de ce long post-scriptum : « Mon très cher et très aimable coeur, je vous prie d'avoir la bonté de faire mes compliments à Mlle de la Chabannerie et à toutes celles qui sont avec vous dans la Tour de Constance, quoique je n'aie pas l'honneur de leur connaissance. Je vous prie en grâce et au nom de Dieu de me consoler par une réponse, et de me donner avis si vous avez besoin de quelque chose. Je prie Mlle de la Chabannerie de vous protéger et de vous consoler, et je vous prie, ma chère mie, de la croire comme si elle était votre mie. »

Marie Durand oublie Matthieu Serres

Il ne paraît pas que la correspondance entre les époux se soit beaucoup prolongée. Nulle part nous ne retrouverons désormais le nom de Serre sous la plume de la prisonnière. Elle l'oublia, ou elle voulut l'oublier.

En 1746 il obtint de l'Intendant qu'il demandât sa libération à Versailles. St-Florentin la refusa. En 1750 cependant le pasteur vivarois Peirot annonçait à Court que le malheureux venait d'être libéré. Il avait passé vingt années dans le sombre fort. Charles Coquerel, dans son « Histoire des Eglises du Désert », a reproduit l'ordre donné par le chancelier à cet effet. L'ancien captif quitta la France pour le Refuge. Il était âgé de soixante ans au moins.

Anne Durand se réfugie en Suisse

Anne Durand était activement recherchée. On pensait sans doute que ces poursuites détermineraient la retraite de son mari. Mais à la fin d'octobre 1730, à peine remise des fatigues de sa troisième maternité ' elle put se réfugier en Suisse, à Lausanne, laissant en Vivarais ses deux enfants trop jeunes pour supporter un tel voyage. Le second, né le 28 juillet, n'avait que quelques semaines encore.

Marie apprit-elle cette nécessaire mais déchirante séparation ? Nous ne savons. Vers le même moment elle était portée vers des sentiments nouveaux et son frère l'apprit. Fut-ce par quelqu'une de ses lettres, ou par les renseignements reçus d'un de ces voyageurs vivarois qui parfois se rendaient jusqu'à Aigues-Mortes et parvenaient à se mettre en rapports avec les prisonnières, nous l'ignorons encore. Mais le 17 février 1731 le pasteur écrivait à Court que la captive « reconnaissait maintenant le tort qu'elle avait eu de ne pas suivre le conseil de ses amis ». Il faut sans, doute voir dans cet aveu son regret du mariage qu'elle payait de sa liberté.

Anne Durand avait retrouvé à Lausanne Antoine Court et le jeune proposant vivarois Jacques Boyer, parti là-bas pour y compléter ses études au séminaire. La notoriété de son mari l'avait précédée. Elle reçut l'accueil le plus affectueux. Mais tout ceci ne parvenait pas à dissiper ses inquiétudes. Elle n'avait aucune ressource régulière, elle songeait à son compagnon toujours exposé, à ses enfants qu'une dénonciation conduirait sûrement au couvent. Ses nuits étaient troublées, et son mari qui s'en rendait compte s'appliquait à la rassurer en d'admirables lettres où le badinage voisinait avec les exhortations les plus pressantes.

Isabeau Sautel - Rouvier est emprisonné elle aussi.

Mais De Bernage allait mettre le comble à la mesure. Isabeau Sautel-Rouvier, en femme experte à gérer ses biens, avait pris de très évidentes précautions pour se mettre à l'abri des suspicions dont elle ne devait pas manquer, semblait-elle, d'être l'objet un jour ou l'autre. Elle n'hésita pas à compromettre la sécurité de sa fille en voulant la faire partir trop tôt en Suisse, alors que rien n'était prêt pour le voyage, puis en s'efforçant, plus tard, de la retenir au contraire avec elle, afin de donner le change et de laisser croire que le mariage avec le pasteur n'avait pas eu lieu. En outre, par divers contrats, elle s'était engagée à déshériter ceux de ses enfants qui viendraient à être condamnés pour cause de religion. Disons d'ailleurs qu'il ne faut sans doute voir dans cette mesure qu'une disposition destinée à sauver .l'intégralité de son patrimoine. En cas de poursuites suivies d'un jugement régulier la régie royale avait le droit de confisquer les biens des condamnés. Il importait donc de les soustraire à ses entreprises, et les actes passés par la veuve du notaire royal de Craux tendaient bien plus à ces fins qu'à décourager ses enfants de faire ouvertement profession de leur foi.

Tant d'habileté n'aboutit pas à préserver la mère trop intéressée. Le 18 mars 1731 elle était arrêtée à son tour, aux environs de St-Fortunat. Toute la famille du pasteur est maintenant dans les cachots son vieux père à Brescou, avec son gendre Serres son beau-frère Pierre Rouvier à Marseille, où il rame depuis 1719 sur la galère « La Brave » ; sa belle-mère dans les geôles de Tournon, en attendant d'aller rejoindre Marie à la Tour de Constance où elle arrivera, en effet, vers le mois d'avril. Devant La Devèze qui l'interrogea quelques jours à peine après sa capture, elle s'était pourtant défendue avec énergie d'avoir jamais pris part aux assemblées ou de s'être faite la complice des prédicants. Mais ses dénégations furent vaines.

Marie Durand malade

Lorsqu'elle entra dans sa geôle, Marie Durand venait d'y subir un premier accès de paludisme provoqué par le climat insalubre de la région et qui allait, hélas, être suivi de beaucoup d'autres au cours des années qui suivirent.

Il ne semble pas qu'Isabeau Sautel ait fait preuve vis-à-vis de sa jeune compagne de captivité, qui lui. était alliée, d'une particulière bienveillance. Elle ne pardonnait pas au ministre d'avoir amené le malheur dans sa famille, et son attitude vis-à-vis de lui et des siens fut toujours d'amer reproche. Marie devait être beaucoup plus généreuse et répondre aux duretés de la vieille prisonnière par d'inlassables attentions.

Pierre Durand, en écrivant à sa femme le 18 mai, s'était bien gardé de lui annoncer l'incarcération de sa mère. L'exilée l'apprit par des voles indirectes, s'en montra très affectée, puis exprima son regret de ce que son compagnon ne l'en eût pas avertie.

Le pasteur venait alors d'avoir des nouvelles directes des captives par un voyageur qui s'était rendu à Aigues-Mortes et les avait visitées. Il répondit vigoureusement :

« Tu veux savoir l'affaire de ta mère ; je n'aurais. pas manqué de t'en instruire si je n'avais pas su que les chagrins te sont funestes et que tu en prends plus qu'il n'en faut et plus que tu ne devrais... S'il était permis, je ferais bien des réflexions. Souviens-toi qu'on voulait, à toute force, que tu demeurasses au Pont-de-Dunière dans un temps plus difficile que celui auquel elle y a habité, et qu'on ne craignait pas de t'exposer, pour se mettre à couvert d'une peur imaginaire. Souviens-toi qu'on t'a chassée de la maison le plus injustement et le plus malhonnêtement du monde. Souviens-toi des faux bruits qu'on faisait courir que ta mère était menacée, quoiqu'il n'en fût rien, mais dans le dessein d'avoir une lettre de toi, par laquelle tu confessasses être à Genève... Je ne puis m'empêcher d'admirer la Providence, voyant qu'elle conduit les choses d'une manière si juste et si sage. Elle veut qu'une mère barbare, s'il m'est permis de le dire, éprouve elle-même les maux auxquels elle ne se faisait point de peine d'exposer, de la manière la plus injuste et la plus cruelle, une sage et pieuse jeune fille. Elle attend que cette innocente fille soit sortie du royaume :

1° afin qu'elle ne risque rien ;

2° afin qu'un n'ait point de prétexte de dire qu'elle soit la cause de la prise de cette dure mère. Elle veut que cette mère 'soit arrêtée au lieu même où elle ne craignait pas d'exposer sa fille, dans un temps beaucoup plus difficile et plus fâcheux. De tout cela, je conclus que ce châtiment procède de l'amour de Dieu... Grâce au ciel, sa conscience s'est réveillée. Elle connaît aujourd'hui le tort qu'elle a fait, s'il est vrai ce qu'on m'a dit.

« ... Je tire une seconde conclusion : c'est que tu ne dois pas te chagriner, puisque tu vois que Dieu se sert des moyens que bon lui semble, mais toujours de la manière la plus sage, pour amener à Lui ceux qui s'en éloignent, et que, loin de te chagriner, tu dois adorer en silence la justice, la sagesse et la bonté de ce Dieu bienfaisant. »

Le proscrit donnait pour finir quelques détails sur sa famille : « ... Le garçon qui me parlait de ta mère le 24 de ce mois, avait vu ma soeur, qui se portait à merveille. Elles sont ensemble avec Mlle la Chabannerie, d'Albon, et Marie Vernet, de la Traverse. Elles ne sont pas trop mal... Nos affaires vont toujours leur train. Le nombre des mariages que j'ai bénis passe celui de quatre cents depuis quelque temps et ceux de M. Lassagne vont accomplir la centaine. Nos assemblées grossissent beaucoup, et nos peuples sont assez remplis de courage...

« Ta lettre vint me trouver à Saint-Agrève. Elle y avait reposé deux jours. Je ne sais si c'était pour se remettre des fatigues de son voyage. Quoi qu'il en soit, j'avais plus besoin de repos qu'elle puisque j'étais saisi au collet par un rhume qui me laissait à peine la respiration. Grâce à Dieu, il me laisse peu à peu. Je le dois aux fontaines de cette montagne.

« Adieu, ma chère amour, je languis bien de te voir ; oui, sûrement, je languis ; mais il faut attendre le temps, et je l'abrégerai autant qu'il me sera possible. En attendant, je te recommande à la sainte protection du Seigneur, et je suis, avec autant de tendresse et d'affection qu'on le peut, tout à toi. »

En dépit du ton léger que l'on trouve parfois dans cette lettre, Pierre Durand était inquiet : malgré toutes les précautions prises, les hôtes chez qui logeait sa petite Anne l'avaient fort mal soignée :

Les enfants de Pierre Durand

« ... A l'égard de nos deux enfants, devait-il écrire à sa femme le 11 août 1731, ils se portent bien, comme je vous ai dit, mais, pour vous les envoyer encore,, comme vous me le demandez, il serait impossible qu'ils supportassent la fatigue du voyage. La fille, quoiqu'elle ait ses deux ans le quinze de ce mois, ne marche pas encore seule. Elle a été si maltraitée par la Chambonne (la femme Chambon), que, lorsque je la lui ôtai, le 22 avril dernier, elle ne se soutenait pas plus qu'un enfant de deux jours. Jugez si elle peut faire de grands sauts. Pour le fils, il a été assez heureux en nourrice, depuis sa première exclusivement ; mais un enfant d'un an ne peut s'hasarder à un voyage si long et d'ailleurs il n'est pas sevré. Ainsi souffrez, s'il vous plaît, que je les garde jusqu'à ce qu'ils soient en état de vous être envoyés ; après quoi, vous les aurez à votre tour. Ma fille me rappelle dans la mémoire ma pauvre Tonton (Jeanne, l'aînée des enfants du pasteur, décédée le 11 juillet 1730). Elle n'a pas les mêmes traits, mais elle a la même voix et à peu près les mêmes manières. Il y a lieu de craindre qu'elle portera la jambe un peu de travers. Mais cela ne l'incommodera point du tout, et à peine se connaîtra-t-il. Il y a même des médecins qui me font espérer que cette jambe se remettra comme l'autre. Elle n'y sent point de mal. Elle est éveillée, que c'est une merveille et d'assez bon naturel, béni soit Dieu ! Ses hôtesses saluent sa chère mama. »

L'enfant, dont les premières années avaient été marquées de tant de privations, devait en porter le poids durant toute sa vie. Mais, héroïque, son père n'en poursuivait pas moins envers et contre tout son ministère de douleur...

Il donnait encore à sa femme, dont on a pu comprendre au travers de ces lignes le désir de recueillir auprès d'elle ses enfants en danger, quelques nouvelles des captifs : « Votre mère se porte assez bien, Dieu soit béni, de même que mon père. Ma soeur a la fièvre... »

Une nouvelle prisonnière était sans doute arrivée à cette époque : Marie Monteil, de Marcols, en Vivarais, enfermée elle aussi sur le vu d'une simple lettre de cachet.

La maison du Bouchet-du-Pranles abandonnée

Depuis longtemps, la maison du Bouchet-de-Pranles était abandonnée. Aussi Pierre Durand, auquel les églises ne parvenaient pas à payer son trop maigre traitement, prit-il la décision de vendre successivement, en mai 1731 la vaisselle d'étain, puis en août le mobilier. Toutefois, il avait mis de côté le rouet de sa femme qu'il avait retrouvé là et qu'il se proposait de lui faire parvenir à Lausanne. L'envoi en fut fait le 12 octobre. Il comportait en outre des couvertures et des étoffes diverses.

Le pasteur dut se rendre sur ces entrefaites en Languedoc, où l'appelait l'affaire Boyer. Le pasteur de ce nom, à la direction duquel étaient confiées les églises des Basses-Cévennes, avait toujours fait preuve envers ses collègues d'un esprit entier et quelque peu méprisant. Or, en avril 1731, il fut accusé d'immoralité. La preuve de sa faute ne fut jamais formellement établie, mais nombre de dépositions n'en paraissent pas moins accablantes. Faisant tête à l'orage avec hauteur et ténacité, il entraîna ses églises dans un schisme qui dura jusqu'en 1744. La lutte fut passionnée. Pasteurs et synodes réguliers fulminèrent contre lui l'excommunication, sans qu'il en tînt le moindre compte. Il fallut appeler des arbitres.

Une enquête

Durand, dont le champ d'activité était éloigné de la région, offrait toutes les garanties d'impartialité désirables. Il établit un long rapport après avoir procédé à une minutieuse enquête qui lui fit faire le tour des Cévennes et de la plaine de Nimes.

Tandis qu'il se trouvait ainsi à quelques lieues seulement d'Aigues-Mortes, Isabeau Sautel, par une curieuse coïncidence, réglait sa succession dans une étude de la petite ville. Elle fit établir un testament en faveur de son fils Marc (en date du 25 novembre 1731).

Une abjuration à la Tour de Constance.

Mais un autre incident venait de se produire à la Tour, qui dut provoquer un plus grand émoi parmi les huguenotes, si du moins elles en furent informées. Antoinette Gonin, arrêtée on s'en souvient en automne 1728, écrivit à l'Intendant une lettre où elle se plaignait d'avoir été condamnée par erreur. En outre elle se disait catholique et se réclamait même du curé d'Aigues-Mortes. L'Intendant laissa la lettre sans réponse, mais lorsque, en 1735, l'ancienne prophétesse fit parvenir un placet au Cardinal Fleury en personne, il fallut la retrouver. Le prêtre consulté affirma qu'en effet la prisonnière « suivait depuis longtemps les offices et faisait acte de bonne catholique malgré les exhortations et peut-être les mauvais traitements des autres femmes ». Elle fut bientôt libérée.

Ainsi, dès la fin de 1731 et sans qu'on puisse savoir si ses compagnes connurent sa démarche auprès de M. de Bernage, la jeune fille commençait à se séparer d'elles. Etait-elle sincère ? Ou voulait-elle, par une feinte qu'elle dut continuer bien longtemps, retrouver sa liberté ? Quoi qu'il en soit, il semble que les autres captives, formées à la piété plus sobre ,et plus biblique des assemblées du désert, montrèrent généralement plus de fermeté dans leur épreuve que l' « inspirée » de Saint-Fortunat.

Au début de 1732 Pierre Durand, revenu dans ses montagnes après sa longue et délicate mission en Bas-Languedoc, espérait la libération d'Isabeau Sautel Rouvier, sa belle-mère. Par une lettre partie de Nimes quelques jours auparavant il avait même proposé à la prisonnière de se retirer ensuite à Lausanne, auprès de sa fille. Celle-ci luttait là-bas contre l'adversité. Elle .appréhendait ce nouvel hiver qu'il lui faudrait passer sans ressources régulières, et elle marquait sa tristesse à la pensée d'être pour longtemps encore privée de la visite de son mari. Ses lettres, cependant, jamais ne ,démentirent au milieu des inquiétudes qu'elles exprimaient une entière confiance en Dieu, gardée malgré toutes ses épreuves.

Espérances

En Vivarais l'année commençait dans le calme. Les espérances que nourrissait Durand concernant la grâce prochaine de sa belle-mère nous en sont la preuve. Les amendes peu à peu devenaient moins fréquentes et moins lourdes. « Le 24 » (décembre 1731), écrivait le pasteur, g je me rendis à l'endroit où est notre petite (Anne). En chemin, je fis heureusement rencontre de sa marraine et de Jeanneton Barde, qui venaient pour la voir. Nous la trouvâmes dans un état qui nous fit certainement bien plaisir. Elle parle comme un perroquet, et elle commence à marcher seule. Nous y trouvâmes aussi M. Lassagne. Nous avons resté ensemble depuis ce jour-là. Hier au soir,, les deux filles me quittèrent pour aller voir le petit (Jacques-Etienne Durand), qui se porte aussi bien que sa soeur et qui marchera bientôt aussi bien et peut-être mieux qu'elle... ; la neige a gagné ce pays. Il y a des endroits où il y en a jusqu'à trois pans. C'est ce qui retarde le voyage que je dois faire eu Dauphiné. Je partirai pourtant le plus tôt qu'il se pourra, car les affaires ne demandent pas du retardement, puisque Dieu le veut... Ici, grâce à Dieu, tout va son train...

« A Dieu, ma chère enfant ; je ne trouve point de terme pour exprimer l'ardente affection avec laquelle je suis à toi. Adieu encore une fois. Le Seigneur veuille te bénir ! Dieu veuille que je puisse te voir bientôt ! Mon Dieu, que je languis !

« J'oubliais de te dire que je suis en bonne santé. Je languis bien de savoir comment tu passes ton hiver, soit pour ta nourriture, soit pour le froid. Marque-le moi par ta première lettre. Je donnai hier presque tout l'argent que j'avais pour achever de payer la pension de notre fils. On l'a sevré depuis quelques mois. Il est gros comme une arche. Si Dieu lui donne vie, il paraît qu'il ne sera pas endormi. »


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