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L'Orient nous fournit plus de sentiments
élevés, doux et tendres, émanations, on le dirait, de la famille
primitive, que nous en trouverons dans la civilisation grecque ou
dans le monde romain.
Toutefois, ici comme là, malgré
d'incontestables différences, l'individu sans lequel jamais vous
n'obtiendrez la famille a été mortellement atteint.
Interrogez la Chine, la vieille Chine;
demandez-lui ce qu'elle a fait de l'individu; cherchez ce qu'il en
reste après que Confucius et Bouddha l'ont soumis à l'alambic de
leurs philosophies!
S'affranchir de l'accidentel : de tout ce
qui est mouvement, existence; cesser d'être personnel, d'être soi,
et point un autre; éteindre toutes les affections, tuer l'homme;
voilà l'incessant travail que proposent ces sages à l'esprit humain.
L'extinction finale en marque le but; on y marche par une méditation
qui s'immobilise de plus en plus dans le vide, jusqu'à ce qu'elle
arrive à la perfection, c'est-à-dire au néant.
Ce qui n'empêche pas le pieux Rohisattva
d'épouser quatre-vingt-quatre mille femmes et d'avoir mille fils. -
Nous sommes un peu loin, convenez-en, de la famille telle que nous
la montrait Éden.
En revanche, le pays se couvre de
monastères; on vend les enfants, on expose les nouveau-nés, on noie
les filles. Les simples croyants se contentent d'une femme,
cependant la polygamie est autorisée, pratiquée; et si la Piété
filiale reste debout an milieu des ruines, la froideur glaciale du
juste milieu - cette idole de l'esprit chinois - en règle si bien
les élans, organise si correctement les relations du fils avec le
père, apporte tant de rigoureuse exactitude aux manifestations du
respect et de l'amour, tout l'homme, en un mot, est si parfaitement
machinisé, que parmi ces rouages qui vont, qui tournent, qui ont les
apparences de la vie, on se demande où bat le coeur? Le coeur! il ne
bat plus. C'est le dernier mot de l'idéal chinois.
L'idéal indou vaudra-t-il mieux?
Dans cet immense, pays aux vagues effluves,
aux molles rêveries, l'effacement béat, l'abstention absolue dans
l'éternelle contemplation forment toujours l'essence même de la
sainteté. Le point culminant, radieux, le dernier terme du céleste
bonheur, c'est toujours l'anéantissement de l'individu.
Ici même, l'individu rencontre deux ennemis
nouveaux : la caste et la métempsycose.
La caste lui fait perdre sa liberté, elle
lui enlève la détermination de sa carrière, elle s'oppose au choix
de ses relations, elle lui soustrait la destinée de ses enfants,
elle ferme, car elle fixe irrévocablement son avenir; l'individu
ficelé, muré dans sa caste, ne se meut plus, ne veut plus, ne décide
plus; il roule sur un plan fatalement incliné vers la métempsycose,
qui le prend à son tour, et qui achève d'étouffer son dernier
souffle en lui arrachant l'identité. Ainsi cet objet, naguère un
homme, passant à travers la foule des transformations successives,
inconscientes, interminables, qui le débarrassent radicalement de ce
qui fuit lui, arrive au bonheur souverain, à la perte finale dans le
grand tout.
Étonnez-vous après cela que la famille soit
mortellement blessée, ou ne soit plus!
Étonnez-vous de trouver, dans les lois de
Manou, et l'autorisation de la polygamie - Manou permet quatre
épouses - et le mépris des femmes : « Il est dans le caractère du
sexe féminin de chercher a corrompre l'homme ici-bas. »
Étonnez-vous si les vices de l'homme, par
compensation, rencontrent cette lâche indulgence que leur ont
toujours réservée les civilisations étrangères au respect du
sanctuaire intérieur.
Des marchés hideux sont conclus sous le toit
conjugal; les femmes, réduites presque à l'état d'esclaves, dont
plus ni intelligence, ni coeur, ni responsabilité; on marie les
filles à huit ans; le droit d'aînesse opprime les frères cadets,.
écrase les soeurs; et Manou porte le coup suprême à la famille en
abattant l'autorité du père, en faisant du Gourou, du directeur, la
première des affections, le vrai chef de l'âme, celui qui,
gouvernant la conscience et réglant les devoirs, mène tout.
Voici l'ordre établi par le législateur
Le Gourou;
Le père et la mère
Le frère aîné.
Quant à l'épouse, il n'en est pas même
question.
La légende de Krichna, dans des temps beaucoup
plus modernes, met sous nos regards une série d'aventures amoureuses
qui nous édifient très-peu. Nous ne sommes guère plus émus, je
l'avoue, par l'hécatombe des seize mille huit cents femmes, ses
épouses, qui se brûlèrent sur son bûcher.
Zoroastre, le philosophe persan, laisse la
polygamie dans l'ombre. Mais le dualisme, essence même de sa
religion, suffit pour attaquer le mariage et pour le ruiner.
Le dualisme, cette assimilation de la
matière au mal, considère le mariage comme un état inférieur. Les
Gnostiques, venus d'Orient, ont tous hardiment posé le principe et
tiré la conclusion.
N'y a-t-il point de Gnostiques chez-nous? La
confusion des idées de matière et de mal, confusion qui nous
débarrasse de la responsabilité du péché et nous délivre du devoir
de le combattre, ne règne-t-elle pas dans plus d'un esprit? L'Eglise
romaine tout entière avec ses grands saints n'a-t-elle. pas fléchi
de ce côté-là? C'est, il me semble, ce que démontre jusqu'à
l'évidence le plus simple regard jeté sur l'histoire, sur le
catholicisme et sur nous.
Le reste de l'Asie, dans sa partie
occidentale, Carthage, la splendide africaine, pratiquaient à l'envi
des cultes infâmes dont je ne veux pas même indiquer les traits
essentiels.
Nommer Moloc et Astarté, c'est assez dire
sous quelle pourriture s'émiettait l'individu, dans quelle boue
sombrait la famille, toujours étouffée par la corruption, car
toujours et partout, ce qui dégrade l'homme le fait périr...
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