Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XV

Après l'oeuvre spirituelle, l'oeuvre sociale.

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La lettre que nous reproduisons maintenant, « pendant admirable de la précédente » (1), écrit Ami Bost, prouve d'une manière frappante, comme l'histoire le fait en grand, qu'en effet « la piété a les promesses de la vie présente comme de celle qui est à venir ».

« On se rappelle ce que j'ai dit de Freyssinières, que l'oeuvre d'un évangéliste devait y être, à peu de chose près, celle d'un missionnaire dans les pays non civilisés : il faudrait pouvoir y donner tout son temps et être un Oberlin, pour y faire tout ce qui serait nécessaire. J'ai, de ma main, essayé de leur rendre, dans ce genre, quelques services qui m'ont singulièrement concilié leur estime et leur affection, et qui rectifient hautement l'idée si générale, même dans les Hautes-Alpes, qu'on ne peut s'adonner sérieusement à l'oeuvre du salut qu'au détriment des affaires temporelles, même de première nécessité.

Canaux d'arrosage

« J'avais remarqué, l'année dernière, qu'on n'avait point à Dormillouse, l'usage d'arroser les prairies ; et, les voyant desséchées et couvertes de sauterelles, j'avais dit aux habitants en leur montrant leur ruisseau : « Vous faites de cette eau comme de l'eau vive de la grâce ; Dieu vous envoie en abondance l'une et l'autre, et vos prairies, comme vos coeurs, languissent dans la sécheresse. » Ce printemps, la neige et la pluie ayant manqué, et les prés étant déjà secs, je proposai aux gens du village d'ouvrir des canaux d'arrosage ; on me dit que jadis il en existait, mais que le manque d'ordre les avait mis hors d'état ; que plusieurs propriétaires dont ils traversaient les terres, s'opposaient à ce qu'on les rétablît ; et qu'enfin, emportés ou comblés par les ravins et les avalanches, il y avait trop d'ouvrage à les refaire tout entiers. « D'ailleurs, ajoutait-on, quand il y aura de l'eau, elle sera toujours pour les plus forts et les plus vigilants et les autres n'en auront jamais leur part. »

« Je commençai à lever ce dernier inconvénient en nommant un commissaire chargé de la distribution des eaux ; puis je demandai aux propriétaires intéressés s'ils seraient assez sots que de s'opposer au rétablissement d'une chose si nécessaire. Ils n'osèrent rien objecter et se réservèrent seulement de travailler dans la partie qui traversait leurs propriétés. Tout étant donc concilié, je les prévins que dès le lendemain nous mettrions la main à l'oeuvre ; et le même jour, j'allai avec un ami visiter les anciennes traces des canaux et voir ce qu'on pourrait y faire.

« Le lendemain, à la pointe du jour, j'allai faire lever mes travailleurs, qui n'étaient pas accoutumés d'aller si matin au travail pour la chose publique. On se rendit aussitôt sur les traces à peine reconnaissables du grand canal, le plus important de l'endroit. - Il y en a pour trois jours, disaient les uns ; - pour six, disaient les autres. - Pas tant, leur dis-je ; et aussitôt divisant mes hommes par escouades, avec un piqueur pour chacune, je les distribuai sur une certaine longueur, donnant à chacun la tâche dont je le jugeai capable. A dix heures, on voulait s'en aller pour le déjeuner ; je m'y opposai et je le fis apporter, pour moi comme pour eux ; puis on continua le travail. Dans quelques endroits, il fallait élever les digues de huit pieds de haut ; dans d'autres, creuser à plus d'une toise au travers des lits rocailleux de trois à quatre torrents très rapides. J'avais environ quarante hommes, en cinq ou six pelotons ; j'allai de l'un à l'autre, dirigeant tout et les excitant au travail ; et à quatre heures de l'après-midi l'eau arrivait à la prairie, aux cris de joie de tous les assistants. Les plus vieux n'avaient jamais vu ce canal en usage. Le lendemain, on conduisit par des canaux partiels, l'eau dans toute la prairie. C'était le plus délicat, parce qu'il fallait traverser beaucoup de propriétés, ce que plusieurs habitants n'auraient jamais souffert sans ma présence.

« Les jours suivants, nous creusâmes de la même manière un long canal au travers de la montagne, pour alimenter les trois fontaines du hameau ; il fallut, en plusieurs endroits miner et faire sauter des rochers granitiques fort durs ; ailleurs, construire des aqueducs très profonds. Je n'avais rien fait de semblable, et néanmoins, il me fallut tout diriger avec un air d'assurance comme si j'eusse été un habile ingénieur.

Etablissement d'un garde-champêtre

« Profitant de la confiance que m'avait acquise cette dernière entreprise, je leur persuadai d'établir un garde pour les propriétés rurales, jusqu'alors presque abandonnées, surtout les biens communaux. Ce peuple toujours en guerre avec l'archevêque d'Embrun, son seigneur et son persécuteur continuel s'était accoutumé à l'indépendance, et avait conservé un penchant très fort à l'insubordination ; tellement, que non seulement les autorités locales y ont peu d'influence, mais que Bonaparte lui-même n'a jamais pu les forcer à servir dans ses armées. La persuasion y a plus gagné que la force ; et maintenant, après quelques murmures, l'ordre s'établit et chacun s'en trouve fort bien.

La culture des pommes de terre

« A Freyssinières, comme au Ban de la Roche, la pomme de terre est la principale nourriture des habitants ; mais on la cultive si mal, qu'il faut en couvrir le pays pour en avoir suffisamment. J'avais, dès le commencement, conçu le projet de changer cette mauvaise culture ; mais on sait qu'il n'est pas facile de sortir le paysan de sa routine ; et malgré tout ce que j'avais pu dire, je voyais, ce printemps, tout le monde planter selon la coutume du pays, c'est-à-dire dans une terre qui n'avait pas plus de six ou huit pouces de profondeur, les plantes si près les unes des autres qu'il était impossible de les butter pendant l'été. J'aurais vainement essayé de leur faire entendre raison ; la voie la plus courte fut de parcourir la vallée pendant trois ou quatre jours, allant d'un champ à l'autre et, ôtant les outils des mains des laboureurs pour en planter moi-même quelques lignes à ma façon ; c'était beaucoup qu'on me laissât faire. Ils croyaient leur terrain perdu, en me voyant mettre les pommes de terre à une distance six ou sept fois plus grande qu'ils n'y sont accoutumés ; et dès que j'étais parti, on recommençait à planter à la vieille mode. N'ayant pu m'y trouver dans le temps convenable, deux ou trois propriétaires seulement, justement des plus chrétiens, ont suivi mes conseils dans la culture d'été. Le résultat a été si frappant qu'on peut espérer qu'il vaincra le préjugé de leurs voisins et qu'une autre fois, on recueillera dans cette vallée quantité double de pommes de terre sur la même étendue de terrain.

« En Queyras, où cette plante vient difficilement à cause de la gelée d'été, on la cultive aussi fort mal. J'en ai planté moi-même dans mon jardin, et je les ai traitées à ma façon. Les paysans, qui se moquaient de moi, ont été curieux de les voir arracher ; il y en avait jusqu'à soixante-dix tubercules à une seule plante ; ils m'ont tous prié de leur enseigner ma méthode.

L'hygiène

« Enfin, pour terminer cet exposé des améliorations matérielles que j'ai commencé à apporter dans cette intéressante contrée, je dirai qu'après bien des exhortations, j'ai réussi à faire rebâtir la maison de nos amis Besson de façon à pouvoir assainir leur domicile ; ils m'ont promis aussi qu'ils ne laisseraient plus le fumier dans l'étable qui leur sert de poêle tout l'hiver ; cette famille, qui fournit seule, neuf ou dix chrétiens fidèles, est toujours la plus intéressante de la vallée.

Quant au spirituel

« Quant au spirituel, il allait toujours assez bien à Freyssinières ; quelques âmes, vivement travaillées, trouvèrent la paix dans les semaines qui suivirent celles de Pâques ; d'autres sont arrivées à la repentance, quoiqu'elles aient gémi encore longtemps sous leur fardeau. Je m'étonne souvent, en voyant combien il est difficile de faire comprendre à ces gens le salut absolument gratuit ; ils se trouvent toujours trop indignes, trop impénitents pour aller à Jésus ; et souvent, pendant ces délais, l'esprit se relâche, se distrait, et, si on n'y prend garde, ils retombent dans la tiédeur et la mort. Mais ceux qui ont trouvé la paix sont pleins de vie et d'activité. »

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