NOTES
PÉDAGOGIQUES
BUT DU RÉCIT
Par le spectacle de leurs effets
malfaisants, faire détester l'esprit d'intolérance
et l'esprit de vengeance. Faire admirer la
générosité et la largeur de vues
personnifiées en Guillaume d'Orange.
.
LE «TAISEUX ».
C'est grand jour de chasse au bois de
Vincennes. (1)
La forêt sonore retentit du galop des
chevaux, du jappement des meutes nerveuses, de l'appel des trompes
; les lièvres détalent en silence ; les sangliers
trouent les taillis à grand, bruit de branches
cassées ; les cerfs passent en bonds affolés, et le
feuillage se referme derrière leurs sabots
frémissants ; quand une arquebuse fait feu, sa grêle
arrache les écorces et mitraille la ramure. Par des
grondements sourds et prolonges, la forêt proteste et
gémit. C'est plainte vaine. Qu'elle subisse, elle et son
gibier, le dur passage des chasseurs ; ce ne sont rien moins que
le roi de France et sa cour qui lui font l'honneur de la
saccager.
Henri Il est en effet fort heureux
aujourd'hui. Il vient de signer avec son rival Philippe II
d'Espagne le traité de Cateau-Cambrésis (1559), qui
le soulage de bien des soucis ; il a fallu six mois de
négociations avant que « Philippe aux pieds de plomb
», le souverain hésitant et tatillon par principe, se
soit décidé à conclure la paix. Aussi y
a-t-il maintenant lieu de se réjouir et de montrer aux
diplomates étrangers comment la cour de France sait
s'amuser.
Au cours de cette belle partie, les piqueurs
et les pages, les chambellans et les dames d'honneur se sont
dispersés à travers la futaie, chaque petit groupe
suivant sa piste, et le hasard veut que le roi se trouve soudain
seul à poursuivre un cerf avec l'un des ambassadeurs du roi
d'Espagne, un homme bien jeune pour une si haute mission,
puisqu'il n'a que vingt-six ans, Guillaume de Nassau, prince
d'Orange.
Le cerf échappé, les deux
cavaliers rapprochent leurs montures et les mettent au pas,
satisfaits de pouvoir un moment se tenir à l'écart ;
ils sont l'un et l'autre trop préoccupés par les
grands événements de leur époque pour
s'adonner sans réserve aux plaisirs de la chasse. Quelle
favorable occasion de s'entretenir librement! Le roi Henri se sent
attiré par le gentilhomme qui chevauche à son
côté. Il n'ignore pas qu'au temps où ce jeune
prince était élevé à la cour de
Charles-Quint, l'empereur le tenait en très grande estime ;
le vieux monarque prisait tant l'intelligence et la prudente
réserve de l'enfant, qu'il ne craignait pas de confier
à ses jeunes années les secrets les plus importants
de son immense Etat ; lorsque Guillaume eut vingt-deux ans, et
qu'il fut devenu par héritage le prince le plus riche des
Pays-Bas, l'empereur le nomma gouverneur de Hollande et de
Zélande ; dans le même temps, il le
préféra à ses capitaines les plus
expérimentés et, contre l'avis de tout son conseil,
le mit à la tête d'une armée de vingt mille
hommes pour défendre le pays contre une offensive
française. En 1556, ce fut encore lui que l'empereur
choisit pour aller signifier aux princes électeurs son
abdication et pour aller porter la couronne impériale
à son frère Ferdinand d'Autriche. Aujourd'hui, bien
que le nouveau roi le jalouse et le craigne, c'est encore de lui
que ce dernier a besoin pour négocier avec la France.
Quelles promesses d'avenir en cette jeune tête ! Vingt-six
ans, et déjà fa personnalité politique la
plus éminente des Pays-Bas, adorée du peuple,
redoutée du roi, experte à éventer la ruse de
l'adversaire et à faire peser son avis dans les
délibérations du Conseil d'Etat.
La cavalcade et les meutes ayant
passé la crête, la forêt a retrouvé son
repos ; elle invite à la confidence :
- Prince, dit le roi, vous connaissez la
grande préoccupation de tous les souverains actuels. Vous
n'ignorez pas quelle marée d'hérésie inonde
nos Etats. En tous lieux apparaissent ces chiens sectaires «
qui ont fui le gras sentier de notre mère sainte Eglise
romaine pour entrer dans les chemins secs de leur loqueteuse
Eglise réformée » ; chiens galeux, errants,
vagabonds, de maigre échine et de ventre pelé. Nos
cités et nos champs sont infestés de cette rongeante
vermine, dont un pays ne peut se nettoyer qu'à grands
lavages de sang. Maudits partisans de Luther, le moine
renégat, damnés disciples de Calvin, briseurs
d'images de tout poil, dans l'Europe entière ils croissent
en nombre et en force.
Partout des imprimeries clandestines
vomissent attaques contre le clergé, railleries contre les
pèlerinages et les indulgences, récits de pendaisons
et bûchers. Ces pamphlets venimeux se répandent comme
graine emportée par le vent : ils sont en tous lieux et nul
ne sait comment. Au fond de la hotte d'un marchand, de la cale
d'un bateau, d'un chariot de marchandises, sous un tonneau,
derrière une caisse, dans un ballot de draps flamands, nos
octrois ne font qu'en saisir. Pareillement sont divulgués
les Testaments, Vieil et Nouveau, imprimés en
légères et nombreuses feuilles qui s'envolent comme
hirondelles par delà les frontières. L'ouvrier
à son établi, le boutiquier derrière son
comptoir discutent avec leurs clients de l'efficacité des
sacrements. Des moines défroqués prêchent les
nouvelles doctrines le dimanche dans les prairies autour des
villes. Pour comble d'impudence, il en est qui interrompent par
des injures les serinons de nos dominicains. Vous savez, prince,
combien les peuples sont méchantes bêtes ; grand est
le péril quand ils relèvent la tête et hument
le vent de rébellion. Mais ce qui m'alarme le plus, c'est
que le populaire n'est pas seul à être gagné
par la gangrène : la noblesse et même des Princes du
sang en sont atteints. »
Tandis que le souverain laisse
éclater son indignation en un flot de paroles
véhémentes, Guillaume de Nassau chevauche en silence
de son côté. Colère de roi est de funeste
augure : le jeune gentilhomme devine que l'heure est grave et,
l'oreille tendue, écoute avidement. Catholique
lui-même, par l'éducation reçue à la
cour de Charles. Quint, mais n'ayant pas oublié son origine
protestante, il éprouve une sympathie naturelle pour ceux
que l'on traque sans répit.
- Prince, continue Henri, on vous sait
confident du roi d'Espagne, puisque vous négociez en son
nom et puisque vous êtes un de ces otages de haut rang dont
la présence à ma cour garantit l'exécution du
récent traité. Vous n'êtes donc pas sans
connaître les clauses secrètes par lesquelles nous
nous engageons, Philippe et moi, à extirper de France et
des Pays-Bas le chiendent d'hérésie et à nous
prêter secours dans cette sainte besogne. Que diront vos
Hollandais et vos Brabançons quand ils verront
apparaître dans leurs villes quelques solides renforts de
soldats espagnols? Il n'y a dans la chrétienté plus
fidèles catholiques que vos soudards de Castille. Quand ils
auront remplacé dans Anvers, Bruxelles et Amsterdam les
timides garnisons flamandes ou wallonnes, messieurs les
inquisiteurs du pape sauront sur qui compter pour appliquer avec
justice « les benoits Placards (2)
qui furent si doucement et mûrement
pensés » par le défunt empereur Charles. Car il
ne suffit pas de louer ces ordonnances « écrites
plutôt de sang que d'encre » ; il les faut
exécuter. De ma part, je pourrai vaillamment agir en France
avec l'aide des gens de guerre que votre souverain m'a promis. La
rafale s'abattra partout en même temps : les hommes seront
brûlés, les femmes enterrées vives, les
enfants élevés de force en la vérité
catholique, les suspects torturés jusqu'à l'aveu, et
les biens de tous seront confisqués en si grande abondance
que nos finances royales s'enfleront joyeusement de l'or des
marchands hérétiques. »
Tandis que le souverain détaille avec
complaisance les articles de ce pacte caché, Guillaume de
Nassau chevauche en silence à son côté. Il
vient de recevoir une effrayante révélation.
Connaissant ses tendances tolérantes, sa largeur de vues,
son esprit indépendant, Philippe II s'est bien gardé
de lui souffler mot des clauses secrètes du traité;
pour établir ce sinistre projet, l'on n'a pas requis les
services d'un jeune seigneur avide d'une «paix de religion
». Mais voici que cette dissimulation échoue : Henri
II a parlé.
Providentielle imprudence!
Le prince d'Orange n'a tressailli ni dit
mot. Sa réserve assure le roi qu'il est au courant du
complot ; son regard dit qu'il ne connaît pas les
détails, mais les apprend avec intérêt.
En réalité, il écoute
avec passion. Il pense au mal que les troupes espagnoles ont
déjà fait dans les Pays-Bas, à
l'hostilité qu'elles ont soulevées ; d'Artois en
Frise, le peuple entier exècre les reîtres
étrangers et réclame le départ de leurs
dernières compagnies. Si Philippe est en train de
préparer le retour des armées espagnoles et, par
leur moyen, l'écrasement de l'hérésie, quel
effrayant avenir, quelles rébellions, quels massacres
faut-il prévoir! Dès maintenant il est saisi de
dégoût et son âme se révolte.
Dût-il perdre sa position, sa fortune, sa tête, il ne
pactisera pas avec les rois de sang : Dieu l'aidant, il
délivrera son pays.
Mais pas un trait de son visage ne trahit sa
résolution. Il chevauche tranquillement à
côté du monarque loquace. Au fond du bois de
Vincennes sonnent les cors de chasse et jappent les meutes en
laisse.
Le prince d'Orange vient d'accomplir son
premier acte de libérateur des Pays-Bas, un acte de
silence.
Demain, son peuple mettra son
espérance en lui et l'appellera Guillaume le
Taiseux.
.
L'ARAIGNEE.
« Le roi Philippe, morne, paperassait
sans relâche tout le jour, voire la nuit, et barbouillait
papiers et parchemins. A ceux-là il confiait les
Pensées de son coeur dur. N'aimant nul homme en cette vie,
sachant que nul ne l'aimait, voulant porter seul son immense
empire, il pliait sous le faix. Flegmatique et
mélancolique, ses excès de labeur rongeaient son
faible corps. Détestant toute face joyeuse, il avait pris
en haine nos pays pour leur gaieté ; en haine nos marchands
pour leur luxe et leur richesse ; en haine notre noblesse pour son
libre-parler, ses franches allures, la fougue sanguine de sa brave
jovialité...
» Mulet, obstiné, il croyait que
sa volonté devait peser comme celle de Dieu sur l'entier
monde; il voulait que nos pays se courbassent sous le joug ancien,
sans obtenir nulle réforme. Il voulait Sa Sainte
Mère Eglise catholique, apostolique et romaine, une,
entière, universelle, sans modifications ni changements,
sans nulle autre raison de le vouloir que parce qu'il le
voulait...
» - Oui, monsieur saint Philippe, oui
seigneur Dieu, dussé-je faire des Pays-Bas une fosse
commune et y jeter tous les habitants, leurs âmes
reviendront à vous, mon benoît patron, à vous
aussi, madame vierge Marie, et à vous, messieurs les saints
et les saintes du paradis.
» Et il tenta de le faire comme il le
disait, et ainsi il fut plus romain que le Pape et plus catholique
que les conciles.
» ... Le pauvre peuple de Flandre et
des Pays-Bas, angoisseux, croyait voir de loin, dans la sombre
demeure de l'Escurial, cette araignée couronnée,
avec ses longues pattes, les pinces ouvertes, tendant sa toile
pour l'envelopper et sucer le plus pur de son sang...
» Et les hérauts des villes
lurent partout a son de trompe et de tambourins des placards
décrétant pour tous hérétiques la mort
par Je feu pour ceux qui n'abjureraient point leur erreur, par la
corde pour ceux qui l'abjureraient. Les femmes et fillettes
seraient enterrées vives, et le bourreau danserait sur
leurs corps.
» Et le feu de résistance courut
par tout le pays. »
« Voici le beau mois de mai! Ah! le
clair ciel bleu, les joyeuses hirondelles; voici les branches des
arbres rouges de sève, la terre est en amour. C'est le
moment de pendre et de brûler pour la foi. Ils sont
là les bons petits inquisiteurs. Quelles nobles faces 1 Ils
ont tout pouvoir de corriger, punir, dégrader, livrer aux
mains des juges séculiers, avoir leurs prisons, - ah! le
beau mois de mai ! - faire prise de corps, poursuivre les
procès sans se servir de la forme ordinaire de justice,
brûler, pendre, décapiter et creuser pour les pauvres
femmes et filles la fosse de mort prématurée. Les
pinsons chantent dans les arbres. Les bons inquisiteurs ont l'oeil
sur les riches. Et le roi héritera... Oh! le beau mois de
mai! »
- Marchons, disent les Flamands en
colère. Heureux ceux qui tiendront droit le coeur, haute
l'épée dans les jours noirs qui vont venir! Nous
voulons voir morts et mangés des vers les oppresseurs des
Pays-Bas. Le feu de vengeance couve en notre coeur. Par le glaive,
la flamme, la corde, l'incendie, la dévastation et la
guerre, sus aux bourreaux !
.
LE COMPROMIS.
Des messagers parcoururent le pays,
conversèrent avec les nobles, récoltèrent
leurs signatures ; les gentilshommes des « bandes
d'ordonnance » s'inscrivirent en grand nombre: on pourrait
donc compter sur leurs braves soldats.
Ces ligueurs s'engageaient à
combattre l'inquisition et à se soutenir mutuellement
jusqu'à la mort, « comme frères et compagnons
tenant la main l'un à l'autre». Par cette fameuse
alliance qui fut nommée Le Compromis, catholiques et
protestants s'unissaient contre les bourreaux de l'Eglise romaine.
Quelques grands seigneurs se mirent à leur tête :
Louis de Nassau, vaillant frère de Guillaume d'Orange, le
comte de Culembourg, le sire de Brederode. Le pays tout entier
admirait sa valeureuse noblesse.
« Le cinq avril avant Pâques
(1566), les chefs du compromis entrèrent avec trois cents
autres gentilshommes en la cour de Bruxelles, chez Madame la
gouvernante Marguerite, duchesse de Parme. Allant par quatre de
rang, ils montèrent ainsi les grands degrés du
palais.
» Etant dans la salle où se
trouvait Madame, ils lui présentèrent une
requête par laquelle ils lui demandaient de chercher
à obtenir du roi Philippe l'abolition des placards touchant
le fait de la religion et aussi de l'inquisition d'Espagne,
déclarant que, dans nos pays mécontents, il n'en
pourrait arriver que troubles, ruines et misère
générale.
» Berlaymont, qui fut plus tard si
traître et cruel à la terre des pères, se
tenait près de Son Altesse et lui dit, se gaussant de la
pauvreté de quelques-uns des nobles
confédérés :
» - Madame n'ayez crainte de rien, ce
ne sont que gueux. »
Pour faire mépris des paroles du
sieur de Berlaymont, les seigneurs déclarèrent
« tenir à honneur d'être estimés et
nommes gueux pour le service du roi et le bien de ces pays ».
Le soir même ils banquetèrent en vêtements de
vagabonds, en chausses rapiécées, portant la besace
en bandoulière et à la main l'écuelle du
mendiant. Pour la première fois dans les provinces, on
entendit crier : «Vive le Gueux! » Leurs
médailles eurent d'un côté l'effigie du roi,
et de l'autre deux mains s'entrelaçant à travers une
besace, avec ces mots : « Fidèles au roi
jusqu'à la besace ». Sur le chapeau des hommes, aux
oreilles des femmes, un nouveau bijou apparut : la petite
écuelle d'or. Il y eut même des gentilshommes qui
ornèrent de ce signe de ralliement les harnais de leurs
chevaux.
.
LA PAROLE DE LIBERTE.
Le succès des Gueux, l'acceptation de
leur requête, les promesses de Marguerite de Parme avaient
fait croire à beaucoup que l'inquisition allait être
vaincue, que, sous peu, la liberté de culte serait
accordée. La Réforme calviniste fit aussitôt
des progrès considérables.
Une foule de prêtres «
révoquèrent en chaire les doctrines orthodoxes que
jusqu'alors ils avaient prêchées, disant qu'ils
n'avaient pu jusqu'ici ni prêcher ni parler, en criant
miséricorde a Dieu pour avoir, sous l'empire de la
contrainte, entraîné et trompé son peuple
».
Des prédicants apparurent en Artois,
en Flandre. Ils réunissaient des assemblées en tous
lieux, dans les champs et les jardins, sur les monticules qui
servent au temps d'inondation à loger des bestiaux, sur les
rivières, dans les barques" L'ardente, la belle foi
calviniste s'alluma ainsi partout et se propagea
impétueusement jusqu'en Hollande. Les autorités
catholiques étaient tellement stupéfaites qu'elles
n'osaient agir. D'ailleurs, les réformés prenaient
leurs précautions.
Sur les rivières et les canaux, des
barques les protégeaient ; leurs équipages
étaient eh armes.
Sur terre, ils se retranchaient comme dans
un camp en s'entourant de leurs chariots. Des mousquetaires et
arquebusiers montaient la garde. A l'intérieur de ce
rempart improvisé, des centaines d'hommes, armés de
piques ou de pistolets, faisaient cercle autour des femmes. Et le
pasteur prêchait, juché sur un tas de manteaux ou
monté sur l'échelle d'un moulin à vent. Dans
la prairie voisine, auprès des chevaux broutant et des
feux, on vendait sous des tentes des livres de propagande, on
mettait en perce des tonneaux de petite bière, on
préparait un repas pour l'assistance et l'on
déchargeait des sacs de pain et des meules de fromage rose.
Le soir, tout le monde rentrait en ville en chantant des psaumes
et en criant: « Vive le Gueux! »
Et ce n'était plus seulement des
pauvres gens qui formaient l'auditoire. « On y voyait des
avocats, de riches marchands, des dames à chaîne d'or
».
« C'est ainsi que la parole de
liberté fut entendue de toutes parts sur la terre des
pères. »
.
LES BRISEURS D'IMAGES.
Brusquement éclata une insurrection
dont les protestants portèrent la
responsabilité.
Redoutant sans cesse le retour de
l'inquisition, ils avaient tout d'abord songé a la
sûreté de leurs assemblées.
Eux-mêmes d'ailleurs, aussi bien que
le gouvernement, avaient été étourdis par
cette soudaine offensive de la religion réformée.
Quand des églises surgissent partout à la fois,
quand le danger est immédiat, quand le temps presse,
comment du premier coup, établir une autorité,
instituer une discipline et y soumettre la foule des nouveaux
convertis?
A l'intérieur des remparts de
chariots, parmi les auditeurs loyaux, s'étaient glisses des
vagabonds suspects, « de jeunes gars claquedents et
guenillards», ne retenant des prêches que les attaques
contre l'idolâtrie catholique. Ils se mirent peu à
peu à manifester bruyamment leur haine de la tyrannie et
à mener grand tapage de leurs pieds et de leurs langues. Il
aurait fallu se défier de ces amateurs de
désordre.
Malheureusement, les Réformés
n'eurent pas cette prudence. Quelques-uns d'entre eux, pleins
d'ardeur et d'impétuosité, se laissèrent
gagner par le fanatisme, décidèrent d'en finir avec
les cultes païens et de pulvériser les idoles,
déshonneur des temples.
Incontinent, ils se mirent à
l'oeuvre, excités et suivis par la canaille qui riait sous
cape. Des bandes armées de cordes, de bâtons, de
masses pesantes s'attroupèrent dans les campagnes de la
basse Flandre, et pénétrèrent dans les
églises. Au milieu des cris et de la poussière,
elles brisaient les statues, fracassaient les vitraux,
lacéraient manuscrits, livres, tableaux, frappaient
à coups de hache les orfèvreries d'art et les
bas-reliefs, et buvaient le vin de la messe tout en
piétinant les objets du culte catholique. C'est ainsi que
les meneurs croyaient très honnêtement servir le Dieu
de l'Evangile, tandis que les vauriens loqueteux trouvaient de
quoi piller, voler et boire. En vain quelques pasteurs
cherchèrent-ils a calmer les forcenés, « disant
qu'ils devaient en premier lieu oster les images demeurant
ès coeur des hommes, telles qu'avarice, envie, luxure et
autres péchés intérieurs, avant que de
procéder à l'abat des idoles extérieures
». Les exhortations ne pouvaient plus rien contre la
démence des dévastateurs.
La cathédrale d'Anvers était
trop somptueuse pour échapper. Lorsqu'une bande de «
malconnus » y eut pénétré avec des
vociférations, les voûtes résonnèrent
comme au bruit de cent canons. L'un d'eux monta en chaire pour y
dire de sots propos et pour insulter la statue de Notre-Dame, lui
criant : « Eh, Marial Voici l'heure de déloger. Tu vas
payer le sang et les larmes qui ont coulé en ton nom. On te
coupera en deux, méchante statue de bois, pour toutes les
statues de chair et d'os qui furent en ton nom
brûlées, pendues, enterrées vives sans
pitié. Tu vas descendre de ta niche, Maria la sanguinaire,
Maria la cruelle, qui ne fus point semblable à ton fils
Christus. »
Et toute la foule, huant et criant, se mit
à briser, saccager et détruire. Avant minuit, cette
grande église, où il y avait septante autels, toutes
sortes de belles peintures et de choses précieuses, fut
vidée comme une noix.
La rafale visita du sud au nord plusieurs
centaines de temples (août 1566). Quelques forces de police
eussent pu sans peine l'arrêter. Mais la terreur avait
paralysé la gouvernante : elle frémissait à
la pensée de la rage qui s'emparerait de son frère,
l'impitoyable Philippe II, à l'ouïe de ces
désordres, sacrilèges. Les protestants
eux-mêmes donnaient ainsi à leur ennemi une
écrasante raison de les exterminer.
Quand le gouvernement se fut ressaisi, il
menaça de mort les « iconoclastes » (briseurs
d'images). Guillaume d'Orange, chargé de rétablir
l'ordre à Anvers, en fit exécuter plusieurs. En
quelques jours, ils avaient disparu.
Il ne restait plus, de ce brutal tourbillon,
que des églises saccagées et l'angoissante certitude
de la vengeance du roi.
.
LE FAUCHEUR ESPAGNOL.
«Las ! dirent les dix-sept provinces,
la moisson est mûre pour les faucheurs espagnols. Le duc !
Le duc marche sur nous. Flamands, la mer monte, la mer de
vengeance. Pauvres femmes et filles, fuyez la fosse ! Pauvres
hommes, fuyez la potence, le feu et le glaive ! Philippe veut
achever l'oeuvre sanglante de Charles. Le père sema la mort
et l'exil ; le fils a juré qu'il aimerait mieux
régner sur un cimetière que sur un peuple
d'hérétiques. Il va châtier avec éclat
le sacrilège brisement des images. Fuyez, voici le bourreau
et les fossoyeurs. »
Le populaire s'épouvantait et les
familles par centaines quittaient les cités, et les routes
étaient encombrées de chariots chargés des
meubles de ceux qui partaient pour l'exil.
En août 1567, don Ferdinand de Toledo,
duc d'Albe, arriva à Bruxelles avec 14 000 soldats et
happe-chair espagnols. Sept heures par jour, il s'assit à
la table du Conseil des Troubles pour signer les condamnations a
mort. En trois mois, il fit exécuter 1800 personnes ; en
deux ans, 6000. Les fuites à l'étranger reprirent de
plus belle : 100 000 hommes émigrèrent. Les biens
des fuyards étant saisis comme ceux des suppliciés,
cette boucherie constituait une « excellente opération
financière » : en 1573, le duc d'Albe se vantait
d'avoir procuré à son roi, rien qu'en confiscations,
500 000 ducats (3)
de rente.
.
GUEUX DES BOIS ET GUEUX DE
MER.
Dans les campagnes, au fond des forêts
rôdent des bandes de fugitifs, « Gueux Sauvages»,
« Frères des bois » ou « Feuillants ».
Loqueteux, farouches et l'oeil fier, ils errent, armés de
haches, hallebardes, épées, arbalètes et
arquebuses. Ils harcèlent les soldats du roi, les tuent,
les dépouillent, puis s'enfuient dans leurs
tanières. « On voit, jour et nuit, dans les bois,
s'allumer et s'éteindre des feux nocturnes changeant sans
cesse de place.: c'est le feu de leurs festins. A eux le gibier de
poil et de plume. Ils sont seigneurs. Les paysans leur donnent du
pain et du lard. » Comme des fauves, ils se ruent sur les
cloîtres, les pillent, et, le vin que les moines gardaient
pour eux seuls, ils le boivent en chantant :
- Battez le tambour de guerre.
- Qu'on arrache au duc ses entrailles
!
- Qu'on lui en fouette le visage !
- Battez le tambour.
- Que le duc soit maudit ! A mort le
meurtrier !
- Qu'il soit pendu par la langue et par le
bras,
- Par la langue qui commande,
- Et par le bras qui signe l'arrêt
de mort !
- Battez le tambour de guerre. Vive le
Gueux !
- Christ, regarde d'en haut tes
soldats,
- Risquant le feu, la corde, Le glaive
pour ta parole.
- Ils veulent la délivrance de la
terre des pères.
- Battez le tambour de guerre, Vive le
Gueux !
« Hommes fauves, nous sommes loups,
lions et tigres. Mangeons les chiens du roi de sang. »
Sur terre, il n'est plus temps de combattre
le bourreau. C'est sur mer qu'il faut ruiner sa puissance. Avec
ruse, les Gueux des bois longent les cours des rivières,
canaux ou fleuves. Quand ils voient des vaisseaux portant le signe
J-H-S, l'un d'eux chante comme l'alouette. Le clairon du coq lui
répond. Ils sont en pays ami.
L'amiral les reçoit avec joie. Ils
prennent place sur de nouveaux voiliers et retrouvent la les
bannis des dix-sept provinces, ainsi que les huguenots de France,
venus au secours de leurs frères du Nord. C'est la flotte
des Gueux de mer, qui cingle bravement sur les côtes de
Hollande et de Zélande. Pour vivre, ces matelots
traqués font métier de pirates : ils assaillent les
navires marchands et les prennent d'assaut. Quand la capture est
riche, elle va grossir le trésor de guerre qu'amassent:
leurs chefs. De temps a autre ces écumeurs de mer font sur
la côte un débarquement ; « ils massacrent les
curés des petits villages éparpillés dans les
dunes et, par bravade, font flotter au haut de leurs mâts
les bannières des églises qu'ils ont pillées.
»
Le duc d'Albe les méprise, et son
fils don Fadrique en parle en riant, comme si ce n'est rien. Ils
savent que le jour où le gouvernement aura le temps de
s'occuper d'eux, il exterminera ces pirates en un tour de
main.
Mais voici que, dans la nuit du 31 mars au
1er avril 1572, la flottille de Guillaume de la Marck paraît
devant l'île de Voorn, a l'embouchure de la Meuse, et
s'empare de la Petite ville de la Brielle.
C'est le signal d'un soulèvement
général. Flessingue, gardienne de l'Escaut, clef
d'Anvers, Rotterdam, Harlem, la Hollande, la Zélande,
l'Utrecht proclament l'insurrection. Le duc a perdu sa belle
assurance. Lui qui se vantait d'avoir maté ce peuple, il va
partout entendre le chant de la révolte :
- Abeilles laborieuses, ruez-vous par
essaims Sur les frelons d'Espagne.
- Cadavres des femmes et filles
enterrées vives, Criez à Christ : Vengance !Le
glaive est tiré, duc: Nous t'arracherons les entrailles
Et t'en fouetterons le visage.
- Battez le tambour. Le glaive est
tiré. Battez le tambour. Vive le Gueux !
Tous les mariniers et soudards de la flotte
rebelle chantaient pareillement.
« Et leurs voix grondaient comme un
tonnerre de délivrance. »