LA FIN DU BONHEUR TERRESTRE;
BONHEUR ÉTERNEL
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INTRODUCTION (1)
Un premier mot sur Luther lui-même. Il
n'a pas été élevé pour devenir moine
ou même simple prêtre, en vue du célibat. Son
père voulait qu'il se mariât et lui donnât des
petits-enfants. Quand Martin entra au couvent, Hans Luther le
père en fut peiné; ce fut avec une satisfaction
d'autant plus grande qu'il vint plus tard aux noces de son fils.
Au point de vue civil, le père de Luther voulait faire de
son dîné un juriste, carrière importante alors
; il s'imposa de lourds sacrifices financiers pour y
suffire.
Nous savons par Luther lui-même que
les sévérités paternelles lui firent
entrevoir le couvent comme un refuge ; ce n'est donc pas le
côté ascétique de la vie monacale qui l'a
détourné de la vie civile, c'est une aspiration
religieuse. Luther moine n'a pas voulu renier son père ; il
a voulu l'avoir pour sa « première messe »,
choisissant un jour qui convint au vieillard. Celui-ci vint en
grommelant, mais enfin il vint, tant il aimait son fils. Pour nous
expliquer la peur de mourir sans « préparation »
en plein orage et le voeu fait à Sainte Anne,
rappelons-nous que Luther, jeune homme pieux. a cru, comme tous
les gens pieux de son entourage, faire son salut plus
sûrement en entrant au couvent qu'en restant dans le monde.
Aussi bien, dès que la lecture de l'Evangile lui a
montré que le salut est donné de Dieu
complètement et gratuitement en Jésus-Christ Luther
a perdu la seule raison religieuse qu'il avait de rester moine. Il
dit expressément, d'autre part, qu'il n'était pas
sensuel de tempérament et que ce n'est pas pour des motifs
vils qu'il a rompu ses voeux. « Ce n'est pas une passion
violente que j'ai pour ma femme, mais un coeur loyal.
»
Une fois devenu moine, il n'a pas
tardé à voir les souffrances de ses collègues
qui avaient un tempérament Plus ardent que lui, et qui ne
voulaient pas se laisser aller à la débauche. La
pratique du confessionnal, pour les fidèles dont il avait
la cure d'âme, lui a révélé peu
à peu les misères d'un mauvais mariage, et
l'immoralité qui en découle ; il a vu que la
doctrine romaine du célibat méritoire est une
dépréciation, une condamnation du mariage. Puis il a
eu pitié des curés, qui ne font pas de voeux de
célibat et y sont condamnés ; il en a connu qui
vivaient maritalement, fidèlement, avec une seule femme, au
lieu de changer de maîtresses, ou d'en avoir plusieurs
à la fois, comme la majorité du clergé le
faisait. Puis il a réfléchi à la condition
misérable des cadets (ou cadettes) de famille que les
parents ou les aînés mettaient au couvent, en leur
faisant prononcer des voeux, pour diminuer le nombre des
héritiers. Ces claustrations se faisaient très
tôt, avant que les malheureux jeunes gens comprissent toute
la portée de tels voeux ; et après, c'était
trop tard... Luther, d'ailleurs, voyait que, par le système
des « dispenses » (très chères,
inaccessibles au pauvre monde), les riches pouvaient se
libérer, ce qui ruinait la valeur des voeux... et des lois
sur les « empêchements ». Alors, à quoi
bon?
Sans parler de toutes sortes d'allusions, en
toutes sortes de lettres et d'ouvrages, Luther, dès 1522,
écrit un livre sur les Voeux, qu'il déclare inutiles
à un salut gratuit, Jésus ayant fait le
nécessaire : Il a tout accompli ! Et des voeux,
prononcés dans l'ignorance, sont nuls aux yeux de Dieu et
des hommes. En 1520 delà, dans son Appel aux nobles, il
supplie qu'on ne mette plus les cadets de famille au couvent et
(ce qui est encore plus hardi) qu'on aide à « sortir
de prison » tous moines et nonnes dont les yeux s'ouvrent. Il
favorise donc le mariage régulier de ses amis, moines et
prêtres. Il va jusqu'à écrire à
l'archevêque de Mayence, qu'il ait à donner le bon
exemple, à se marier et à séculariser ses
terres, pour devenir un prince laïc, utile à l'Etat.
« Si, dit-il, cela vous facilite les choses que je donne
l'exemple, je le ferai. » Mais il refuse de se laisser marier
par ses amis : «On ne m'imposera personne ! » Toutefois,
l'idée fait du chemin dans son esprit. Se sentant peu bien
et voulant, en sa personne, honorer l'idée du mariage comme
base de la famille, il se demande s'il ne va pas épouser
quelque brave fille honnête et pieuse, avant de mourir, pour
avoir fait ce qu'il pouvait pour proclamer, par la pratique aussi,
le bon droit du mariage des prêtres... « Cela ferait
enrager le diable, dit-il, et les anges se réjouiraient. je
veux faire ce que j'ai dit aux autres. Il y en a trop qui manquent
de courage. je veux faire à mon père cette
dernière preuve de soumission. Même si quelqu'un a le
don de vivre dans le célibat, qu'il se marie ! pour
s'opposer au pape ! Le célibat, ce sont les ruses du diable
... »
Tel est Luther, le vrai Luther, au moment
où nous allons faire la connaissance de Käthe, -
Catherine de Bora, la « Lutherin ».
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COMMENT ON SORT D'UN COUVENT DE
FEMMES.
Le 29 janvier 1499, donc seize ans
après Luther, naissait, près de Leipzig, en Saxe
grand-ducale, une jeune fille noble, Catherine, fille de Jean de
Bora. Elle n'avait que cinq ans lorsque sa mère mourut, et
Jean de Bora mit sa fille dans un couvent, comme pensionnaire,
elle devait y recevoir la meilleure éducation qu'on
eût coutume de donner aux filles. Mais son père,
très tôt, se remaria et trouva commode de vouer
à la vie monacale cette enfant qui le gênait...
Catherine passa ainsi du couvent de Brehna dans celui des
Cisterciennes de Nimbschen, près de Grimma, où l'on
ne recevait que des filles nobles, gratuitement ; il était
dirigé par une parente, et une tante de l'enfant y
était nonne. On y recevait une bonne éducation ;
plus tard, des nonnes évadées purent devenir
institutrices et gagner honorablement leur pain.
Or, le prieur du couvent des Augustins de
Grimma devint luthérien, et quitta les ordres pour diriger
l'hôpital de la ville, ce qui le mit en relations avec le
couvent des femmes, où il comptait deux parentes. En outre,
ce couvent de femmes avait des relations d'affaires avec la ville
de Torgau, devenue évangélique. Rien
d'étonnant a ce que, par toutes ces voies, les idées
de Luther aient pénétré chez les nonnes.
Plusieurs, réalisant qu'elles sont entrées là
sans en savoir les conséquences, supplient leurs familles
de les laisser sortir. C'est en vain . Mais Luther l'apprend, et
fait un nouvel appel aux nobles. Le vaillant conseiller Koppe, de
Torgau, décide alors de délivrer les recluses. Dans
la nuit du 3 au 4 avril 1523, il les fait évader, au nombre
de douze, en expédie trois chez des parents en Saxe et, le
7 avril, amène les neuf autres à Wittenberg, chez
Luther, tout pauvre que fût celui-ci. Luther les case tant
bien que mal chez des amis, écrit aux parents et cherche
à placer ou à marier au mieux les rescapées.
Son ami Amsdorf, par exemple, destine la soeur du prieur Staupitz
au chancelier Spalatin... Luther, voyant l'indignation des gens,
écrit une brochure : « Pourquoi les filles ont le
droit divin de quitter le cloître » ; « C'est une
oeuvre nouvelle à faire ! » Et il déclare
publiquement qu'il a aidé Koppe à faire
évader les nonnes de Grimma...
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UN MARIAGE D'UN TYPE
INÉDIT.
Luther place Catherine de Bora chez le
secrétaire de la ville, pour qu'elle y apprenne à
tenir un ménage. Elle s'y met, la fille noble, a la
satisfaction de tous.. Elle apprend à connaître
toutes sortes de gens du monde des réformateurs, et devient
l'amie du peintre, pharmacien, imprimeur et aubergiste Cranach,
qui fera son portrait ; elle est présentée au roi de
Danemark qui lui donne une bague, et elle portera cette bague...
Mais Luther lui cherche un mari. Il en trouve un, qui se
défile; il écrit à ce fils de patriciens,
pour qu'il revienne à Catherine... Longtemps après,
il le saluera : « ... de la part de votre ancienne flamme,
qui vous renouvelle toute son estime.» Après cet
effort, il propose un autre fiancé, qui refuse tout de
suite... Catherine elle-même, consultée, dit qu'elle
prendra le pasteur Amsdorf ou même Luther, s'il le
désire. Mais Luther, qui se connaît et s'intitule un
« Saxon dur et rustique », hésite, car on dit que
cette nonne une noble aux goûts distingués, est
hautaine. Il songe à une autre évadée, Eve
Schoenfeld, mais c'est Basile Axt, un médecin de Prusse,
qui la prend. Toutefois, dès 1525, ,il se décide
pour Catherine. Il dit : J'ai eu pitié d'elle. Et il a
beaucoup prié avant de faire cette démarche
capitale. A quarante-deux ans, on réfléchit! La
jeune fille n'en avait que vingt-six. « Prendre femme est
vite fait ; mais l'aimer toujours, c'est dur ; c'est un don de
Dieu. Qui veut prendre femme doit le faire avec sérieux, en
priant le Seigneur ainsi : Seigneur Dieu, si c'est ta
volonté que je vive seul, aide-moi ; sinon, trouve-moi une
jeune fille pieuse et bonne, avec qui je puisse vivre en l'aimant,
et qui m'aime. Ce n'est pas de partager un lit qui le fera ; il
faut que tout concorde : les sens, le coeur, les habitudes de
toute la vie, à l'unisson ; que l'un trouve bon ce que
l'autre fait et soit patient, car tout ne va pas toujours droit
devant soi ... »
En quelques jours, tout est fait. Luther a
peur que, s'il publie son intention, ses amis ne lui disent :
« Pas celle-ci ! Une autre! » C'est Catherine qu'il doit
prendre. Le 13 juin 1525 a lieu le mariage, en présence de
quelques collègues et du peintre Cranach. Le 27, il donne
un grand dîner, où il a la joie d'avoir ses
père et mère, venus de Mansfeld. En les invitant,
avec sa parenté et des amis, il avait dit : « je me
suis enfin rendu aux voeux de mon cher père. » Il lui
avait déjà dédié son livre sur les
Voeux, en lui demandant pardon de s'être fait moine... Cette
union est encore si extraordinaire que Mélanchthon,
marié lui-même depuis cinq ans, mais choqué de
voir un moine et une nonne rompre leurs voeux, ne peut se
résoudre à venir à la fête. Luther a
invité Koppe qui, lui, vient avec conviction au mariage de
celle qu'il a délivrée. Luther reçoit des
cadeaux de toutes les autorités de Wittenberg et l'on
montre encore son bel anneau de mariage, où sont
gravés ces mots : « Que l'homme ne sépare point
ce que Dieu unit ! »
Peu de jours après, Luther
écrit : « Le fait que le monde se scandalise me prouve
que c'est une oeuvre de Dieu. Si l'on m'avait approuvé, je
douterais de la légitimité de mon mariage.
»
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A LA DÉCOUVERTE DE LA VRAIE
VIE.
Un an ne s'est pas écoulé
qu'il dit : « Grâces à Dieu, Elle m'est
obéissante, elle cherche a me faire plaisir plus que je
n'osais l'espérer. je ne voudrais pas changer ma
pauvreté contre tous les biens de Crésus. » Il
dit aussi : « C'est bien étrange de n'être plus
seul a table, comme avant et, lorsqu'on se réveille, la
nuit, de trouver deux tresses sur l'oreiller où il n'y
avait rien... » A elle seule, cette remarque naïve
montrerait que Luther, avant son mariage, n'a pas
été le débauché et le roué de
la légende, qui aurait eu moins d'étonnements ! Il
continue : « Ainsi fut-il pour moi avec ma Catherine ;
pendant que j'étudiais et qu'elle m'interrompait par des
questions étrangères à mon sujet... C'est la
grâce la plus grande et le don de Dieu que d'avoir une
épouse pieuse, aimable, de maison, avec laquelle tu vis en
paix, à qui tu peux confier tout ce qui est à toi,
ton corps même et ta vie, et dont tu auras des enfants.
Käthe, tu as un mari qui craint Dieu et qui t'aime ; tu es
une impératrice ! Je rends grâce à Dieu. Mais,
pour cela, il faut une femme pieuse et craignant Dieu ... »
Lorsque Cranach eût fait le portrait de Catherine, et qu'on
l'eût mis à sa Place, Luther déclara : «
je veux faire peindre le mari, et envoyer les deux portraits au
concile de Mantoue, avec cette question aux Pères qui y
sont rassemblés : « Préférez-vous le
mariage ou le célibat des prêtres? » Une autre
fois, parlant de Käthe, il dit : « je l'apprécie
plus que le royaume de France et la république de Venise.
Dieu m'a donné une femme fidèle et, à elle,
un tel mari. Je trouve plus de défauts à toutes les
autres épouses qu'à la mienne. Dans la
fidélité, il y a de quoi triompher de toutes les
difficultés entre époux. »
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SIX ENFANTS, GRANDES JOIES ET GRANDS
SOUCIS.
Luther et Catherine, en leurs vingt et un
ans de mariage, ont eu six enfants. Le 7 juin 1526, il
écrit : « Par la grande grâce de Dieu, ma
Käthe bien-aimée m'a donné un Hans Luther (le
nom de son père). Par la grâce miraculeuse de Dieu,
je suis devenu père ; qu'il me garde mon bonheur
d'époux heureux! » Luther, qui n'a pas voulu inviter
au baptême le comte de Mansfeld « pour qu'on ne dise
pas que c'est bien du tralala pour ce fils d'un moine et d'une
nonne», ne cesse d'en écrire à ses amis, qui
doivent savoir ce que l'enfant mange et boit, ses dents, ses
premiers pas, ses mots ; il le montre fouillant dans le cabinet de
travail, et contribuant de très loin à l'ordre dans
le ménage. L'enfant est là, qui chantonne ; s'il
fait trop de bruit, Luther gronde un peu ; Hänschen chante
plus doucement, avec un regard un peu anxieux : « C'est ainsi
que Dieu veut qu'on fasse avec lui, c'est la crainte de Dieu.
» Luther espère que ce fils sera théologien (en
réalité, il fut un juriste sans éclat).
Un jour, l'enfant dit « qu'au ciel il y
aura de quoi manger et danser, il y aura des ruisseaux de lait et
les brioches y croissent sur les arbres. «Et le père
de s'extasier sur la foi naïve des enfants. Il ne lui a pas
été difficile de prendre le même ton, preuve
en soit sa lettre au même petit Hans, dictée du
Château de Cobourg en 1530, alors qu'il était
dévoré d'inquiétude pendant la diète
d'Augsbourg : « Grâce et paix en Christ, mon cher petit
enfant. je vois avec plaisir que tu apprends bien et que tu pries
avec zèle. Continue ainsi, mon cher fils, et quand je
reviendrai 4 la maison, je te rapporterai un joli cadeau de la
foire. Je sais un beau et riant jardin, tout plein d'enfants en
robes d'or, qui vont jouant sous les arbres avec de belles pommes,
des poires, des cerises et des prunes ; ils ont aussi de jolis
petits chevaux avec des brides d'or et des Selles d'argent. En
passant devant ce jardin, je demandais à l'homme à
qui il appartient quels étaient ces enfants. Il me
répondit : «Ce sont ceux qui aiment à prier et
à apprendre et qui sont pieux. » je lui dis alors :
« Cher Monsieur, j'ai aussi un enfant, c'est le petit Hans
Luther; ne pourrait-il pas venir aussi dans ce jardin manger de
ces belles pommes et de ces belles poires, monter sur ces jolis
chevaux, et jouer avec les autres enfants? » L'homme me
répondit : « S'il est bien sage, s'il prie et apprend
volontiers, il pourra venir, le petit Philippe et le petit Jost
(2) avec lui ; ils trouveront ici des
fifres, des timbales et autres beaux instruments pour faire de la
musique, ils danseront et tireront avec de petites
arbalètes. »
«En parlant ainsi, l'homme me montra,
au milieu du jardin, une belle prairie pour danser, où l'on
voyait suspendus les fifres, les timbales et les petites
arbalètes ; mais il était encore matin et les
enfants n'avaient pas dîné, et je ne pouvais attendre
que la danse commençât. je dis alors à l'homme
: « Cher monsieur, je vais vite écrire à mon
cher petit Jean afin qu'il soit bien sage, qu'il prie et qu'il
apprenne pour venir aussi dans ce jardin ; mais il a sa tante
Lene, pourra-t-il l'emmener avec lui? » L'homme me
répondit: « oui, ils pourront venir ensemble,
faites-le lui savoir. » Apprends donc bien et prie, cher'
petit Hans ; dis à Jost de faire de même et vous
viendrez tous ensemble jouer dans ce beau jardin. Je te recommande
à notre Dieu tout-puissant ; salue tante Lene et donne-lui
un baiser pour moi. Année 1530. Ton cher père ;
Martin Luther. »
Mais un jour que le dit Hans avait
été fautif, Luther ne lui adressa pas la parole
pendant trois jours, disant : « J'aime mieux un fils mort
qu'un fils désobéissant... »
Le 10 décembre 1527, tôt
après une peste très fatigante et dans des craintes
bien justifiées, naquit une petite Elisabeth, qui mourut
déjà l'année suivante (août 1528). Ce
deuil laissa Luther « avec un coeur de femme ». Le 4 mai
1529 vint une seconde fille, Madeleine. « Soyez parrains de
la petite païenne qui est issue de nos deux corps,
écrit Luther à des amis. Aidez-lui par le
baptême à devenir une bonne chrétienne. Elle
est le portrait de son frère, la bouche, les yeux, le nez,
tout le visage. » Très vite, elle devint sa favorite.
Il la questionne sur ce qu'elle croit que le petit Jésus de
Noël lui apportera. Et lui, « un vieux Docteur en
saintes lettres », il lit avec elle et Hans le
catéchisme et la Bible. Il lui demande si elle a envie
d'aller au ciel. « Oui, dit l'enfant, car là-haut il y
aura assez de pommes, de sucre, de poires et de prunes 1 »
Nous verrons plus loin que c'était rare chez Luther, qui a
été pauvre... Il ne se doutait pas, alors, que ce
départ pour le ciel serait si proche et si
douloureux...
Mais, en attendant, voici le petit Martin, -
Martinichen, - du 9 novembre 1531. Très tôt,
l'heureux père décide d'en faire un juriste ; et
Martin No 2 fit de la théologie... sans, d'ailleurs,
arriver au pastorat, car il mourut en cours d'études. Pour
l'heure, il accapare tous les soins : «Hans et Madeleine
n'ont déjà plus besoin de nous ; le dernier est mon
plus cher trésor à cause de cela. C'est ainsi que
l'amour des parents grandit. » Luther, à qui l'on
donne à tenir l'enfant (qui profite pour se salir sur les
genoux paternels), au lieu de se fâcher et
dégoûter, ne trouve à dire que ceci : «
Voilà, c'est ainsi que le bon Dieu nous supporte, quoique
nous grognions et sentions mauvais, parce qu'il nous aime...
» Un jour, en tenant Martin, Catherine dit qu'elle ne peut
admettre le sacrifice d'Isaac. Luther la prie de considérer
que c'est pourtant ce que Dieu a fait pour son Fils Jésus.
Mais il ajoute : « Dieu doit être encore plus amical
avec moi et me parler avec plus de bienveillance encore que ne le
fait ma Catherine avec son petit Martin. Elle et moi, nous serions
incapables de crever un oeil ou d'arracher la tête à
mon enfant. Combien moins Dieu le ferait-il ! Car Il a un coeur
bien meilleur et aimable qu'un père et une mère pour
leur enfant, comme Il le dit lui-même en Esaïe (49 :
15) : a Une femme oublierait-elle l'enfant qu'elle allaite? »
Et il s'amuse à regarder comment le petit Martin fait une
noce de poupées.
Quand vint Paul, le 29 janvier 1533, Luther
jubila
« C'est plus que ne savent faire les
papistes ! J'ai trois royaumes, plus héréditaires
que la Hongrie, la Bohême et l'empire romain de Ferdinand !
On fera de ce fils un homme de guerre, un nouvel ennemi du pape et
du Turc. Je le nomme d'après saint Paul: que Dieu lui en
donne les vertus ! Je laisserai sortir mes fils, selon leur bon
plaisir, avec le maréchal von Löser s'ils veulent
devenir soldats, avec Justus Jonas et Mélanchthon, s'ils
veulent faire des études, ou avec un paysan pour
maître ». Et ce Paul est devenu médecin de
plusieurs cours princières.
C'est avec Martin et Paul,
déjà grands, qu'à Noël et à
Pâques, Luther chantait des hymnes à trois voix. Un
jour, il remercie le musicien Weller de l'envoi d'un chant, et dit
: « Nous chantons tant bien que mal, après table ;
s'il nous arrive de faire quelques couacs, ce n'est pas vous qui
en êtes responsable ; c'est notre art, qui est très
petit, même après deux ou trois
répétitions. » D'autres fois, c'étaient
les hôtes du jour qui chantaient avec Luther ; il
s'accompagnait de son luth.
Une dernière enfant, Marguerite (17
décembre 1534), fut mariée plus tard au conseiller
de Kunheim, et mourut en 1570, dix-huit ans après sa
mère. Son portrait a la même expression sereine et
noble d'une fille du noble Luther. On a conservé un mot du
père de famille, lors d'une maladie de cette Marguerite,
qui avait alors dix ans : « Elle souffre tant, que si Dieu me
la reprend, je ne saurais lui en vouloir ; et s'il me reprend
aussi, et tous les miens, tant mieux... »
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DANS LE MARIAGE, IL N'Y A QUE DES CHOSES
DIVINES.
Dans un tel mariage, Luther et Catherine ont
appris la vie. Après la naissance de son premier-né,
l'heureuse femme fait dire à leur ami commun, le
chancelier, « qu'elle lui souhaite bien vite un petit
Spalatin, pour qu'il apprenne comme elle ce qu'est le fruit et la
joie du mariage, dont le pape et le monde ne sont pas
dignes». Spalatin s'était marié peu
après Luther, au grand scandale des gens de l'ancien
régime, et à la joie du Couvent noir. « Il est
impossible, dit Luther, de régler d'avance tous les cas. Un
chacun chrétien apprend par expérience qu'il n'est
qu'un sot, et que Dieu seul est sage... » Et cette
expérience, loin de l'humilier, l'a rempli de bonheur ! Il
sait maintenant ce que coûte chaque naissance : « Il
n'y a pas de plus grandes souffrances, sinon celles de Dieu, pour
nos péchés. » «Quand je rentre en
moi-même, je rends grâces à Dieu de
l'expérience du mariage, si je le compare à la vie
solitaire et aux vices du papisme. » Il découvre que
sa paternité honore le grand-père et la
grand'mère de ses enfants. « Ah! quelle grande, riche,
magnifique bénédiction de Dieu dans le mariage !
Quelle joie pour un homme d'avoir des
descendants, qui porteront son nom et seront comptés
après lui ! Mes enfants m'honorent comme j'ai honoré
mes parents. Je loue la vie conjugale fidèle de mes parents
: pourquoi ne pas louer la mienne? Peut-on honorer en eux ce que
nous devrions mépriser en nous? En considérant nos
frères, nos soeurs, nos amis, nous voyons que, dans le
mariage, il n'y a que des choses divines. Mon père a
été pieux, et tous les patriarches et les
prophètes. » A la mort de son père, il dit :
« Il est juste que je le pleure, car c'est par lui que le
Père des miséricordes m'a créé, par
ses sueurs que j'ai eu de quoi manger et que je suis devenu ce que
je suis. je me réjouis qu'il ait connu les temps nouveaux
et vu la lumière de la vérité. Loué
soit Dieu dans toutes ses oeuvres, éternellement! » La
vie journalière avec ses enfants lui ouvre la
compréhension de la vie de Jésus enfant, chez Joseph
et Marie. Elle lui fait dire des mots profonds. Un jour qu'on a
serré l'enfant trop fort dans son lange et qu'il crie,
Luther fait : « Crie seulement et te débats! Le pape
aussi m'a voulu ligoter, mais je me suis libéré de
ses entraves ! Pourquoi je t'aime tant? Est-ce que tu l'as
mérité par tes services, que tu sois
cohéritier de tous mes biens? Et, avec cela, tu veux avoir
raison, et tu remplis la maison de tes cris. »
Un jour, il croise la bonne qui porte un des
petits ; il l'arrête, bénit l'enfant et dit : «
Va, deviens un homme pieux. je ne te laisserai point d'argent,
mais un Dieu riche en moyens. Il ne t'abandonnera pas ; sois
pieux. » Et il fait souvent cette prière: «
Père céleste, tu m'as mis en charge en tes emplois ;
tu veux aussi que je sois père de famille. Donne-moi ta
grâce, bénis-moi, que je gouverne et entretienne
divinement et chrétiennement ma bien-aimée
épouse, mes enfants et mes domestiques. Donne-moi sagesse
et force pour les bien gouverner et élever. Donne-leur un
coeur bon, une volonté bonne, pour qu'ils suivent ta
doctrine et t'obéissent. Amen. » C'est ainsi qu'il a
toujours tâché d'avoir, comme il dit, « la pomme
près du bâton », et qu'il a évité
pour ses enfants les rigueurs de sa propre éducation. Quand
il est en voyage, il aime à recevoir des lettres des
petits, et il profite pour en réclamer de leur mère.
« Après la quatrième de moi, daignera-t-elle
répondre? » Et il a signé : « Ton bon ami.
» Quand c'est elle qui s'absente, il dit : « Mais
écris donc!»
Quelques difficultés lui sont venues
de la différence de caractères des époux. Il
avait seize ans de plus que sa femme... Aussi bien,
recommandera-t-il qu'on se marie, si Possible, entre
contemporains, sinon « il faut des gens exceptionnels pour
que ça tienne »! Catherine a eu de la peine à
lui parler à table et même dans l'intimité
autrement que par un : « Herr Doktor», tandis que lui,
plus tendre, disait d'elle : «Meine Käthe. » Mais,
comme elle avait l'esprit vif et la répartie aisée,
il lui est arrivé, à table, d'interrompre le
Docteur, de dire son mot, et parfois le dernier mot... Luther ne
se faisait pas faute de dire que « tel mari, dans ce cas,
donnerait un soufflet sonore ». Mais il n'a pas donné
le soufflet... De la part d'un mari du 16e siècle,
c'était méritoire, et ce trait, qui est rude, doit,
au lieu de nous rebuter, rendre la scène sympathique. Il
nous suffit d'ailleurs qu'il soit vrai ; nous ne faisons pas
l'esquisse d'un saint a auréole. Un jour, il lui est
échappé ce mot : «Si je devais me remarier, je
me ferais tailler en pierre une femme obéissante ; j'en
viens à douter de leur capacité d'obéir!
» Et, à un pensionnaire anglais, il recommande la
conversation avec Catherine, car « elle a la langue mieux
pendue que moi ».
Or cela était dit à table, en
présence de la maîtresse de maison. Il est probable
que Catherine a senti la pointe avec moins d'acuité qu'une
dame d'aujourd'hui, sans compter que les maris d'aujourd'hui ne
parlent plus ainsi... Un jour que Catherine avait fait un long
discours,
Luther lui crie : « As-tu dit un Pater
avant de parler? Les femmes prêchent toujours avant d'avoir
dit un Pater ! - (Et les hommes?) - Si Dieu devait exaucer toutes
leurs demandes, Il leur défendrait de parler. » Un
jour, spécialement agacé, Luther a fait un
détestable jeu de mots sur son « Kettenhund » -
Käthe, qui le surveille de trop près... Quand il
était de meilleure humeur, il lui écrivait : «
Mon cher Docteur Käthe» ou, en latin, Dominus meus
Kaetha, ou encore « à sa très sainte Frau
Doktorin « ... à sa prudente Doctoresse. » Tout
cela n'a pas empêche Catherine, la fine mouche, de
déjouer mainte embûche dans laquelle Luther,
naïf et sans malice, serait tombé sans elle ; on
disait qu'elle lui « faisait ses sermons » et on la
surnommait : « la lampe privée» de Luther, trop
clairvoyante au gré de quelques-uns...
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LE BUDGET DU COUVENT NOIR.
D'ailleurs, il fallait une maîtresse
de maison hors ligne pour mener à bien un train comme celui
du « Couvent noir », la vaste demeure
délabrée des Moines Augustins, que l'Electeur de
Saxe avait donnée à Luther. Qu'on en juge. Sans
doute, Catherine a eu l'aide de cette tante Lene, l'ancienne nonne
du couvent de Nimbschen; mais enfin, c'est Catherine qui doit
pourvoir à tout. Sans doute encore, Luther a des servantes
et des domestiques hommes, de fidèles serviteurs : on
ferait un chapitre sur ce point ; il y a une lettre de Luther, au
nom des oiseaux du jardin, auxquels le brave Wolf tend des
pièges... Mais il faut compter de qui se composait cette
maison. Il y a les époux, la tante Lene, les enfants ; deux
nièces, une petite-nièce, avec des caractères
difficiles ; il vient des neveux ; il y a les précepteurs
des enfants ; il y a des hôtes de passage, qui veulent voir
Luther ; il y a les moines et les nonnes fuyant leurs prisons et
venant chercher asile chez celui qui leur a donne l'exemple ; un
jour, arrivent sept personnes à la fois à l'heure du
dîner.
Lors de la peste, Luther recueille toute la
famille de Bugenhagen, celle de Rörer ; Stiffel, chasse
d'Autriche, trouve un refuge au Couvent noir. Un collègue,
Münster, étant malade, Luther prend chez lui ses
enfants. Le duc d'Anhalt manifestant le désir d'aller loger
chez Luther, on lui dit qu'il n'y a plus de place. Luther promet
asile à tel quémandeur « dès que
possible ».
Veut-on savoir avec quoi Luther et Catherine
ont nourri tant de monde si longtemps? Ils ont pour logis gratuit
le Couvent noir ; mais les tuiles, les vitres, les
réparations coûtent gros. Ils ont un jardin, un
vivier, puis une maison de campagne ; on leur donne des vivres en
nature : le roi de Danemark a, longtemps, pourvu Luther de harengs
et de beurre... (Luther, d'une sobriété rare
à l'ordinaire, s'est, des jours de suite, contenté
d'un hareng par jour et d'une carotte crue prise au jardin ... )
Mais ces arrivages subissaient des éclipses, et Luther
demande un jour si, maintenant, la Mer du Nord est à sec,
qu 'on ne voie plus de poisson... Cela ne l'empêche pas, en
temps de famine, d'acheter du grain fort cher, pour en distribuer
aux pauvres. Lors d'un impôt de guerre (contre les Turcs),
il veut donner sa pite, «pour aider aux riches à payer
»! Catherine est d'accord. Là où elle renite,
c'est quand Luther croit le boniment des mendiants... et qu'elle
lui montre les comptes du ménage. Luther alors
réalise ce que vaut sa femme et, toujours naïf, il
prend une part de cette gloire en disant : « Un mari et une
femme pauvres sont des héros. Käthe n'a pas sa
pareille. » Et il fait ce quatrain :
- Beaucoup d'objets entrent à mon
foyer.
- Si tu te mets, hélas, à
tout compter,
- Il s'en échappe encore plus
d'écus
- Que ma maison n'en aura jamais
vus...
Se doute-t-on que ses cours à
l'Université étaient gratuits? Au moment de se
marier, il songea à demander une finance d'inscription,
mais ne le fit pas. De ses livres, il n'a pas tiré un sou,
pour qu'ils fussent vendus à bas prix au peuple. Aussi, des
amis lui donnent-ils du drap pour un habit et, lors de «
tombées » spéciales, de noces à faire
dans sa famille, demande-t-il sans rougir un quartier de venaison
et un tonnelet de quelque crû. Si le vivier rapporte, tous
en rendent grâce, et Luther dit : « C'est bien pour
qu'on les mange que Dieu a fait truites et brochets ! Käthe,
te voila contente ; tu en as plus de joie que maint noble qui en
est riche à foison ! » Et Catherine retourne à
sa houblonnière, a ses ruches et a ses poules. En
attendant, Luther dit : « Je ne compte plus, il en aurais du
noir. » Mais les papistes italiens enrageaient de savoir
« incorruptible... cette bête allemande ». Pour
clore ce sujet par un trait pittoresque, j'aime à penser
aux joies que des hôtes faisaient aux enfants en apportant,
qui, cent oranges, qui des pêches, qui une branche de
cerises... Catherine a si bien manoeuvré qu'elle a pu
acquérir à Züllsdorf une petite ferme, et
même, ô luxe! elle a fait orner de belles sculptures
un portail du Couvent noir. De cette maison de campagne vient le
nom de « Gracieuse Dame » ou « Seigneur de
Züllsdorf », qu'on trouve dans mainte lettre de Luther
à Catherine. Il l'appelle ailleurs : Madame la marchande du
Saumarkt - du nom de la place de Wittemberg où elle allait,
comme une fermière, vendre quelques légumes pour se
faire un petit argent...
.
AUX HEURES DOULOUREUSES.
Mais il y eut des jours
sévères pour le père de famille ; les
papistes ne se servent-ils pas de cet argument pour justifier le
célibat des prêtres? Et pourtant, Luther a
tiré profit des épreuves partagées. Catherine
a été malade à la mort ; mais il a vu qu'elle
avait une paix complète, ignorant les angoisses, à
cause de la mort salutaire du Christ. Une fois, chez lui, des maux
d'oreilles terribles le mirent en agonie. Il dit à
Catherine : « Toi que j'aime plus que tout, si Dieu me
rappelle, accepte. Tu es mon épouse ; c'est une chose
certaine. Laisse le monde impie dire ce qu'il veut... OÙ
est mon petit Hans? » On le lui apporte, souriant a son
père : « 0 mon pauvre enfançon ! je remets ma
très chère Käthe et l'orphelin à un Dieu
bon que j'aime. » A Smalkalde, il eut une telle crise de
gravelle qu'il pensa mourir. « Ah ! dit-il plus tard, quel
désir j'avais alors d'être près des miens ! je
croyais ne plus revoir ma femme et mes enfants. Qu'une telle
séparation faisait mal 1 Maintenant que me voilà
guéri, par, la grâce de Dieu, je les aime encore plus
qu'avant, femme et enfants. »
Il a perdu lui-même père et
mère (1530-1531) sans pouvoir les entourer de ses soins.
Catherine les a pressés de venir de Mansfeld a Wittemberg
pour se faire dorloter au Couvent noir. Ils étaient trop
vieux, ils ne purent se résoudre au voyage, et Luther ne
les a pas revus. Il leur avait écrit : « Käthe et
les petits prient pour vous : ils pleurent et disent : Grand'maman
est bien malade! »
Vint la maladie d'un des enfants, qui
pleurait si fort qu'on ne pouvait l'apaiser. Luther et Catherine
restèrent une heure ensemble, impuissants et tristes.
Enfin, il dit : «Voilà les afflictions du mariage,
dont tant de gens s'effraient ; ils ne veulent pas se lier. On a
peur du caractère bizarre des femmes, des cris des enfants,
des dépenses, des mauvais voisins. On veut vivre comme des
messieurs, libres, et faire ce qu'on veut, dans la paresse et la
débauche. Mais les Pères de l'Eglise, qui ont voulu
éviter une goutte d'amertume, se sont jetés dans un
océan de désirs brûlants... »
Le comble de la douleur fut, pour Luther, la
mort de sa petite Madeleine, quatre ans avant la sienne. Elle
avait treize ans. L'enfant, bien malade, qui aimait son
aîné alors en vacances, était sûre que,
s'il revenait, elle guérirait : Luther écrit pour
qu'il revienne : « Mais ne dites pas qu'elle est
condamnée. Je le fais venir pour ne pas avoir de remords.
Dites qu'un mystère l'attend, et qu'il se hâte.
» Hans arrive, mais le déclin s'accentue. Luther prie
près du lit : « Tu sais que je l'aime, ô Dieu,
mais, si c'est ta volonté, je veux qu'elle soit
auprès de Toi. » A l'enfant, il dit : « Petite
Madeleine, tu resterais près de ton papa, et tu vas
volontiers au Père céleste? - Oui, papa, comme Dieu
voudra. » Et le mari cherche à consoler sa femme qui
pleure: « Regarde, je t'en prie, ou elle va! » Elle
rêve que deux beaux jeunes hommes viennent chercher l'enfant
pour des noces, et Mélanchthon devine que la fillette va
mourir. Elle s'endormit dans les bras de Luther. On la mit au
cercueil (qu'on avait fait d'abord trop court et trop
étroit) et il dit : « Petite Madeleine, tu
ressusciteras et brilleras comme les étoiles. Elle est
bien, pourquoi suis-je si triste?... J'ai envoyé au ciel
une sainte, une sainte qui vit... Dans les mille dernières
années, pas un évêque n'a eu des dons comme
ceux que Dieu m'a faits ; je lui en rends grâces trop peu,
et ne chante que rarement une hymne de reconnaissance...
»
Au convoi, Luther dit : « Oh ! que
j'aie une telle mort ! C'est la seconde enfant qu'il me faut
donner... » A la pelletée de terre, il dit : «
C'est la résurrection des corps » ; et au retour :
« Nous savons qu'il doit en être ainsi ; je ne la
ramènerais pas pour tout l'empire des Turcs. Elle est bien.
Heureux les morts qui meurent au Seigneur. Les enfants ne
discutent pas ; chez eux, tout est simple. Ils meurent sans
angoisse, sans agonie, comme lorsqu'on s'endort... »
Et c'est lui qui fit l'épitaphe pour
son enfant. La beauté du visage de cette Madeleine Luther,
peint par Cranach, serait à elle seule la réfutation
des calomnies sur les instincts bestiaux que les ultramontains
imputent au Réformateur. Une âme aussi pure ne peut
être née que d'un homme chaste dans toutes ses
pensées.
Pendant ces tristes jours, le fils
aîné était en pension à Torgau.
Catherine lui décrivit cette mort en termes si lourds
d'affliction que le jeune homme en fut très affecté
et tomba malade. Luther alors le supplia de porter virilement ce
deuil « et de ne pas demander a revenir a la maison pour
ça ... ». Il se raidissait contre sa propre
douleur.
.
LE MARIAGE SELON LUTHER.
Il est temps d'en venir à la doctrine
de Luther sur le mariage. Avant déjà de le
connaître, Luther l'a loué comme une oeuvre divine.
Combien plus, une fois qu'il y est entre! « Quelle grande
chose, dit-il, que d'aimer une épouse et des enfants! Mais
seuls un homme pieux et une femme pieuse peuvent aimer conjoint et
enfants. Une épouse et des enfants sont le signe d'un homme
pieux. » Un jour qu'on parlait de cas d'adultère,
Catherine, âme noble et pure, s'écria : « Cher
Maître, comment les gens peuvent-ils être si mauvais
et se souiller ainsi? » « Ah! dit Luther, c'est qu'ils
ne prient plus; alors le diable travaille. Nous voulons prier
contre le désordre et la luxure : 0 Dieu, ne nous fais pas
venir en tentation, mais délivre-nous du mal 1
»
Une de ses maximes favorites est que
l'état de mariage est chaste. «C'est la vie la plus
douce et la plus aimable; elle est bien plus chaste que le
célibat et la solitude. Fidélité,
enfantement, voilà ce qui est divin, et ce qui dure ; c'est
un état de bonheur. Jésus, qui est le plus chaste, a
bien parlé du mariage, quand il a dit : « Que l'homme
ne sépare point ce que Dieu unit. » En quoi le mariage
serait-il vil? Dieu a-t-il créé quelque chose de
vil? Dans sa grâce, avant qu'arrive le jugement dernier,
Dieu a réinstitué le mariage. Nous sommes dans un
temps où le mariage est remis en honneur. Ce n'est plus
comme sous les papes, où l'on n'avait que le code,
où l'on mariait les gens et les séparait de force.
Il faut s'en tenir aux consciences et à l'avis des gens
pieux. Il faut pouvoir mener une vie de citoyen, au vu de tous.
Ils ont vécu dans des coins, et ils y ont mal vécu.
Il faut mener une vie honorable devant Dieu et devant les hommes.
Le célibat n'est bon qu'en attendant le mariage. La
chasteté englobe jeunes filles, veuves, épouses,
selon le mot de l'épître aux Hébreux : Le lit
conjugal est sans souillure.
Trois états sont de Dieu: Mariage,
Cité, Eglise; on y peut vivre avec Dieu et en bonne
conscience. »
Il a eu d'autres idées encore ; il
s'est élevé contre les mariages d'argent faits pour
augmenter les fortunes : « Si c'est une belle, une riche que
tu veux, fais-t'en peindre une, avec la peau blanche et les joues
rouges ; seulement, elles cuisinent mal et prient peu. » Il
déconseille d'épouser une veuve ayant des enfants :
«Si les nouveaux conjoints sont pieux, passe encore, mais
où sont-ils?» Il fait un devoir aux parents de
chercher femme ou mari pour leurs fils et leurs filles. Il
s'élève contre les trop longues fiançailles.
Avant qu'on se prononce sur la question, on se rappellera que
lui-même n'a pas eu du tout de période de
fiançailles. Mais il en devinait le caractère
à part. Un jour, au Couvent noir, il arrive dans une salle
où sa nièce et Maître Ambroise Berndt,
déjà « promis », échangeaient des
propos mystérieux. Il les laisse et dit, avec un bon
sourire : « C'est curieux que des fiancés aient tant a
se dire et ne s'en fatiguent point ; mais il ne faut pas les
houspiller ; ils ont des privilèges qui les libèrent
de tous les usages ! » Il écrit contre les
fiançailles conclues à l'insu des parents ou contre
leur gré. « Si cela arrivait a une de mes filles,
disait-il, Dieu dissoudrait ses promesses ! » « Le
pouvoir paternel est divin, tout comme celui des magistrats.
» C'est dans l'intérêt de l'amour au sens
chrétien : « pour le monde, c'est le bonheur qui est
Dieu ; quand ils disent que c'est Dieu qui les unit, c'est de la
passion et de la folie de l'amour qu'il s'agit.» En revanche,
il exhorte un jeune homme honorable qui, en tout bien, tout
honneur, a gagné l'affection d'une jeune fille pieuse,
à venir vers ses parents et à leur dire : Avec votre
permission, je voudrais l'épouser, mais pas sans cela.
» je ne dis pas cela pour encourager les parents à
empêcher le mariage honorable de leurs enfants ! » Et
il a menacé du bâton sa nièce qui courait les
aventures. Il veut « écrire rudement » aux
parents d'une jeune fille qui s'est mariée
secrètement. «Attendez d'être majeurs,
mariez-vous avec le conseil de Dieu et d'accord avec vos parents !
» Et Luther veut qu'on épouse, quand on a mis une
fille à mal : « Tu n'es pas allé vers elle pour
prier, tu lui as pris sa réputation. Si tu n'épouses
pas, gare à ta conscience, c'est un ver rongeur.
»
Luther parfois a dû exhorter
Catherine, harassée de devoirs, à lire plus
assidûment sa Bible. Il écrit par exemple, a Justus
Jonas : « Mon Seigneur Käthe mène les voitures,
gouverne les champs, garde les vaches (à Züllsdorf !)
et vend des légumes. Entre deux, elle a entrepris la
lecture de la Bible, vu que je lui ai promis cinquante écus
en octobre si elle l'achève avant Pâques. Il faut
voir ce zèle ; elle en est au Deutéronome. »
Mais elle savait assez la substance et la vertu de la Bible pour
la citer à son mari. Lui, l'ancien clerc, a trouvé
dans le mariage avec une femme pieuse le réconfort
religieux le plus certain : « Souvent, dit-il, je fus en
épreuves et en angoisse alors Maître Philippe
(Mélanchthon) ou le Dr Bommer, ou ma femme m'ont console
par la parole de Dieu, et j'ai senti que Dieu me parlait, et que
mes amis et ma femme lui obéissaient en me parlant. »
Telle était leur intimité et le fond de leur
bonheur.
Luther a blâmé son penchant aux
soucis, mais il savait que l'amour les faisait naître. Il a
dit : « je prie Dieu qu'il ne laisse pas ma femme et mes
enfants me sur. vivre longtemps; ce seront des temps mauvais ; je
ne croyais pas le monde si méchant»
.
LA FIN DU BONHEUR TERRESTRE; BONHEUR
ÉTERNEL
Catherine, lors du dernier voyage de son
mari, n'a pas cessé d'avoir des pressentiments de mort. Il
lui écrivait tous les jours, ses succès et ses
revers... Elle avait avec lui voulu qu'il fût
accompagné par ses fils Paul et Martin. Mais on n'a
recueilli de lui aucune parole spécialement
consacrée à Catherine et à ses enfants ; ses
dernières pensées ont été pour
l'Evangile et pour le salut gratuit, certain, de son âme.
Mais voici ce que la veuve a écrit de Wittemberg peu de
jours après l'arrivée de la dépouille
mortelle de son mari : « je vous crois, quand vous me dites
avoir pitié de moi et de mes enfants. Qui ne porterait le
deuil d'un homme aussi cher, que le fût mon maître
bien-aimé ! Il a servi non seulement une ville ou un pays,
mais le monde entier. Mais je suis si triste que je ne puis
confier ma peine à personne ; je ne sais où j'en
suis ; je ne peux ni manger, ni boire, ni dormir. Ce ne serait
rien d'avoir eu quelque principauté ou empire et les
perdre, en comparaison de ce que notre Seigneur a pris à
moi et au monde, en ce cher et précieux époux. Quand
je me laisse aller à y songer, les larmes m'empêchent
de parler et d'écrire. » Il lui fallut porter ce deuil
pendant six ans encore, et dans une grande pauvreté,
jusqu'à sa mort à Torgau. Elle avait partagé
et facilité la vie d'un héros, et le bonheur qu'elle
lui donna par sa tendresse fidèle et par ses six enfants se
retrouve pour les initiés dans chaque livre et lettre que
Luther écrivit depuis son mariage. Dans son dernier
testament, daté de quelques semaines avant sa mort, il dit
: « je témoigne que ma femme a été
toujours une épouse pieuse, fidèle, honorable, et
qu'elle m'a aimé, soigné en beauté ; qu'elle
m'a donné et qu'elle a élevé six enfants.
Puissent ceux d'entre eux qui vivent l'honorer et lui
obéir, comme Dieu veut. Celle qui les porta sous son coeur
sera leur meilleure tutrice. je ne veux pas prescrire à
Dieu ce qu'il doit faire et décider ici qu'elle ne doit pas
se remarier. Si elle est dans cette nécessité, je
sais qu'elle sera bonne pour nos enfants.»
On doit à Catherine l'honneur sans
mélange, et à eux deux celui d'avoir fondé le
foyer évangélique, que des siècles ignorants
et coupables avaient détruit dans l'Eglise et dans le
peuple du monde entier. Luther à eu conscience en
restaurant le mariage de créer un état de choses
nouveau, et ses dernières volontés à cet
égard sont formelles :
« Je prie, qu'après ma mort on
tienne le plus rigoureusement à la liberté du
mariage pour laïcs et prêtres, pour quiconque en a
envie, en sorte que la mômerie ne revienne plus jamais.
» Dans le mariage, il a vu l'enfant. C'est pourquoi il a pu
dire que le mariage est chaste. Deux ans avant sa mort, on l'a
entendu qui disait : « je peux mourir, car j'ai vu ce qu'il y
a de plus beau sur la terre », par quoi il entendait la
création, le maintien et la durée éternelle
du foyer chrétien.
La restauration de la famille, par le
mariage d'amour, d'un seul homme avec, une seule femme, leur vie
durant, dans la foi et au service de la foi ; et, par la famille,
la restauration de la société, ne se fera jamais
autrement que ne le firent, dans leur inexpérience
initiale, mais avec droiture, Luther, l'ancien moine loyal, et
Catherine, la nonne pure et digne qu'il aima, et qui lui donna six
enfants, devant Dieu, dans la joie et la vérité de
la vie chrétienne. M.-S.