Serviteurs
inutiles
Qui de vous, ayant un serviteur
employé à labourer ou à faire paître les
troupeaux, lui dira, à son retour des champs : Viens tout de
suite te mettre à table ? Ne lui dira-t-il pas au contraire:
Prépare-moi à souper, ceins-toi pour me servir,
jusqu'à ce que j'aie mangé et bu; et après cela
tu mangeras et tu boiras. Saura-t-il gré à ce serviteur
d'avoir fait ce qui lui était commandé ? Vous aussi de
même quand vous aurez fait tout ce qui vous est
commandé, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles. Ce que
nous avons fait, nous devions le faire
Luc 17. 7-10
Le début de ce texte se rattache
à l'histoire du figuier maudit. Nous y voyons un serviteur
qui, après une pleine journée de labeur, pourrait se
croire quitte envers son maître, et estimer qu'il l'a
suffisamment servi, que ces heures du soir lui appartiennent
maintenant; un serviteur, qui, tout comme le figuier, pourrait bien
penser qu'il y a une limite à tout et un temps pour tout et
que c'est assez d'une saison pour porter des fruits et que c'est
assez de donner à Dieu une partie, une bonne partie même
de son existence.
« Non ! dit le Maître, tu rentres de
labourer, mais ta saison n'est pas finie : prépare-moi
à souper ! Ceins-toi pour me servir ! Je n'ai pas fini, je
n'ai jamais fini d'attendre de toi quelque chose. » Le service
que Dieu nous demande est illimité. Notre appartenance
à Dieu est illimitée. Il n'y a aucune frontière
à l'acceptation de ce que Dieu nous demande d'accepter. Et
pourtant nous aurions bien des excuses comme le serviteur de cette
parabole. Après la dure journée de peine, après
la dure lutte d'où l'on rentre fourbu, après les heures
de bataille, ne pourrait-on pas, le soir, se reposer, se laisser
aller un moment à côté de la volonté du
maître, et se servir soi-même ? Non, dit le Maître,
ton travail n'est pas terminé. Ensuite, quand j'aurai
soupé, ensuite au jour du jugement et de la
résurrection, tu te reposeras éternellement dans ma
gloire; ensuite, après le temps de ce monde; mais
jusqu'à la fin du monde, mais jusqu'à mon retour, c'est
le temps de combattre, c'est à toutes les minutes le temps de
porter des fruits d'amour, de justice et d'espérance, dans le
monde de l'injustice et du désespoir.
Le serviteur a compris. Peut-être, vous
aussi, avez-vous compris la totalité de l'obéissance
chrétienne. Peut-être savez-vous que toute votre vie
appartient à votre Seigneur et qu'il n'est plus de saison ni
de compartiment possible dans l'existence d'un chrétien. Oui,
peut-être le miracle s'est-il produit, la Parole de Dieu
a-t-elle germé en vous et fait de votre vie l'arbre qui porte
des fruits en toutes saisons. Vous êtes bien, je veux le
croire, ce serviteur qui appartient sans réserve à son
maître et qui fera jusqu'au bout tout ce qu'il lui
demande.
Reste-t-il quelque chose à dire encore ?
Ne sommes-nous pas quittes enfin ? Notre obéissance totale ne
nous libère-t-elle pas du Maître ? Je veux dire : ne
nous donne-t-elle pas un droit, un tout petit droit à sa
reconnaissance ? Quand vraiment nous aurons fait tout ce que Dieu
nous commande, quand nous aurons obéi totalement, quand nous
aurons porté des fruits toute l'année, quand nous
serons parfaitement sanctifiés comme il est nécessaire
que nous le soyons pour entrer dans le Royaume de Dieu, Dieu nous
saura gré de cette obéissance, il nous devra quelque
chose, nous l'aurons tellement obligé, nous lui aurons rendu
tant de services ! Nous aurons apaisé sa faim, nous lui aurons
servi à manger, nous l'aurons entretenu avec notre peine et
avec notre argent pendant toute notre vie. Il nous en saura
gré, tout de même, de toutes ces figues ! C'est quelque
chose d'utile que nous avons fait là. Mais le Maître,
une fois de plus, interrompt nos réflexions pour nous faire
part des siennes. Dites: «Nous sommes des serviteurs inutiles.
Ce que nous avons fait, nous devions le faire ! ce qui signifie:
«Dans tout ce que tu peux faire pour moi, dans
l'obéissance la plus absolue, la plus sublime, la plus humble,
il n'est rien que tu ne me doives, toi, et par conséquent rien
pour quoi je te devrais, moi, quelque chose. Ton service est
entièrement et uniquement le gré que tu me sais et non
le gré que je te sais. Si tu comptes sur ma reconnaissance,
où donc est ta reconnaissance ? Si tu penses que je te dois
quelque chose, qu'as-tu fait de ce que je t'ai donné, et
pourquoi me sers-tu ? Pour faire l'important, pour recevoir des
éloges, pour que je te loue ? Et moi qui croyais que ton
service était une louange de ma grâce. Je croyais que tu
voulais simplement me louer. Mais non ! tu voulais que je te loue !
»
Quand vous aurez fait toute la volonté
de Dieu, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles.» Il
n'est peut-être rien dans toute la Bible et dans toute notre
vie de si important à comprendre que cette inutilité de
notre obéissance. Il faut que nous saisissions maintenant
cette parole si sévère, si dure. Sévère !
dure ! Elle n'est dure qu'à notre convoitise. Elle est douce,
merveilleusement douce à notre foi, à notre amour. Car
elle établit avec une force étonnante, avec une rigueur
absolue, le fait que le service tout entier que nous devons à
Dieu, c'est le service de la reconnaissance, c'est une louange de la
grâce qu'il nous a faite, et, rien, mais absolument rien
d'autre. Vouloir que Dieu nous sache gré, c'est
déjà ne plus lui savoir gré. Si notre
Maître, c'est celui qui nous a rachetés et
pardonnés, si c'est par sa grâce qu'il est devenu notre
Maître, si de pouvoir le servir, c'est justement la grâce
qu'il nous fait, se peut-il que nous songions à
dépasser cette grâce, à faire plus que de lui
rendre grâce, à faire autre chose que de lui dire merci.
Il n'y a rien de plus important ni de plus simple. Est-ce que nous
travaillons pour dire merci à Dieu ou pour qu'il nous dise
merci ? Ou encore, y a-t-il dans notre travail une sorte de
frontière telle qu'à un certain moment nous puissions
quitter le merci que nous disons à Dieu pour entrer dans le
merci que Dieu devrait nous dire.
Est-ce qu'en somme ce que nous pourrions
appeler les heures supplémentaires de notre travail, ces
fruits que nous portons hors de la saison, ne seraient pas, eux,
utiles, c'est-à-dire sortant du cadre de la reconnaissance.
Nous avons vu qu'il fallait briser tous les cadres, toutes les
saisons, tous les compartiments pour obéir dans tous les
domaines à tous les moments. Mais cette obéissance
même pourrait-elle briser le cadre de la reconnaissance, nous
élever jusqu'à un mérite ? Cette question nous
paraît toute naturelle, et pourtant, le seul fait de la poser,
c'est avoir déjà tout oublié, c'est avoir
déjà sombré dans l'abîme de sa propre
justice, c'est déjà mépriser la grâce,
c'est déjà ne plus être devant Lui, ne plus
savoir qui nous sommes et qui Il est. Car jamais tout le travail que
Dieu nous demande, tout notre dévouement ne pourra être
autre chose qu'un tout petit merci pour la bonté dont il use
envers nous; jamais dans le temps et dans l'éternité,
nous ne pourrons faire plus que de le louer pour sa grâce. Rien
que supposer autre chose, rien que prétendre qu'il nous sache
gré, c'est déjà s'exclure du Royaume de Dieu qui
ne sera jamais qu'une louange du Seigneur. Dépasser la
reconnaissance, c'est sortir du Royaume de Dieu. Tout effort de
l'homme pour se faire louer de Dieu est un effort démoniaque,
un effort inventé par l'homme. Car tout ce que Dieu nous
demande, c'est de le louer. Si nous voulons, ne fût-ce qu'un
peu, nous faire louer, nous cessons d'obéir. Prenons garde de
ne jamais renverser les rôles, de ne jamais attendre de Dieu la
louange qu'Il attend de nous. C'est si facile. Voyez comme le danger
est proche, comme il faut veiller, et comme Luther avait raison de
noter qu'il se cache dans nos coeurs un vilain moine qui veut
toujours être justifié par ses oeuvres, un moine qui
veut obliger Dieu par sa moinerie.
Avons-nous bien compris ? Le serviteur inutile,
c'est celui qui ne peut pas dire à Dieu plus que : «Merci
», et dont tout le service ne sert à rien d'autre
qu'à exprimer ce merci, et qui jamais ne pourra savoir autre
chose que ce merci, parce qu'il ne connaîtra jamais Dieu
autrement que dans sa grâce. L'obéissance d'un
chrétien est parfaitement inutile, tout aussi inutile que ce
vase de parfum...
Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il donne, ce
n'est pas pour recevoir (ce qui serait utile), c'est pour rendre un
tout petit peu... non, même pas. C'est seulement pour montrer
qu'il a bien reçu, qu'il a tout reçu, qu'il a compris.
C'est pour louer la grâce de son Maître. C'est donc
strictement l'inutilité de notre service qui en fait un
service chrétien, le service de Dieu et non pas d'une idole.
C'est l'inutilité de notre obéissance qui en constitue
l'unique valeur devant Dieu. C'est cette inutilité qui montre
que notre obéissance est celle de la foi et non de
l'incrédulité, qu'elle a pour fondement la grâce
de Dieu et non la convoitise humaine. Cette inutilité marque
l'obéissance qui prend naissance à la Table
sainte.
Peut-être avez-vous jusqu'à
aujourd'hui servi Dieu utilement, et pensé qu'il vous en
savait gré. Nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de
nous convertir immédiatement, c'est-à-dire de chasser
au loin cette utilité pour recevoir de la Table sainte le don
parfait de Dieu, qui rendra notre service parfaitement inutile. Si
vraiment nous recevons le Fils de Dieu, c'est-à-dire
absolument tout ce que Dieu pourra jamais nous donner, il est
impossible qu'en regard de ce don, à partir de cette
grâce, notre vie devienne autre chose qu'un service inutile de
toutes les parties de notre être et de tous nos
instants.